Les quatre lois mémorielles - Sauvons l`histoire

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Les quatre lois mémorielles - Sauvons l`histoire
par Véronique Dumas
Les quatre lois
mémorielles
Il n’entre ni dans les prérogatives ni dans la légitimité
des parlementaires de dire la vérité historique à travers des
textes législatifs. Et pourtant…
Meigneux/Sipa - Faget/AFP - Guillot/AFP - Witt/Sipa
sauvons l’histoire !
Jean-Claude Gayssot
1990 . Député, il est à l’origine de
la loi réprimant tout propos raciste, antisémite ou xénophobe.
François Rochebloine
2001. Il est le rapporteur du
projet de loi sur la reconnaissance du génocide arménien.
L’histoire étudie et tente de
comprendre les événements du passé tandis que la mémoire en ravive
le souvenir et les préserve de l’oubli.
Toutes deux sont donc liées, mais de
nature différente. Depuis plusieurs
années, les historiens constatent une
confusion entre ces deux matières. La
conséquence directe de cet amalgame
est l’instrumentalisation de l’histoire
et de la mémoire par le politique, c’està-dire par le législateur. L’apparition
en France de lois mémorielles a suscité
un débat entre les historiens, soucieux
de défendre leur liberté de recherche,
et les politiques, préoccupés par la défense
de la mémoire.
Mais qu’est-ce
qu’une loi mémorielle ? Une loi interdisant
à quiconque de discuter un fait historique
sous peine de poursuites. Elles sont actuellement quatre. La
première est la loi du 13 juillet 1990,
dite « loi Gayssot », « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou
xénophobe ». Elle est suivie en 2001 par
deux autres lois, celle du 29 janvier qui,
dans un article unique, dispose que
« la France reconnaît publiquement le
génocide arménien de 1915 » ; celle du
21 mai, dite « loi Taubira », « tendant
à la reconnaissance de la traite et de
l’esclavage en tant que crime contre
l’humanité ». La dernière en date est
celle du 23 février 2005, dite « loi Mekachera » « portant reconnaissance de
la Nation et contribution nationale en
Christiane Taubira
2001. Élue de Cayenne, elle fait
reconnaître comme crime contre
l’humanité la traite négrière.
faveur des Français rapatriés » d’Afrique du Nord et d’Indochine.
Chacune de ces lois a été édictée dans un contexte particulier. La
loi Gayssot a été adoptée après les tentatives d’obtenir l’inculpation de René
Bousquet, après les procès Barbie,
Touvier et Papon, jugés pour crime
contre l’humanité dans les années
1980-1990. Et au moment où le négationniste Robert Faurisson, remettant en
cause, une fois de plus, le génocide des
Juifs, était débouté au civil en 1990
par le tribunal de grande instance de
Paris. Ce texte est d’abord une loi pé-
Hamlaoui Mekachera
2005 . Il initie la loi “portant
reconnaissance de la Nation”
envers “les Français rapatriés”.
lettre, de la loi du 23 février 2005, met
d’ailleurs en concurrence, en tant
que victimes, les anciens colons rapatriés et les anciens colonisés et leurs
descendants. Et suscite ainsi sans le
vouloir une guerre des mémoires.
Un pas a été franchi avec l’article 2 de la loi Taubira. Il précise que
« les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et
en sciences humaines accorderont à la
traite négrière et à l’esclavage la place
conséquente qu’ils méritent ». Conséquence : les programmes du collège
pour la classe de quatrième, qui entreront en vigueur à
la rentrée 2011-2012,
consacrent un chapitre aux traites négrières et à l’esclavage. Toutefois, la
loi n’impose pas un
jugement positif ou
négatif sur la question. En revanche, l’article 4 de la loi
du 23 février 2005, supprimé depuis,
stipulait une lecture historique positive de la colonisation française. S’il
établit, sur le modèle de la loi Taubira,
que les programmes de recherche doivent accorder la place qu’elle mérite
à l’histoire de la présence française
outre-mer, il précise que les programmes scolaires doivent en reconnaître
le rôle positif, notamment en Afrique
du Nord. Ces derniers mots vont mettre le feu aux poudres.
Le 25 mars 2005, une pétition,
rassemblant plus de mille signatures
d’enseignants et de chercheurs, est
Jean-François Frey/L’Alsace/PhotoPQR/MaxPPP
Elles interdisent à quiconque
de discuter un fait historique sous
peine de poursuites judiciaires
conseil de révision . L’édition 2008 du Petit Robert complète sa définition du mot “colonisation” en ajoutant une citation du poète antillais
Aimé Césaire : “Colonisation = chosification.” Le Conseil représentatif des associations noires de France se félicite de cet ajout. L’année
­précé­dente, le CRAN et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) avaient appelé au boycottage du dictionnaire.
10 historia juillet 2010
nale qui considère la contestation de
crimes contre l’humanité comme un
délit. Les lois de 2001 se sont inscrites
dans la continuité de cette lutte contre
la négation de faits historiques avérés,
en l’occurrence le génocide arménien,
l’esclavage et la traite négrière. S’y
ajoute, comme dans la loi Gayssot, la
volonté de reconnaître le bien-fondé
de la douleur des survivants ou des
descendants des victimes face à la
négation ou, inversement, à l’apologie
de ces faits. Sont concernés les Arméniens, les habitants de l’outre-mer, les
anciens colonisés, les rapatriés et les
harkis. Une application au pied de la
juillet 2010 historia 11
antisémitisme . En France, dès 1940, les juifs sont discri­
minés. À partir de 1942, ils sont déportés vers les camps.
publiée dans Le Monde sous le titre
« Colonisation : non à l’enseignement
d’une histoire officielle. » Elle réclame l’abrogation de la loi. La tension
monte d’un cran avec la publication
dans Libération, le 13 décembre 2005,
d’une deuxième pétition intitulée
« Liberté pour l’Histoire ». Dix-neuf
historiens demandent la modification
des quatre lois mémorielles et réclament la
séparation de la loi et
de l’Histoire. Le 20 décembre, trente-deux
écrivains, juristes et
historiens la ncent
un appel en réaction
à cette dernière pétition sous la bannière « Ne mélangeons
pas tout ». La polémique a enflé après
le dépôt d’une plainte contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, fondée sur la loi Taubira, par le collectif
« DOM » réunissant Antillais, Guyanais et Réunionnais pour contestation de crime contre l’humanité. Ce
professeur d’université a déclaré que
les traites négrières ne peuvent être
Coll. Hulton-Deutsch/Corbis - Ullstein Bild/Roger-Viollet
André Zucca/BHVP/Roger-Viollet - Ullstein Bild/akg-images
sauvons l’histoire !
génocide . Le pouvoir aux mains des Jeunes-Turcs planifie le premier génocide
du XXe siècle : entre 1 et 1,5 million d’Arméniens d’Anatolie sont exécutés.
qualifiées de génocide car elles n’ont
pas pour but l’extermination d’un
peuple. Pétré-Grenouilleau regrette
également le caractère réducteur de la
loi Taubira. Celle-ci ne reconnaît que
la traite occidentale, sans mentionner
les traites pratiquées par les Arabes
et les Africains eux-mêmes. À aucun
moment, il n’en remet en cause le ca-
l’approfondissement de son étude par
l’exploration de champs jusqu’alors
négligés, se heurte désormais au cadre restrictif de la loi mémorielle.
Le 15 février 2006, l’alinéa 2 de
l’article 4 de la loi du 23 février 2005,
relatif à la lecture positive de la colonisation dans les programmes scolaires, est abrogé. Le 31 janvier, une
décision du Conseil
constitutionnel déclarant que cette disposition ne relevait
pas du domaine de la
loi, a rendu possible
sa suppression. Fait
insigne montrant les
enjeu x de ce débat
entre historiens et politiques, l’abrogation sera annoncée par le président
Chirac en personne. Mais le débat
reprend avec le vote par l’Assemblée
nationale, le 12 octobre 2006, d’une
proposition de loi tendant à punir la
négation du génocide arménien. Ce
projet vient compléter la loi du 29 janvier 2001, purement déclarative. Cette
dernière ne fait que reconnaître le
Pour Madeleine Rebérioux, « le
concept même de vérité historique
récuse l’autorité étatique »
ractère de crime contre l’humanité.
La plainte a été, depuis, retirée, mais
cette première affaire judiciaire a posé le problème de la liberté de travail
des historiens et de l’établissement
par la loi d’une interprétation de l’Histoire intangible sous peine de poursuites. Le renouvellement de l’interprétation historique d’un sujet donné
à la lumière de nouvelles sources ou
en bref
Les différents crimes
Depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, les
juridictions pénales
internationales ont établi
une liste des crimes majeurs.
Trois
catégories
12
historia
juilletsont
2010 définies
par l’article 6 du Statut du
tribunal de Nuremberg : les
crimes contre la paix (appelés
aussi crimes d’agression), les
crimes de guerre et les crimes
contre l’humanité. Le crime de
génocide a lui été défini le
9 décembre 1948, au lendemain
des procès de Nuremberg. Avec
le temps, d’autres notions ont
été formalisées par différentes
conventions. Ainsi du crime
d’apartheid (1973), de torture
et autres peines ou traitements
cruels inhumains ou dégradants
(1984). Mais c’est seulement en
1998 qu’est signée la Convention
de l’ONU portant création de
la Cour pénale internationale.
Intronisée en 2002, cette
juridiction siège à La Haye
(Hollande). Elle est apte à juger
les individus et non les États.
traite négrière . Depuis 2006, la Journée nationale des mémoires de l’escla-
vage est célébrée chaque 10 mai. Qui s’ajoute aux commémorations outre-mer.
­ énocide sans en désigner d’ailleurs
g
les responsables. Mais avant d’entrer en application, le texte doit, après
avoir été examiné par le Sénat, passer
en deuxième lecture devant l’Assemblée. Il n’est, à ce jour, toujours pas entré en vigueur. Pas plus que la proposition de loi relative au génocide tzigane
pendant la Seconde Guerre mondiale,
examinée par le Sénat le 19 mai 2008.
D a n s s o n r app or t 2 0 0 5 , le
Conseil d’État a rappelé que « la loi est
faite pour prescrire, interdire, sanctionner ». Elle doit être normative,
c’est-à-dire, qu’elle doit énoncer des règles de droit qui posent des sanctions.
Une obligation également soulignée
par le Conseil constitutionnel. À cet
égard, les lois mémorielles ne sont pas
toutes de même nature. Les lois Gayssot et Taubira ont créé de nouveaux délits et de nouveaux droits. La première
punit la négation du génocide des
Juifs et prévoit des sanctions
applicables par le juge grâce
à l’ajout d’un article 24 bis à
la loi sur la liberté de la presse
du 29 juillet 1881. La deuxième
permet aux associations de se
porter partie civile pour
discrimination, diffamation ou injure.
Enfin, l’article 5 de
la loi du
rapatriés . Après l’indépendance de l’Algérie, près d’un
million de pieds-noirs abandonnent leur terre natale.
23 février 2005 fixe les droits des Harkis, dont celui de se défendre contre les
injures et diffamations.
La question essentielle est de
savoir si ces textes ont fait avancer la
connaissance historique de la Shoah,
de la traite négrière et de l’esclavage
ou de la colonisation. Non, car la loi
ne peut tenir lieu d’histoire. De plus,
il existait déjà, en particulier avant la
mise en œuvre de la loi Gayssot, tout
un arsenal juridique utilisé à maintes
reprises contre les négationnistes.
Comme l’a souligné l’historienne Madeleine Rebérioux, ancienne présidente de la Ligue des droits de
l’homme, ce n’est pas à la loi, donc au
tribunal, de dire le vrai en histoire.
« Le concept même de vérité
historique récuse l’autorité étatique », écrit-elle.
Et d’ajouter : « L’expérience de l’Union soviétique devrait suffire en ce domaine.
Ce n’est pas pour
rien que l’école publique française a
toujours garanti
aux enseignants
le libre choix des manuels d’histoire. »
L’historien n’est pas un juge, il n’introduit pas un jugement de valeur. Il cherche le vrai, parfois à travers le faux.
L’histoire n’est pas une science exacte,
simple à comprendre et facile à juger.
Il est normal que la loi fasse respecter
des notions essentielles inscrites dans
la Déclaration des droits de l’homme,
mais elle n’a pas à qualifier un fait
historique, à proclamer une vérité étatique ni à se mêler de l’enseignement
de l’histoire et de la recherche.
La question de la constitutionnalité des lois mémorielles se pose
d’ailleurs puisqu’elles n’ont pas été
soumises, avant leur promulgation,
au contrôle du Conseil constitutionnel
et, en conséquence, n’ont pas, jusqu’à
présent, été « déclarées conformes à la
Constitution dans les motifs ou les dispositifs ». Or, depuis le 1er mars 2010,
l’article 61.1 de la Constitution autorise chacun à se prévaloir de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative qui porte atteinte aux droits et
libertés que la Constitution garantit.
Le contrôle de constitutionnalité des
lois mémorielles est donc désormais
possible. Ceci signifie qu’un justiciable, poursuivi sur le fondement d’une
loi mémorielle, peut en soulever l’inconstitutionnalité devant le juge. Ni
l’Histoire ni la mémoire ne risquent
d’en sortir indemnes. L
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