La République face au retour de la mémoire

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La République face au retour de la mémoire
La République face au retour de la mémoire
Deux décennies de débats et de polémiques
Si la République française a longtemps mobilisé une histoire officielle, enseignée à l’école et
occultant délibérément certains traits pour en grossir d’autres, depuis une vingtaine d’années son
rapport à la mémoire et à la responsabilité historique a beaucoup évolué. Les attaques des
négationnistes puis les logiques de commémoration et de repentance suscitent des réponses
politiques qui font elles-mêmes débat.
Les années 1980 et le négationnisme
Les années 1970 et surtout 1980 voient l’émergence puis la montée en puissance d’un courant
historique qui se dit « révisionniste », mais dont la communauté scientifique pointe vite le
véritable objectif, négationniste.
Officiellement, l’enjeu de ces chercheurs parmi lesquels se détachent Robert Faurisson et Henri
Roques est de soumettre les faits historiques à examen, ce qui est au cœur de la méthode
scientifique. Ils considèrent que la période de la Deuxième Guerre mondiale, en particulier, a fait
l’objet de représentations plus ou moins mythiques, qui demandent à être démêlées. Jusque-là,
tout va bien… mais il s’avère très vite que le principal enjeu pour eux est la question du génocide
des Juifs par les nazis, et que leur démarche n’est pas marquée par une volonté de neutralité,
mais bien par une idéologie d’extrême droite fortement teintée d’antisémitisme. En témoignent
notamment les organes de presse et les réseaux auxquels ils appartiennent. Plus grave, leurs
travaux contiennent des contre-vérités et des falsifications. Ils mettent en doute la véracité des
témoignages, occultent des faits, et au total visent à mettre en doute l’existence du génocide (que
l’on appelle alors l’holocauste et que l’on désignera ensuite du nom de shoah).
La médiatisation de leurs thèses et la réprobation de la communauté scientifique (sauf dans
quelques universités comme Lyon 3, très marquées à droite) constituent pendant les années
1980 une polémique récurrente, et c’est dans ce contexte qu’est adoptée en 1990 la loi Gayssot,
dont l’article 9, qui qualifie de délit la négation ou la contestation des crimes contre l’humanité,
vise à offrir une base juridique pour condamner leurs propos.
À l’époque, nombre d’hommes et de femmes politiques issus principalement de la droite
modérée s’élèvent contre cette loi, qui en réinventant le délit d’opinion n’est pas libérale au sens
politique du terme. Ils sont rejoints par des historiens réputés, qui considèrent pour leur part
que l’histoire ne peut se voir dicter sa vérité par la représentation nationale.
L’emballement mémoriel des années 2000
À vrai dire, les débats qui entourent la loi Gayssot ne sont pas vraiment des polémiques. Celles-ci
commencent dans le contexte de la première présidence Chirac, marquée par plusieurs actes
symboliques forts : reconnaissance de la responsabilité de la France dans la déportation et le
génocide (commémoration de la Rafle du Vel’d’Hiv’, 16 juillet 1995). « Assez de repentance »,
dira plus tard Nicolas Sarkozy. De fait, on compte aujourd’hui douze journées de
commémoration, dont une moitié instaurée sous Chirac : célébration de l'abolition de l'esclavage
(10 mai), hommage aux morts d'Indochine (8 juin), hommage aux Justes de France (16 juillet),
aux harkis (25 septembre) et aux morts d'Algérie (5 décembre). La commission dirigée par
André Kaspi (2008) rendra à l’issue de cette période un rapport dénonçant le doublement du
nombre de commémorations. « Il n’est pas admissible que la nation cède aux intérêts
communautaristes et que l’on multiplie les journées de repentance pour satisfaire un groupe de
victimes, car ce serait affaiblir la conscience nationale, susciter d'autres demandes et diluer la
portée de commémorations. » Mais le président Sarkozy, soucieux de s’inscrire en rupture,
suivra les traces de son prédécesseur en proposant que chaque écolier français « adopte » l’un
des enfants juifs disparus lors de la Shoah, puis en contribuant à l’adoption de la loi de 2011 sur
le génocide arménien.
Aux journées commémoratives s’ajoutent au demeurant plusieurs lois votées et par la gauche
(2001) et par la droite (2005). La pertinence de ces lois est interrogée publiquement, d’aucuns
s’inquiétant de la captation de la mémoire collective par des groupes ou des communautés,
d’autres regrettant la tendance générale à la contrition. L’affaire Pétré-Grenouilleau, en 20052006, vient donner un tour plus concret au débat – dans un contexte marqué à la fois par les
émeutes urbaines et par le vote controversé de la loi du 23 février 2005 (dont l’article 4 évoque
le « rôle positif de la colonisation »).
L’affaire Pétré-Grenouillau
Tout commence en juin 2005, lorsque l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, professeur à
l’Université de Bretagne Sud, se voit remettre le prix du Sénat du Livre d’histoire pour un livre
paru l’année précédente aux éditions Gallimard : Les Traites négrières. Essai d’histoire globale.
Interviewé quelques jours plus tard, il pointe que l’Afrique noire a été auteur et non pas
seulement victime de la traite. Il critique la loi Taubira de 2001, qui « considère la traite des
Noirs par les Européens comme un crime contre l’humanité, incluant de ce fait une comparaison
avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides. La traite n’avait pas pour but
d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait
faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus
différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances. » Il dénonce aussi l’antisémitisme du
comique Dieudonné, faisant le lien avec une tendance à l’antisémitisme au sein de la
communauté noire américaine. Il affirme enfin que se dire descendant d’esclave « renvoie à un
choix identitaire, pas à la réalité (...) c’est choisir parmi ses ancêtres. »
Ces propos font du bruit, et après une réaction publique le 13 juin 2005, accusant l’historien de
racisme, de falsification et lui reprochant à son tour de comparer ce qui ne l’est pas (l’esclavage
en Orient du VIIe siècle et le « crime raciste organisé des Lumières »), un « collectif des Antillais,
Guyanais et Réunionnais » porte plainte contre Olivier Pétré-Grenouilleau en septembre.
La polémique n’agite pas que la « communauté » noire et antillaise. Elle gagne le monde des
historiens, Louis Sala-Molins s’étonnant que Pétré-Grenouilleau n’évoque pas le tristement
célèbre Code noir, Pétré-Grenouilleau appelant pour sa part à ne pas confondre devoir de
mémoire et nécessité d’examen.
Le 12 décembre 2005, un groupe d’historiens de renom rendent publique une « Pétition des
19 ». Jean-Pierre Azéma, Élisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain
Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, JeanClaude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne,
Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock s’inquiètent des procédures judiciaires touchant des
historiens et des penseurs et demandent l’abolition de l’ensemble des lois mémorielles à partir
de la loi Gayssot.
Mais une autre pétition, le 20 décembre 2005, s’oppose à la première… et au total les historiens
sont divisés, même si une très large majorité considère que les attaques contre leur collègue
sont abusives. Celles-ci seront bientôt abandonnées. La question se déplace plutôt vers la
pertinence des lois de mémoire.
Beaucoup de chercheurs et d’enseignants s’inquiètent du risque de voir s’établir une « histoire
officielle », un argument qui avait déjà été développé par la droite modérée au moment de la loi
Gayssot. L’emballement législatif ne risque-t-il pas de paralyser la recherche ou de détourner les
chercheurs de champs qu’il est pourtant essentiel d’explorer ?
Des intellectuels de tous bords s’alarment enfin des dérives mémorielles, soit pour accuser la
façon dont les lois de mémoire avivent encore les sensibilités, soit pour pointer l’existence de
profondes fractures au sein de la société française, soit pour s’inquiéter d’une tendance à relire
l’histoire (et le présent) du point de vue exclusif des victimes.
Au total la question porte donc à la fois sur l’exercice de la recherche historique, sur
l’encadrement de l’histoire par la loi et la dérive législative qui amène à légiférer sur tout, et sur
les dérives mémorielles qui attestent les tensions traversant une société française travaillée par
le communautarisme et la victimisation.