Le renouveau de la scène musicale juive 3ème partie
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Le renouveau de la scène musicale juive 3ème partie
Le renouveau de la scène musicale juive 3ème partie UPOP MEDEM · SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2015 par David UNGER Radical Jewish Culture 1992 Ce bouillonnement de questions identitaires éclate en 1992, à l’occasion du festival de musique improvisée de Munich pour faire naître le mouvement Radical Jewish Culture, conjointement pensé par John Zorn et Marc Ribot. Zorn programmateur, curater du festival de musique improvisée Munich Art Project, trouve l’occasion d’affirmer des choix artistiques aux nombreuses influences avec une spécifité identitaire que lui et Marc Ribot vont tenter de problématiser. Le mouvement devait prendre comme nom Loud and Pushee, tout en mentionnant son ancrage juif. Zorn cherche une approche plus directe : il veut affirmer qu’il est juif, revendiquer sa judéité sans nécessairement ne jouer que des musiques klezmer, traditionnelles, nostalgiques, un peu clichés, même si on retrouve ce style de musique au début de la Radical Jewish Culture. Musique Juive Ils vont associer tous les musiciens et ceux avec lesquels ils jouaient auparavant (qui, pour la plupart, étaient juifs). Des gens comme Anthony Coleman au piano, John Lurie, l’extraordinaire guitariste Eagle Sharp, le groupe de lesbiennes God is my Copilote qui jouait des musiques juives (quasiment), les Klezmatics, le guitariste Gary Lucas qui avait joué avec Lou Reed, le batteur Joey Baron, le contrebassiste Marc Dressert, le pianiste Marc Feldman, le saxophoniste Timberg, le clarinettiste Ben Coldberg, etc. Bref, ils étaient très nombreux ! Tous jouent une musique qu’ils estiment juive. Certains jouent du klezmer et des musiques aux influences juives, mais d’autres jouent avec leur propre style qui semble ne rien avoir à faire avec la musique juive sauf l’affirmation identitaire de leur auteur. Pour eux, après avoir conscientisé leur revendication identitaire, jouer du punk n’est pas du punk, c’est une musique juive ! C’est d’autant plus osé que ça se passe en Allemagne et cela fera même un peu de bruit, en tous cas pour tout ce qui était le milieu underground. Marc Ribot raconte qu’à New York on lui demande : « C’est quoi cette histoire ? Tu es quoi, jazzman, bluesman ou juif ? ». Comme s’il lui fallait choisir ! Lou Reed Nombre de gens ont découvert à cette occasion que le leader du Velvet Underground, vraie star et personnage très important de l’histoire du rock était juif. C’est d’autant plus surprenant que Lou Reed, non seulement ne l’avait jamais revendiqué, mais avait beaucoup chanté Jésus. Dans la chanson Heroïne, par exemple, il dit : « Je me sens comme le fils de Jésus, après avoir pris de l’héroïne. ». Dans une autre chanson on trouve : « Jésus je t’aime, Jésus je t’aime, Jésus je t’aime. ».[1] Lou Reed (son père changea Rabonowitz en Reed), prince de la nuit et des angoisses, leader du groupe Velvet Underground, auteur de "Walk on the wild side" Bref, tout d’un coup, on se rendait compte que Lou Reed venu jouer un concert avec deux musiciens juifs, Marc Ribot et Greg Cohen, reprenant ses tubes tels quels, c’était de la musique juive, à partir du moment où elle se revendique comme telle, on peut estimer que c’est de la musique juive Le Velvet Underground!, ce n’est pas que de la musique juive... certes mais ça l’est aussi ! Kristallnacht Concert Parmi tous ces concerts, celui de La nuit de cristal, marquera les esprits. John Zorn en a composé toutes les partitions. Le concert fondateur de la Radical Jewish Culture Munich 1992 Cette pièce Kristallnacht, dure 42 minutes 44 et donne une vision de l’histoire des Juifs au XXème siècle. Ça commence dans les shtetls, avec des mélodies klezmer traditionnelles, assez sombres, puis cela raconte, d’un côté la migration vers les États-Unis et de l’autre, l’histoire des juifs après-guerre, notamment la création de l’État d’Israël et les conflits avec les États arabes Le deuxième morceau du concert, morceau très bruitiste et violent, s’appelle Never Again (plus jamais ça). Il évoque la destruction des Juifs d’Europe et la Nuit de Cristal du 9 novembre 1938 en Allemagne. Dans le livret, une mention suffit à dire la radicalité du morceau : Attention Never Again contient des hautes fréquences extrêmes à la limite de l'ouïe humaine et au-delà, qui pourraient causer des nausées, des maux de tête et des sifflements dans les oreilles. Une écoute prolongée ou répétée n'est pas recommandée et pourrait provoquer des problèmes aux oreilles - Le compositeur. Même sans écouter le morceau on comprend qu’il y a une vraie recherche radicale conceptuelle et musicale. Never Again Never Again est une sorte de long bruit de 11 minutes 41, mixant des éclats de verres brisés, des sons de hautes fréquences, effectivement insupportables, ainsi que des bribes de discours d’Hitler, sur lequel les musiciens interviennent Chaque musicien arbore une étoile jaune sur scène.[2]. Zorn avait demandé aux interprètes de rester très droits pendant l’exécution mais tous étaient sous la table à se boucher les oreilles. Dans la salle assez petite de 70 personnes, le son était assez fort et tous ressentaient l’impression de violence. Il y a sans doute de belles compositions pour tenter de représenter la Shoa, il y a des compositions tristes, il y a des compositions intéressantes mais à ma connaissance, rien d’aussi radicale que celle-ci. Zorn avait certainement entendu la composition des année soixante-sept, Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima[3] du polonais Vendereski aux sonorités suraigües, puissantes, donnant l’effet d’une sirène interminable. Never again s’inscrit dans trois histoires : l’histoire personnelle de Zorn, l’histoire naissante de la Radical Jewish Culture et l’histoire générale des compositions et des musiques. Quand ces musiciens se sont passionnés pour ces questions, ils sont tous, à leur façon, d’une manière ou d’une autre, devenus historiens du peuple juif, de la littérature juive, de la musique juive. Réaction (Suite à l’écoute de Never Again un étudiant réagit. David Unger répond). - « J’ai du mal à comprendre le pourquoi d’un tel morceau. Soyons encore plus provocateurs : pourquoi pas une musique où les gens rentrent dans la chambre à gaz et se mettent à hurler. Ce n’est pas audible. En qui jouerait ce morceau-là ! Israël, ils tueraient le mec » - Mais Zorn beaucoup de succès en Israël. - « Moi je n’y comprends rien, pour moi c’est inaudible. » - C’est inaudible parce que la représentation de la Shoa est inaudible. - Un étudiant : « Je sais que c’est inaudible la Shoa. Ma famille est de Lodz, mais cette musique-là, c’est dur à accepter, je ne comprends pas. » C’est juste un morceau. Mais pour moi c‘est un morceau fondateur, parce qu’à partir du moment où ces musiciens-là ont réussi à renouer avec la partie la plus assourdissante de leur histoire, il s’est produit une étincelle. Et c’est de la musique très travaillée, très conceptuelel et aussi complètement incarnée. Il faut sans doute en passer par là.[4] Pour donner un exemple non musical, on peut évoquer Mark Rothko, artiste figuratif, décidant après la guerre et la Shoa de ne plus rien faire figurer sur ses peintures. Il est devenu le fameux Mark Rothko peintre de monochromes. Des gens peuvent dire « ce n’est pas de la peinture, il y a juste une couleur ». Certaines compositions en terme de sons, ressemble à des formes de monochrome en peinture. On peut penser cette musique, a-mélodique, et en même temps si on cherche à creuser, on peut entendre du « bruit blanc »[5], du bruit de bris de verre, des bruit qui évoquent les cendres, une grisaille… Joie de jouer Il y a un rabbin saxophoniste, Greg Hall, en soi c’est déjà plutôt marrant, qui a beaucoup joué avec Frank London. Ils avaient fondé ensemble le trio Hassidic New Wave. Ce saxophoniste free jazz devenu rabbin a pris la tête de la synagogue de la 6ème rue à New York, dans le Lower East Side, et a décidé d’organiser des concerts de musiques juives. Il a demandé au batteur Aaron Alexander, d’être le programmateur de cette série, qu’il avait appelée Klezmer Series. Tous les mardis, dans la synagogue, il y avait des concerts. J’ai assisté à des choses hallucinantes avec vingt musiciens sur scène et huit à peu près dans la salle. Pour 10 $ vous aviez ainsi un big band juif. Je leur ai dit vous jouez juste pour partager 80$ ? lls m’ont regardé avec des yeux ronds : « Mais pour nous c’est extraordinaire. On a un lieu. On se réunit. Chaque musicien compose pour l’ensemble du big band et c’est déjà génial de pouvoir composer pour un big band ! Ensuite, le compositeur dirige sa composition à sa façon, d’une manière extrêmement classique ou comme John Zorn en demandant aux uns et aux autres de jouer, de se lever ». Parmi ce big band, il y avait beaucoup de cuivres, un guitariste électrique extraordinaire, un panaché de ce qui peut se faire de meilleur en matière de musique juive avec toutes les références musicales possibles et imaginables : du jazz des années vingt, en passant par le punk, la funk parce que, comme il y a énormément de cuivres, etc. Ça pourrait exploser dans tous les sens et pourtant ça reste ensemble comme cette composition sur la prière du shabbat, Lekha Dodi (Va, mon bien-aimé ), grandiose à entendre. Transmission La génération des Krakauer, Zorn, Ribot ont soixante ans, mais il y a une génération des quarante-trente qui ont appris auprès de ces gens-là, et qui continue à la fois de transformer, de recréer et de transmettre car dans les années quatre-vingt-dix, des espèces de camps de vacances klezmer, les Klez Camps, ont été organisés. Pendant quinze jours, tous se réunissaient pour jouer ensemble et pour suivre des cours de yiddish, des cours de chants, des cours de danses juives traditionnelles, des cours de musique. Cela a créé une génération. Des musiciens fréquentant les Klez Camps à partir de 12, 13 ou 14 ans ont appris de fait très tôt cette musique auprès des meilleurs en sachant qu’une fois la leçon apprise on pourra en faire ce qu’on veut. -o-o-o-o-o [1] Un autre chanteur est obsédé par Jésus, c’est Bob Dylan qui se convertira au catholicisme dans les années soixante-dix. [2] Le côté provocant répond à une résurgence de l’antisémitisme dans une Allemagne, très récemment réunifiée. Il s’agit de montrer une violence aussi forte en matière de musique que les pires skinheads. Les musiciens du mouvement affirment en tout cas : on a du talent, on a de la virtuosité, on appartient à une histoire. Il est hors de question d’oublier ou de laisser passer. [3] Un thrène est une lamentation funèbre de la Grèce antique chantée lors de funérailles. Le Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima dure 8 min 37. Ce fut qui fut son premier titre. [4] Dans les années soixante il y avait une pratique thérapeutique appelée thérapie primale dont le principe était d'exprimer une douleur psychologique profondément et longtemps enfouie par un puissant cri dit cri primal. [5] Le bruit blanc est un son qui comporte toutes les fréquences (20Hz-20 Khz) émises aléatoirement avec la même densité. Il est dit blanc par analogie avec la lumière blanche composée de toutes les couleurs visibles. J’aime Commenter Partager Meilleurs commentaires Écrire un commentaire... Centre Medem Arbeter Ring Suite et fin de l'intervention de David UNGER sur le renouveau de la scène musicale juive et le mouvement "Radical Jewish Culture" J’aime · Répondre · 5 décembre, 17:21