Le démembrement de propriété sur les titres sociaux
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Le démembrement de propriété sur les titres sociaux
Synthèse // Réflexion // Une entreprise/un homme // Références droit Le démembrement de propriété sur les titres sociaux Le présent article apporte une réflexion supplémentaire, sur certains points, aux articles publiés dans la RFC sur le même sujet en avril et en juillet-août 2010. 1. La qualité d’associé 1.1 Le nu-propriétaire est-il un associé ? Le nu-propriétaire est incontestablement un associé. La Cour de cassation l’affirmait déjà dans un arrêt du 8 novembre 1967. Elle le confirme dans l’arrêt “de Gaste“ du 4 janvier1994 par ces termes : « Aucune dérogation n’est prévue concernant le droit des associés et donc du nupropriétaire de participer aux décisions collectives ». Elle ne fait que confirmer la qualité d’associé du nu-propriétaire reconnue par elle depuis trente ans sans que l’on puisse en tirer la conclusion que l’usufruitier n’est pas un associé. Elle ne dit pas que seul le nu-propriétaire est un associé. En effet, les mots “et donc“ ne font que confirmer cette qualité. Il n’est pas écrit “et donc Résumé de l’article Le nu-propriétaire est un associé. La Cour de cassation n’a jamais dit ni voulu dire que l’usufruitier n’était pas un associé. Prudence: la question reste entière.L’assemblée générale ordinaire approuve les comptes annuels et constate l’existence de sommes distribuables (pouvoirs reconnus au nu-propriétaire dans les SARL, SNC, sociétés civiles et à l’usufruitier dans les SA, SAS, SCA, sauf décisions contraires des statuts). La décision d’affectation du bénéfice n’est pas distincte de la décision de distribution. Elle relève du seul pouvoir de l’usufruitier. L’usufruitier appréhende le bénéfice de l’exercice. Appréhende-t-il aussi le bénéfice distribuable ? La loi et la jurisprudence n’en disent mot. Les statuts peuvent remédier à ce silence. Un nu-propriétaire privé de dividendes réservés de par la loi et les statuts uniquement à l’usufruitier ne peut invoquer l’abus de majorité. L’article présente les arguments justifiant ces positions. 40 des seuls nus-propriétaires“ ni “et donc uniquement du nu-propriétaire“. La question posée à la Cour de cassation n’était pas de savoir si l’usufruitier avait la qualité d’associé, mais si les statuts attribuant l’intégralité des droits de vote à l’usufruitier pouvaient empêcher un nu-propriétaire d’y participer. Réponse négative au regard de l’article 1844 du Code civil alinéa 1 : « Tout associé a le droit de participer aux décisions collectives ». 1.2 L’usufruitier est-il un associé ? 1.2.1 Au regard de la jurisprudence La question n’est pas tranchée à ce jour comme le pensent certains auteurs dont le cabinet Francis Lefebvre 1. Il est impossible d’affirmer avec certitude que la Cour de cassation, dans son arrêt du 29 novembre 2006 n° 05-17009, a estimé que la cession de la nue-propriété des titres par un associé lui faisait perdre sa qualité d’associé. Pour quelles raisons? a) La Cour de cassation n’a jamais eu à se prononcer sur la qualité d’associé de l’usufruitier. Un arrêt de Cour de cassation s’analyse à la lumière des moyens invoqués par la partie qui a fait pourvoi, car c’est à ces moyens et à ceux-là seuls que la Cour répond. Aucun des trois moyens invoqués par la partie qui a fait pourvoi ne conteste la qualité de non-associé d’un usufruitier. Au contraire, dans leur troisième moyen, le preneur lui-même ne se reconnaît pas la qualité d’associé : « Attendu que Mmes Z et A font grief à l’arrêt de prononcer la résiliation des baux, alors, selon le moyen (…) 3°) qu’en toute hypothèse, l’usufruitier peut exercer certaines prérogatives attachées à la qualité des associés sans pour autant avoir cette qualité (…) ». 1. F. Lefebvre, Mémento du Patrimoine 2010, n° 3162, page 144, alinéa a du paragraphe Précisions. J. Prieur, R. Mortier, S. Schiller, T. Revet, La Semaine Juridique 11 juin 2010 n° 23, paragraphe 16 page 39. // N°436 Octobre 2010 // Revue Française de Comptabilité Par Joël GAZULLA, expert-comptable conseil en stratégie patrimoniale directeur de JG Formation b) La Cour de cassation n’avait à se prononcer que sur l’application des dispositions de l’article L 411-37 du Code rural. Celui-ci dispose que le preneur associé d’une société à objet principalement agricole peut mettre à la disposition de celle-ci tout ou partie des biens dont il est locataire. Le preneur qui reste seul titulaire du bail doit, à peine de résiliation, continuer à se consacrer à l’exploitation du bien loué mis à disposition, en participant sur les lieux aux travaux de façon effective et permanente. Autrement dit, deux conditions doivent être remplies par le preneur à bail pour la validité de l’apport : être associé et participer à l’exploitation. La Cour de cassation, prenant acte que la cour d’appel avait constaté que la qualité d’associé manquait, a inéluctablement rejeté ce pourvoi voué à l’échec dès le départ. Conseil Le professionnel restera donc prudent et devra prévoir, par exemple, que l’usufruitier détienne au moins une part en pleine propriété (pour les sociétés où il est exigé la présence d’au moins deux associés). Au demeurant, il n’est nul grand et impératif besoin de savoir si l’usufruitier est associé vu les moyens juridiques dont on dispose pour en faire un réel “associé“ : - a minima d’abord : l’article L 225-110 du Code de commerce prévoit que l’usufruitier (dans les SA, SAS et SCA) a le droit de vote dans les assemblées générales ordinaires ; - a maxima ensuite : la Cour de cassation (chambre commerciale 2 décembre 2008 n° 08-13185) lui a reconnu la possibilité de disposer statutairement de droit tous les droits de vote à la condition que le nu-propriétaire soit convoqué à l’assemblée pour y participer. Cette possibilité concerne toutes les sociétés civiles et commerciales. Ces deux bornes légales et jurisprudentielles, bien appliquées, offrent une réelle sécurité juridique. 1.2.2 Au regard des dispositions du Code civil La lecture de l’article 1844-5 du Code civil permet-elle d’en déduire que l’usufruitier n’est pas un associé ? Que dit cet article ? Alinéa 1 : « La réunion de toutes les parts sociales en une seule main n’entraîne pas la dissolution de plein droit de la société. Tout intéressé peut demander cette dissolution si la situation n’a pas été régularisée dans le délai d’un an ». Alinéa 2 : « L’appartenance de l’usufruit de toutes les parts sociales à la même personne est sans conséquence sur l’existence de la société ». Henri Royal 2 écrit : « Est-il illogique d’en déduire que l’usufruitier n’a pas la qualité d’associé ? ». Bien que non exprimée par l’auteur, il semble que la logique réside dans le fait que si l’usufruitier avait la qualité d’associé, l’alinéa 2 n’aurait pas de raison d’être (la société serait alors constituée d’un usufruitier associé et au moins d’un nu-propriétaire associé, donc de deux associés). Mais n’est-il pas tout aussi illogique d’en déduire que l’usufruitier a la qualité d’associé ? Cette logique peut exister également au regard de l’alinéa 1 de l’article 1832 du Code civil qui édicte que « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes ». Autrement dit, pour qu’une seule des personnes associées à l’origine se retrouve usufruitière de la totalité des parts, il faut qu’elle ait acheté ou reçu un usufruit de l’autre associé. Exemple Un associé A échange sa nue-propriété des parts 1 à 5 contre l’usufruit des parts 6 à 10. La situation est alors la suivante : A se retrouve seul usufruitier et B se retrouve seul nu-propriétaire. Faut-il en conclure logiquement que le risque de l’alinéa 1 de l’article 1844-5 s’applique ? Non, car la loi ne distingue pas selon la cause de la réunion de l’usufruit entre les mains d’une seule personne. L’alinéa 1 de l’article 1844-5 édicte que la présence d’un seul associé au sein d’une société (exception des EURL, SASU, EARL à associé unique) peut entraîner une demande de dissolution. Or, la détention de l’usufruit des parts sociales entre les mains d’une seule personne est sans conséquence sur l’existence de la société, donc sans risque d’une demande de dissolution de la société. C’est donc que l’usufruitier a la qualité d’associé. Sinon, à défaut de cette qualité, on se trouverait en présence d’un seul nu-propriétaire, donc d’un seul associé, l’alinéa 1 s’appliquerait automatiquement et donc il y aurait des conséquences éventuelles sur l’existence de la société (dissolution possible). L’alinéa 2 précise qu’une même personne peut détenir l’intégralité de l’usufruit des parts sociales. Donc, la nue-propriété des parts sociales peut être détenue par une seule personne. En effet, l’alinéa 2 ne mentionne pas « à la condition qu’il y ait au moins deux nus-propriétaires ». Ce serait ajouter au texte que de supposer comme présumée cette condition. Enfin, l’article 1844-5 est issu de la loi du 5 janvier 1978, soit bien avant que le législateur n’autorise la société unipersonnelle (article 1832 alinéa 2 institué le 11 juillet 1985). Le législateur a-t-il volontairement ou non omis de modifier l’article 1844-5 à ce moment-là ? De même, l’article 132-12 du Code de commerce dispose que « l’assemblée générale détermine la part attribuée aux associés sous forme de dividendes ». Autrement dit, comme l’usufruitier est le bénéficiaire des dividendes (au moins de ceux résultant du bénéfice de l’exercice), il est donc reconnu par la loi comme étant un associé à part entière. La logique du droit est plutôt sinueuse. Il n’y a pas toujours, loin s’en faut, prévalence de l’alinéa précédent sur l’alinéa suivant, ni de déduction logique à faire entre alinéas ! 1.2.3 Au regard des dispositions fiscales L’article RFC de juillet-août 2010 invoque (paragraphe 1.2 page 38) la position de l’administration fiscale (instruction BOI 5 D-2-07 du 23 mars 2007) qui ne reconnaît pas la qualité d’associé à l’usufruitier. Mais il ne s’agit que d’une position de l’administration avec la seule valeur qu’elle a : une valeur interprétative susceptible d’être contestée. L’administration fiscale ne fait pas le droit civil ni la jurisprudence civile, et aucun texte du CGI n’édicte que seul le nu-propriétaire est un associé. Or, la problématique de la qualité d’associé ne relève pas d’un problème d’interprétation d’un texte fiscal mais d’un texte civil. 1.3 Conclusions Elles sont au nombre deux : n Juridique : La question de la qualité d’associé est purement juridique. C’est dans la nature de l’usufruit qu’il faut chercher la réponse et que la cherchera la Cour de cassation (à moins qu’elle ne soit devancée par le législateur) : • soit l’usufruit est considéré comme un vrai démembrement de propriété, et alors l’usufruitier est associé, • soit l’usufruit n’est qu’une charge (une servitude) de la propriété, et alors l’usufruitier n’est pas un associé. Si l’on remonte au droit romain qui semble s’être perpétué à ce jour sur cette question, il est une servitude, autrement dit une prérogative détachée de la propriété (le dominium). Mais l’avant-projet de loi portant réforme du droit des biens déposé le 12 novembre 2008 auprès du Garde des Sceaux énonce que l’usufruit est un démembrement de propriété. n Pragmatique : Patience ! La question finira bien par être posée, à moins que le projet de réforme du droit des biens ne finisse par y répondre clairement. En attendant, la prudence recommande de conseiller à l’usufruitier de détenir au moins une part en pleine propriété afin qu’aucun risque de fictivité de la société ne soit encouru (pour constitution d’une société avec un seul associé, hormis les cas autorisés par la loi). Abstract A bare owner is a partner. The French Cour de Cassation has never stated or intended to state that a usufructuary was not a partner. Beware: the issue remains unresolved. The general assembly approves annual accounts and observes the amounts to be distributed (recognized bare owner rights in French SARL, SNC and civil companies and usufructuary rights in SA, SAS and SCA structures, excluding all decisions to the contrary in the company statutes). The decision to share profit is not separate from the decision taken on how to distribute it. This decision is made only by the usufructuary who establishes the amount of profit for the period. Does the usufructuary also establish distribution rights? The law and precedent remain silent on this issue leaving only the company statues to comment. A bare owner who is excluded from dividends reserved by law and company statutes for a usufructuary cannot refer to minority shareholder abuse. The following article presents the arguments behind the above claims. 2. RFC n° 434 juillet-août, page 38. Revue Française de Comptabilité // N°436 Octobre 2010 // 41 Synthèse // Réflexion // Une entreprise/un homme // Références droit 2. L’affectation du bénéfice et des sommes distribuables • à un compte de report à nouveau créditeur, • à une distribution de dividendes. Il sera fait la distinction entre le bénéfice de l’exercice (distribuable ou non) et les sommes distribuables (distribuées ou non). Le bénéfice de l’exercice n’est distribuable pour la partie qui subsiste qu’après que toutes les pertes antérieures ont été apurées (à défaut, on doit les imputer en priorité sur le bénéfice), que la réserve légale a été entièrement dotée (dans les sociétés où elle est obligatoire) et que la réserve statutaire a été dotée (dans les sociétés où les statuts l’exigent). Il ne peut donc y avoir constatation d’un bénéfice distribuable après l’affectation du résultat, vu que l’affectation du bénéfice à une distribution doit avant tout reposer sur la constatation de l’existence d’une somme distribuable, au risque d’une distribution de dividendes fictifs. C’est parce que l’on a constaté l’existence de son caractère distribuable que le bénéfice de l’exercice peut être affecté à une distribution. Autrement dit, un usufruitier ne peut décider une affectation du bénéfice à une distribution que s’il a été constaté au préalable l’existence d’un bénéfice distribuable. 2.1 L’affectation du bénéfice de l’exercice Henri Royal propose une distinction très subtile entre la décision d’affectation et la décision de distribution (paragraphe 3 page 40) en écrivant : « Cette distinction est clairement établie par la loi et la jurisprudence, même si les écritures comptables confondent les opérations ». Cette distinction (tirée de l’interprétation du schéma fléché proposé dans l’article) s’opère sur l’argument suivant : la loi et la jurisprudence prévoient d’abord l’affectation du résultat, puis la constatation de sommes distribuables et enfin la distribution d’un dividende. L’auteur estime que l’usufruitier (dans les sociétés civiles, les SARL, les SNC entre autres) a le pouvoir d’affecter le bénéfice et que le nu-propriétaire (l’assemblée générale) décide de la distribution. La jurisprudence dit-elle exactement ceci ? La Cour de cassation 3 évoque une chronologie différente : « Mais attendu que les bénéfices réalisés par une société ne participent de la nature des fruits que lors de leur attribution sous forme de dividendes, lesquels n’ont pas d’existence juridique avant l’approbation des comptes de l’exercice par l’assemblée générale, la constatation par celle-ci de l’existence de sommes distribuables et la détermination de la part qui est attribuée à chaque associé (…) ». La loi dit-elle exactement ceci ? « Après approbation des comptes annuels et constatation de l’existence de sommes distribuables, l’assemblée générale détermine la part attribuée aux associés sous forme de dividendes » (Code de commerce article L 232 –12). La Cour de cassation ne fait qu’une juste application de la loi quant à la chronologie à respecter : • d’abord, approbation des comptes de l’exercice par l’assemblée générale, • puis, constatation de l’existence de sommes distribuables, • enfin, détermination de la part attribuée à chaque associé. Un bénéfice peut être affecté : • à un compte de report à nouveau débiteur (pertes antérieures), • à un compte de réserve légale (si prévu par la loi), • à un compte de réserve statutaire (si prévu par les statuts), • au capital par incorporation, • à un compte de réserve facultative, 42 Or, la constatation de l’existence de sommes distribuables ne résulte pas d’une décision spécifique de l’assemblée générale mais de la vérification mathématique que des pertes antérieures restent à apurer ou que la réserve légale n’a pas encore été complètement dotée. La constatation résulte de l’approbation des comptes annuels par l’assemblée générale. Et c’est ce que dit ni plus ni moins l’article L 232 12 : « Après approbation des comptes et constatation de l’existence de sommes distribuables, l’assemblée générale détermine la part attribuée aux associés sous forme de dividendes (…) ». L’affectation du résultat ne détermine pas la somme distribuable mais le montant de la somme distribuée. Voilà pourquoi la pratique juridique et la pratique comptable affectent et décident d’un montant distribué en une seule résolution et une seule écriture. Rien n’interdit d’ailleurs de prévoir une résolution spécifique constatant l’existence, ou non, d’une part d’un bénéfice distribuable, d’autre part de sommes distribuables. Il faut rappeler également que c’est sur le bénéfice distribuable que doivent être prélevés en priorité les dividendes (Code de commerce L 232-11 alinéa 2). Qui vote l’approbation des comptes annuels dans les sociétés telles que SARL, sociétés civiles, SNC ? Le nupropriétaire, sauf disposition contraire des statuts. En votant l’approbation des 3. Chambre commerciale du 31 mars 2009 n° 08-14053. // N°436 Octobre 2010 // Revue Française de Comptabilité comptes annuels (donc du montant du bénéfice de l’exercice, des réserves, du report à nouveau), le nu-propriétaire a obligatoirement constaté l’existence ou non de sommes distribuables, ou à tout le moins d’un bénéfice distribuable. Une fois constatée l’existence d’un bénéfice distribuable, il appartient à l’assemblée d’affecter ou non ce bénéfice distribuable à une distribution conformément à ce que prévoit le Code civil. Qui doit affecter le bénéfice ? L’usufruitier présent à l’assemblée et lui seul. Il peut décider une mise en réserve ou une distribution ou combiner les deux. Bénéfice distribuable n’est pas bénéfice distribué. Lorsque la loi dans son article L 232-12 évoque « l’assemblée générale comme déterminant la part attribuée aux associés sous forme de dividendes », il est audacieux d’affirmer que la loi entend réserver le terme “assemblée générale“ à la réunion des seuls associés de la société. L’acception de ce terme doit être plus large et embrasse la notion de réunion. Autrement dit, la loi n’a pas voulu dire que le montant attribué aux associés en distribution de dividendes relevait du seul pouvoir des pleins propriétaires ou nus-propriétaires de parts sociales. Car alors comment appelle-t-on la réunion d’où sont exclus les actionnaires ayant des actions à dividendes prioritaires sans droit de vote ? la réunion où un usufruitier vote des résolutions alors qu’il détient statutairement tous les droits de vote ? la réunion où un usufruitier ne vote que l’affectation du bénéfice ? 2.2 L’affectation d’une somme distribuable La somme distribuable comprend : • le bénéfice distribuable de l’exercice, • le report à nouveau créditeur, • les réserves facultatives. 2.2.1 Qui constate l’existence d’une somme distribuable ? C’est l’assemblée qui approuve les comptes et constate l’existence de sommes distribuables. Autrement dit, sauf pouvoirs entiers donnés par les statuts à l’usufruitier, c’est le nu-propriétaire qui approuve les comptes (sauf pour les SA, SCA et SAS et, pour ces sociétés, sauf dispositions contraires des statuts) et par là-même, constate l’existence de sommes distribuables. 2.2.2 Qui affecte les sommes distribuables? Lorsque la somme distribuable se résume à la totalité du bénéfice de l’exercice, il appartient à l’usufruitier de l’affecter (dotation à une réserve facultative, dotation à un compte de report à nouveau créditeur, distribution). droit Lorsque la somme distribuable comprend le bénéfice de l’exercice et le report à nouveau créditeur, le pouvoir d’affectation appartient à l’usufruitier. En effet, le report à nouveau créditeur n’est que le reflet de bénéfices en instance d’affectation. Lorsque la somme distribuable comprend en sus de l’un ou des deux postes précédents les réserves facultatives, la réponse est très délicate. Les auteurs sont partagés, certains estimant que l’affectation des réserves facultatives à une distribution relève du seul pouvoir du nu-propriétaire, d’autres estimant au contraire qu’elle relève du pouvoir de l’usufruitier. Ces derniers relèvent que rien dans les textes ni dans des arrêts de jurisprudence ne permet d’affirmer que l’usufruitier a le droit de vote pour l’affectation des “bénéfices de l’exercice“. La loi civile et la loi fiscale font référence au terme “bénéfices“, sans autre précision et aucune décision jurisprudentielle n’est venue infirmer ou confirmer qu’il s’agit des bénéfices de l’exercice. Or, les réserves facultatives ne sont que des bénéfices antérieurs, ni plus ni moins. Ils font valoir aussi qu’il serait étonnant que le législateur, dans l’esprit, traite différemment les prérogatives de l’usufruitier sur les bénéfices selon que la société est une SARL, une société civile, une SNC ou selon qu’elle est une SA, une SAS, une SCA (dans ces sociétés, c’est l’usufruitier qui décide seul en assemblée générale ordinaire), alors que le statut légal de l’usufruitier est un et indivisible quant à ses prérogatives sur les bénéfices. Le législateur civil n’évoquant que le terme “bénéfice“ a-t-il entendu restreindre cette notion à celle de bénéfice de l’exercice ? Rien n’est moins sûr car la notion de “somme distribuable“ est une notion qui a été insérée dans le Code de commerce bien après l’article du Code civil. Une harmonisation serait souhaitable entre le texte civil et le texte commercial, mais le législateur considère certainement qu’elle est inutile, du fait que ces dispositions sont, tant en matière civile qu’en matière commerciale, supplétives de la volonté des parties. 2.2.3 L’appréhension du bénéfice distribué Il ne fait aucun doute que l’usufruitier peut appréhender la distribution partielle ou totale du bénéfice distribuable de l’exercice et du report à nouveau créditeur. Ceci n’est que la juste application de l’article 582 du Code civil. Henri Royal défend une thèse intéressante : un nu-propriétaire privé de dividendes peut-il invoquer l’abus de droit ? Oui, répond l’auteur en citant trois arrêts de la Cour de cassation (22 avril 1976, 6 juin 1990, 1er juillet 2003). Une opinion différente peut être émise, se fondant, d’une part, sur le droit des biens, et d’autre part sur le droit des sociétés. Au regard du droit des sociétés, l’abus de majorité n’est qu’un des aspects de l’abus du droit de vote (au même titre que l’abus de minorité), droit de vote qui ne doit pas être contraire à l’intérêt social ni émis dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité (ou de la minorité) par rapport aux autres actionnaires (Cour de cassation 22 avril 1976, 23 juin 1987, 6 juin 1990, 22 janvier 1991, 3 juin 2003, 1er juillet 2003). D’ailleurs, les trois arrêts cités ne concernent pas un litige entre usufruitiers et nuspropriétaires mais entre associés majoritaires et minoritaires pleins propriétaires de leurs titres. Admettre l’abus de majorité d’un usufruitier, c’est donc lui reconnaître la qualité d’associé. Ce qui est quelque peu paradoxal pour ceux qui affirment ou estiment qu’il ne l’a pas ! Il appartient, de par la loi civile et commerciale, à l’usufruitier de voter l’affectation du bénéfice. Comment alors reprocher à un usufruitier de décider une distribution sauf si celle-ci mettait en péril la survie de la société ? Il suffit à l’usufruitier de laisser les sommes à la disposition de la société. Au regard du droit des biens, il appartient à l’usufruitier d’appréhender les fruits civils (Code civil article 582) donc les dividendes. En quoi un usufruitier pourrait-il se voir reprocher un abus du droit de majorité, alors que c’est la loi qui réserve les bénéfices distribués de l’exercice à l’usufruitier ? Pour qu’il y ait abus de majorité, il faut que soient remplies deux conditions : droit de vote contraire à l’intérêt social et droit de vote émis dans l’unique but de favoriser celui qui vote. En quoi l’usufruitier s’accorde-t-il une faveur en s’attribuant des dividendes alors que c’est la nature même de l’usufruit qui veut que l’usufruitier perçoive des fruits? Et n’y-a-t-il pas une solution, sur cet aspect-là des choses, pour concilier le nu-propriétaire et l’usufruitier ? Oui. Il suffit que les statuts prévoient la dotation partielle du bénéfice à une réserve statutaire. Or qui, à l’origine, établit les clauses statutaires ou, par la suite, les modifie ? Le nu-propriétaire. Voie plus simple pour lui que celle d’une voie judiciaire pour abus de majorité. 2.2.4 L’appréhension des réserves distribuées Le problème de l’appréhension des réserves par l’usufruitier se pose dans les mêmes termes que celui de l’affectation des réserves. L’article paru dans la RFC d’avril 2010 expose toutes les opinions des auteurs sur ce sujet. Conclusion Le débat reste entier et passionnant au sujet du démembrement des titres sociaux. Les questions sont nombreuses à rester sans réponse claire. En regard des thèses intéressantes soutenues par H. Royal, telles que : • la Cour de cassation dénie à l’usufruitier le droit d’être un associé, • le nu-propriétaire peut prétendre aux dividendes, • le nu-propriétaire peut invoquer l’abus de majorité si l’usufruitier appréhende tous les résultats, • le nu-propriétaire décide seul de la distribution et du montant des dividendes, cet article a pour but de démontrer que dans ce domaine peu de certitudes existent en fait. Lesquelles ? • un usufruitier a le droit de vote en AGO dans les SA, SAS, SCA et SASU, • un usufruitier peut se voir conférer par les statuts le droit de vote à toutes les assemblées, et ce dans toutes les sociétés, • un nu-propriétaire ne peut se voir interdire de participer à toutes les assemblées, et ce dans toutes les sociétés. Ces certitudes suffisent à apporter le conseil ad hoc exigé par le client en fonction de sa situation et de ses souhaits. Il est donc inutile de fonder ses conseils sur des incertitudes juridiques. Pour ces dernières, il ne s’agit pas de dire qui a tort ou qui a raison. En attendant que les choses se clarifient, il sera prudent de prévoir dans les statuts les pouvoirs respectifs politiques et financiers de l’usufruitier et du nupropriétaire. Cela relève du conseil en stratégie patrimoniale que doit mener à bien l’expert-comptable en fonction des souhaits de ses clients. Bibliographie J. Aulagnier et C. Orlhac, Support AUREP 2010, Démembrement de propriété, page 48. Joël Gazulla, “Les risques civils du démembrement de propriété sur les titres sociaux“, Revue française de comptabilité, avril 2010, p. 33-37 F. Lefebvre, Mémento du Patrimoine 2010, n° 3162, page 144, alinéa a du paragraphe Précisions. J. Prieur, R. Mortier, S. Schiller, T. Revet, La Semaine juridique 11 juin 2010 n° 23, paragraphe 16 page 39. Henry Royal, “Le démembrement des titres sociaux“, Revue française de comptabilité, juillet-août 2010 p. 38-41. Arrêts cités dans l’article. Revue Française de Comptabilité // N°436 Octobre 2010 // 43