Automobile

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Automobile
Automobile
N ° 1 2
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D E U X I È M E
S E M E S T R E
2 0 0 1
Les Cahiers de médiologie 12
14,50
95,11 F
Gallimard
HUBERT GROUTEL
Responsable
mais pas
coupable
Louise
Merzeau,
Constat,
Paris, 2001
© Louise Merzeau.
Alors que la bioéthique se cherche encore et
avance lentement, lorsqu’il s’agit, en matière
de circulation automobile, de déterminer ce
qui est permis et ne l’est pas aux acteurs de
cette circulation, la référence existe : le Code
de la route. Et la sanction immédiate de l’interdit se trouve dans le droit pénal. La « responsabilité pénale », c’est le fait d’avoir à répondre de certaines fautes devant la société,
quand bien même la faute n’aurait causé de
dommages à personne.
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Je vais supposer qu’un accident est survenu et que l’on a au moins une victime de dommages corporels ou matériels. Je me place donc du point de vue
de la « responsabilité civile », c’est-à-dire l’obligation qui pèse sur celui qui
a causé un dommage de le réparer, dès lors que certaines conditions sont réunies. Corrélativement, face au responsable, la victime a une créance de réparation.
Dans quelle mesure les règles de conduite imposées par le code de la route
peuvent-elles influer sur la détermination de l’obligation de l’un, de la créance
de l’autre ? Autrement dit, la faute est-elle la condition de l’obligation de
réparer ? Est-elle une cause de perte du droit d’être indemnisé ? Concrètement,
est-ce que le conducteur, dont le véhicule est stationné irrégulièrement devra
payer quelque chose à un autre conducteur qui est venu le heurter ? Est-ce
que le piéton qui est renversé par une automobile alors qu’il traverse brusquement une route nationale sera indemnisé ? De manière plus abstraite :
existe-t-il, aujourd’hui, une éthique de l’indemnisation qui se dissocierait –
se désolidariserait – d’une éthique traditionnelle où la faute fournit la mesure de la sanction ?
Le contenu de la réponse a varié au cours du temps, la charnière étant
une loi du 5 juillet 1985, dite « loi Badinter ». Même si elle constitue aujourd’hui le droit positif, il n’est pas inutile de rappeler brièvement ce qui
l’a précédée, ne serait-ce que pour mesurer la portée de la réforme.
Avant la loi, l’indemnisation des victimes de la circulation ne présentait
aucun caractère spécifique. L’automobile était une chose parmi toutes les
autres, et les dommages qu’elle causait obéissaient aux mêmes règles de fond
que le dommage causé par une bicyclette, un chien ou un pot de fleur tombant sur la tête d’un passant. Ces règles se trouvaient à l’article 1384, alinéa 1er du Code civil (1385 pour les animaux).
Le gardien d’une chose – par conséquent d’une automobile – répondait des
dommages causés par elle, sans qu’il fût nécessaire de prouver sa faute. Il
suffisait que la chose ait eu un rôle actif. On disait qu’il était présumé responsable. Cependant, il avait la possibilité de s’exonérer de cette présomption de plusieurs manières : soit en prouvant un cas de force majeure (une
plaque de verglas totalement imprévisible) ; soit en prouvant le fait exclusif d’un tiers (passager blessé dans un véhicule, lequel a été heurté par un
autre passé au feu rouge) ; soit en prouvant une faute de la victime, ce qui
selon les cas entraînait une exonération totale (victime seule en faute) ou un
partage de responsabilité (lorsque le conducteur avait lui-même commis une
faute).
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Responsable mais pas coupable
On voit donc que la faute était toujours présente, celle de la victime, mais
aussi celle du conducteur, car même si, d’un point de vue formel, il n’était
pas nécessaire que la victime en fasse la preuve, par déduction, elle demeurait
sous-jacente : lorsque toutes les causes possibles d’exonération avaient été
écartées, très vraisemblablement l’accident était imputable à une faute du
conducteur. À cela, il faut ajouter qu’une loi du 27 février 1958 avait rendu
obligatoire l’assurance de la responsabilité automobile qui payait à la place
du responsable.
D’où, sur le plan éthique, un effet pervers : alors que la faute la plus légère de la victime (conducteur ou non-conducteur) entraînait privation ou
réduction de réparation (pensez au père de famille dans l’impossibilité de
continuer à travailler), le responsable, lui, ne supportait pas sur son patrimoine les conséquences de sa faute. C’est pourquoi dans les décennies 1960
et 1970, deux projets de réforme furent élaborés par des professeurs de droit
qui laissèrent indifférents les Pouvoirs publics. Selon des modalités différentes, mais avec une toile de fond commune – le risque de circulation – les
deux projets s’attachaient notamment à limiter les incidences de la faute de
la victime. Déjà une éthique nouvelle pointait. Finalement, il fallut attendre
la loi du 5 juillet 1985 – demeurée en dehors du Code civil. Celle-ci va, au
moins partiellement, dans le même sens que les projets.
Une loi nouvelle comporte toujours des imprécisions et nécessite une interprétation. C’est alors que la doctrine peut jouer un rôle utile. Dès le lendemain de la publication au JO, les auteurs peuvent y aller de leur opinion
et éclairer les juges par avance. Or rarement une loi avait déchiré la doctrine
comme celle de 1985. Une école dite « autonomiste » soutenait qu’elle avait
introduit en législation un concept juridique nouveau, celui de « droit à indemnisation » complètement détaché de la responsabilité civile traditionnelle,
tandis qu’une autre école, qui se disait elle-même « dépendantiste », soutenait que la responsabilité civile subsistait, avec seulement quelques innovations. Cela peut sembler surréaliste à des non-juristes, mais, du choix, au départ, d’un fondement dépendait la solution de plusieurs problèmes auxquels
la loi elle-même ne fournissait pas de réponses. Voici un exemple très simple.
Un automobiliste, qui roule à vitesse raisonnable, arrive sur une portion de
chaussée glissante. Il perd le contrôle de son véhicule et va heurter un autre
véhicule arrivant en face et tenant bien sa droite. Notre automobiliste est blessé.
Une chose est certaine : l’automobiliste qui arrivait en face n’a pas commis
de faute, tandis que l’on pourra toujours dire à la victime que perdre le contrôle
de son véhicule et aller dans la voie de celui qui arrive en face est en soi une
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faute, même si on peut considérer qu’au regard de l’éthique routière, elle n’est
pas grave. Avec la thèse dépendantiste, cette victime n’aura aucune indemnisation de la part de l’assurance de son adversaire. En revanche, la thèse
autonomiste permet une indemnisation partielle. Je m’empresse de dire que
la Cour de cassation a retenu la thèse autonomiste, de sorte que la loi du 5
juillet 1985 peut produire la plénitude des effets qu’elle contenait dès l’origine mais que des auteurs bornés ne voyaient pas.
Que sont ces effets ? D’une part, la loi élimine complètement la faute de
l’auteur de l’accident comme condition du droit à indemnisation de la victime ; d’autre part, elle atténue de manière significative les incidences de la
faute de la victime sur ce droit. C’est ce double mouvement que je vais m’attacher à montrer.
L’élimination de la faute de l’auteur de l’accident
Avertissement liminaire : si la faute est éliminée, c’est seulement à l’égard
de la victime. En revanche, on peut être amené à la retrouver dans un second temps, lorsqu’il s’agit d’attribuer la charge finale en présence de plusieurs auteurs.
La loi de 1985 a donc institué un droit à indemnisation au bénéfice de
toute victime d’un accident de la circulation dans lequel « on rencontre »
un véhicule terrestre à moteur. La loi désigne directement comme tenus d’indemniser : le conducteur et le gardien de celui-ci. En fait, c’est l’assureur
du véhicule qui paiera, et s’il n’existe pas d’assurance, ce sera le Fonds de
garantie contre les accidents. Une différence avec le régime de la responsabilité civile : ni la force majeure, ni le fait exclusif d’un tiers ne peuvent être
opposés à une victime quelle qu’elle soit.
Sont en dehors du domaine de la loi et restent soumis au droit de la responsabilité civile : les accidents dans lesquels on ne trouve pas de véhicule
terrestre à moteur (par exemple, un cycliste renversant un piéton) ; les accidents avec véhicule terrestre à moteur mais où l’action est dirigée contre
une personne autre que le conducteur ou le gardien (par exemple, la collision entre une automobile et un cycliste, le conducteur étant victime) ; les
accidents avec véhicule terrestre à moteur mais hors circulation. Dans ce dernier cas, pratiquement, seuls échappent à la loi les véhicules garés dans un
parking privé (incendie) ainsi que les engins de chantiers immobiles fonctionnant comme outils.
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Responsable mais pas coupable
Dès lors que l’on se trouve bien en présence d’un accident de la circulation, une seule condition est mise à la naissance du droit à indemnisation
de la victime : que le véhicule au titre duquel réparation est demandée soit
impliqué dans l’accident.
L’implication du véhicule, voilà le critère : on est donc loin d’un jugement de valeur porté sur la conduite du conducteur. Loin certes, mais plus
ou moins. Il y a ici un phénomène intéressant à observer. Le changement
du fondement de la réparation constituait une véritable révolution et emportait un conflit de cultures (juridiques s’entend). Il était difficile à des magistrats, « élevés », si l’on peut dire, dans une culture de responsabilité civile, d’imaginer qu’il puisse y avoir autre chose et qu’un conducteur soit obligé
à réparation alors que sa conduite avait été irréprochable. C’est pourquoi il
a fallu plus de dix ans à la Cour de cassation pour qu’elle nous dise comment l’implication doit être appréciée : il faut que le véhicule soit intervenu
d’une manière quelconque. La mue a été lente. Sans entrer dans les détails,
on peut dire que la Cour de cassation a fait deux fixations : sur le véhicule
en stationnement et sur les accidents complexes.
Supposons un véhicule en stationnement contre lequel un cycliste distrait vient se heurter. Si le stationnement est irrégulier, ce véhicule sera impliqué. Quid du stationnement régulier ? L’évolution s’est faite en deux temps :
d’abord, l’implication a été admise si le véhicule avait gêné la victime et perturbé sa propre circulation ; ensuite, l’implication a été retenue en toute hypothèse.
L’accident complexe : en fait, c’est le carambolage. Prenons le cas suivant. Quatre véhicules : collision de sens inverse entre A et B. Sous la violence du choc, le conducteur A est gravement blessé. Le véhicule C heurte
le véhicule A. À son tour, le véhicule D heurte légèrement C, ne lui occasionnant que de légers dégâts matériels. Pendant très longtemps, la Cour de
cassation décida qu’il fallait fragmenter la situation en plusieurs accidents
et porter des appréciations séparées, d’où, ici, 3 accidents. D n’aurait été
impliqué que dans le dernier ; or c’est dans le premier que A est blessé. La
conclusion s’impose d’elle-même. Après des hésitations et des retours en arrière, la Cour de cassation vient de décider que l’appréciation doit être globale : il n’y a plus qu’un seul accident et, dans mon exemple, tous les véhicules sont impliqués. Cette fois l’assureur de D pourrait être contraint
d’indemniser A, au même titre que le seraient B et C.
Mais une question vient immédiatement à l’esprit : l’assureur de D peutil reporter la charge finale sur un autre ? Pour simplifier, je vais supposer
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que B était venu dans le couloir de marche de A. C’est donc l’assureur de B
qui subira le recours au motif que ce dernier a commis une faute. On la retrouve donc ici, à un stade que l’on appelle celui de la contribution. Lorsque
aucune faute ne peut être établie entre les coauteurs, la répartition entre tous
les impliqués se fait par parts égales. Tout cela n’est pas très logique. À partir du moment où l’assurance obéit envers la victime à une logique de réparation et non à une logique de sanction, tous les auteurs sont sur le même
plan, et il ne devrait y avoir, en toute hypothèse, qu’une répartition proportionnelle. Entre les assureurs, l’éthique automobile est dévoyée : c’est une
éthique de marchands. Ne leur jetons pas la pierre, car sans l’assurance, dite
encore de « responsabilité », les droits des victimes ne seraient pas ce qu’ils
sont devenus.
L’atténuation des incidences de la faute de la victime
Un pas de plus va être franchi dans le refoulement de la faute. Jusqu’à présent, on a vu un conducteur (son assureur, plus exactement) obligé à indemnisation alors que l’on n’a pas la certitude qu’il est en faute. Il est condamné
« au bénéfice du doute » ! À partir de maintenant, nous allons voir que, dans
certains cas, en dépit d’une faute avérée de la victime, le conducteur du véhicule impliqué sera obligé.
L’idée qui sous-tend le régime institué par la loi de 1985 est la suivante.
Un droit à indemnisation légal est reconnu à la victime, mais elle doit en
rester digne, ce qui n’est évidemment pas le cas lorsqu’elle a « volontairement » (c’est-à-dire intentionnellement) recherché son dommage. Ce cas est
marginal. En dehors de lui, si la victime méconnaît trop gravement les règles
de conduite que, par ailleurs, la loi routière lui impose, elle risque d’être déchue de son droit. Or, à partir du moment où le concept de droit à indemnisation se rattache à une construction juridique autonome, il importe que
la déchéance elle-même soit mise en œuvre sans avoir égard à la responsabilité civile et aux conséquences qu’elle induit dans l’appréciation des conséquences de la faute de la victime. Or, sur ce terrain, la Cour de cassation a
également peiné. Je précise cependant que cette remarque ne concerne que
le conducteur victime. Au contraire, dans le cas des non-conducteurs, elle
en aurait plutôt rajouté dans le sens de l’autonomie. En somme, la loi a institué deux régimes.
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Responsable mais pas coupable
1. S’agissant des non-conducteurs, seule est cause de déchéance la faute
inexcusable à condition qu’elle soit la cause exclusive de l’accident. J’ajoute
que, lorsque la victime a moins de 16 ans et plus de 70 ans ou, quel que soit
son âge, si elle est titulaire, au moment de l’accident, d’un titre lui reconnaissant un taux d’incapacité permanente ou d’invalidité au moins égal à
80 %, la faute inexcusable ne peut même pas être opposée.
Cette faute est une faute d’une particulière gravité exposant, sans raison
valable, son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience. Bien des
comportements pourraient répondre à cette définition. Pourtant la Cour de
cassation ne retient la faute inexcusable que très rarement. Hormis quelques
situations atypiques, le seul cas est celui du piéton qui s’engage sur la chaussée d’une voie « genre » boulevard périphérique avec des barrières de protection qu’il faut escalader… ce qui laisse le temps de la réflexion ! En revanche, pas de faute inexcusable du piéton ivre qui divague de nuit, par temps
de brouillard, sur une route nationale, ou du cycliste qui grille un feu rouge.
Pourquoi cette mansuétude qui peut sembler excessive ? La faute, si je puis
dire, en est aux juges du fond. Dans leur grande majorité, ils n’avaient pas
vu la mutation apportée par la loi et distribuaient de la faute inexcusable à
tout va, au risque de saboter – inconsciemment – la réforme. D’où une réaction très ferme de la Cour de cassation.
2. Par comparaison, la loi du 5 juillet 1985 n’était pas favorable au conducteur victime. Et si je poursuis la comparaison, la Cour de cassation a tardé
à se pencher sur son cas. L’article 4 de la loi dispose que sa faute a pour
effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation de ses dommages corporels –
idem pour les dommages aux biens (art. 5). De prime abord, voilà qui ressemble fort aux effets de la responsabilité traditionnelle. De fait, ce fut le
dernier bastion de la résistance à l’autonomie.
Souvenez-vous de l’exemple de tout-à-l’heure (l’accident de croisement).
Pendant très longtemps, la Cour de cassation décida que le conducteur victime n’avait droit à rien, car seul en faute. Il n’aurait pu prétendre à une indemnisation partielle qu’en cas de faute de l’autre conducteur. On était alors
en pleine confusion. Alors que, dans loi nouvelle, la faute de l’auteur du dommage n’est plus une condition de l’obligation de réparer, elle continuait de
l’être, pour la raison que la faute du conducteur victime était la seule cause
de l’accident – la causalité est une autre composante de la responsabilité traditionnelle. Il a fallu attendre 1997 pour qu’enfin la Cour de cassation décide que, même seul en faute, le conducteur victime peut avoir droit à une
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indemnisation partielle. Tout dépend de la gravité intrinsèque de sa faute.
En somme, et même si le terme n’est pas employé, il y aurait des fautes
excusables.
Voilà donc l’état de notre droit. Je ne sais pas quelle est la réaction des
non-juristes. Ils doivent penser que tout cela manque d’homogénéité, parfois de cohérence. Il y a, à cela, deux raisons étroitement liées. Ce fut une
loi bâclée : projet de loi mal pensé au niveau du ministère de la Justice. À
celui du Parlement, il s’est dit, dans les assemblées, un certain nombre d’âneries. De sorte que le législateur n’a pas su concilier de manière satisfaisante
les deux composantes du risque de la circulation. S’il est, d’un côté, la manifestation d’une contrainte collective à laquelle ne concourt pas chacun en
particulier, d’un autre côté il demeure, malgré tout, influencé par les comportements individuels.
Philippe Lutz,
Mardi 28
novembre
2000,
à Sélestat
(f-67),
© Philippe Lutz.
Hubert GROUTEL est Professeur à l’Université Montesquieu-Bordeaux IV, Institut des assurances de Bordeaux
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