LE TRADUCTEUR DéFIGURé? - Romanica Wratislaviensia

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LE TRADUCTEUR DéFIGURé? - Romanica Wratislaviensia
Acta Universitatis Wratislaviensis No 3389
romanica wratislaviensia LIX
Wrocław 2012
Yves Gambier
Université de Turku
LE TRADUCTEUR DÉFIGURÉ?
Si la figure du traducteur/interprète est problématique aujourd’hui, c’est que
son rôle, sa fonction, son identité, son éthique sont bousculés. Défiguré par rapport
à d’anciennes représentations, à des clichés traditionnels, il est en voie de reconfiguration, sous la pression de divers facteurs, convergents à l’ère de la mondialisation.
Dans cette intervention, je vais rassembler quelques-unes des métamorphoses
successives ou simultanées, gardant en tête la polysémie de figure: aspect, image,
portrait, type, trope (allégorie, métaphore), c’est-à-dire sa capacité à problématiser des contradictions aussi bien que des permanences, symboliques ou statutaires,
comme soi/l’autre, le même/l’étranger, le présent (voix de qui interprète et produit
un texte)/l’invisible, l’auteur/le traducteur, le cibliste/le sourcier, le serviteur/le
créateur, etc.1 Toute figure se donne à la fois des traits de reconnaissance, d’identification et brouille ses limites: elle s’offre et s’esquive dans un même mouvement. Mon intention n’est donc pas d’offrir une synthèse de travaux portant sur la
mise en scène des figures du traducteur — ce serait présomptueux, ni de proposer
une analyse originale fondée sur un corpus particulier, mais de rappeler la continuité de certains traits caractérisant le traducteur, malgré les transformations de
ses conditions de travail et de son statut. Cette évolution paradoxale est sans doute
plus sensible aujourd’hui et devrait alimenter nos débats. Plusieurs études de ce
volume creuseront telle ou telle piste de réflexion.
1. Une figure figée? Représentations médiatiques,
romanesques et filmiques: pour un état des lieux
1.1. Les médias, ici et là et de manière irrégulière2 se font l’écho des traducteurs/interprètes. Le dernier exemple en date tiré du Monde du 15 octobre
1 Cf. G. Lane-Mercier, « Présentation », TTR 19 (1), 2006 (Figures du traducteur/figures du
traduire I), pp. 9–13.
2 N. Inglis, « Translators and the media. A public forum to examine the image of translation
and translators in the popular media », Translation Journal 4 (1), 2000, en ligne: http://accurapid.
com/journal/11media.htm (consulté le 20.10.2010).
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20103: « l’interprétation sociale est dédaignée car peu reconnue et mal rémunérée »; « les interprètes des pauvres » peuvent même être des sans papiers ou encore
« une femme de ménage (portugaise) appelée à la rescousse » ou « un enfant qui
accompagne ses parents venus porter plainte ».
La presse écrite a servi de corpus par exemple pour Camille Hubaud4 analysant l’image des interprètes dans l’opinion publique en France — la profession
apparaissant largement inconnue et méconnue, à la fois source de fascination et
de suspicion, et pour Ebru Diriker5 qui s’est aussi penchée sur des ouvrages de
fiction en Turquie, des dictionnaires et des encyclopédies. Selon les médias turcs,
les interprètes gagnent beaucoup d’argent, sont renommés, ont une belle carrière,
font de grandes erreurs et ne travaillent que pour de grands événements. De telles
idées reçues se répètent à force de généralisations hâtives.
1.2. La liste des romans mettant en scène un traducteur reste à faire. On peut
citer pêle-mêle, rien que pour le monde francophone et de parution récente:
— Jacques Gelat, Le traducteur (2006) ou comment à partir de l’omission
quasi accidentelle d’un point-virgule un traducteur se fait créateur — non pas
selon le mode de la pseudo-traduction comme dans Don Quichotte mais plutôt sur
celui de l’anthropophagie, de la substitution graduelle : le remplacement d’une
virgule est suivie par le changement d’un détail (la couleur des yeux) puis par
l’introduction d’une phrase de son cru. En 2010, ce traducteur est devenu Le traducteur amoureux.
— Jacques Poulin, La traduction est une histoire d’amour (2006), romanmétaphore.
— Daniel Poliquin6, Kermesse (2006).
— Olivier Balazuc, Le labyrinthe du traducteur (2010), ou comment Simon,
devenu secrétaire particulier d’un traducteur célèbre et despote, va voir son existence bouleversée par cette rencontre.
Deux projets d’analyse systématique des représentations fictives des traducteurs et de la traduction sont en cours : par Patricia Godbout (Université de
Sherbrooke) sur les traducteurs fictifs dans la littérature québécoise, et par Lieven D’hulst (Université de Leuven). Signalons également la première conférence
3 Texte rédigé en octobre 2010.
C. Hubaud, Der Dolmetscher in der französischen Öffentlichkeit. Zwischen Fiktion und Realität. Analyse anhand Alain Fleischers Prolongations und Artikel aus den Zeitungen Le Monde,
L’Express und Le Nouvel Observateur, mémoire de maîtrise, Université de Germersheim, Germersheim 2010.
5 E. Diriker, Presenting Simultaneous Interpreting: Discourse of the Turkish Media
1988–2003, en ligne: http://www.aiic.net/ViewPage.cfm/article1341.htm.%202005 (consulté le
20.10.2010); « Meta-discourse as a source for exploring the professional image(s) of conference
interpreters », Hermès 42, pp. 71–91.
6 Interprète au Parlement d’Ottawa.
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internationale sur le sujet, englobant littérature et cinéma, organisée à Vienne les
15–17 septembre 2011 (http://transfiction.univie.ac.at).
Parmi les premiers travaux ambitieux réalisés sur les représentations fictives
des traducteurs et de la traduction sont à signaler d’Ingrid Kurz et Klaus Kaindl7
à partir de 26 romans (de Doris Lessing, Graham Greene, Suzanne Glass, Christine
Arnothy, etc.) dont le personnage principal est traducteur ou interprète ainsi que
le numéro thématique de Linguistica Antverpiensia8. Six contributions analysent
les transferts, les analogies entre les genres littéraires, les périodes données et les
réalités professionnelles, portant sur des auteurs comme Batista, Ólafsson, Orcel,
Kosztolányi, Crowley (I. Mihalache, « Le jeu de scène: traduction et traducteurs
à travers les cultures et les genres littéraires », pp.139–154), comme Ondaatje,
Malouf, Foer (B. Curran, « The Fictional translator in Anglophone literatures»,
pp. 183–200), sur une quarantaine d’ouvrages japonais (1956–2004) où traduction
et interprétation sont décrits selon des thèmes récurrents comme le rapport aux
langues, la marginalité socio-psychologique, l’identité incertaine, le pouvoir, la
fidélité (J. Wakabayashi, « Representations of translators and translations in Japanese fiction», pp. 155–170), sur des œuvres littéraires rédigées par des traducteurs
qui n’hésitent pas eux-mêmes à reproduire des images plutôt négatives du traducteur comme marginalisé, transgressif, imposteur (J. Anderson, « The double
agent: aspects of literary translator affect as revealed in fictional work by translators», pp. 171–182), sur le traducteur-détective résistant aux emprunts envahissant
de l’Ouest dans la littérature russe contemporaine, tel que profilé par Marinina,
Akunin, Dontsova, Dashkova (B. Baer, « Translating the transition: the translatordetective in Post-Soviet fiction», pp. 243–254). Les portraits des interprètes sont
aussi ambigus, que ce soit dans les fictions sur la conquête de l’Amérique (V. Rio
Castaño, « Fictionalising interpreters: traitors, lovers and liars in the conquest of
America», pp. 47–60) ou dans les colonies françaises en Afrique (R. Mopoho,
« Perception et autoportrait de l’interprète indigène en Afrique coloniale française», pp. 77–92): l’interprète frise les stéréotypes du menteur, du traître, de
l’amant dépravé, ou encore à force de transgresser les règles de sa communauté
d’origine, il devient un suspect permanent9.
Dans l’ensemble, les portraits se révèlent plutôt négatifs mais aussi convenus
— la traduction étant un travail de reproduction plutôt passive, et le traducteur un
lâche, sans imagination (voir, à propos d’un roman de Duranti de 1984, l’étude de
7 I. Kurz, K. Kaindl, Wortklauber, Sinnverdreher, Brückenbauer? DolmetscherInnen und
ÜbersetserInnen als literarische Geschöpfe, LIT Verlag, Vienne 2005.
8 D. Delabastita, R. Gutman (dirs.), « Fictionalising translation and multilingualism», Linguistica Antverpiensia 4, 2005.
9 Cf. aussi à ce propos, S. Rao, « L’étrange destin de Wangrin or the Political Accommodation
of Interpretation », [dans:] M. Salama-Carr (dir.), Translating and Interpreting Conflicts, Rodopi,
Amsterdam 2005, pp. 204–221.
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M. Feltrin-Morris, « No book to call one’s own. Perspectives on translation and
literary creation in Francesca Durantis’s The House on Moon Lake», pp. 255–264)
tandis que l’interprète est le valet — victime de plusieurs maîtres.
Divers travaux universitaires se sont aussi attardés ces dernières années sur
les représentations fictives des traducteurs/interprètes. Ainsi Andres Dörte a analysé douze ouvrages littéraires10 centrés sur un interprète et rédigés par des auteurs
bilingues, ayant quelque expérience en traduction. L’image véhiculée par eux est
néanmoins négative, sans doute parce qu’on a affaire à des situations extrêmes
plutôt qu’à des routines ordinaires: quasi machine à traduire, personnalités fragiles… sont des traits récurrents qui confinent au stéréotype.
Des mémoires d’étudiants ont également abordé ces questions. Ainsi Julia
Gotthard11 a insisté sur les relations romantiques des interprètes, ces derniers étant
personnages-clés d’une histoire d’amour compliqué, ignorant la culture à laquelle
ils appartiennent mais trouvant leur voie en tombant amoureux. Ou encore Julia Neuper12 qui, à partir de mémoires de deux interprètes hongrois (Kató Lomb
et Zsuzsanna Gedénya) et de fictions hongroises et allemandes (par Agnes Gergely, György Dalos et Hermann Kant), a comparé image et habitus élaborés dans
ces œuvres avec les réalités professionnelles. Verena Manoukian13 a choisi deux
livres de jeunesse (en français par Rossana Guarnieri et en allemand par Berte
Bratt) et trois bandes dessinées (Asterix and the Goths, Asterix as Lagionary et
Mafalda): par questionnaire, elle s’est interrogée sur les attentes des lecteurs et sur
le portrait de l’interprétation comme profession, puis elle a comparé les figures
esquissées de l’interprète dans les deux types d’ouvrage. Anke Szofer14 a analysé trois pièces de théâtre contemporaines (écrites respectivement par Ronald
Harwood, Nina Steinhilber et Florian von Hoermann, et Georges Packer): le profil
de l’interprète y paraît plutôt bigarré, plus nuancé, moins homogène que dans les
fictions narratives.
1.3. Arnold Morascher15 a étudié le rôle et le statut des interprètes et des traducteurs à travers des films tournés tout au long de plusieurs décennies. Il a établi
10 A.
Dörte, Dolmetscher als literarische Figuren. Von identitäts verlust, Dilettantismus und
Verrat, Martin Meidenbauer, Munich 2008.
11 J. Gotthard, Interpreting interpreters in love. Eine Analyse der Darstellung von Liebesbeziehungen in Dolmetschromanen und dem daraus entstehenden Fremdbild der Dolmetscher anhand
ausgewählter Fallbeispeile, mémoire de maîtrise, ITAT, Graz 2008.
12 J. Neuper, Ungarische DolmetscherInnen in Memoiren, Fiktion und Wirklichkeit, mémoire
de maîtrise, ITAT, Graz 2008.
13 V. Manoukian, DolmetscherInnen in Jugendliteratur und Comics, mémoire de maîtrise,
FASK, Germersheim 2009.
14 A. Szofer, Dolmetscher in Theaterstücken, mémoire de maîtrise, FASK, Germersheim 2009.
15 A. Morascher, The Good, the Bad and the Ugly. Rolle und Status des Dolmetchers und
Übersertzers im US-amerikanischen und europäischen Spielfilm ab 1990, mémoire de maîtrise, Université de Karl Franzens, Graz 2004.
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une liste de quatorze stéréotypes, selon lesquels, notamment, ces médiateurs sont
ou machines ou poètes! Antti Piiponen16 a lui aussi creusé l’image de l’interprète,
son professionnalisme éventuel, les réactions de son entourage, dans dix films
anglo-américains récents. Les interprètes, selon lui, ne sont pas stéréotypés de
manière univoque. Toutefois on n’est jamais loin de la caricature: les interprètes
travaillent dans la diplomatie, dans le diverstissement, pour un pays communiste;
ils ajoutent une dose d’humour ou donnent une certaine plausibilité historique
à l’intrigue.
Michael Cronin17 a examiné trois films où le multilinguisme, la traduction et
l’interprétation sont comme un miroir de la mondialisation en cours et en reflètent
les défis identitaires et linguistiques : Lost in translation (2005)18, The Interpreter (2005) et Babel (2006). Cronin s’appuie sur le sociologue Zygmunt Bauman
(1998) selon lequel une vaste majorité de personnes dans le monde actuel sont
des « locaux » qui suivent le modèle de vie de quelques personnes « globales »
privilégiées (vedettes de la musique, du sport ou du cinéma) — personnes qui
voyagent et qui, quoi qu’elles fassent, ont besoin de médiation et de médiateur.
Dans Lost in translation Bob Harris, vedette du cinéma des années 70, reste toujours assez connu au Japon pour figurer dans une publicité de whisky. Il y a une
scène où l’agent (publicitaire) tente de diriger Harris par l’intermédiaire d’une
interprète. Entre l’un (masculin) et l’autre (féminin) s’établit une relation de pouvoir. L’interprétation est très condensée, ce qui suscite un questionnement de la
part de Harris harcelé par ailleurs par l’agent, agacé lui par l’interprétation. Ainsi
la qualité du tournage puis de la publicité dépend de la qualité de l’interprétation
et de la confiance accordée à l’interprète. Dans son analyse de The Interpreter,
Cronin note que l’interprétation y joue un rôle primoriodial et non secondaire
comme trop souvent. La ville multilingue de New York où est le siège de l’ONU
sert de décor. Silvia Broome (jouée par Nicole Kidman) a un certain pouvoir et
peut aussi prendre partie, interprétant à l’insu de l’autre. Le film évoque les préjugés sur l’interprétation qui n’est pas du mot à mot et sur le contrôle du sens
par l’interprète: médiatrice omnisciente, Broome se met à dos les services secrets
américains qui attendent d’elle une dépendance à leurs injonctions, alors qu’elle
est également attachée à l’autre partie (par la mémoire de sa famille et par une
relation sentimentale passée). L’intégrité professionnelle de l’interprète n’est pas
facile à maintenir.
1.4. Ce qu’on retiendra de cet ensemble où les relations entre la fiction et les
réalités sont complexes, c’est la perception ambiguë du travail des traducteurs et
16 A. Piiponen, Représentations des interprètes dans dix films anglo-américains (1995–2005),
mémoire de maîtrise, Université de Turku, Turku 2009.
17 M. Cronin, Translation goes to the movies, Routlege, Londres 2008, pp. 81–107.
18 Étudié aussi par Tessa Dwyer (T. Dwyer, « Universally speaking: Lost in translation and
polyglot cinema », Linguistica Antverpiensia 4, 2005, pp. 295–310).
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des interprètes, avec pourtant une orientation plutôt négative, y compris lorsque les
traducteurs prennent la plume. Les images, les clichés, les connotations, l’habitus
exhibé qu’on attache aux uns et aux autres sont finalement banals à force de répétition: sur leur fidélité ou fiabilité douteuse, leur supposée neutralité, leur visibilité
ou auto-effacement, leur courage ou leur lâcheté, leur traîtrise (comme espions
déguisés ou pas)19, leur ténacité et intelligence, etc. On a là un corpus sur le statut
et les fonctions imaginées et imaginaires où se croisent opinions publiques et performances artistiques20. Les fictions littéraires et cinématographiques continuent
une longue tradition de dévalorisation des pratiques de la médiation linguistique
– même s’il y a toujours un risque de comparer les diverses approches fictives et
les expériences vécues21. La métaphorisation, l’ironie, la distorsion du réel… sont
des moyens pour créer un univers ou une illusion: elles ne prétendent pas être des
moyens de reportage, de documentaire.
2. Une figure bigarrée: stéréotypes et métaphores
2.1. L’image caricaturale qui hante les opinions décrit le traducteur comme
un ermite qui effectue sa besogne avec, comme unique compagnon et muse, une
panoplie d’ouvrages de références. Il demeure souvent un simple sous-traitant
plutôt qu’un partenaire, quelqu’un dont le travail artisanal, solitaire pourrait être
toujours modifié, amélioré par le client si ce dernier en avait le temps!
Les équivoques que traîne l’image du traducteur sont sans doute liées à deux
phénomènes de longue durée: d’une part, la tradition de la traduction quasi littérale de la Bible dont le sens et les mots étaient contrôlés par les théologiens;
d’autre part, l’autonomisation progressive du champ littéraire, surtout à partir du
XVIIe siècle (au moins en France22), après que les poètes eussent acquis au XVIe
siècle le statut de conseillers des princes — les poètes étant prophètes, maîtres
de vérité comme en Grèce, flirtant avec la caste sacrée des prêtres et des nobles.
L’écrivain, d’abord scribe ou copiste dans la corporation des écrivains publics (un
corps de métier au Moyen Âge) va devenir créateur d’ouvrages à visée esthétique.
19 T. Beebee, « Shoot the transtraitor! The translator as Homo Sacer in Fiction and Reality »,
The Translator 16 (2), 2010, pp. 295–313.
20 Voir aussi N. Ben-Ari, « Representations of translators in popular culture », Translation and
Interpreting Studies 5 (2), 2010, pp. 220–242. L’auteure illustre à partir d’exemples littéraires le
“tournant fictionnel” (the fictional turn) en traductologie.
21 Voir C. Zwischenberger, F. Pöchhacker, Survey on quality and role: Conference interpret­
ers’ expectations and self-perceptions (12 p.), en ligne: http://www.aiic.net/Viewpage/.cfm.page3405
(consulté le 20.10.2010).
22 Voir P. Bénichou, Le sacre de l’écrivain 1750–1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir
spirituel laïque dans la France moderne, Corti, Paris 1973; A.Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Éditions de Minuit, Paris 1985.
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Dans la vision qu’on a alors de la traduction, suite servile d’un original, les traducteurs ne peuvent qu’être dépendants, seconds, subordonnés. Ils vont alors intérioriser ce statut, le renforcer par un discours à l’idéalisme sacrificiel: ils se glorifient
de ne pas avoir de patron, d’être indépendants, d’avoir une totale liberté d’emploi
du temps, de faire un travail intéressant, négligeant leur maigre rémunération,
leur paiement à la tâche, leur longue journée, leur enfermement considéré comme
une condition élective pour vivre de son écriture23. Leur vocation au travail besogneux est comme une autojustification de leur invisibilité sociale et souvent
juridique, comme le moyen de dépasser leurs contradictions — entre un temps
qui ne compte plus et la nécessité d’avoir une autre activité qui rapporte, entre
une pratique marquée à tout prix de créativité et des conditions de travail souvent
précaires, entre une souplesse des horaires et la soumission aux conditions des
clients, éditeurs, etc. — comme si leur ascèse prétendument choisie était un signe
de distinction, comme si les sacrifices dits volontaires n’avaient rien à voir avec
des formes d’exploitation. Mais nous verrons que les traducteurs ne constituent
pas un groupe socio-professionnel homogène et que les clivages, sinon les conflits
violents, existent entre les catégories de traducteurs. Il n’empêche que le discours
de la vocation perdure et sert de filtre à nombre de représentations populaires.
2.2. Le discours fataliste, dévalorisant, trouve aussi sa source dans la multitude de métaphores afférentes à la traduction et au traducteur et est renforcé par
elle. Pendant très longtemps, du Moyen Âge au moins jusqu’aux années 1970, on
a traité des textes traduits et des traducteurs par la métaphorisation, poursuivant
ainsi, selon une logique en abyme, le grec metaphorein (transporter, traduire). Je
recommanderai ici la Traduction en citations de Jean Delisle24 — dictionnaire
imposant plus de trois mille aphorismes, éloges, injonctions, opinions, jugements,
images, analogies… glanés chez plus de huit cents auteurs, de l’Antiquité à 2005,
et classés sous une centaine de thèmes. On a tout dit et son contraire sur la traduction et les traducteurs! À titre d’exemple et pour dire la permanence des clichés,
voici quelques métaphores de la traduction de la fin du XXe siècle:
— « La traduction doit être un mariage d’amour » (Cocteau, 1953);
— « Traduire: transvaser par siphonage une bouteille de vin dans un seau
d’eau » (Levinson, 1970);
— « On peut désigner certaines traductions par le mot latin translatio qui veut
dire, originairement, le transfert d’un cadavre dans une nouvelle tombe » (Skoumal, 1970);
23 D. Simeoni, « The pivotal status of the translator’s habitus », Target 10 (1), 1998, pp. 1–39;
I. Kalinowski, « La vocation au travail de traduction », Actes de la Recherche en Sciences Sociales
144, 2002, pp. 47–54.
24 J. Delisle, La traduction en citations, Presses Uuniversitaires d’Ottawa, Ottawa 2007.
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— « Une traduction, comme une femme, peut être loyale et fidèle sans pour
autant être heureuse » (Isaac B. Singer, 1970);
— « La traduction s’affûte. Par rapport à l’original, c’est un moulage de plâtre
d’après un bronze qui, lui, ne vieillit pas » (Lortholary, 1991);
— « Traduire, c’est photographier en noir et blanc, en espérant que l’imagination suppléera aux couleurs » (Alain Rey, 1993);
— « Car la traduction est une opération douloureuse qui s’apparente à la
chirurgie (on coupe des phrases, on ampute des sens, on greffe des jeux de mots,
on triture, on ligature… » (Eric Orsenna, 1997);
— « La traduction, un texte somnambule qui rêve l’original » (Carlos Bastita,
2003)25.
Et puis quelques métaphores se rapportant au traducteur: le traducteur est
« pauvre marin sans rames ni voilure », « un lutteur, aussi un funambule », « valet
de deux maîtres », « un caméléon », « trop souvent un sacristain blasé », « un plongeur téméraire qui cherche des trésors cachés au fond de la mer », « n’est que
pirate », « un peintre qui s’assujettit à copier », « une espèce d’aventurier », « un
terroriste qui prend en otage une langue étrangère », « passeur d’imaginaire, passeur de mots », « un mercenaire utile », « un musicien barbare », « un comédien »,
« un esclave », « un colonisateur », « un bricoleur », « expert en obligés trucages »,
« le singe du romancier », etc.26
Le florilège est impressionnant: il permet d’esquisser un dialogue virtuel
entre les auteurs différents et les périodes éloignées. Il laisse aussi pantois, tant
les désignations imagées côtoient les extrêmes: depuis « l’enculeur de mouches »
jusqu’au « bâtisseur de cathédrales de mots », depuis « l’ennemi de dieu » jusqu’au
« mystique de la langue », depuis « la sangsue amoureuse » jusqu’au « polisseur de
doutes ».
Parler de pont, d’habit, de cible, de source, de médaille, d’empreinte, etc. ne
sont pas des choix au hasard: ils disent la difficulté à cerner le processus de traduction, à définir la traduction, à situer le traducteur. Ils reflètent aussi les périodes et
les cultures dans leur approche de cette communication médiatisée27. Le transfert
(latin) n’est pas la transmutation (indienne), l’imitation (médiévale) n’est pas la
manipulation (contemporaine), l’Arlequin (du XVIe siècle) n’est pas le passeur
(romantique). Ce n’est pas le lieu de tenter de repérer, d’organiser, d’interpréter
toutes les métaphores des discours (préfaces, notes, lettres, interviews, manuels)
sur la traduction. On sait par exemple que nombre d’entre elles portent sur la re25 Ibidem, pp. 171–190.
Ibidem, pp. 190–200.
27 Cf. T. Hermans, « Metaphor and Imagery in the Renaissance Discourse on Translation »,
[dans:] T. Hermans (dir.), The Manipulation of Literature, Croom Helm, London-Sydney 1985,
pp. 103–135. Voir aussi L. D’hulst, « Observations sur l’expression figurée en traductologie française (XVIIIe–XIXe s.) », TTR 6 (1), 1993, pp. 83–111.
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présentation visuelle (réfraction, miroir, portrait, reflet, verres colorés, pâle étoile,
revers de tapisserie, avec également des adjectifs comme « transparent », « invisible », etc.). Deux regroupements méritent cependant ici d’être mentionnés:
— les métaphores à orientation sexuelle, avec par exemple des verbes comme
« contaminer », « féconder », « labourer », etc., et tout le paradigme autour de la
femme (belle infidèle, reproduction...) où l’on retrouve le statut de subordination28, sans oublier la dimension phallique de la tour de Babel. En consultant le
dictionnaire de Jean Delisle, on peut s’étonner de la permanence des rapprochements de traduction avec: amour (33 citations), assujettissement (12), fertilisation
(3), infidélité (25), jouissance (5), mariage (5), reproduction (5). À cet ensemble
on peut ajouter les figures du cannibalisme, de l’anthropophagie, développées
notamment au Brésil dans les années 1930 par Oswaldo de Andrade pour signifier
l’appropriation, la digestion sélective des influences étrangères;
— les métaphores portant sur le double agile, souvent masqué, d’où les idées
de comédien, d’acteur, de caméléon, de mime, d’imitateur, d’imposteur, de vampire, d’acrobate, de valet, de serviteur, de rapporteur, etc., et aussi de traître —
celui qui (se) livre (à) un tiers (l’autre, l’étranger, l’inconnu). Ces métaphores
d’emblée interrogent l’identité du traducteur, sa place aussi dans les rapports de
pouvoir.
Peut-on, devant la myriade de métaphores, esquisser un ou des archétypes du
traducteur? Si la métaphore peut toujours servir de procédé argumentatif dans le
discours traductologique contemporain29, il n’en reste pas moins que la diversité
des pratiques actuelles et des appellations des métiers (médiateur culturel, localisateur, rédacteur technique multilingue, transéditeur, sous-titreur, adaptateur,
réviseur, assistant langagier, etc.) transforment rapidement de fait le statut du traducteur/interprète. Selon la nature du marché de l’offre et de la demande, selon
l’intégration des outils d’aide, selon la spécialisation, selon le type de contrat proposé, ce statut varie, sans parler des effets de la mondialisation, avec externalisation, délocalisation, etc.30
Le portrait de Jack en l’an 200031 n’a été ni une utopie ni une projection
illusoire, d’autant que depuis une dizaine d’années les réflexions sur la professionnalisation en traduction et en interprétation se sont approfondies, alimentant les
28 R. Resch, « Oedipus und die Folgen. Die Metaphorik der Translationswissenschaft », Target
10 (2), 1998, pp. 335–351.
29 Cf. L. D’hulst, « Sur le rôle des métaphores en traductologie contemporaine », Target 4 (1),
1992, pp. 33–51; A. St James, Thinking through translation with metaphors, St Jerome, Manchester
2010.
30 Cf. D. Gouadec, Profession: traducteur, Paris 2002; idem, Translation as a profession, John
Benjamins Publishing Company, Amsterdam-Philadelphia 2007 (édition de poche avec corrections:
2010).
31 P. Violante-Cassetta, « Jack in the year 2000 », [dans:] Y. Gambier, M. Snell-Hornby (dirs.),
Problems and trends in the teaching of interpreting and translation, Misano 1994, pp. 199–216.
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représentations de soi, non plus comme individus mais comme groupe, modifiant
attitudes et attentes, manières de se définir et de se situer32. Les reconfigurations
en cours dépassent les figures ordinaires du traducteur, jusqu’à le défigurer.
3. Une figure contradictoire
L’individualisme des traducteurs ne doit pas occulter le travail par paire ou
en groupe, depuis le XVIe siècle à aujourd’hui, avec par exemple la nouvelle traduction de la Bible (2001) coordonnée par Frédéric Boyer33, par tandem exégète
+ écrivain, ou encore la nouvelle traduction d’Ulysse de Joyce, en 200434, par une
équipe de sept traducteurs qui se sont rencontrés régulièrement, ou encore les projets de traduction, de localisation impliquant une division du travail à plusieurs,
en contact réel ou virtuel35.
La société numérique ne se définit pas comme un collectif structuré par
des organismes médiateurs (partis, syndicats, associations): elle est plutôt un
ensemble de micro-unités. Dans ce contexte, la traduction, comme d’autres produits et services, prend une nouvelle dimension grâce aux logiciels libres, au
modèle de distribution en ligne d’outils partagés (d’accessibilité totale et permanente) et à ce qu’on pourrait appeler la traduction collective non professionnelle,
sur le modèle de l’encyclopédie participative Wikipedia. L’informatique coopérative donne ainsi naissance à une traduction paraprofessionnelle ou amateur
que d’aucuns nomment traduction collaborative, traduction sociale (community
translating, par analogie à community interpreting), fantrad (fansub/fandub),
traduction citoyenne (terme calqué sur celui de citizen translation): une communauté d’utilisateurs, volontaires, non rémunérés, activistes, s’engagent à proposer une traduction d’une partie d’un document, d’un film, la proposition de l’un
pouvant être révisée, amendée par un autre, à partir d’une plate-forme comme
Traduwiki, Worldwide Lexicon, Google Translate, Wiki Translation, etc. — le
crowdsourcing étant aussi connu sous le nom de CT3 = Community, Crowdsourced and Collaborative translation. Ces amateurs (sans formation formelle à la traduction) se distinguent des traducteurs qualifiés qui peuvent aussi s’engager dans
32 R. Sela-Shefffy, M. Shlesinger (dirs.), « Profession, Identity and Status. Translators and
Interpreters as an Occupational Group », Translation and Interpreting Studies 4 (2), 2009, partie
1: « Questions of status and the field »; Translation and Interpreting Studies 5 (1), 2010, partie 2:
« Questions of role and identity ». Voir aussi R. Morris, « Images of the court interpreter. Professional
identity, role definition and self-image », Translation and Interpreting Studies 5 (1), 2010, pp. 20–40.
33 La Bible, sous la direction de F. Boyer, traduction de 48 exégètes et écrivains, Bayard et
Médiaspaul, Paris-Montréal 2001.
34 J. Joyce, Ulysse, nouvelle traduction sous la direction de J. Aubert, Gallimard, Paris 2004.
35 Sur certaines questions de la « traduction polycéphale » voir aussi l’article de Maryla Laurent dans le présent volume.
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Le traducteur défiguré?
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un réseau de traducteurs bénévoles, pour une cause donnée, par ex. Traducteurs
sans frontières ou Babel36.
Ce type nouveau, récent de traduction peut se comprendre dans ses dimensions techniques, sociales et commerciales. Il modifie en profondeur les images
traditionnelles du traducteur puisqu’il fait place au partage, à la collaboration,
à l’accessibilité, au volontariat, annonçant un futur plus bigarré entre les professionnels hyperspécialisés et les amateurs travaillant au coup par coup, sans nécessairement de continuité. L’accès en plusieurs langues à Second Life, à Facebook
et à d’autres réseaux sociaux est possible grâce à la traduction, à l’édition et au
testing par un collectif anonyme.
La dissémination de cette pratique — autre signe de la mondialisation en
cours — non seulement génère et satisfait de nouveaux besoins en traduction,
mais métamorphose le concept, la pratique et l’image de la traduction: les usagers,
ou consommateurs, de traduction peuvent désormais en être aussi les producteurs.
Il est évident que le statut du traducteur s’en trouve(ra) changé, rendant sans doute
par la même occasion plus difficile une enquête sur l’identité et les types de ces
traducteurs en ligne.
4. Une figure tutélaire: Hermès
Les flux et rencontres médiatisées aujourd’hui par la traduction ou l’interprétation vont au-delà de la seule problématique langagière — engageant la mobilité
et la multimodalité. La traduction est désormais à la fois un moyen de l’acculturation globale et un outil pour la puissance locale; elle aide à la fois à consolider
certaines hégémonies politiques, littéraires, juridiques et donne une voix aux minorités, à la périphérie… dans l’espace entre l’universalité et l’unicité. C’est une
activité contradictoire: elle arrête des identités, des frontières, des définitions et
en même temps elle invite à les dépasser. Elle suppose des professionnels formés,
qualifiés et des amateurs aptes à couvrir une partie de la masse à traduire.
Le traducteur est appelé à se définir et à se reconfigurer, c’est-à-dire à remplir
divers rôles, un peu comme un formateur/enseignant est aujourd’hui en même
temps et alternativement mentor, tuteur, facilitateur, médiateur. Dans ces contradictions à assumer le traducteur devient polymorphe. Il n’est pas et n’a jamais été
une figure familière dans l’imaginaire collectif, comme par exemple le philosophe
en France. Par contre, on peut dire qu’il retrouve, pour symboliser ses missions et
pratiques, une figure tutélaire: celle d’Hermès. Dieu du commerce et des voleurs,
mécène des marchés, communicateur-interprète dans la mythologie grecque, rapproché du Thot de l’ancienne Égypte, apparenté au Khrisna de la tradition hin36 Cf. Y. Gambier, « Réseaux de traducteurs/interprètes bénévoles », Meta 54 (4), 2007,
pp. 658–672.
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doue, assimilé au Mercure du Panthéon romain, Hermêneus avait aussi autorité
sur les routes, les carrefours, les foires, ainsi que sur tous les territoires intermédiaires et de passages, marches, marges et frontières (les zones transnationales
d’aujourd’hui). Messager entre les dieux, entre les dieux et les hommes, il allait et
venait entre le monde connu et les mondes inconnus et souterrains.
The disfigured translator
Summary
Representations of translators and interpreters in fiction often copy clichés on both professions.
Quite a number of novels and films today are referring to them by using stereotypes or negative
opinions. In a way, they continue the long list of metaphors which have been created in the past to
talk about translation and translators. However, the information and communication technology is
changing the practices and therefore images of the work of mediation.
Key words: figure, ICT, metaphor, representation, stereotype, fictional translators and interpreters
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