Soumis Cybergeo (1re version envoye 17

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Soumis Cybergeo (1re version envoye 17
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N°355, 17 octobre 2006
L’ambulantage : Représentations du commerce ambulant ou
informel et métropolisation
“Ambulantism : Representation of Informal or Street Trade and
Metropolization”
Jérôme MONNET
Professeur de l’Université de Toulouse-Le Mirail,
en délégation auprès de l’Institut Français d’Urbanisme (Université Paris-8)
Résumé :
Les représentations sociales font du commerce dit ambulant, informel ou de rue un
ensemble flou d’activités liées à l’illégalité, à l’archaïsme et au sous-développement. En
première partie, une cybergéographie de ces représentations présente les trois
identifications dominantes de ce type de commerce et différencie des approches selon
que l’on s’exprime en anglais ou en français et en espagnol. Cependant, elles ont en
commun de marginaliser le commerce ambulant, et en particulier de ne pas corréler son
existence aux mutations de la vie urbaine ; c’est dans cette perspective que la seconde
partie explore les relations que l’on peut établir entre ce qu’il est proposé d’appeler
« ambulantage » et les mobilités métropolitaines contemporaines.
Mots-clés : commerce informel, marchands ambulants, vendeurs de rue, ambulantage,
colportage, métropolisation, mondialisation.
Abstract :
Social representations of the so-called informal or street trade sketch it as blurred set of
activities linked together with illegality, archaism and underdevelopment. In the first
part of this essay, a cybergeography of these representations presents the three main
identifications of this trade type, and differentiate the perspectives from English, French
or Spanish languages. However, all converge in marginalizing street trade, without
connecting it to the urban mutations. With this purpose, the second part explores the
relationship between what is proposed to be called “ambulantism” and the
contemporary metropolitan mobilities.
Keywords : informal trade, street merchants, itinerant vendors, ambulantism, peddling,
metropolization, globalization.
Resumen : “El ambulantaje : representación del comercio ambulante o informal y
metropolización”. Las representaciones sociales del comercio llamado ambulante,
informal o callejero hacen de él un conjunto borroso de actividades ligadas a la
ilegalidad, al arcaísmo y al subdesarrollo. En la primera parte, veremos como una
cibergeografía de estas representaciones presenta las tres identificaciones dominantes de
este tipo de comercio, y diferencia las perspectivas según las expresiones en castellano,
francés o inglés. Sin embargo, todas coinciden en marginar el comercio ambulante, sin
relacionar su existencia con las mutaciones de la vida urbana; con este enfoque la
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segunda parte explora las relaciones que se pueden establecer entre el ambulantaje y las
movilidades metropolitanas contemporáneas.
Palabras-claves: comercio informal, vendedores ambulantes, venta callejera,
ambulantaje, metropolización.
Introduction : commerce et mobilité
Le commerce est fondamentalement lié à la mobilité, car cette activité implique
soit d’apporter un bien au client susceptible de l’acheter, soit d’amener le
consommateur final jusqu’à un espace qui expose les produits à vendre. Les espaces de
flux et de croisement sont privilégiés par les implantations marchandes et,
symétriquement, les concentrations commerciales génèrent d’importantes circulations.
Depuis la Révolution industrielle, et en particulier depuis la fin du 19ème siècle, la
géographie commerciale des villes s’est de plus en plus organisée autour du
déplacement du consommateur, l’apogée de cette évolution semblant marquée par
l’invention et la diffusion massive dans la seconde moitié du 20ème siècle du centre
commercial ou de l’hypermarché. Ces grandes surfaces de vente entourées de parcs de
stationnement pour les véhicules individuels de leurs clients, ont été installées à
proximité d’importants axes routiers ou de carrefours, souvent à l’interface entre
l’agglomération urbaine et son aire de chalandise régionale ; l’organisation de ces
établissements tout comme leur architecture renvoie à une conception fonctionnaliste de
la ville et du consommateur.
Depuis la fin du 20ème siècle, on observe cependant une nouvelle tendance au
développement des services de livraison à domicile, les géants de la grande distribution
tout comme les petites entreprises de proximité proposant de plus en plus à leurs clients
de leur apporter leurs courses. Désormais, certains distributeurs n’opèrent plus que par
Internet, et n’ont donc pas d’établissements de vente au public. Cette évolution récente
renoue vaguement avec l’antique pratique du porte à porte, lorsque des marchands
ambulants sillonnaient les villes et les campagnes pour atteindre directement les
consommateurs à demeure. En dehors des éventaires des halles, ou des échoppes
d’artisans qui vendaient leur production réalisée sur place, une autre pratique
commerciale très ancienne consistait à vendre des produits dans l’espace public, aux
passants : les transactions se déroulaient à la criée, aux carrefours, la rencontre entre le
vendeur et le consommateur étant une opportunité à saisir par l’un et/ou par l’autre.
Cette forme de vente ambulante est toujours présente dans la plupart des villes du
monde, depuis le petit camelot à la sauvette jusqu’à la caravane spécialement aménagée
pour vendre des gaufres ou des frites, en passant par les chariots des marchands de
glaces. Mais, alors qu’il est relativement marginal dans les villes des pays les plus
riches, ce type de distribution marchande prend un caractère massif dans les villes des
pays pauvres.
Le propos de cet article est d’analyser les représentations sociales existantes
d’un secteur d’activité, et d’en proposer une nouvelle conceptualisation. Les
propositions avancées ici s’appuient sur des recherches de terrain menées
systématiquement à Mexico et plus ponctuellement dans d’autres villes d’Amérique
2
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N°355, 17 octobre 2006
latine, 1 ainsi que sur des observations préliminaires à Paris ; pour décrire ces
recherches, nous renvoyons à d’autres publications (Commerce et mobilités urbaines…,
2005 ; Monnet, 2005, 2006 ; Monnet & Bonnafé, 2005).
Nous verrons dans une première partie comment sont structurées les
représentations du commerce dit informel, ambulant ou de rue. Sur le constat que ces
représentations tendent à « réduire » ce secteur d’activité à l’archaïsme, à l’illégalité et
au sous-développement, nous proposerons dans la deuxième partie d’utiliser un
néologisme, « ambulantage », pour rendre compte des relations que ce commerce
entretient avec la mobilité des citadins et, en conséquence, avec les conditions de la
métropolisation contemporaine.
1. Commerce de rue, ambulant ou informel ?
Le commerce ambulant est aujourd’hui identifié dans les représentations sociales
(y compris médiatiques, scientifiques ou politiques) principalement de trois façons, qui
correspondent à des manières bien différentes de représenter, d’expliquer ou d’agir sur
une réalité multiforme: comme secteur (ou économie) informel(le); comme vente
ambulante; comme commerce sur la voie publique.
Afin d’illustrer l’importance respective de ces trois identifications, explorons
maintenant le monde des sites web en anglais, espagnol et français. Il s’agit de mettre en
œuvre une géographie des représentations (Bailly, 1992), telle qu’elle a pu être
appliquée aux romans, à la presse ou aux réglementations d’urbanisme (Monnet, 1993,
1995), en considérant que la Toile mondiale est autant qu’un autre média un espace de
production et de circulation de significations, et donc d’énoncés performatifs qui
organisent notre action sur le monde (Bourdieu, 1982 ; Ledrut, 1973).
1.1. Une cybergéographie des représentations : conditions et limites
En utilisant le moteur de recherche “Google” (www.google.com), j’ai mené une
2
recherche sur les expressions récurrentes dans les pages web , en associant systématiquement
certains substantifs liés au commerce ou à la vente avec une gamme limitée d’adjectifs ou
compléments (informel, ambulant, “de rue”), dans trois langues (anglais, français, espagnol).
Par exemple : « street vending » en anglais, « marchands de rue » en français, « comercio
informal » en espagnol. Cet exercice présente certaines limites :
•
Le poids relatif de chaque langue est différent selon qu’on se réfère au nombre de locuteurs
effectifs, à l’utilisation de cette langue sur le web, ou à la fréquence d’usage d’un vocabulaire
particulier comme celui qui nous intéresse ici. Ainsi, selon Ethnologue (1996), l’espagnol est la
langue d’usage quotidien d’un plus grand nombre de personnes (358 millions) que l’anglais (322
millions), alors que les sites recensés dans notre étude sont quatre fois plus nombreux en anglais
qu’en espagnol. Le français est de son côté dix fois moins présent que l’anglais dans les sites
web étudiés, alors que ses locuteurs quotidiens (77 millions) sont « seulement » 4,5 fois moins
nombreux que ceux des deux autres langues. Sans nous y arrêter, évoquons certaines des
variables qui expliquent la surreprésentation de l’anglais, comme le taux d’accès aux nouvelles
technologies d’information-communication, le recours massif à l’anglais comme langue
scientifique, administrative ou médiatique. Pour contourner le biais de la surreprésentation de
l’anglais dans la cybergéographie du Monde, nous comparerons ici essentiellement les
1
Les analyses présentées ici s’appuient sur les travaux du réseau international de chercheurs « Ambulantage entre
Local et Global », mis en place par le Centre d’Etudes Mexicaines et Centraméricaines (CEMCA, Mexico) avec
l’appui du Ministère français des Affaires étrangères.
2
Merci à Hugo Monnet-Darras de son aide dans l’inventaire des occurrences et le traitement des données.
3
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•
•
proportions d’occurrences dans une même langue et d’une langue à l’autre, et non les volumes
absolus.
Une autre limite tient à la linguistique et à la sémantique. D’une part, l’anglais est plus riche en
vocabulaire banal pour les activités commerciales et les vendeurs (à partir des cinq racines de
commerce, trade, vending, sales, merchants) que les deux autres langues (commerce et vente en
espagnol, auxquels s’ajoute marchand en français). D’autre part, la façon de construire les
compléments permet à l’anglais d’associer “street” à une grande variété de substantifs, alors que
le français est plus limité dans la construction d’expressions avec le complément “de rue” ; en
espagnol, l’adjectif “callejero/a” peut être assez souplement associé à un certain nombre de
substantifs. L’analyse présentée ici n’explore pas ces dimensions, qui pourraient donner lieu à
d’autres approches plus franchement linguistiques.
Une autre étude pourrait sans doute mesurer la variation qu’introduit la publication sur le web
par rapport à l’ensemble des publications, pour préciser dans quelles conditions une analyse des
discours rencontrés sur le web est extrapolable à l’ensemble des discours. Enfin, il faut prêter
attention aux biais introduits par le mécanisme même du moteur de recherche « Google », tels
qu’ils ont été décrits par exemple par Jean Véronis (2005).
Malgré ces limites, les résultats de la recherche sur Google sont intéressants, car ils
montrent des points de convergence et de divergence frappants dans les occurrences, qui
sont cohérents avec des informations en provenance d’autres sources. Au-delà des
résultats concernant la géographie des représentations du commerce qui est ici notre
objet, on obtient aussi des indications suggestives sur les différentiations spatialisées
des langues.
1.2. Les identifications du commerce informel, ambulant ou de rue sur la Toile
mondiale
La prépondérance de l’informalité est frappante dans les trois langues,
puisqu’elle représente les 2/3 des occurrences en français (Tableau A1) et la moitié en
anglais (Tableau A2) et en espagnol (Tableau A3). Cela s’applique essentiellement à
« l’économie informelle », ou à un « secteur informel » de l’économie (comme l’anglais
et le français préfèrent nettement le dire). Quand il ne s’agit plus de qualifier un vaste et
hétérogène « secteur », mais plus précisément l’activité d’échange (trade, trading,
comercio) ou de vente (venta, sales, vending) et ses acteurs, les préférences divergent
significativement : alors que la seconde identification la plus fréquente en espagnol
désigne les “vendedores ambulantes” et la troisième en français les “marchands
ambulants”, l’anglais préfère les appeler “street vendors”.
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Tableau A : Identifications du commerce informel, ambulant ou de rue sur la Toile
mondiale (nombre de pages web identifiées avec « Google » par « expression exacte » 3 , mai 2005).
A1. En français
Substantifs / Adjectifs
Economie
Secteur
Commerce
Commerçants
Vente
Vendeurs
Marchands
TOTAL %
(nombre absolu)
n.s. : non significatif
informel/le(s)
19.7
43.3
2.5
0.11
1.2
n.s.
n.s.
66.9 %
(92031)
ambulant/e(s)
n.s.
n.s.
6.5
2.7
2.7
7.7
9.8
29.7 %
(40989)
de rue
n.s.
n.s.
0.37
n.s.
0.1
2.4
0.24
3.2 %
(4536)
A2. En espagnol
Substantifs / Adjectifs
Economia
Sector
Vendedores
Venta
Comercio
Comerciantes
TOTAL %
(nombre absolu)
informal(es)
23.6
22.4
0.3
0.25
4.9
1.2
52.85
(168877)
ambulante(s)
n.s.
n.s.
23.3
8.9
6.3
3
41.8
(133554)
callejero/a(s)
n.s.
n.s.
2.2
1.8
0.16
0.14
4.4
(14067)
en vía pública
n.s.
n.s.
n.s.
n.s.
0.26
n.s.
0.42
(1371)
A3. En anglais
Substantifs / Adjectifs
Economy
Sector
Vendors
Vending
Merchants
Trading
Traders
Trade
Sales
Commerce
TOTAL %
(nombre absolu)
Informal
10.7
34.6
n.s.
n.s.
n.s.
0.56
0.98
1.4
n.s.
n.s.
48.5 %
(650270)
Street
0.36
n.s.
20.8
1.5
9.4
7.9
3.9
0.8
5.9
0.55
51.4 %
(689660)
En règle générale, en cumulant toutes les expressions (Tableau B), ce type de
commerce et de commerçant sont identifiés en anglais par leur lieu d’exercice (la rue,
dans plus de 50% des occurrences), tandis qu’ils le sont par leur caractère mobile
(ambulant) en espagnol (40%) et en français (30%). En résumé, alors que le français
accorde une forte prépondérance à l’informalité qui identifie un secteur économique,
c’est cependant le caractère ambulant qui l’emporte quand il s’agit de qualifier le
commerce et ses acteurs (vendeurs, commerçants ou marchands). Il en va de même pour
l’espagnol, l’informalité restant de peu l’identification majoritaire. En anglais, cette
dichotomie sépare de façon presque égale les occurrences de l’informalité et celles de la
rue.
3
La recherche par « expression exacte » est une fonction de la « recherche avancée » de Google qui permet de ne
publier que les pages web où apparaît exactement l’expression recherchée.
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Tableau B. Comparaison : en proportion d’occurrences dans chaque langue
Substantif /Adjectif
Economie
Secteur
Commerce
Commerçants
informel
23.6% en espagnol
19.7% en français
10.7% en anglais
43.3% en français
34.6% en anglais
22.4% en espagnol
4.9% en espagnol
1.4% en anglais
(informal trade)
2.5% en français
1.2% en espagnol
1% en anglais
(informal traders)
ambulant
de rue
6.5% en français
6.3% en espagnol
3% en espagnol
2.7% en français
3.9% en anglais (street traders)
Vendeurs
23.3% en espagnol
7.7% en français
Vente
8.9% en espagnol
2.7% en français
9.8% en français
20.8% en anglais (street vendors)
2.4% en français
2.2% en espagnol (vendedores callejeros)
7.9% en anglais (street trading)
5.9% en anglais (street sales)
9.4% en anglais (street merchants)
Marchands
Cette première analyse à l’échelle mondiale peut être affinée à l’échelle d’une seule et
même langue, qui connaît d’importantes variations nationales et régionales.
1.3. Les variations des occurrences entre le web de langue espagnole et le Mexique
En limitant la recherche détaillée par « expression exacte » à la langue espagnole
(Tableau C), on obtient des résultats supplémentaires. Les expressions retenues ici ont
été compilées au cours de nos recherches lors d’entretiens avec des chercheurs ou de
lecture de la presse locale. Dans trois villes latino-américaines ont été relevés des termes
particuliers : à Mexico (ambulantaje), Guatemala (ambulantismo) et Lima
(ambulatorio). Au total, ce sont 22 expressions qui ont été recensées. Il faut souligner
ici que pour simplifier l’étude des requêtes dans Google, seules les expressions au
singulier ont été retenues quand il s’agit de l’activité générique (comercio, venta,
economia), car elles sont rarement utilisées au pluriel. Inversement, dans le cas des
acteurs (vendedores, comerciantes, etc.), seules les expressions au pluriel ont été
conservées car elles sont systématiquement plus utilisées que leur version au singulier
(l’exemple de « vendedor ambulante/vendedores ambulantes » a été maintenu pour
montrer cette différence).
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Tableau C. Détail des expressions en espagnol
(nombre de pages identifiées avec « Google » par « expression exacte », mai 2005)
Phrase exacte en espagnol traduction française
Web en
Pages du
% Mexique/
espagnol
Mexique Web en espagnol
Economia informal
Economie informelle
75600
15800
21.0
Vendedores ambulantes
Vendeurs ambulants
74700
9980
13.3
Vendedor ambulante*
Vendeur ambulant
25100
778
3.0
Sector informal
Secteur informel
71700
6940
9.6
Venta ambulante
Vente ambulante
28500
282
1.0
Comercio ambulante
Commerce ambulant
20400
5200
25.5
Comercio informal
Commerce informel
15900
6890
43.3
Comerciantes ambulantes Commerçants ambulants
9879
4840
49.0
Vendedores callejeros
Vendeurs de rue
7220
227
3.1
Ambulantaje
Ambulantage
7190
5280
73.5
Venta callejera
Vente de rue
5890
113
2.0
Comerciantes informales Commerçants informels
3870
737
19.0
Comercio ambulatorio
Commerce ambulatoire
1130
23
1.5
Vendedores informales
Vendeurs informels
982
348
35.4
Comercio en vía pública
Commerce sur la voie publique
845
722
85.4
Ventas callejeras
Ventes de rue
695
21
3.0
Comercio callejero
Commerce de rue
520
170
32.6
Venta ambulatoria
Vente ambulatoire
486
5
1.0
Comerciantes callejeros
Commerçants de rue
423
47
11.1
Comerciantes
en
vía Commerçants sur la voie
252
232
92.0
pública
publique
Venta en vía pública
Vente sur la voie publique
206
45
22.0
Ambulantismo
Ambulantisme
82
17
20.7
Vendedores en vía pública Vendeurs sur la voie publique
68
38
56.0
*singulier indiqué pour illustrer les rapports de proportion avec le pluriel de la même expression
Conformément à ce que nous avons déjà vu, les sept plus importantes
expressions (entre près de 10 000 et plus de 75 000 occurrences) se réfèrent autant à
l’activité (vente, commerce) qu’aux acteurs (vendeurs, commerçants), qui sont tous
essentiellement identifiés comme « informel » ou « ambulant », ces deux termes
apparaissant ainsi comme des substituts l’un de l’autre en espagnol. Il faut atteindre le
huitième rang pour que l’identification par la rue apparaisse (vendedores callejeros), et
le neuvième pour que le premier substantif générique apparaisse, le terme mexicain
« ambulantaje », avec plus de 7000 occurrences chacun.
Cette hiérarchie se trouve sensiblement modifiée si l’on calcule la proportion de
sites mexicains dans le total des sites identifiés par « Google » par « expression exacte »
en espagnol. Il ne faut prendre ces résultats que comme des indications, étant donné que
la reconnaissance de la « nationalité » des sites par Google est approximative.
Cependant, apparaissent des ordres de grandeur significatifs.
Les références à la voie publique sont constituées à plus de 50% voire 90% de
citations de sites mexicains. Cela s’explique aisément par le fait que ces expressions
sont utilisées presque exclusivement par le langage administratif mexicain (lois et
règlements ou discours politiques). De même, le fait que les ¾ des occurrences de
« Ambulantaje » proviennent de sites mexicains s’explique facilement par le fait que ce
terme est un mexicanisme (RAE, 2001 ; Steel, 2000).
Ce tour d’horizon cybergéographique a permis de vérifier d’une part la
prédominance du paradigme de l’informalité pour désigner un secteur de l’économie
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dans les trois langues et, d’autre part, que l’attribut « street », qui domine en anglais
dans plus de la moitié des cas, trouve sa traduction dans l’adjectif « ambulant » en
espagnol et en français, lorsqu’il s’agit d’identifier les acteurs de cette économie,.
L’identification de ce secteur et de ses acteurs est donc incertaine et changeante, ce qui
résulte sans doute du caractère intrinsèquement « fluide et flou » (Monnet, 2001) du
commerce dit informel, ambulant ou de rue.
1.4. Trois approches différentes pour une même activité ?
La prédominance de l’identification d’une activité économique par son caractère
informel se vérifie dans la littérature scientifique, qui voit dans le commerce informel la
face visible d’un secteur de l’économie dit non régulé, non déclaré, non enregistré, ou
souterrain, marginal, voire illégal, parfois appelé marché noir, antinomique de
l’économie formelle. Cette dichotomie a été illustrée par Milton Santos (1975) qui
opposait « les deux circuits de l’économie urbaine des pays sous-développés » de la
façon suivante :
Circuit
Moderne
Technologique
Dominant
Riche
Supérieur
Circuit
Traditionnel
De main d’œuvre
Dominé
Pauvre
Inférieur
Comme l’explique Bruno Lautier (2004), l’usage courant de l’expression
« secteur informel » implique, à tort, de considérer l’informalité comme un secteur à
part dans l’économie, alors que c’est une composante de la plupart des relations
économiques. C’est pour cette raison que M.Santos insistait sur l’interdépendance des
circuits « supérieur » et « inférieur » de l’économie. La conceptualisation de
l’informalité résulte initialement des efforts des économistes eux-mêmes pour analyser
et évaluer un pan de l’économie des pays et des ménages dont l’importance s’avère
immense pour comprendre comment se reproduisent des sociétés entières, en particulier
dans les pays pauvres, mais qui échappe aux instruments de mesure de l’économie dite
formelle (inscription aux registres fiscaux ou autres, recensements).
L’économiste Hernando de Soto (1986) est devenu célèbre en soutenant que les
excès de réglementation du secteur formel, en bridant l’esprit d’initiative et d’entreprise,
obligent les “petits” acteurs économiques à jouer en dehors des règles tandis que les
grands ont les moyens soit de les contourner, soit de négocier des arrangements formels,
soit de se délocaliser. De son côté, John Cross (2005) souligne que toute la société est
bénéficiaire de l’informalité, depuis les populations les plus pauvres qui y trouvent non
seulement un emploi mais aussi un approvisionnement, jusqu’aux plus riches qui s’y
fournissent en main d’œuvre domestique non déclarée. Il existe aussi une vulgate
politico-médiatique qui fait de l’économie informelle une réponse aux crises ou aux
rigidités de l’économie formelle: le secteur informel serait celui où l’on peut créer son
propre emploi pour éviter le chômage qui frapperait le secteur formel, “soupape de
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sécurité” face à la pauvreté comme a dit le gouverneur de Mexico 4 , après bien d’autres
experts et gouvernants (BIT, 2000 : 20-21).
Cependant, à côté des représentations de l’informalité qui dominent la littérature
scientifique ou technique internationale 5 , les représentations médiatiques mettent en
avant le commerce dit « ambulant ». Cela fait porter l’attention sur un aspect visible,
élément de l’expérience commune des citadins dans diverses régions du monde : on
oppose ainsi les marchands reconnaissables à la mobilité de leur dispositif de vente
(chariots, roulottes, étals, etc.), aux commerces considérés comme « établis », c’est-àdire les boutiques et magasins caractérisés par leur permanence et leurs dispositifs fixes
de gestion de l’interface public/privé (vitrines, portes, rideaux, etc.). C’est dans ce
registre « ambulant » que s’inscrit le « colportage » traditionnel et sur lequel nous
reviendrons. Enfin, dans les réglementations (urbanistiques ou autres, au Mexique
comme en France), c’est le fait que le vendeur réalise l’acte de vente dans l’espace
public qui semble importer d’abord, et non sa mobilité ou son informalité. C’est cette
identification qui permet au droit français de différencier le colportage (« la distribution
sur la voie publique ») d’autres formes de distribution, comme nous le verrons plus loin.
C’est dans ce contexte que je propose le néologisme « ambulantage » pour
conceptualiser l’espace instable des transactions et des interactions entre des vendeurs et
des clients ambulants.
2. Du colportage à l’ambulantage : une évolution liée aux mutations
urbaines ?
Le terme « Ambulantaje » est défini comme suit par le Dictionnaire de
l’Académie Royale Espagnole : “Masculin. Mexique. Activité du vendeur ambulant”. 6
Je propose d’adapter ce terme en français avec la graphie « Ambulantage », ce qui est
phonétiquement et sémantiquement cohérent avec “colportage”, le terme le plus
couramment utilisé dans le français quotidien pour désigner l’activité du vendeur
ambulant (Tableau D).
4
« Conferencia de prensa del jefe de Gobierno del Distrito Federal, Andrés Manuel López Obrador, en la Sala de
Prensa Francisco Zarco, antes de la reunión del Gabinete de Gobierno y Seguridad, en el Antiguo Palacio del
Ayuntamiento », 01.VI.2005 (http://www.comsoc.df.gob.mx/noticias/conferenciasj.html?id=749312).
5
Par exemple, Labordoc, la base de données de la Bibliothèque de l’Organisation Internationale du Travail
(http://labordoc.ilo.org/) recense infiniment plus de références à l’informalité qu’au caractère ambulant du commerce
ou à sa localisation dans la rue.
6
“México. Actividad del vendedor ambulante” (RAE 2001).
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Tableau D. Détail des expressions en français
(nombre de pages identifiées avec « Google » par « expression exacte », 8 novembre 2005 7 ).
Expression / nombre de pages recensées
WWW
pages en français
Marchands ambulants
42 800
41 700
Vendeurs ambulants
28 700
28 000
commerce ambulant
22 000
20 900
Vente ambulante
12 900
11 600
Commerçants ambulants
10 800
10 600
Colporteurs
83 400
61 900
Colportage
118 000
58 100
Camelots*
115 000
52 600
*pages contenant le mot « camelots » et aucun des mots suivants : « chevaliers, roi » (pour retirer les nombreuses
références au jeu électronique « Chevaliers et camelots » et au mouvement politique des « Camelots du Roi »).
Le terme « colportage » (“Action de colporter, métier du colporteur”) remonte à
1723, mais c’est dès le début du 16e siècle que seraient fixés en français les termes
“colporteur” (1533) et “colporter” (1539):
•
•
Colporteur: “1. (…) Marchand ambulant qui vend ses marchandises de porte en porte. - 2.
Camelot. Colporteur qui parcourt les campagnes, va de ville en ville. Colporteur d'articles de
mercerie, de toiles, de livres”;
Colporter: “1. Transporter avec soi (des marchandises) pour vendre. Colporter son bagage sur le
dos, sur une petite voiture. Colporter des marchandises, des livres” (Le Grand Robert, 1997).
Pourquoi ne pas traduire simplement le mexicain “ambulantaje” par le français
“colportage”, puisque dans les deux cas les définitions des dictionnaires semblent
s’accorder pour en faire l’activité du vendeur ou marchand ambulant ? Pour justifier que
l’on recoure plutôt à l’innovation lexicale, je propose trois raisons.
2.1. Du colportage antique à l’ambulantage contemporain
La première raison est d’ordre historique. Le colportage est un « métier oublié »,
qui renvoie essentiellement à une activité du passé préindustriel en France, celle d’un
« gagne-petit », vendeur isolé distribuant des biens en petites quantités (Berrouet &
Laurendon, 2001 : 82). Dans cette acception, la traduction de “colporteur” est
“buhonero” en espagnol et « hawker » ou « peddler/pedlar » en anglais.
De son côté, “ambulantaje” est un terme mexicain actuel, qui renvoie à la
présence massive dans les rues des métropoles, de milliers de vendeurs qui installent
quotidiennement leur stand de vente de restauration alimentaire rapide ou de produits
associés à la globalisation et à la consommation de masse (montres, disques, étuis de
téléphone…), souvent “pirates” (issus de la contrebande, de la contrefaçon ou du
marché noir). Dès 1989, le commerce ambulant était un thème obsessif dans la presse de
Mexico et le terme “ambulantaje” était d’usage courant (Monnet, 1993, 1995). Dans le
grand quotidien Reforma, entre le 30 novembre 2002 et le 12 juin 2005, on peut
compter 500 articles où est apparu le terme, soit une fois tous les deux jours en
7
Les résultats diffèrent entre les tableaux A1 et C car ils ont été obtenus à 6 mois d’intervalle. Plus qu’à une inflation
du nombre effectif de sites, le triplement des réponses peut être imputée à des modifications du moteur Google, qui
présente plus de fois la même page. Le tableau ci-dessous montre néanmoins que les rapports de proportion sont
approximativement conservés d’une période à l’autre :
Expression
Mai 2005
Nov. 2005
Marchands ambulants
Vendeurs ambulants
Commerce ambulant
Vente ambulante
13 600
x 3,07
10 600
x 2,64
9 030
x 2,31
3 840
x 3,02
Commerçants
ambulants
3 860
x 2,75
10
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N°355, 17 octobre 2006
moyenne (http://www.reforma.com [12.VI.2005]). Des textes législatifs et juridiques
officialisent le terme, comme le “Règlement concernant l’ambulantage, les stands
démontables et les marchés de plein air pour la municipalité de Playas de Rosarito”,
publié en 1998 au Journal Officiel de l’état fédéré de Basse Californie. 8
La reconnaissance de “ambulantaje” hors du Mexique est récente. Alors qu’il
n’était pas encore intégré dans la première édition du “Dictionnaire de l’espagnol usuel
au Mexique” (Diccionario del Español Usual en México) en 1996, il est mentionné dans
le Corpus de Référence de l’Espagnol Actuel (RAE : CREA) 9 à partir de la même
année. Il faut attendre 2001 pour que le mot fasse son entrée dans le dictionnaire de
l’Académie royale espagnole.
2.2. Diffusion des idées ou service aux voyageurs?
La deuxième raison de choisir « ambulantage » tient à une acception
contemporaine du terme “colportage” en français, strictement liée à la diffusion des
écrits et des idées. Dans les “questions fréquentes” du portail de l’administration
française (www.service-public.fr) consacrées aux professionnels et aux entreprises, à la
question « Qu’est-ce que le colportage? », la réponse de l’administration publique est :
“le colportage est la distribution sur la voie publique ou dans tout autre lieu public ou privé,
d’écrits de toute nature ou d’images: livres, brochures, journaux, gravures, photographies, cartes
postales illustrées. […] Le colportage occasionnel, par exemple la distribution d’écrits électoraux
ou de tracts à l’occasion d’une manifestation, n’est pas soumis à déclaration”. 10
Il est intéressant de constater que la définition légale du colportage réduit les objets
“colportables” aux écrits et aux images, qui ne sont pas nécessairement vendus mais
peuvent être distribués gratuitement, dans un espace qui n’est pas défini “de porte en
porte” ou “de ville en ville”, mais comme “voie publique”.
On peut sans doute expliquer cette réduction du colportage aux écrits et aux
images grâce à l’histoire particulière de la distribution ambulante des livres et des
imprimés, qui a joué un grand rôle non seulement dans la diffusion des écrits (par
exemple la Bibliothèque de Troyes au 18e siècle) mais aussi dans celle des idées, le
colporteur étant aussi celui qui diffusait des nouvelles : « on le disait particulièrement
des crieurs de gazettes, d’édits et autres feuilles volantes, qui étaient nouvelles et d’un
prompt débit » (Berrouet & Laurendon, 2001 : 48-50). Cet acception a donné lieu à la
deuxième définition présente dans les dictionnaires:
•
•
Colporteur: “2. (Figuré). Un colporteur de nouvelles, celui qui propage les nouvelles autour de
lui. Elle est très bavarde; c'est une terrible colporteuse de cancans. Des colporteurs d'idées, de
doctrines.”
Colporter: “2. Transmettre (une information) à de nombreuses personnes (souvent péjoratif). Divulguer, propager, rapporter, répandre. Colporter une nouvelle, une histoire scandaleuse, la
raconter à l'un et à l'autre. Colporter de faux bruits, des cancans” (Le Grand Robert 1997).
8
« Reglamento de Ambulantaje, Puestos semifijos y Mercados sobre ruedas para el Municipio de Playas de Rosarito,
B.C. Publicado en el Periódico Oficial N°48, de fecha 27 de noviembre de 1998, tomo CV »
<http://www.congresobc.gob.mx/reglamentacion/municipal/Rosarito/Reglamentacion/Reg_de_Ambulantaje__Puesto
s_Se/reg_de_ambulantaje__puestos_se.html> [15.VI.2005]
9
Dans ce corpus, les 32 références à « ambulantaje » sont mexicaines. Cf. Real Academia Española: Banco de datos
(CREA) [en línea]. Corpus de referencia del español actual. <http://www.rae.es> [15.VI.2005]
10
Textes légaux de référence de cette réponse : loi du 29 juillet 1881, loi du 03 janvier 1991 et article L 2212-2 du
code général des collectivités territoriales [<http://vosdroits.service-public.fr/professionnels/F1834.html>
[15.VI.2005]
11
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N°355, 17 octobre 2006
Or, le phénomène que nous souhaitons conceptualiser avec le terme d’ambulantage ne
renvoie pas seulement à la divulgation des idées, mais plus généralement à la diffusion
de produits de consommation de masse ou de services rendus et de biens, offerts en
cours de déplacement aux voyageurs du quotidien.
2.3. Métropolisation et transactions ambulantes
En effet, la troisième raison de préférer ambulantage à colportage est que ce
dernier terme désigne exclusivement l’activité du vendeur, de celui qui colporte,
quelque soit le nom qu’on lui donne. En revanche, je propose de considérer que
l’ambulantage concerne autant le vendeur que le client, en caractérisant les conditions
d’une transaction. Parler de l’ambulantage dans une ville, c’est vouloir parler d’une
relation entre un vendeur et un client, c’est concentrer l’attention sur cette relation, et
donc non pas seulement sur les caractéristiques du vendeur mais aussi sur la situation
d’un acheteur qui ne se trouve pas dans les mêmes circonstances d’achat que dans un
autre type de commerce. Et c’est bien en cela que l’ambulantage pourrait succéder au
colportage, pour décrire un changement dans le recours au commerce ambulant par la
clientèle. Alors que le colportage paraît caractéristique de la commercialisation
préindustrielle, l’ambulantage se développerait avec la métropolisation contemporaine.
Cette dernière est une transformation des villes dans le contexte de la
globalisation, marquée par l’interdépendance croissante de chaque ville avec l’économie
mondiale (approvisionnements, marchés, flux financiers, circulation de modèles de
société et de consommation, cf. CES 2003) et par une croissance spatiale et
démographique qui implique l’intégration fonctionnelle d’espaces relevant
d’administrations différentes et donc la mise en place de nouvelles modalités de
gouvernance et de coopération (Le Galès & Lorrain 2003 ; Trace 2002). Du point de
vue sociologique, la métropolisation s’accompagne de la cosmopolitisation de la société
citadine par des populations migrantes (travailleurs immigrés et cadres des entreprises
transnationales ; cf. Capron et alii 2005) et par une individualisation des modes de vie
(modèles familiaux, travail féminin, développement de l’éducation et des loisirs,
diversification des pratiques de consommation et d’alimentation, cf. Ascher 1995,
2005 ; Bourdin 2005).
La métropolisation implique « la mobilité généralisée » (Allemand et alii 2004),
avec l’intensification des flux de personnes, de biens, d’idées et de la logistique
(Lasserre 2000) qui explique que les dynamiques métropolitaines s’inscrivent
essentiellement dans des réseaux (Derycke 1999) et que les limites urbaines en
deviennent intrinsèquement indéterminées (Pumain et alii 2006 : 306). C’est pourquoi
la corrélation entre les processus de métropolisation et le développement de
l’ambulantage ne dépendrait pas tant de la taille des villes que des modalités et des
portées des mobilités urbaines.
L’ambulantage offre des services à la mobilité tout en créant des circuits de
travail et d’approvisionnements pour les catégories sociales précaires ou exclues des
marchés formels de l’emploi et de la consommation. Il ne faut donc pas réduire le
commerce ambulant à une manifestation de l’informalité, d’une économie de la survie
caractéristique du Tiers-Monde ou des populations immigrées illégales dans les pays
riches, même si cette dimension continue d’être opératoire pour expliquer beaucoup de
logiques socio-économiques. Il ne s’agit pas non plus d’en faire fondamentalement une
survivance des « métiers du passé » comme nous y invite le terme « colportage », même
12
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N°355, 17 octobre 2006
si les actuels métiers de la rue s’inscrivent dans une longue tradition (Berrouet &
Laurendon, 2001).
Avec la mobilité généralisée, on fera l’hypothèse que la généralisation de
l’ambulantage dépend autant sinon davantage de la prolifération des clients que de celle
des vendeurs : il s’agit d’observer non seulement la mobilité du prestataire, mais aussi
celle du consommateur dans l’espace public. Est client potentiel de l’ambulantage tout
usager de l’espace public ou des transports collectifs, toute personne qui pour éviter de
« perdre du temps » lors de ses déplacements à travers la métropole (aller au travail, à
l’école, revenir à la maison, aller chercher les enfants, faire les courses ou du sport,
rendre visite à des amis ou parents, sortir, etc.) va consommer les biens et services
d’aide à la mobilité qui lui sont offerts « en chemin ».
On peut ainsi identifier des espaces-temps caractéristiques de la transaction
ambulante :
- l’aliment acheté lors d’un transfert entre deux moyens de transport (photo 1),
- les fleurs choisies en route vers un rendez-vous (photo 2),
- un disque pirate acquis auprès d’un vendeur à la sauvette et immédiatement inséré
dans un baladeur, ou une halte au carrefour pour se détendre en écoutant un
musicien des rues (photo 3),
- un parapluie pour continuer sa voie sous la pluie, un jouet pour faire patienter un
enfant fatigué ou bien une carte de recharge téléphonique pour continuer à
communiquer pendant le trajet (photo 4),
- un journal pour s’informer jusqu’à ma descente du train ou du bus.
Photo 1 (J.Monnet). Montreuil (proche banlieue de Paris), accès de la station de
métro « Mairie-de-Montreuil » (juillet 2004) : caravane de vente de glaces.
Les points de vente mobiles (caravane, camionnette) sont associés à une occupation
temporaire de l’espace public pour une activité alimentaire qui requiert un équipement
assez important (pizzas, frites, glaces, etc.). Ils sont implantés en fonction de flux
temporaires (manifestation sportive, culturelle ou politique) ou saisonniers (tourisme)
13
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N°355, 17 octobre 2006
Photo 2 (J.Monnet). Paris, Station de métro Dupleix (15ème arrondissement) : vendeur
de fleurs à la sauvette (avril 2005).
Ce vendeur en situation illégale joue sur les interstices et la mobilité : alors qu’il est
installé dans l’espace public (ce qui lui permet de s’éclipser rapidement en cas de
besoin), il vend à travers les grilles à des clients « captifs » dans l’enceinte du métro,
qui peuvent profiter de la rupture de charge dans leur déplacement pour faire un achat
d’opportunité.
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Photo 3 (J.Monnet). Paris, carrefour de Saint-Germain des Prés (6ème
arrondissement) : musiciens de rue et kiosque à crêpes (avril 2005).
Les kiosques et les musiciens font partie des formes « légitimes » du commerce
ambulant dans de nombreuses villes ; les premiers, implantés dans les carrefours
centraux ou dans les espaces de transit (gares, etc.), sont souvent des points de
distribution de presse ou de restauration rapide ; les seconds sont tolérés dans les
espaces touristiques, les rues piétonnes, et parfois dans les transports en commun.
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N°355, 17 octobre 2006
Photo 4 (J.Monnet). Mexico, carrefour des avenues Horacio et Ferrocarril de
Cuernavaca (Polanco) : les vendeurs aux feux rouges (avril 2004).
Des vendeurs informels comme formels profitent de l’arrêt des automobilistes aux feux
rouges pour leur proposer une vaste gamme de produits : billets de loterie (au premier
plan), cartes de recharge pour téléphones mobiles (au deuxième plan, dans l’uniforme
jaune de l’entreprise Telcel) et poupées en peluche inspirées de personnages de séries
télévisées (troisième plan).
Le voyageur du quotidien est donc un client ambulant potentiel, différent en cela
du consommateur qui se rend à un endroit déterminé pour y satisfaire une demande
particulière (magasins ou marchés, généralement fréquentés avec une intention précise).
Le client ambulant ne se révèle que dans l’opportunité d’un achat, au cours de l’un de
ses trajets, même si cet achat opportuniste peut devenir routinier (on peut par exemple
être un « habitué » du même vendeur, cf. Akbar, 2005). Les lieux de l’ambulantage sont
par définition ceux où le voyageur peut être atteint par le vendeur, les gares, les
aéroports, les stations de métro, les arrêts de bus, les feux rouges, les passerelles, les
escaliers : les espaces de rupture de charge ou d’intermodalité, les interfaces et
interstices qui sont favorisés par les entreprises de communication comme par les
acteurs du secteur informel (Monnet, 2006).
On peut donc conceptualiser l’ambulantage comme un secteur de services (plus
ou moins) ambulants destinés à des clients ambulants, ou bien, encore plus précisément,
comme le secteur des services à la mobilité de clients ambulants dans un espace de
circulation publique (y compris dans l’espace des transports collectifs ou dans des
espaces de statut privé comme des centres commerciaux, des hôpitaux etc.). Dans cette
acception, le livreur de pizzas ou du supermarché ne participent pas à l’ambulantage,
16
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N°355, 17 octobre 2006
pas plus que le balayeur qui nettoie la rue ou le policier qui règle la circulation, ou la
péripatéticienne qui arpente le trottoir. En revanche, le commerce « fixe » qui installe
des dispositifs mobiles de vente aux passants, comme nombre de boulangeries,
sandwicheries et d’autres commerces (photo 5), relève de l’ambulantage dans la mesure
où il permet une transaction « ambulante », un achat « en chemin ».
Photo 5 (J.Monnet). Paris, rue Montorgueil (2ème arrondissement) : Présentoirs de
cartes postales et comptoir mobile de glace dépendant d’un magasin (avril 2005).
Les commerces établis font aussi de l’ambulantage, en déployant des dispositifs de
vente dans l’espace public afin de servir rapidement les clients de passage et pour
ralentir les passants afin de les attirer vers les vitrines ou à l’intérieur du magasin.
Pour observer l’ambulantage, il ne s’agit donc pas de prédéfinir des espaces
commerciaux spécialisés, d’attribuer une identité spécifique à certains vendeurs, ni de
qualifier juridiquement ou statistiquement un secteur d’activité. Prendre l’ambulantage
au sérieux, implique de comprendre que la mobilité crée la possibilité pour tout lieu et
tout passant de se transformer en espace-temps et en acteur d’une transaction.
Conclusion : ambulantage et représentations des mobilités métropolitaines
L’adoption en français du terme mexicain ambulantage s’appuie sur l’hypothèse
que la métropolisation entraîne une intensification des mobilités (des personnes, des
biens et des informations) et un développement concomitant des services à la mobilité.
Des trois grands champs d’identification du commerce dit de rue, ambulant ou informel,
17
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N°355, 17 octobre 2006
il semble donc que c’est celui qui insiste sur la mobilité qui est le plus pertinent pour
rendre compte d’une évolution des activités commerciales en ville. La nouveauté
qu’essaye de symboliser le néologisme, c’est l’attention croissante qu’il faudrait
accorder, non pas seulement au marchand de rue ou vendeur informel, mais aussi, voire
surtout, au client ambulant.
Il ne s’agit pas ici de déplacer une limite, comme celles qui séparent
habituellement tous les dispositifs de vente mobile et les ventes réalisées dans un
établissement fixe, le secteur informel et le secteur formel, ou encore la transaction
traditionnelle et la transaction moderne. Le propos est plutôt de montrer que ces limites
ont un caractère aussi flou et fluide que celui des situations sociales, urbaines et
marchandes que nous observons. L’ambulantage est un objet d’étude qui implique un
double défi : conduire l’analyse géographique là où les théories dominantes sont issues
de l’économie et de la science politique, tout en rénovant nos conceptions de l’espace
pour pouvoir observer les situations et les interactions qui sont constitutives de notre
milieu de vie.
L’ambulantage s’observera où il y a des piétons, des transports collectifs, des
ruptures de charge et de l’intermodalité, davantage que dans les espaces les plus
monofonctionnels dédiés à la circulation automobile individuelle. Au-delà de la
pauvreté et de l’informalité, c’est donc peut-être aussi parce que le véhicule particulier
est y moins répandu que le commerce ambulant est plus présent dans les pays les plus
pauvres. Pour les mêmes raisons, l’ambulantage caractérisera davantage les espaces
centraux et complexes que les autres espaces urbains. Si nous parvenons à démontrer
une relation entre l’intensification des mobilités métropolitaines et la croissance de
l’ambulantage, compris comme transaction où le vendeur et/ou le client sont ambulants,
alors nous pourrons prévoir que le commerce ambulant est destiné à prendre plus de
place dans les espaces de circulation, d’attente et de correspondance.
Au-delà de l’enjeu scientifique de production de connaissances, ce pronostic
signale des enjeux de développement économique en terme d’invention de nouvelles
formes de distributions, de création d’emplois et de satisfaction de besoins
d’approvisionnement. D’autres enjeux concernent les politiques publiques vis à vis des
services de proximité et de mobilité, ou encore les aménagements des infrastructures de
transport et des espaces de circulation. Après le siècle d’un urbanisme fonctionnaliste
qui a séparé les fonctions de transport, de résidence, d’achat et de travail, la régulation
de l’ambulantage pourrait peut-être créer des occasions d’une nouvelle association de la
consommation et de la circulation.
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à paraître en mars 2007) ; « Comercio y políticas públicas » (Trace, Mexico, à paraître en juin 2007) ;
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