De l`économétrie pour vendre des vins ou des obligations

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De l`économétrie pour vendre des vins ou des obligations
De l’économétrie pour vendre
des vins ou des obligations
Philippe Février et Michael Visser
Grands vins ou bons du Trésor font l’objet de ventes aux enchères.
Mais quel type d’enchères faut-il pratiquer ? Pour le savoir,
on complète les modélisations générales des enchères par
des études économétriques.
d
ans les salles de
vente de RichelieuDrouot, les ventes aux
enchères de vins sont des
enchères ascendantes
classiques, ou enchères
anglaises. Dans une telle
procédure, le commissaire-priseur annonce un
prix de départ peu élevé,
puis augmente progressivement ce prix jusqu’à
ce qu’il ne reste qu’un
Une vente aux enchères (à la bougie) de vins aux hospices de Beaune, en Bourgogne. Des analyses écoseul enchérisseur, les nométriques indiquent que le recours aux options d’achat permet d’augmenter le revenu du commisautres ayant abandonné. saire-priseur. (Cliché Gamma/Alexis Orand)
L’objet à vendre est
acquis par ce dernier au prix atteint. Lorsque exemple le cas de la vente de deux lots idenplusieurs lots de vin identiques doivent être tiques de six bouteilles Mouton-Rotschild 1945.
mis aux enchères, un mécanisme appelé option La première enchère terminée, le commissaired’achat permet au gagnant d’un lot dans une priseur propose au gagnant d’obtenir le
enchère de choisir le nombre de lots qu’il sou- deuxième lot au même prix que le premier. Si
haite acquérir au même prix (si l’option d’achat le gagnant exerce son option, il n’y a pas de
n’est pas disponible, les lots sont mis successi- deuxième enchère et les deux lots sont attrivement aux enchères). Considérons par bués au gagnant de la première enchère. Si le
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gagnant n’exerce pas son droit, le deuxième
lot est alors mis aux enchères.
L’option d’achat permet bien sûr d’accélérer les ventes, mais elle induit aussi une composante stratégique. Il est clair en effet que les
enchérisseurs ne se comportent pas de la même
façon avec ou sans option d’achat. Dans le premier cas, la perte du premier lot implique potentiellement la perte des deux lots si le gagnant
utilise son option, ce qui n’est pas le cas en l’absence d’option. Quel est donc l’impact stratégique de l’option d’achat? La présence de l’option d’achat incite-t-elle les enchérisseurs à
enchérir davantage que dans le cas contraire
et donc augmente-t-elle le revenu du vendeur?
L’État doit-il pratiquer des enchères
uniformes ou discriminatoires ?
L’explosion des mathématiques
risseurs) détermine un prix dit d’équilibre p* :
c’est le prix p* tel que T = Q1 (p*) + Q2 (p*)
+ ... + QN (p*), où Qi est la quantité de bons
souhaitée par le i-ème SVT. Chacun de ces derniers obtient alors la quantité Qi (p*) de bons
qu’il a demandée.
Si le prix que chaque enchérisseur payait
pour une obligation était p*, il s’agirait d’une
enchère dite uniforme, et le coût total pour
l’enchérisseur serait alors simplement p*Q (p*),
le prix d’un bon multiplié par le nombre de
bons demandés (c’est l’aire du rectangle
hachuré dans le graphique de gauche). Mais
dans l’enchère dite discriminatoire à laquelle
l’État recourt, le prix payé n’est pas p* pour
chaque obligation, mais un peu supérieur. En
effet, l’État fait payer aux enchérisseurs le
maximum de ce qu’ils étaient prêts à payer
pour chaque obligation supplémentaire ; le
coût total pour l’enchérisseur est représenté
par l’aire hachurée dans le graphique de droite.
L’État français finance sa dette en émettant des obligations appelées bons du Trésor.
L’attribution de ces obligations se fait à l’aide
Illustrons-le par l’exemple d’un enchérisd’une procédure d’enchère dite discrimina- seur dont la courbe de demande est la suitoire. Chacun des enchérisseurs, appelés spécialistes en valeur du Trésor
ou SVT, établit un
ensemble de couples prixquantité (p, Q (p)) qui
définit, selon le prix p
d’un bon du Trésor, la
quantité Q (p) de bons
qu’il souhaite acheter.
L’État ayant au préalable
annoncé la quantité
totale T d’obligations qu’il Dans une enchère uniforme sur les bons du Trésor, l’enchérisseur paie la somme p*Q (p*) (aire de la
désirait émettre, la surface hachurée dans le graphique de gauche), où p* est le prix dit d’équilibre d’un bon, déterminé
demande agrégée (la en fonction de la demande de tous les enchérisseurs, et Q (p*) la quantité de bons demandée au préalable par l’enchérisseur pour ce prix. Dans une enchère discriminatoire, l’enchérisseur paie un prix
somme des demandes plus élevé que p*Q (p*), correspondant à l’aire hachurée dans le graphique de droite. Les stratégies
individuelles des enché- des enchérisseurs ne sont pas les mêmes dans ces deux types d’enchère.
De l’économétrie pour vendre des vins ou des obligations
vante : il demande 10 obligations si le prix est
de 90 euros, 9 obligations si le prix est de
100 euros, ..., 1 obligation si le prix est de
180 euros. En supposant que le prix d’équilibre p* est de 130 euros, cet enchérisseur recevra 6 obligations. Dans une enchère discriminatoire, le prix qu’il payera est le prix maximal
qu’il était prêt à payer pour ces 6 obligations,
à savoir: 180 euros pour la première, 170 euros
pour la deuxième, ..., 130 euros pour la sixième,
soit un total de 930 euros. Dans la procédure
d’enchère uniforme, cet enchérisseur aurait
payé 130 euros chacune des six obligations,
soit un total de 780 euros.
Évidemment, les SVT n’enchérissent pas
de la même manière dans les deux types d’enchère et la comparaison des deux mécanismes
n’a rien d’immédiat. Le Mexique a changé de
procédure d’enchère en 1990 pour privilégier
l’enchère discriminatoire. Les États-Unis, au
contraire, ont abandonné en 1998 l’enchère
discriminatoire pour l’enchère uniforme.
L’enchère uniforme est-elle plus rentable pour
l’État ? La France devrait-elle aussi changer de
mode d’adjudication ?
On doit comparer deux situations
alors qu’il n’existe de données
que sur une seule d’entre elles
Les réponses à ces questions, concernant
l’option d’achat pour les vins ou les enchères
discriminatoires pour les obligations, sont
importantes. Les montants en jeu peuvent
être considérables : 185 milliards d’euros en
l’an 2000 pour les adjudications des bons du
Trésor, plusieurs dizaines de millions d’euros
par an pour Drouot. Comment résoudre des
problèmes de ce type ? La méthode la plus
efficace consisterait à organiser une expé-
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rience réelle. Ainsi, dans les enchères de bons
du Trésor, il faudrait recourir aux deux modes
d’enchères en parallèle pour comparer les
résultats. De même, pour les ventes de vins
aux enchères, il faudrait pratiquer les deux
modes d’enchère, avec et sans option d’achat,
pour comparer le comportement des enchérisseurs. Malheureusement, il est très rarement possible de mettre en place de telles
expériences. Nous sommes donc confrontés
au problème suivant : comparer deux situations en n’ayant des informations a priori que
sur une seule d’entre elles.
La solution de notre problème fait intervenir une démarche mathématique complexe.
Dans un premier temps, il faut modéliser les
comportements des enchérisseurs. Les enchérisseurs sont caractérisés par le prix maximum
qu’ils sont prêts à payer pour obtenir l’objet
en vente, prix que l’on appelle leur évaluation. Dans ce modèle, chaque joueur connaît
sa propre évaluation, mais ignore celles des
autres joueurs. Il n’a en fait qu’un a priori sur
les possibles valeurs que peuvent prendre ces
évaluations et cet a priori peut être représenté
par une fonction f qui spécifie avec quelle probabilité ces différentes valeurs sont prises :
f (v) est la probabilité que l’enchérisseur attribue la valeur v au bien à vendre. La stratégie
d’enchère optimale, c’est-à-dire le prix que
doit offrir l’enchérisseur en fonction de son
évaluation, est obtenue par la recherche de
l’équilibre de Nash bayésien (voir l’article précédent, de Jean-Jacques Laffont).
On peut ainsi modéliser d’un point de vue
théorique les deux situations concrètes que
l’on veut analyser, ce qui permet de les comparer théoriquement. Cette comparaison
dépend évidemment de la fonction f choisie.
Si, quelle que soit la fonction f, l’une des deux
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situations domine l’autre (par exemple l’enchère discriminatoire permet à l’État d’obtenir un revenu plus important que l’enchère
uniforme quelles que soient les croyances des
SVT, définies par la fonction f ), il est possible
de conclure. En général, les situations analysées sont trop complexes pour qu’une telle
dominance apparaisse. Nous obtenons alors à
ce stade des conclusions du type : si la fonction f est celle-ci, alors Drouot a intérêt à maintenir l’option d’achat, mais si la fonction f est
celle-là, ce n’est plus le cas. Le problème revient
donc à celui de la connaissance effective de
cette fonction f.
C’est la confrontation entre les données
réelles et les prévisions de la théorie qui permet de déterminer f. En effet, si l’on choisit
une fonction donnée f, le modèle et les stratégies d’équilibre calculées dans le modèle de
comportement nous disent ce que les joueurs
auraient dû enchérir. Il suffit alors de comparer ces prédictions — calculables puisque nous
avons fait un choix pour f — avec les données
réelles. Si elles coïncident, c’est que la fonction choisie pour f était la bonne; sinon, il faut
recommencer avec une autre fonction.
Deux types de méthodes
économétriques pour déterminer
les probabilités attachées
aux évaluations des enchérisseurs
En pratique, il n’est pas possible d’essayer
l’une après l’autre toutes les fonctions f imaginables : il y en a une infinité ! Pour déterminer f, on doit faire appel à des méthodes
dites économétriques. On peut les classer en
deux grandes catégories : les méthodes paramétriques (dans lesquelles on suppose que la
fonction f est complètement caractérisée par
L’explosion des mathématiques
un certain nombre de paramètres inconnus)
et les méthodes non paramétriques (qui ne
font aucune hypothèse a priori sur f ). Ces dernières, plus générales mais aussi plus compliquées, ont été développées à partir de la fin
des années 1950, mais ce n’est que très récemment que les chercheurs ont réussi à les adapter au problème de l’estimation de notre
fameuse fonction f. Une fois trouvée cette
fonction f (ou, de manière équivalente, les
valeurs des paramètres définissant f dans les
méthodes paramétriques), il suffit de comparer les deux situations étudiées pour savoir
laquelle domine l’autre, laquelle est la plus
avantageuse du point de vue du vendeur.
Option d’achat, enchère
discrimatoire : les modèles montrent
que ces procédures sont avantageuses
pour le vendeur
C’est cette démarche qui nous a permis de
répondre aux questions posées au début de
cet article sur l’utilisation de l’option d’achat
dans les enchères de vin à Drouot. Nous avons
dans un premier temps développé deux
modèles théoriques, l’un avec option d’achat
et l’autre sans, et calculé les équilibres bayésiens dans les deux situations. Nous nous
sommes alors rendus à Drouot pour obtenir
des données (prix de vente des vins, caractéristiques de ces vins, etc.), puis nous avons
appliqué une méthode d’estimation paramétrique à notre modèle théorique avec option
d’achat. Il est important de noter que tous les
vins ne sont pas identiques (année, couleur,
château, niveau, étiquette, etc.) et qu’il faut
procéder à une estimation de la fonction f
pour chaque catégorie de vin. Une fois ces estimations réalisées, le modèle théorique sans
option d’achat nous a permis de calculer le
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revenu qu’aurait eu le commissaire-priseur s’il
n’avait pas utilisé l’option d’achat. Les premières conclusions de cette étude sont que
l’utilisation de l’option d’achat permettrait
aux commissaires-priseurs d’augmenter leur
revenu de 7 % par rapport à la situation sans
option d’achat.
À partir de données sur les ventes françaises de bons du Trésor en 1995, nous avons
mis en œuvre le même type de démarche pour
comparer les deux modes d’adjudication
(enchère uniforme versus enchère discriminatoire). Les résultats de ces travaux montrent
qu’avec l’enchère discriminatoire, le revenu
de l’État est supérieur de 5 % à celui obtenu
avec une enchère uniforme. Ainsi, dans ce problème comme dans celui des enchères de vins,
des modèles économétriques élaborés apportent des réponses à des questions auxquelles
il pouvait sembler impossible de répondre, de
par l’absence de données concernant l’une
des deux situations à comparer.
Philippe Février 1, 2 et Michael Visser 1
CREST-LEI (Centre de recherche en économie et
statistique-Laboratoire d’économie industrielle, Paris)
2INSEE (Institut national de la statistique
et des études économiques)
1
Quelques références :
• C. Gouriéroux et A. Monfort, Statistique et modèles
économétriques (Economica, 1989).
• P. Février, W. Roos et M. Visser, « Etude théorique et empirique de l’option d’achat dans les
enchères anglaises », Document de travail du
CREST (2001).
• J.-J. Laffont, H. Ossard et Q. Vuong,
« Econometrics of first price auctions »,
Econometrica, 63, pp. 953-980 (1995).
• S. Donald et H. Paarsch, « Piecewise pseudomaximum likelihood estimation in empirical
models of auctions », International Economic
Review, 34, pp. 121-148 (1993).
• P. Février, R. Préget et M. Visser,
« Econometrics of Share Auctions », Document
de travail du CREST (2001).
• E. Guerre, I. Perrigne et Q. Vuong, « Optimal
nonparametric estimation of first price auctions », Econometrica, 68, pp. 525-574 (2000).
• W. Härdle, Applied nonparametric regression
(Cambridge University Press, 1990).

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