Cybergeo : dossier « Ambulantage et métropolisation »

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Cybergeo : dossier « Ambulantage et métropolisation »
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Ambulantage et services à la mobilité : les carrefours
commerciaux à Mexico.
Street Trade and Mobility Services : the Crossroads in Mexico
City.
Ambulantaje y servicios a la movilidad : los cruces comerciales
en la Ciudad de México.
Jérôme Monnet
Université de Toulouse-Le Mirail/ Laboratoire Théorie des Mutations Urbaines, CNRSInstitut Français d’Urbanisme de l’Université Paris-8
Angela Giglia
Departamento de Antropología, Universidad Autónoma Metropolitana-Iztapalapa,
Mexico
Guénola Capron
Centre d’Etudes Mexicaines et Centraméricaines, Mexico
Cet article reprend une communication présentée en espagnol au Séminaire
international “Commerce et mobilités urbaines à l’heure de la
métropolisation”, Mexico, 11-13 juillet 2005 (Centre français d’études
mexicaines et centraméricaines, Universidad Autónoma Metropolitana
Iztapalapa, Universidad Iberoamericana D.F.) et fait partie du dossier
thématique « Ambulantage et métropolisation » (coord. Jérôme Monnet)
publié par CyberGEO.
Résumé :
L’intensification des mobilités intra-urbaines est caractéristique des mutations
contemporaines regroupées sous le terme métropolisation. Il s’agit ici d’étudier les
formes prises dans ce contexte par les services aux voyageurs du quotidien, au travers
de l’observation du commerce dit « ambulant » ou « informel », dans une sélection de
carrefours de l’agglomération de Mexico. Nous avons établi une typologie qui rend
compte, au-delà de la fluidité et du flou des activités, de la structuration d’une offre
commerciale adaptée aux rythmes de la vie urbaine, aux modalités de déplacement et
aux caractéristiques sociales et géographiques des lieux de croisement ou de
correspondance.
Mots-clés : mobilité urbaine, métropolisation, commerce informel, commerce ambulant,
carrefour, déplacement, services aux voyageurs, Mexico.
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Abstract :
Among various urban changes, the intensification of intra-urban mobility is
characteristic of the contemporary phenomenon known as metropolization. In this
context, we examine here the services brought to everyday urban travellers, through the
study of the so-called informal commerce or street vending, in selected crossroads in
Mexico City’s metropolitan area. We established a classification that, in spite of the
fluidity and fuzziness of activities, allows us to understand how the retail offer is
precisely adapted to urban life paces, to traffic modes and to the social and geographical
features of connecting places.
Keywords : urban mobility, metropolization, informal trade, street vending, crossroad,
traffic, services to travellers, Mexico City.
Resumen :
La metropolización es un fenómeno de mutación urbana contemporánea caracterizado
por la intensificación de las movilidades intra-urbanas. Se trata aquí de estudiar las
formas que toman en este contexto los servicios a los viajeros cotidianos, mediante la
observación del comercio llamado “informal” o “ambulante”, en una selección de
cruces callejeros en la conurbación de la Ciudad de México. Establecimos una tipología
que da cuenta, no obstante lo fluido y borroso de las actividades, de la estructuración de
una oferta comercial adaptada a los ritmos de la vida urbana, a las modalidades de
tránsito y a las características sociales y geográficas de los lugares de interconexión.
Palabras-clave : movilidad urbana, metropolización, comercio informal, comercio
ambulante, cruce, tránsito, servicios a los viajeros, Ciudad de México.
Introduction : espaces et services de la mobilité métropolitaine
Notre point de départ est le postulat que le processus actuel de métropolisation
est caractérisé (entre autres) par l’intensification des mobilités : les flux de personnes,
de biens et d’informations se multiplient et se diversifient au fur et à mesure de la
croissance des villes et de leur interdépendance avec les dynamiques de la
mondialisation économique et sociale (Allemand & alii, 2004). En conséquence, l’une
des principales hypothèses de notre recherche est que la situation actuelle du commerce
dit « de rue, informel et/ou ambulant » doit être aussi analysée en relation avec
l’intensification des mobilités métropolitaines, autant dans les pays riches que dans les
pays en développement (Monnet & Bonnafé 2005, Monnet 2006c). En effet, nous
pensons que la rationalité du commerce ambulant ne peut être réduite à un système de
création d’emploi informel pour les exclus du marché formel du travail, comme la
considèrent trop souvent les politiques publiques ou les recherches (sur ce débat, cf. De
Soto 1986, Roubaud 1996, Lautier 2004). Ce commerce doit être aussi considéré
comme une réponse à une demande significative, qui ne se trouve pas complètement
satisfaite par le commerce dit « formel » (légalement enregistré) ou « établi » (à
l’intérieur de boutiques).
Nous proposons donc d’étudier l’ambulantage (néologisme désignant les
activités d’échange économique qui se déroulent dans les espaces d’accès public : rues,
places, transport collectif, etc., cf. Monnet 2006b) comme un service rendu à des
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« clients ambulants ». Nous insistons sur le fait qu’en première analyse, ces clients
semblent toujours plus mobiles que ceux que l’on dénomme marchands ambulants. Il
s’agit d’observer exactement les circonstances et les modalités dans lesquelles des
services et des produits sont offerts par le commerce aux piétons, automobilistes et
usagers des transports en commun.
Avec cet objectif général, notre équipe de recherche 1 a mené une enquête
spécifique sur les carrefours de Mexico. A notre connaissance, les études scientifiques
sur le commerce ambulant existant à Mexico n’ont abordé ni les conditions et formes de
la transaction avec le client, ni spécifiquement l’espace des carrefours. Nous avons
défini ces derniers comme des espaces d’interconnexion d’infrastructures de transport.
Nous incluons ici aussi bien des carrefours « simples », où se croisent des véhicules
automobiles et des piétons, que des croisements plus complexes, où coïncident dans le
temps et dans l’espace une plus grande variété de moyens de transport ; dans ce second
type, nous comptons les espaces de transbordement d’un mode de transport à un autre
(arrêts de bus, sorties des stations de métro, gares routières, accès de grands édifices…).
Dans les deux types, les carrefours sont considérés ici en tant qu’espaces de
concentration, d’interruption et d’intersection de différents flux de personnes, de
véhicules et de marchandises. Les carrefours routiers sont équipés de dispositifs de
gestion de la convergence et de l’alternance des flux (feux, stops, ralentisseurs, agents
de circulation, etc.) qui permettent la correspondance entre différents modes de
transport humain. Si, pour les commerces établis, les croisements sont généralement
dotés d’une plus grande visibilité dans le paysage urbain (Lynch, 1960) et donc d’une
potentialité et d’une valeur commerciale supérieure, ils le sont d’autant plus pour le
commerce ambulant. C’est pourquoi nous postulons que les carrefours sont des lieux
idoines pour l’observation des relations entre mobilité et activités d’échange.
Grâce à l’interruption ou au ralentissement de chaque type de flux, ou à la faveur
des transbordements, les carrefours sont propices à la prestation de services aux
voyageurs urbains, c’est-à-dire tous ceux qui se déplacent en ville : les citadins en route
vers un travail, une école, un foyer, des achats, des démarches ou des loisirs, ainsi que
les professionnels du transport, les touristes… (García Canclini & alii, 1996). Dans la
mesure où ceux-ci peuvent anticiper qu’ils vont rencontrer à ces endroits-là une réponse
à certaines de leurs attentes et, en particulier, une aide à leur mobilité urbaine, nous
avons considéré que la présence de vendeurs ambulants aux carrefours les inscriraient
dans le paysage cognitif des voyageurs urbains.
1
Outre les auteurs de ce texte, il faut mentionner et remercier ici nos assistantes de
recherche : Norma Jaramillo (UAM-Iztapalapa), Morgane Govoreanu (CEMCA/Institut
d’études politiques de Toulouse, France), Julie Penven (CEMCA/Institut d’études
politiques de Toulouse, France), Virginia González (Université Laval de Québec,
Canada)
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1. Hypothèses, choix méthodologiques et classification des activites
1.1. La sélection des carrefours à observer : une variété d’échelles, de flux et de
temporalités
Nous avons choisi un nombre limité de carrefours avec l’intention d’observer un
éventail de situations sociales et de mobilité (Carte 1). Cette sélection a pris en compte
des variables comme : centralité/périphérie, situation dans le District Fédéral (villecentre) ou dans l’état de Mexico (municipalités de banlieue), profil
sociodémographique, spécialisation économique, diversité des acteurs, des usages et des
formes. Les quatre carrefours retenus représentent un échantillon de la variété des
carrefours urbains de la métropole (Annexe 1 : Caractéristiques des carrefours étudiés).
Carte 1 : Localisation des carrefours étudiés dans l’agglomération de Mexico.
Source : Cuidad de México. Una visión territorial del sistema urbano ambiental
(PNUMA, Gobierno del Distrito Federal, Centrogeo, 2004)
Le carrefour « Centre » (Carte 2) a été choisi parce qu’il est un des plus centraux de la
métropole : il représente le croisement de l’un des plus importants axes de circulation
nord-sud dans le District Fédéral, l’Axe Central Lázaro Cárdenas, avec la principale
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voie de communication entre le quartier central des affaires2 et la Grand-Place 3
(avenues Juárez & Madero). De ce fait, outre un très intense trafic mêlant les flux
véhiculaires à échelle métropolitaine entre nord et sud et les flux d’accès au centre-ville
(employés, clients, livraisons, touristes), il s’agit d’un carrefour emblématique, véritable
« porte d’entrée » du Centre Historique par où doivent passer la plupart des
manifestations politiques et où l’on trouve la Tour Latino-américaine 4 et le Palais des
Beaux-arts, deux des principales icônes monumentales de la ville (Monnet 2006a).
Carte 2 : Carrefour “Centre”
Source (extrait) : Guia Roji, Ciudad de México 2004.
Le carrefour « Occident » (Carte 3) fut choisi pour deux raisons principales : d’une part,
sa localisation dans l’ouest de la ville, entre deux zones résidentielles où se concentrent
des populations riches 5 , afin d’observer à quel point le fonctionnement social et
commercial d’un carrefour est lié au profil de ses usagers selon qu’ils sont résidents
locaux ou de passage ; d’autre part, il s’agit d’un échangeur entre la principale autoroute
urbaine (Anillo Periférico Manuel Avila Camacho) et d’importantes voies de circulation
intra urbaine (avenues Palmas et Masaryk).
2
Quartier de Reforma-Zona Rosa
3
Place de la Constitution, ou Zócalo
4
Gratte-ciel de 181 mètres de hauteur, datant de 1954
5
Quartiers de Polanco et Lomas de Chapultepec
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Carte 3 : Carrefour « Occident »
Source (extrait) : Guia Roji, Ciudad de México 2004.
Le carrefour « Sud » (Carte 4), au croisement des avenues Miguel Ángel de Quevedo et
Universidad, a été choisi pour son importance intermédiaire, à l’échelle de la zone de
Coyoacán et du sud du District Fédéral. Il est caractérisé par la multimodalité et la
connectivité entre les transports (véhicules particuliers, taxis, bus et microbus, métro,
piétons) et par une large offre commerciale (centre commercial avec hypermarché,
banque, cafétérias, grande épicerie, etc.)
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Carte 4 : Carrefour « Sud »
Source (extrait) : Guia Roji, Ciudad de México 2004.
Le carrefour « Orient » (Carte 5) correspond à un croisement d’échelle locale dans une
zone périphérique (hors du District Fédéral) de la métropole, dans la municipalité
banlieusarde de Nezahualcoyotl caractérisée par la concentration de populations pauvres
et modestes. La centralité locale du carrefour tient à la présence d’un marché à l’air
libre, quotidien et autorisé par la municipalité.
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Carte 5 : Carrefour « Orient »
Carrefour Avenida Pantitlán/ Avenida México, Ciudad Nezahualcoyotl, Estado de México.
Source (extrait) : Guia Roji, Ciudad de México 2004.
Dans les quatre carrefours, nous avons prévu plusieurs périodes d’observation
couvrant une journée entière (de 6h à 22h), pendant des jours de travail et des jours de
congés, afin d’observer les différences dans les types et les intensités d’activité
commerciale et dans les flux. Cette stratégie, qui impliquait d’aborder simultanément
quatre espaces urbains distants dans les mêmes périodes, a reposé sur la mise en œuvre
par sept personnes des mêmes critères, chaque carrefour étant toujours « couvert » par
au moins deux personnes différentes en même temps.
Nos observations ont été conduites en saison sèche (fin d’hiver, début de
printemps). En février les matins peuvent encore très froids; mais en mars, il peut
commencer à faire très chaud dans l’après-midi ; nous verrons que certaines
consommations dans l’espace public sont tributaires de ces conditions. Les dernières
observations ont été faites au début des vacances les plus importantes de l’année
(Semaine sainte), ce qui a eu aussi des implications sur la nature des transactions
observées.
Nous avons choisi le samedi en postulant et en vérifiant qu’il s’agissait du jour
où le transit et l’activité commerciale étaient les plus intenses de la semaine, dans les
carrefours les plus commerciaux (Centre, Sud) ; inversement, c’est le jour le moins
« actif » dans le carrefour le moins commercial (Occident). En revanche, nous n’avons
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pas prévu d’observation les dimanche, lundi et mardi, en présumant qu’il s’agissait des
jours les moins actifs 6 . Les mercredi et jeudi ont été choisis pour observer l’activité
« normale » de semaine dans les carrefours les plus commerciaux. Enfin, le vendredi a
permis d’observer l’activité lors du jour considéré comme le plus embouteillé dans le
carrefour Occident caractérisé par l’importance de ses flux véhiculaires.
1.2. Les conditions d’observation d’un micro-espace : géographie et
anthropologie
Partant de notre hypothèse qu’un carrefour est un point adéquat pour observer
les phénomènes qui mettent en rapport commerce et mobilité, nous avons choisi
d’utiliser une procédure d’observation directe au cours de laquelle il fallait enregistrer
méthodiquement :
-
les services et les produits fournis aux voyageurs ;
-
les formes prises par les activités commerciales ambulantes ;
-
les relations de ces dernières avec le commerce dit « établi » ;
-
les formes d’interaction entre voyageurs et vendeurs ;
-
les différences commerciales selon les types de carrefours, selon leur situation dans
le système de transport et de mobilité de la ville et selon les caractéristiques socioéconomiques des zones où ils se trouvent.
Dans la perspective du transfert de nos hypothèses et de nos procédures à
d’autres terrains d’enquête, il nous paraît important de souligner ici les défis posés par
l’observation d’un objet urbain multidimensionnel comme l’ambulantage saisi dans un
espace –le carrefour– qui peut constituer un objet d’étude en soi. L’observation directe
du terrain est une activité complexe qui peut être mise en œuvre scientifiquement
seulement lorsqu’on part d’hypothèses précises et de questions explicites sur ce que l’on
veut observer. Sans objectifs spécifiques, l’observation devient une tâche trop vaste.
Finalement, on peut seulement observer quelque chose que l’on s’est représenté à
l’avance, sinon on se contente de « regarder sans voir ». De ce point de vue,
l’observation est une activité de reconnaissance de ce que l’on s’est fixé comme
objectif d’observer, re-connaître étant la condition pour connaître ; évidemment,
l’observation permet de découvrir des choses nouvelles ou imprévues, car les objectifs
précis préétablis permettent de comparer ce qui était pré-connu par hypothèse à ce qui
est reconnu par observation. C’est pourquoi nous nous sommes efforcés de « réduire »
méthodiquement ce que nous souhaitions observer (voir détails dans l’Annexe 2 : Guide
d’observation)
Dès le retour du premier jour d’observation il fut évident que notre premier
guide d’observation était trop détaillé. Il apparut difficile d’observer et dans le même
temps de sélectionner l’information pour la situer dans la colonne adéquate. Pour
résoudre ce problème, chacun finit par remplir les feuilles d’observation à sa manière :
certains choisirent de rester fidèles à l’enregistrement chronologique (par exemple en
6
Lors d’un entretien, un vendeur ambulant du carrefour Occident a expliqué qu’il ne venait pas le
dimanche car c’était « pourri » [“está jodido”] faute de clients.
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annotant pas à pas l’horaire d’arrivée de chaque vendeur à son poste de vente respectif),
tandis que d’autres organisèrent la prise de notes en fonction de la continuité des
activités de certains acteurs (par exemple, en décrivant toutes les opérations nécessaires
au montage d’un stand). Pour simplifier, dans le premier cas il s’agissait d’essayer de
« photographier » ou « cartographier » une dimension des phénomènes de la manière la
plus complète et « objective » possible, privilégiant les dynamiques collectives, alors
que dans le second cas il était plutôt question de valoriser une expérience complète
concrète, focalisée sur l’observation d’une séquence d’opérations par un sujet isolé ou
un petit groupe.
Nous arrivons à la conclusion que les deux manières de regarder, qui
correspondent chacune à une discipline différente de formation des auteurs de cette
recherche (géographie et anthropologie), sont complémentaires l’une de l’autre.
Néanmoins, cela a compliqué l’analyse des résultats d’observation, car il fallait faire la
synthèse entre une représentation plus centrée sur le carrefour comme objet-espace
d’observation et une autre plus centrée sur les vendeurs comme sujets sociaux et acteurs
urbains.
Une difficulté supplémentaire surgit des inévitables et appréciables occasions
d’interaction avec les vendeurs. Chaque fois que l’on eut la possibilité d’entamer une
discussion, on y gagna un type d’information qui en faisait perdre un autre, puisque
nous devions alors interrompre l’observation systématique.
Pour faire face à la complexité et à la taille de notre objet, surtout dans quelquesuns des carrefours sélectionnés, nous avons décidé d’établir dans chaque carrefour des
unités d’observation qui pouvaient fonctionner de façon autonome, comme les coins de
rue, les accès du métro, les terre-plein centraux, bien qu’il apparût des liens (familiaux,
professionnels) entre les opérateurs observés. Il ne fut pas aisé de définir jusqu’où
devait porter notre observation, c’est-à-dire les limites du carrefour conçu comme lieu
d’activités spécifiques dépendantes du croisement de flux ou de la rupture de charge.
Une façon de « limiter » l’observation pour la contrôler fut de choisir des acteurs ou des
pratiques spécifiques : par exemple, le carrefour commence là où le piéton cesse de
progresser sur le trottoir pour attendre un bus, ou bien là où les vendeurs « ratisseurs »
(voir plus loin) cessent de remonter entre les files de voitures.
L’observation a pu déboucher sur des récits consacrés à des séquences
d’activités particulières, comme par exemple :
“la femme est sortie du métro avec une enfant ; elle s’est arrêtée à un stand pour
acheter des gommes à mâcher ; elle a commencé à discuter avec une autre
dame ; elle a attendu une demi-heure avant que n’arrive un homme vêtu comme
un employé de bureau qui semblait sortir du travail ; ensemble ils ont pris un
microbus » (Carrefour Sud, 19.II.2005).
Ce type de récit a permis de donner une continuité concrète à l’observation, en unifiant
les différents lieux séparés en unités d’observation distinctes et en reconstituant
l’expérience du carrefour comme espace unifié par les pratiques et non comme
agglomérat de points de vente ou d’activité. Les récits des pratiques ont montré le
carrefour comme un espace de transit où les sujets articulent différents lieux et activités,
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structuré par des pratiques récurrentes et relativement intelligibles pour un observateur
extérieur.
1.3. La classification des activités : le défi du fluide et du flou
Un autre problème est né d’une certaine difficulté dans la mise en œuvre de la
classification des différents types de commerce (par exemple : un vendeur installé avec
un chariot de jus de fruits est-il à considérer comme vendeur « sur roues » ou comme
« stand semi-fixe » dès lors qu’il ne bouge pas de la journée ?). Le tableau Organisation
de la vente par services et par produits (annexe 3) est le résultat de cet effort de
classification, qui a assumé que les limites entre formes et activités étaient floues et
poreuses, et qui s’est affranchi des catégories inspirées par l’économie ou la statistique.
Ainsi, c’est seulement quand nous avons eu les discussions sur les résultats que nous
avons pu surmonter nos divergences quant à la manière de conduire l’observation et
d’enregistrer l’information.
C’est ensuite que nous avons procédé à une réduction et à une simplification de
l’information, pour mener à bien la synthèse. De cette façon, nous avons abouti à nos
premières généralisations sur le phénomène du commerce de carrefour. Cette
interprétation synthétique d’un univers hétérogène a permis de dépasser la variété
morphologique pour constater que le commerce de rue n’est pas « infini », mais qu’il
s’organise selon des types de produits et des formes de vente qui sont finalement assez
peu nombreuses et relativement différenciables les unes des autres.
En effet, malgré son hétérogénéité apparente, nos observations nous ont permis
d’élaborer une typologie des formes du commerce dit “ambulant” aux carrefours,
suivant des critères renvoyant :
- aux modalités de réalisation de la vente ;
- au lieu précis ;
- aux situations respectives du client et du vendeur ;
- et aux produits ou services rendus.
Nous aboutissons à l’identification de 22 types principaux (Tableau 1) qui couvrent
l’essentiel des situations de transaction dans les carrefours de Mexico, telles que nous
avons pu les observer méthodiquement durant l’enquête comme au gré d’un grand
nombre d’observations aléatoires faites à l’occasion d’autres déplacements et d’autres
enquêtes. En utilisant les codes de ce tableau, nous présenterons ci-dessous les types de
transaction de carrefour en privilégiant la variable « formes de transaction ». Il nous
semble que cette catégorisation est la plus pertinente en ce qui concerne tant les rapports
entre mobilité (ou fixité) et métropolisation, que l’inscription des activités dans une
échelle de précarité (ou stabilité) économique.
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Tableau 1 : Résumé des formes de transaction et des types de produits ou services
(voir détail en Annexe 3)
A) Les « ratisseurs de véhicules ».
Il s’agit de vendeurs qui se déplacent à pied sur les voies de circulation
automobile et « ratissent » les files de véhicules (lorsque ces derniers sont arrêtés à un
feu rouge ou roulent au pas à cause d’un ralentisseur ou d’un embouteillage) en offrant
leurs services ou leur produits directement à la fenêtre des automobilistes. On les
observe à tous les carrefours sélectionnés. Ce groupe peut être subdivisé en fonction de
ses rapports à l’économie formelle, des types de produits ou de la temporalité de leur
service dans la journée ou par saison :
A.1. A tous les carrefours, on observe des ratisseurs “représentants”, habituellement
revêtus d’un uniforme ou d’un équipement publicitaire d’une grande entreprise :
groupes de presse (Reforma ou El Universal : voir Photo 1), de téléphonie mobile
(surtout Telcel), de glaces (sorbets BonIce : Photo 2) y des colporteurs de publicité
en uniforme (Photo 3) ou pas (Photo 4).
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Photo 1 : CENTRE
Ratisseur de véhicules, vendant le quotidien Metro (tabloïd du groupe Reforma), revêtu
d’un pull et d’une casquette de l’entreprise (à gauche)
Stand roulant de gommes à macher/sucreries/cacahuètes et sodas (à droite)
Palais des Beaux-Arts (au fond à gauche)
(Av. Lázaro Cárdenas/Av. Francisco Madero; 23.II.2005, 14h; cliché J.Monnet)
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Photo 2 : ORIENT
Ratisseur de véhicules, vendant des glaces BonIce, avec uniforme et glacière
publicitaires de l’entreprise.
(Av. Pantitlán, Nezahualcoyotl; 20.II.2005, 14h ; cliché J.Monnet)
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Photo 3 : OCCIDENT
Ratisseur avec uniforme, portant une bannière de publicité pour l’entreprise de
téléphonie mobile Viva (Iusacell), attendant que s’arrête la circulation pour distribuer aux
automobilistes les prospectus qu’il a en main (premier plan).
(Voie latérale du Périphérique, à la hauteur du « pont de Palmas » ; 25.II.2005, 12h30 ; cliché J.Monnet)
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Photo 4 : CENTRE
Ratisseuse de trottoir, distribuant des livrets publicitaires sur les équipements
électroniques Philips (premier plan);
“Torero” (vendeur à la sauvette), vendant des parfums sur une table (deuxième plan au
centre)
Ratisseurs de véhicules : laveurs de pare-brise au repos, assis sur le trottoir; celui qui a
le bras tendu caresse la tête d’un bébé, couché dans un cageot sous l’éventaire des
revues (second plan, à droite)
Kiosque à journaux (troisième plan, centre)
Stand de livres juridiques et guides touristiques (quatrième plan, gauche)
(Av. Juárez/Av. Lázaro Cárdenas; 19.III.2005, 16h; cliché J.Monnet)
A.2. Il existe un ensemble spécifique de « petits plaisirs de la bouche » qui sont toujours
vendus ensemble à tous les carrefours : les snacks (gommes à mâcher, bonbons,
cacahuètes) et cigarettes (Photo 5).
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Photo 5 : ORIENT
Ratisseur de véhicules vendant l’ensemble gommes à mâcher/cigarettes/sucreries
(Av. Pantitlán/Av. México; 10.III.2005, 16h45; cliché J.Monnet)
A.3. La vente dite « opportuniste » ou de “produits d’opportunité” se différencie selon
les moments de la journée (matins : journaux; heures chaudes : glaces; fins d’aprèsmidi et soirées : fleurs) ou selon les saisons (parapluies ou parasols; cadeaux à
l’époque des fêtes; drapeaux pendant le “mois patriotique” de septembre); produits
dérivés, officiels ou pirates, accompagnant la sortie d’un film (peluches,
casquettes…). Cette sous-catégorie d’offre fut particulièrement bien représentée au
carrefour Occident.
A.4. Les laveurs de pare-brise, clowns et acrobates, musiciens et mendiants ont été
regroupés en une seule sous-catégorie, car nous avons observé que ces activités
étaient fréquemment déployées autour d’un même feu ou groupes de feux de
signalisation par un groupe de personnes lié par des relations familiales ou de
sociabilité primaire (Photo 6). Dans ces groupes, le travail est réparti par genre et
par génération : les adolescents et jeunes adultes lavent les pare-brise ou font du
spectacle (clowns, acrobates, cracheurs de feu, fakirs), les mères, les vieilles dames
et les grands enfants demandent l’aumône ou gardent les petits, les vieux messieurs
jouent du violon ou du saxophone. Ces spécialités ont été observées à tous les
carrefours sélectionnés sauf Orient (ce qui peut s’expliquer par le profil socioéconomique très humble des résidents locaux). Nous avons appelé cette souscatégorie “services de divertissement et solidarité”, car les « clients » donnent
souvent de l’argent par solidarité (ou pitié) autant qu’en rétribution d’un service : en
termes de dignité, il semble important, pour celui qui reçoit comme pour celui qui
donne, d’établir entre eux la relation socialement valorisée de « vendeur » à
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« client » grâce à un service comme le lavage de pare-brise ou le spectacle éclair au
feu rouge.
On trouve habituellement des mendiants « ratisseurs » de véhicules à tous les
carrefours (sauf Orient). Dans les carrefours étudiés et d’autres, il apparaît à
certaines périodes des ratisseurs « représentants » d’organisations caritatives ou
d’entraide (par exemple : Croix-Rouge) ; ce système est utilisé ailleurs, à l’accès de
certains quartiers ou villages pour collecter informellement l’argent des fêtes
locales.
Photo 6 : OCCIDENT
Groupe de ratisseurs prenant le petit déjeuner ensemble avant de se disperser entre
quatre feux de signalisation (sous le pont, sur chaque voie latérale et sur l’avenue
Palmas) pour vendre l’ensemble “gommes à mâcher, bonbons, cacahuètes et cigarettes”
ou demander l’aumône. Les femmes âgées sont habillées d’une façon qui les identifie
aux yeux des passants comme “indigènes” ou “indiennes” (jupe, blouse, châle, tresse).
(Pont de Palmas, accès à la voie latérale occidentale du Périphérique; 25.II.2005, 08h ; cliché J.Monnet)
A.5. Il existe beaucoup d’autres produits ou services vendus par les ratisseurs; les plus
répandus les billets de loterie ou de petits objets industriels (boîtes en plastique,
jouets –certains sont des produits de saison, cf. A3- ou cartes géographiques –
Photo 7).
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Photo 7 : CENTRE
Droite : ratisseur vendant des cartes géographiques aux automobilistes
Centre : ratisseur “représentant” des Glaces BonIce, avec deux fillettes portant des
casquettes publicitaires de la marque
Gauche : touriste prenant en photo le Palais des Beaux-Arts.
(Av. Juárez, feu rouge sur Av. Lázaro Cárdenas; 19.III.2005, 13h30 ; cliché J.Monnet)
B) Les “ambulants de trottoir”
Il s’agit de vendeurs qui marchent sur les trottoirs en proposant leur service aux
piétons. Une partie d’entre eux est susceptible de monter dans les bus et microbus, avec
l’accord du chauffeur, pour vendre aux passagers (il existe une sous-catégorie
spécialisée dans la vente à l’intérieur des rames de métro : les “vagoneros”, pas étudiés
ici 7 ). Par beaucoup d’aspects ils ressemblent aux ratisseurs de véhicules et une partie
des mêmes critères permettent de les subdiviser.
7
Cf. par exemple : « Desplazan predicadores a vagoneros del Metro », La Jornada (México, D.F.),
22.XI.2004 [http ://www.jornada.unam.mx/2004/11/22/044n1cap.php]
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
B.1. Il y a aussi sur les trottoirs des “représentants” (cf. A.1) qui portent habituellement
un uniforme ou du matériel publicitaire de la marque; ils sont le plus souvent
colporteurs de publicité (carrefours Centre et Occident).
B.2-3-4. Il semble que c’est à cause du très important flux piétonnier que l’on observe
seulement sur les trottoirs du carrefour Centre des “ratisseurs” vendant aux passants
l’ensemble “gommes à mâcher, bonbons, cacahuètes et cigarettes” (B2) ou des
fleurs (à la tombée du jour, B3), ou encore des musiciens et des mendiants (B4).
C) Les “kiosques”
Il s’agit de petites constructions métalliques, fréquemment installées aux
carrefours, près des accès du métro ou des arrêts de bus (Photo 8).
Photo 8 : OCCIDENT
Kiosque officiel (centre) : Journaux, revues, gommes à mâcher, bonbons, cacahuètes et
cigarettes
Kiosques formels : Tortas (droite) et Tacos (gauche)
Stand de petit déjeuner (extrême-gauche) : atole (boisson chaude à base de maïs) et pâtisseries
(angle av. Palmas/voie latérale occidentale du périphérique; 19.II.2005, 9h ; cliché J.Monnet)
Les “Kiosques officiels” sont installés par une entreprise qui bénéficie d’un
contrat avec le gouvernement du District Fédéral. Ils ont une forme standardisée et des
parois vitrées lumineuses qui accueillent de la publicité. Il s’agit de points de vente de
journaux (C1; souvent, ces derniers vendent aussi des sodas et l’ensemble “gommes à
mâcher, bonbons, cacahuètes et cigarettes”, C2) ou fleurs (C3). Ils sont présents à tous
les carrefours de notre sélection, sauf Orient (ce qui est normal puisque l’on se trouve
hors du District Fédéral de Mexico).
Les “Kiosques formels” sont plus fréquents et moins standardisés que les
précédents et sont habituellement peints avec de la publicité pour des marques de soda
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
ou des titres de périodiques (selon la spécialité du kiosque). Leur installation est
permanente et reconnue de fait. On y vend surtout les produits suivants :
C.1. Revues et journaux; on les trouve à tous les carrefours; parfois ils déploient des
présentoirs métalliques additionnels sur les trottoirs.
C.2. Sodas et “gommes à mâcher, bonbons, cacahuètes et cigarettes” (cf. A2, C1);
parfois C1 et C2 sont combinés en un seul kiosque.
C.4. Tacos ou Tortas. Les premiers sont une spécialité alimentaire chaude préparée à
l’instant dans une galette de maïs ; les seconds sont leur équivalent préparé dans un
pain de blé rond ; cette paire de kiosques spécialisés se trouve à tous les carrefours
observés sauf au Centre.
D) Les stands (“puestos”)
Ils sont habituellement montés et démontés chaque jour ; il s’agit le plus souvent
d’une table avec un auvent ou un parasol, parfois des parois de toile tendue sur une
armature métallique et/ou des grilles métalliques qui permettent d’accrocher la
marchandise exposée à la vente.
D.1. Journaux et revues; observé à d’autres carrefours que notre sélection.
D.2. “Gommes à mâcher, bonbons, cacahuètes et cigarettes” (Photo 9); parfois ces
stands vendent aussi des sodas; on les trouve à tous les carrefours (sauf Occident).
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Photo 9 : SUD
Etal de gommes à mâcher, bonbons, cacahuètes et cigarettes ; les boîtes suspendues
sont destinées aux clients qui achètent une seule cigarette
(entre la station de métro Miguel Ángel de Quevedo et l’entrée du centre commercial; 12.III.2005, 07h30 ; cliché
J.Monnet)
D.3. Offre « opportuniste » (cf. A3) par moments de la journée :
- petit déjeuner (démonté vers 09h00) : avec des bonbonnes de boissons chaudes
(café, boisson chaude de maïs dite atole) et des panières de pâtisseries; présent à
tous les carrefours (unique exemple de stand observé au carrefour Occident);
- fruits (jus et salades) : présents jusqu’en milieu de journée; observé uniquement au
carrefour Centre;
D.4. Autres services ou produits :
- Tacos-Tortas; la forme de vente la plus courante de cette spécialité est le kiosque
(C4), mais on le trouve sous la forme de stand à quelques carrefours comme au Sud;
- équipement de la personne ou cadeaux : accessoires, chaussures, ceintures,
vêtements, sacs à dos ou à main, jouets, bijoux fantaisie, etc. Cette spécialité est
absente du carrefour Occident et peu représentée au Sud, mais elle est
caractéristique des carrefours Centre et Orient, tous deux marqués par la présence
d’un véritable marché à l’air libre, informel dans le premier cas et officiellement
autorisé par la municipalité dans le second.
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
E) Les « roulants »
Il y a de nombreuses formes de points de vente roulants : tricycles, chariots (de
supermarché ou autres), charrettes, vitrines ou présentoirs, voitures, camionnettes,
camions, etc. Ces équipements occupent un segment de rue ou de trottoir pour une
durée variable : certains sont toujours en mouvement et ne s’arrêtent que le temps de
réaliser une vente, tandis que d’autres s’installent pour plusieurs heures au même
endroit ; dans les cas où le matériel « roulant » n’est manifestement pas en état de
rouler, les points de vente ont été classés dans les catégories « kiosque » (ex. : une
camionnette aux pneus dégonflés) ou « stand » (ex. : un tricycle recouvert d’une table et
d’une armature).
Les « roulants » ont été observés à tous les carrefours sauf Occident ; ils se
caractérisent par une spécialisation dans la vente opportuniste d’aliments :
E.1. Il existe des “représentants ” (cf. A1) roulants : Glaces BonIce (Centre et Orient).
E.2. Gommes à mâcher, sucreries, cacahuètes et cigarettes, et/ou sodas et boissons
(Centre et Orient)
E.3. Services opportunistes (cf. A3, D3) par moments de la journée :
- aux passants (y compris travailleurs de la rue : chauffeurs, policiers, ouvriers des
travaux publics, etc.) : petits déjeuners (atoles et pâtisseries), goûters (flans et
gélatines, donuts −Photo 10−, épis de maïs, crêpes, hotcakes, churros −Photo 11−,
huîtres −Photo 12), fleurs (observé hors de notre sélection);
- aux autres vendeurs : distribution de petits déjeuners (Photo 13) ou de glace de
réfrigération des produits (Centre, Orient : Photo 14)
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Photo 10 : ORIENT
Tricycle de donuts (gauche)
Chariot de flans et gélatines (droite)
Armature métallique servant à monter un stand semi fixe lors de certains tours du
marché (premier plan)
(angle sud du carrefour Pantitlán/México, Nezahualcoyotl; 10.III.2005, 17h ; cliché J.Monnet)
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Photo 11 : CENTRE
Installation d’un chariot de churros (premier plan à gauche)
Démontage d’un stand de disques DVD (second plan, centre-droit)
Kiosque formel de journaux et revues (troisième plan, centre)
(angle sud-est du carrefour Madero/Lázaro Cárdenas; 19.III.2005, 17h45 ; cliché J.Monnet)
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Photo 12 : CENTRE
chariot de supermarché avec vente d’huîtres et crevettes préparées à des policiers
(premier plan)
cohue autour des stands sur le trottoir opposé (arrière-plan)
(angle sud-est du carrefour Madero/Lázaro Cárdenas; 19.III.2005, 18h15 ; cliché J.Monnet)
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Photo 13, CENTRE :
Chariot de supermarché avec vente de petits déjeuners (céréales avec lait et bananes)
(Av. Lázaro Cárdenas, trottoir oriental au sud de l’av. Madero; 23.II.2005, 11h30 ; cliché J.Monnet)
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Photo 14 : ORIENT
Deux tricycles « représentants » des glaces BonIce, avec des glacières en forme de
pingouins (mascottes de la marque
Deux ratisseuses BonIce rangeant leurs affaires dans l’un des tricycles
(Terre-plein central de l’av. Pantitlán, au nord-ouest de l’av. México; 10.III.2005, 16h30 ; cliché J.Monnet)
E.4. Tacos et tortas (cf. C4; observé hors de notre sélection)
E.5. La seule spécialité non alimentaire observée sur roues aux carrefours de la sélection
est le cireur de chaussure (bolero, limpiabotas), avec des sièges roulants protégés du
soleil, de la pluie et du vent par des bâches qui portent de la publicité (Photo 15).
Cette spécialité apparaît aussi sous d’autres formes : celle du ratisseur de trottoir
avec une petite caisse de bois à la main (service offert à des passants debout ou à
des clients assis aux terrasses des cafés ou restaurants, B5) ou celle d’un siège fixe
sur une paroi (D5).
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Photo 15 : CENTRE
Etal de petit déjeuner, avec trois bonbonnes d’atole (boisson chaude à base de maïs) et
une table portant des pâtisseries et des emballages individuels de boissons
industrielles : jus de fruits, lait, chocolat (premier plan à gauche)
Cireur de chaussures avec un siège roulant protégé par une bâche portant l’inscription
« Reserva ya » (“réservez-moi”) pour inviter à y placer de la publicité (deuxième plan à
droite)
Kiosque formel de revues et journaux (troisième plan à gauche)
Palais des Beaux-Arts (dernier plan à droite)
(angle Av. Juárez/Lázaro Cárdenas, 23.II.2005, 08h30; cliché J.Monnet)
Cette classification ne se veut pas exhaustive mais opératoire et prédictive. Il existe
de nombreux cas de situations intermédiaires ou changeantes : par exemple, un tricycle
ou une armoire à roulettes qui sont transformés en stands semi fixes par le déploiement
de tables et/ou de parasols, ou bien des stands qui sont installés en permanence et dont
la « consolidation » ne les distingue pas, fonctionnellement, des kiosques (Photo 16).
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Photo 16 : SUD
Stands et kiosques peu différenciés (de droite à gauche : tortas, billets de loterie, revues
et papeterie)
(accès oriental de la station de métro Miguel Ángel de Quevedo; 12.III.2005, 08h ; cliché J.Monnet)
Dans la seconde partie de cet article, nous allons mettre en relation cette typologie des
formes de transaction avec les conditions de la mobilité métropolitaine, vues sous
l’angle des rythmes de vie d’une part, et sous celui des types de carrefours et de lieux,
d’autre part.
2. Transactions de carrefour et mobilités
2.1. L’espace-temps de la transaction ambulante et les routines de la vie
métropolitaine
L’activité des carrefours obéit aux rythmes et étapes de la vie quotidienne.
Prendre son petit déjeuner à un arrêt sur le chemin de l’école ou du travail, absorber un
jus de fruit avant d’entrer dans son immeuble de bureau, manger une torta ou des tacos
lors d’une pause, sont autant de routines pour beaucoup des habitants de
l’agglomération de Mexico. Cela est d’autant plus vrai que les distances parcourues
comme les temps de transports augmentent, et donc que les « moments morts » des
déplacements peuvent être utilisés pour se restaurer ou s’informer. Tout au long d’une
journée se succèdent les offres « opportunistes » aux carrefours : distribution de
journaux le matin et de fleurs le soir, rotation des vendeurs offrant des services
alimentaires suivant deux ou trois « tours » d’opération : de 6h jusqu’à 10-11h du matin,
jusqu’à 19h puis, dans les carrefours les plus fréquentés (Centre et Sud), jusqu’à 2 ou 3
heures du matin.
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Tous les carrefours connaissent une rythmicité suivant l’alternance jours de
travail / jours de repos, qui se différencie selon la centralité du carrefour à l’échelle
urbaine : les plus centraux attirent des publics plus nombreux et plus variés durant les
fins de semaine et fonctionnent alors avec des plages horaires plus amples que durant la
semaine ouvrable. La proximité d’importants lieux d’emplois soutient certaines activités
qui disparaissent en fin de semaine lorsque les flux d’employés de bureau sont absents
(par exemple : cireurs de chaussure). Inversement, d’autres activités sont spécifiques
des jours de repos : ainsi, les ratisseurs acrobates ou les vendeurs d’artisanat sont plus
nombreux aux carrefours quand ils bénéficient de la présence de la « clientèle »
potentielle des visiteurs des fins de semaine (exemple : Sud).
Ces dispositifs spatio-temporels font partie du paysage cognitif des habitants de
la métropole. Ceux qui réalisent chaque jour le même parcours connaissent « leurs »
carrefours habituels et les activités qui s’y trouvent, ils connaissent les spécialités de
certains : ainsi, les ratisseurs vendeurs de journaux ou de cartes téléphoniques
reconnaissent des « habitués » qui achètent régulièrement leurs produits au carrefour
Occident, sur le chemin de leur travail dans les tours de bureau de Palmas, de Santa Fe
ou de Polanco. Mais surtout, il apparaît une structure récurrente des activités aux
carrefours selon leur échelle et leur localisation, qui permet aux voyageurs urbains de
« savoir », intuitivement, ce que l’on peut y trouver :
-
du plus modeste au plus important carrefour, on pourra trouver un journal ;
-
là où il y a correspondance de transport, on sait que l’on pourra s’arrêter pour le
petit déjeuner ou le déjeuner ;
-
quand on est « pris » dans un embouteillage en plein soleil, on pourra acheter une
boisson pour se désaltérer, ou bien une recharge pour son téléphone portable afin
d’informer d’un retard ou de poursuivre des négociations.
C’est en ce sens que l’on peut dire que le commerce ambulant des carrefours est
étroitement associé aux temporalités et rythmicités de la mobilité urbaine.
Cette première synthèse, qui concerne les types de spécialité commerciale et les
formes de vente, vaut pour tous nos sites d’observation ; nous estimons qu’elle peut
servir de base de comparaison et de généralisation des résultats à l’ensemble de
l’agglomération de Mexico, voire à d’autres métropoles. Une deuxième synthèse, non
par micro-formes de transaction mais par type de carrefour et de situation urbaine,
permet de mettre en évidence comment le profil de l’ambulantage à chaque carrefour
renvoie à la fonctionnalité spécifique de chaque catégorie de carrefour.
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
2.2. Les différences d’offre commerciale par type de carrefour
2.2.1. Le carrefour Centre Historique : les figures de l’hypercentralité
Du point de vue commercial, ce premier carrefour est le plus important, ce qui
correspond parfaitement à sa centralité urbaine et métropolitaine. Les commerces établis
dans les quatre îlots adjacents y sont nombreux, y compris ceux du hall du Palais des
Beaux Arts : grand magasin, librairies, banques, agences téléphoniques, épiceries,
bijouteries, boulangerie, magasins de vêtements ou de chaussure, restaurants, cafétérias,
débits de tacos (taquerías), etc.
Devant ces établissements, on observe une très forte densité du commerce de
rue : le samedi 19 mars 2005 à 17h30, jour et heure d’activité maximale, nous avons
inventorié 338 stands semi fixes (démontés et remontés chaque jour au même endroit),
sur les trottoirs de l’avenue L. Cárdenas, entre les avenues Juárez-Madero et les rues
Independencia-16 de Septiembre (Photo-17). Il apparaît une forte spécialisation de ces
stands, puisque 31,4% d’entre eux vendent des disques (CD ou DVD de films, musique
ou logiciels en copies pirates, essentiellement). Cela est conforme à l’organisation du
commerce par rues spécialisées dans le centre historique de Mexico (Monnet 1992,
1995), d’autant plus que la spécialité de ces stands est conforme à celle qui domine les
segments de rue voisins : électronique et informatique (dont la concentration maximale
d’établissements est atteinte à proximité dans les galeries et passages des rues Uruguay
et Salvador).
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Photo 17 : CENTRE
Les parasols rouges signalent la présence de l’organisation de vendeurs ambulants
(dirigée par Alejandra Barrios)
Premier plan, de gauche à droite : torero vendant des piles électriques devant l’entrée
du magasin 7/Eleven; chariot avec des bonbonnes de sorbet ; stand vertical de housses
de téléphones mobiles ; chariot de supermarché avec limonadas (citron pressé)
Deuxième plan : stands de chemises et disques DVD, kiosque à journaux
(angle avenues Madero/Lázaro Cárdenas; 19.III.2005, 14h; cliché J.Monnet)
Cette situation met en évidence la complémentarité fonctionnelle qui existe entre
les établissements commerciaux fixes et le commerce dit “ambulant”, puisque les stands
vendent les disques qui peuvent être lus par les équipements vendus dans les boutiques.
Cette complémentarité, avantageuse pour le client qui trouve en un seul lieu l’ensemble
des produits, semble intégrée à la structure même des entreprises locales, car des
observations isolées montrent que certains établissements servent de fournisseurs ou
d’entrepôts pour les vendeurs de rue. La dimension « informelle » de l’activité de ces
derniers transparaît dans le caractère visiblement « pirate » de nombreux produits ; en
particulier, la plupart des disques sont manifestement des copies domestiques ou
artisanales vendues sans autorisation. En revanche, il n’y a aucune « informalité » dans
la disposition des stands, car elle est strictement régie par des règles formelles bien que
non officielles (cf. Cross 1998, 2005 ; Monnet & Bonnafé 2005).
La présence quotidienne du commerce ambulant prend d’autres formes dans
l’avenue Juárez. On a pu compter 14 ratisseurs à l’œuvre entre les voitures aux feux de
signalisation du côté de l’avenue L. Cárdenas. Mais surtout, c’est le seul des quatre
carrefours de la sélection où l’on a observé une forme de vente qui est de fait
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
caractéristique du centre historique de Mexico : les “toreros”. Il s’agit de vendeurs à la
sauvette de tous types de produits, disposés sur des bâches au sol, sur de petites tables
ou sur des supports verticaux qui peuvent être instantanément repliés et emportés
lorsque la police fait une ronde (Photo 18).
Photo 18 : CENTRE
Toreros réinstallant leurs étals après le passage de la police : montres, sacs à dos pour
fillettes, jouets, casquettes, chemises, parfums, etc.
(Av. Juárez, trottoir entre av. Lázaro Cárdenas et rue López; 19.III.2005, 14h; cliché J.Monnet)
32 toreros étaient actifs un samedi à 14h sur le trottoir sud de l’avenue Juárez
jusqu’à la rue López, vendant une grande variété de produits : maillots, casquettes, sacs
à dos, parfums, bijoux fantaisie, bougies, disques, montres, ceintures, etc. D’autres
occupaient, au même moment ou à d’autres, l’angle opposé du carrefour du côté de
l’avenue Madero (Photo 17).
Cette forme particulière résulte des contradictions inhérentes à l’hypercentralité :
alors que la pression des vendeurs pour accéder au marché des usagers y est la plus
forte, c’est ici que les autorités veulent à tout prix démontrer leur contrôle de l’ordre et
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
de l’espace publics et leur souci de protection du patrimoine historique. Cela débouche
sur un “ballet”, la multiplication des rondes policières créant un flux et reflux des
toreros. 8
Au-delà de la grande diversité d’activités observées (toutes les catégories sont
représentées à ce carrefour, sauf la spécialité tacos-tortas, que l’on trouve à mi-chemin
du carrefour suivant), on peut isoler une spécificité du fonctionnement commercial de
ce carrefour : mis à part le ratissage, les stands et les kiosques strictement situés au
croisement sont dédiés à la vente d’aliments, préparés ou industriels, pour les passants
et les vendeurs eux-mêmes, alors que les stands de milieu d’îlot renvoient à la spécialité
commerciale du quartier.
Ainsi, il apparaît que la centralité du carrefour Centre fonctionne différemment à
plusieurs échelles. A l’échelle métropolitaine, c’est un point de rupture de charge qui
offre au voyageur urbain l’occasion de se restaurer ou de s’informer (journée) avant la
poursuite de son parcours ; à l’échelle du centre-ville, c’est la porte d’entrée
septentrionale de l’importante zone commerciale structurée par l’axe de l’avenue L.
Cárdenas, où les commerces établis et ambulants s’articulent autour d’une spécialité,
l’électronique ; c’est aussi un point de connexion entre les zones de la Grand-place à
l’est et du parc de La Alameda à l’ouest, toutes deux caractérisées par une offre
maximum de services culturels et de loisirs. C’est pourquoi les flux qui se croisent ici
sont à la fois intenses en volume et extrêmement divers en motifs. Cette hypercentralité
explique la forte présence d’un commerce ambulant non typique d’un carrefour mais
plutôt d’un marché à l’air libre avec des centaines de stands semi formels et des dizaines
de toreros, ainsi que la présence permanente de colporteurs, « représentants » ou
informels, de publicité commerciale ou politique. A micro échelle (celle des quelques
mètres carrés du croisement stricto sensu), on trouve non seulement le commerce
ambulant typique de n’importe quel croisement (kiosques à journaux, ratisseurs,
« représentants » des journaux ou cartes téléphoniques, cireurs de chaussure), mais aussi
une offre alimentaire particulièrement riche et variée : une boutique 7/Eleven
(sandwiches, snacks et boissons) ouverte 24/24h autour de laquelle on observe une
rotation en trois « tours » selon les rythmes alimentaires urbains : petits déjeuners,
midis, goûters de fin d’après-midi ou de soirées (merienda).
Bien qu’il soit exceptionnel par bien des aspects, le carrefour Centre offre
pourtant à ses usagers un paysage familier, où ils reconnaîtront plusieurs éléments dont
ils font l’expérience à presque tous les carrefours de la ville.
8
Ce « ballet » fut observé trois fois de suite un samedi après-midi : d’abord passe un « superviseur
informel » qui avertit du passage, quelques mètres derrière lui, d’un policier en uniforme qui marche sur
le trottoir à un rythme assez lent pour permettre aux toreros de replier leurs étals et se perdre dans la foule
des passants, avant de revenir à leur emplacement initial après le passage du policier, que l’on aperçoit
plus loin en train de discuter gentiment avec le superviseur. La même séquence a été observée un aprèsmidi de semaine, ce qui tend à en faire un élément de la routine quotidienne du commerce ambulant, en
particulier en ce lieu aussi central.
35
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
2.2.2. Le Carrefour Occident : la rencontre de deux mondes
Par bien des aspects, le deuxième carrefour semble le contraire du premier. En
effet, c’est essentiellement un échangeur autoroutier caractérisé par sa
monofonctionnalité : gérer le croisement de flux véhiculaires d’échelle métropolitaine.
Le carrefour est peu fréquenté par les piétons, et le seul commerce établi sur place est
lié au trafic routier : il s’agit d’une station d’essence. Néanmoins, la disposition spatiale
de ce carrefour lui confère une certaine complexité. Il fonctionne sur trois niveaux :
celui du périphérique inscrit ici dans une tranchée, celui des feux de circulation qui
régulent l’alternance des flux entre les voies latérales du périphérique et les avenues
Palmas et Masaryk, et celui du pont surélevé de Palmas. Nous avons pu observer aux
deux premiers niveaux une activité commerciale discrète mais pas négligeable.
Au moins 14 ratisseurs ont opéré sur les voies du périphérique embouteillé,
pendant l’après-midi et la soirée du vendredi 18 mars 2005 (sorties pour les vacances de
Semaine Sainte) :
-
certains passaient entre les véhicules avec des cuvettes pleines de bouteilles de sodas
ou autres boissons, réfrigérées par de la glace ;
-
d’autres vendaient des « pains à la crème » (gorditas de nata) annoncés à l’avance
par des panneaux écrits avec les codes de l’automobiliste (« préparez votre
monnaie » ; Photo 19) et sont considérés comme « typiques » par les gens
accoutumés à passer par là ;
-
d’autres encore s’employaient à vendre des produits associés aux vacances et à la
plage : jouets, ballons gonflables, parasols, chapeaux, cartes géographiques
(Photo 20).
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Photo 19 : OCCIDENT
Extrême-gauche : ratisseur vendant des pains de lait “Gorditas de Nata”, annoncés par le
panneau fluorescent « Préparez votre monnaie » “prepare su cuota” (expression usuelle
dans les péages d’autoroutes)
Centre-droit (latérale) : ratisseur vendant des cartes téléphoniques (uniforme jaune de
Telcel)
Extrême-droite (trottoir) : groupe de ratisseurs « indigènes » (cf. Photo 5) qui attendent
un microbus pour quitter le carrefour.
(Périphérique, passage nord sous le Paseo de las Palmas; 18.III.2005, 17h30 ; cliché J.Monnet)
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Photo 20 : OCCIDENT
Cinq ratisseurs vendant des produits divers au moment des départs en vacances (cartes
géographiques, jouets, ballons, pâtisseries, sodas)
(Périphérique, passage sud sous le Paseo de las Palmas; 18.III.2005, 19h30 ; cliché J.Monnet)
Au niveau des « latérales » et des avenues, on a inventorié durant le même
après-midi 30 ratisseurs, répartis entre les 4 feux de circulation principaux. Il y avait à
chaque feu des vendeurs de cartes téléphoniques et de gommes à
mâcher/sucreries/cigarettes. Les autres produits ou services ont varié selon les feux :
-
des colporteurs de publicité ont opéré sur la latérale sud-est et l’avenue Palmas
(Photo 3) ;
-
il y a un vendeur de journaux le matin sur la latérale nord-ouest ;
-
au même endroit et sur Palmas, se concentrent les laveurs de pare-brise et les
mendiants, ainsi que les gens qui ont une apparence « indienne » (blouses, châles,
tresses, chapeaux de paille ; Photo 6) ;
-
au feu de Masaryk, on trouve l’offre la plus diversifiée : un mime, des vendeurs de
boîtes de plastique (type Tupperware), des cartes géographiques, des jouets, des
38
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
fleurs dans l’après-midi (Photo 21) ; c’est aussi ici que s’installent les ratisseurs
« représentants » de la Croix-Rouge.
Photo 21 : OCCIDENT
Cinq ratisseurs vendant des produits divers (boîtes en plastique, gommes à
mâcher/sucreries/cigarettes, fleurs, cartes géographiques, cartes téléphoniques)
(Avenue Masaryk, feu sur la latérale orientale du Périphérique ; 25.II.2005, 14h ; cliché J.Monnet)
Cette organisation spatiale et économique semble obéir à deux logiques. L’une
est la différenciation selon la demande et la clientèle ; on offre les produits les plus
divers et les plus chers là où le flux de clientèle potentielle semble le plus régulièrement
riche (Masaryk connecte au périphérique un quartier résidentiel et commercial très
riche, Polanco). L’autre est l’organisation collective de certaines activités ; l’observation
a démontré que la majorité des laveurs de pare-brise, la totalité des mendiants et
plusieurs des vendeurs de gommes à mâcher/sucreries/cigarettes faisaient partie d’un
groupe où l’on se répartissait les activités entre trois feux (latérale nord-ouest, Palmas et
sous le pont) 9 .
9
Les membres de ce groupe faisaient beaucoup de choses ensemble : ils arrivaient ou repartaient, ils
prenaient des pauses ou des repas, ils s’occupaient des petits enfants ; une vieille dame passait la journée
à surveiller les enfants et les sacs de tous les autres.
39
Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Outre les ratisseurs, l’offre commerciale de ce carrefour est assurée par la figure
typique du kiosque. On trouve un kiosque de gommes à mâcher/sucreries/cigarettes et
boissons près d’un feu et d’un arrêt formel d’autobus sur la latérale sud-est. De l’autre
côté du périphérique, sur un petit terre-plein, se concentrent trois kiosques : un
« officiel » de revues et journaux (vendant aussi gommes à mâcher/sucreries/cigarettes
et boissons) et une paire de kiosques tacos-tortas très fréquentés par les ouvriers des
chantiers proches et par les voyageurs qui montent ou descendent à cet endroit des
microbus (Photo 8).
Ce carrefour donne donc un exemple d’une zone non commerciale où le
« commerce ambulant de carrefour » atteint sa forme la plus pure car la moins durable
et visible. Il est significatif des logiques de spécialisation sociale des ventes. Simple
point de transfert ou de ralentissement des vitesses, mais où se croisent les flux
d’échelle métropolitaine juxtaposant riches résidents, employés de bureau et manœuvres
de chantier, on y trouve jusqu’à 50 commerçants « ambulants » pour offrir des services
à la mobilité des voyageurs.
2.2.3. Le Carrefour Sud : l’exploitation des correspondances
Le troisième carrefour se présente comme un point de correspondance assez
complexe, où la variété des flux et des activités est beaucoup plus grande que dans le
deuxième, bien que les flux soient générés cette fois à l’échelle du sud du District
Fédéral (et non pas à l’échelle métropolitaine comme dans les deux premiers cas). C’est
ici le seul cas où, autour du croisement de deux avenues assez importantes (Miguel
Ángel de Quevedo et Universidad), on trouve à la fois à une station de métro (M.A. de
Quevedo), un terminus de microbus, les accès à un centre commercial dont la
locomotive est un hypermarché Wal-Mart, quelques établissements commerciaux et
entreprises tertiaires qui engendrent un flux abondant de clients et d’employés.
Le commerce ambulant y est organisé en fonction des connexions entre ces
différents accès et moyens de transport :
- la principale concentration de stands (une trentaine) se trouve autour de l’accès à la
station de métro le plus proche d’un accès au centre commercial (Photo 22) ;
- les accès secondaires, que ce soit l’entrée nord du centre commercial ou le second
accès au métro, concentrent chacun une douzaine de stands ou de kiosques ;
- les alentours du terminus des microbus concentrent également une douzaine de
stands ;
- chacun des trois autres angles du carrefour ne présente pas plus de trois kiosques ou
stands (journaux ou petits déjeuners).
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Photo 22 : SUD
Face aux escaliers, trois toreros vendant des piles électriques ou des gommes à
mâcher/sucreries/cigarettes
Protégés par une bâche bleue : stands de petits déjeuners, gommes à
mâcher/sucreries/cigarettes, sodas, sacs à dos, accessoires personnels
Extrême-gauche : kiosque à journaux
(accès occidental de la station de métro Miguel Ángel de Quevedo, du côté du centre commercial Wal-Mart
Supercenter ; 12.III.2005, 7h30 ; cliché J.Monnet)
Il est caractéristique de ce croisement, où le flux piétonnier est intense entre les
différents moyens de transport ou vers les grands établissements, d’offrir une variété de
services alimentaires orientés vers les piétons. Le carrefour est ici un centre de
restauration alimentaire rapide, où le client profite de l’espace-temps de la
correspondance. Cette offre, adaptée aux moments de la journée (petits déjeuners,
déjeuners, goûters), est organisée par la succession de tours de commerçants spécialisés.
A ces points de vente destinés aux piétons, s’ajoute dans une moindre mesure
l’activité des ratisseurs tournée vers les automobilistes : vente de journaux ou de cartes
téléphoniques, laveurs de pare-brise, fleuristes de l’après-midi et du soir, quelques fois
produits divers (cartes géographiques, artisanat).
Les activités et déplacements coordonnés des ratisseurs dans le carrefour
permettent de dire que le carrefour est un lieu de travail en tant que tel, au sens où les
vendeurs l’utilisent comme une totalité à l’intérieur de laquelle ils se déplacent entre
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
espaces d’opération et espaces de repos ou d’échanges 10 . Probablement grâce à une
interprétation intuitive des alternances de flux automobiles, ils peuvent changer de feu
d’opération d’une demi-journée à l’autre. Par exemple, les acrobates (malabaristas) se
disposent sur l’avenue Miguel Ángel de Quevedo dans le sens est-ouest le matin, puis
sur l’avenue Universidad dans le sens nord-sud l’après-midi.
Nous avons aussi observé que le volume des ventes réalisées est généralement
très faible, probablement et en partie à cause d’une « sur-offre ». Un kiosque à journaux
n’a pas vendu plus de dix journaux en une seule matinée, mais il y a trois de ces
kiosques à ce carrefour. Les ratisseurs passent parfois de longues heures à remonter
inlassablement les files de voitures à chaque feu rouge, sous le soleil, sans réaliser la
moindre vente. Au mieux, ils obtiennent quelques dizaines de pesos qui constitueront
tout « l’argent du jour » qui leur permettra seulement de manger, de rentrer chez eux et
de revenir le jour suivant. On voit certains d’entre eux se rendre à la boulangerierôtisserie du coin dès qu’ils ont gagné quelque chose, pour consommer leur achat une
fois revenus sur le terre-plein où ils opèrent. Ici comme ailleurs, on constate que les
vendeurs de la rue sont aussi une partie de la clientèle des commerces du carrefour.
Avec ce carrefour, on est en présence d’un centre intermédiaire de services à la
mobilité ; l’importance de l’offre commerciale et le déploiement du commerce ambulant
sont intimement liés à la quantité et à la fréquence des transferts intra- et intermodaux
concentrés dans ce lieu et qui en font un espace spécialisé dans le « commerce de
correspondance », en particulier alimentaire. L’avantage de la « sur-offre », pour la
clientèle, tient à la multiplication de micro-restaurants où l’on peut être servi
immédiatement si l’on veut profiter de la moindre minute disponible dans l’attente de
son prochain moyen de transport.
2.2.4. Le Carrefour Orient : la proximité et la multinationale
Terminons notre parcours dans la mégapole par le carrefour le plus modeste en
termes de flux, et sélectionné pour représenter une centralité et des services à l’échelle
du quartier. Cependant, celui-ci a en commun avec le carrefour Centre le fait qu’il
constitue l’un des accès à un marché à l’air libre. Il s’agit ici d’un marché autorisé par le
gouvernement municipal de Nezahualcoyotl sur l’avenue México, et qui dessert la
population des quartiers avoisinants. De son côté, l’avenue Pantitlán est un axe de
transit est-ouest à l’échelle de la municipalité et concentre plusieurs lignes de microbus.
10
Il a été possible d’observer ici avec plus d’attention l’usage de l’espace de la part des ratisseurs aux
feux de circulation et la forme d’organisation de leur travail. Une petite cabane abritant une effigie de la
Vierge de Guadalupe leur permet de stocker sous clé leurs marchandises ou leurs affaires : c’est le cas des
“topers” (ceux qui vendent des boîtes en plastique de type Tupperware) ou de ceux qui vendent du petit
artisanat en bois. La personne qui détient les clés arrive en premier, puis on répartit la marchandise entre
parents ou personnes connues. Certains arrivent à plusieurs et sont déposés ou ramassés par un tiers en
voiture. Une partie d’entre eux vivent dans les banlieues orientales de l’agglomération (Nezahualcoyotl,
Iztapalapa). Le carrefour est pour eux une destination de travail quotidienne, bien différenciée de leur
espace de résidence.
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C’est cette confluence spécifique qui donne sa centralité locale au carrefour et explique
sa géographie commerciale ainsi que les pratiques auxquelles il donne lieu.
Le marché est quotidien, et fonctionne de 13 à 20 heures approximativement ; il
a été toléré que les « locataires » des surfaces de trottoir ou de chaussée construisent des
installations en dur et permanentes (Photo 23). Les commerçants des établissements
riverains ont dans plusieurs cas loué eux-mêmes ces surfaces, soit pour s’y installer, soit
pour empêcher que quelqu’un d’autre s’installe devant leur vitrine (Photo 24).
Photo 23 : ORIENT
Cabine téléphonique privée construite dans la rue, sur un espace réservé au marché
(Av. México, sud-ouest du carrefour avec l’avenue Pantitlán, Nezahualcoyotl; 10.III.2005, 13h45 ; cliché J.Monnet)
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Photo 24 : ORIENT
centre : espace vacant loué par le magasin “Fotografía Vidal” pour éviter qu’un stand du
marché vienne boucher sa vitrine
gauche : stand installé par le magasin de glaces, snacks et sodas
droite : stand de tacos.
(Av. México, sud-ouest du carrefour avec l’avenue Pantitlán, Nezahualcoyotl; 10.III.2005, 13h30)
Le profil commercial de cette rue et du carrefour, en tenant compte aussi bien
des établissements que des stands du marché, présente une orientation claire vers
l’équipement de la maison (meubles, cadeaux, photographie, électroménager, peinture,
portes et fenêtres, etc.) et celui de la personne (vêtement, chaussures, bijoux fantaisie).
Cela correspond aux caractéristiques sociodémographiques de cette zone résidentielle,
où les familles sont jeunes, en plein cycle reproductif et en cours d’équipement du
ménage. Dans ces circonstances, l’ambulantage à ce carrefour est en partie représentatif
de ce que nous avons observé dans d’autres carrefours, et en partie original.
Ainsi, il est caractéristique pour tous les carrefours d’observer à un angle, un
stand de journaux et revues à côté d’un stand de viandes grillées (carnitas) dont le
tenancier déclare qu’il opère depuis 30 ans à ce croisement ; de l’autre côté du
carrefour, on reconnaît la typique paire de kiosques offrant l’un des tacos l’autre des
tortas ; on retrouve aussi le ratisseur qui passe entre les voitures pour vendre gommes à
mâcher, sucreries et cigarettes (photo 5). Il est commun d’observer aussi la vente selon
les moments de la journée, de fleurs, de donuts, de flans ou de gélatines (photo 10). Ce
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type de commerce est tellement coutumier qu’un commerçant établi qui affirme louer
l’espace de marché devant sa vitrine pour éviter que s’y installe un stand, accepte
néanmoins qu’un tricycle de bonbons y stationne à la fin de l’après-midi (photo 25). En
revanche, il est plus original d’observer la vente de lits ou de chaises dans la rue, ce que
nous expliquons par la spécialisation commerciale de la zone dans l’équipement de la
maison.
Photo 25 : ORIENT
Tricycle et stand de bonbons installés devant la vitrine du magasin de photo représenté
sur la photo 24
(Av. México, sud-ouest du carrefour avec l’avenue Pantitlán, Nezahualcoyotl; 10.III.2005, 17h30 ; cliché J.Monnet)
La principale originalité fut néanmoins représentée par les vendeurs
« représentants » d’entreprise. En effet, il est remarquable qu’on ne trouve pas ici les
« représentants » les plus communs partout ailleurs dans la ville (journaux et cartes
téléphoniques), ce qui s’explique sans doute par le désintérêt de ces entreprises pour un
marché de consommation local de ces produits considéré comme insuffisant, à cause de
la pauvreté des habitants. Par contraste, il est frappant de voir ici de nombreux
représentants de la firme multinationale d’origine colombienne de sorbets BonIce sous
plusieurs formes : ratisseurs en uniforme opérant aux feux rouges ou dans les microbus,
tricycles avec des glacières géantes prenant la forme du pingouin mascotte de la marque
(photo 14), voitures des superviseurs aux couleurs de la marque et même un camion
publicitaire portant un groupe de rock déguisé en pingouins… Nous n’avons observé
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
qu’à Nezahualcoyotl une telle quantité de ratisseurs et une telle variété de formes de
présentation pour une seule entreprise. 11 Il est apparu que le carrefour étudié servait de
point de rencontre, d’approvisionnement et de repos aux vendeurs appelés “boniceros”
ou “pingouins” qui opèrent sur place mais aussi dans les lignes de microbus et à
d’autres carrefours moins importants du quartier.
Pour conclure cette partie, nous pouvons résumer que d’une part, il est clair que
chaque carrefour présente une activité commerciale ambulante spécifiquement associée
à son échelle de fonctionnement dans les déplacements urbains et au profil socioéconomique de ses usagers, mais, d’autre part, il existe aussi une forte homogénéité
paysagère et fonctionnelle entre tous les carrefours grâce à l’offre systématique de
certains services et produits sous des formes de transaction qui sont typiques des
carrefours de la ville et les rendent conformes aux attentes des voyageurs urbains. Les
habitués connaissent non seulement les conditions de circulation (les embouteillages, la
durée des feux rouges…) mais aussi l’offre commerciale qui s’y adapte (Granados
García 2004). Ainsi, pour ceux qui parcourent la ville quotidiennement, les carrefours et
autres « lieux de correspondance » offrent des points de repères relativement
prédictibles en ce qui concerne les services que l’on peut y rencontrer selon les
moments de la journée, de la semaine ou de l’année.
Conclusion : retour sur la métropolisation
Notre objectif initial était d’analyser les relations entre mobilité et commerce, dans le
contexte d’une métropolisation qui impliquerait à la fois l’augmentation des
déplacements et la flexibilisation et précarisation du travail. Partant du postulat que les
carrefours permettent l’observation d’une partie des formes que prennent aujourd’hui
les relations mobilité/commerce à Mexico, nous avons abouti à une typologie générique
des formes de transaction ambulantes avant d’en différencier les déclinaisons par types
de carrefour. Au terme de notre étude, nous voyons confirmée notre hypothèse initiale :
les carrefours sont des lieux adéquats pour l’observation des dispositifs de service à la
mobilité ; articulés aux dispositifs de transport et de gestion des flux spécifiques aux
carrefours, ils apparaissent eux-mêmes comme des dispositifs commerciaux complexes
qui reflètent la variété fonctionnelle de l’espace urbain métropolitain.
Les besoins particuliers des citadins en cours de déplacement pour des raisons autres
que commerciales, font d’eux des clients ambulants « servis » par certains types de
commerces qui ne sont d’ailleurs pas toujours catégorisables comme « ambulants » ou
« informels », mais qui sont caractéristiques des carrefours urbains. Dans une moindre
mesure, on rencontrera également ces services dispersés dans tout l’espace urbain, ce
11
Il n’y a qu’au carrefour Centre que la présence des ratisseurs BonIce avait été également observée en
mars 2005. Mais depuis, l’entreprise colombienne Quala, qui venait d’introduire les produits BonIce sur
le marché mexicain (elle était également implantée au Venezuela et en Equateur), a multiplié ses
opérations dans toute l’agglomération de Mexico et dans d’autres villes.
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
qui contribue à leur inscription et à leur banalisation dans le paysage matériel et mental
des citadins.
Ce commerce de carrefour correspond aussi (et d’abord ?) à la satisfaction d’une
demande spécifique, celle du voyageur urbain avec ses besoins de circulation (laveurs
de pare-brise, cireurs de chaussures), de communication (cartes téléphoniques),
d’information (journaux), de divertissement durant les temps d’attente (clowns et
acrobates aux feux rouges), d’alimentation différenciée selon les moments de la journée,
ou de produits adaptés à ses formes de sociabilité (fleurs). Ces besoins du « client
ambulant » contemporain définissent ainsi ce qui différencie profondément
l’ambulantage contemporain des formes de commerce ambulant ou de colportage qui
l’ont précédé dans les villes du Tiers-Monde sous-équipées en infrastructures
commerciales ou dans les villes industrielles du 19e siècle (cf. Berrouet & Laurendon,
2001).
La mobilité produit des liens et des lieux, y compris pour les individus et les
acteurs qui semblent les plus vulnérables et dans les situations les plus précaires sinon
misérables, comme les ratisseurs des rues et d’autres travailleurs informels. Par leur
mobilité et par la mobilisation de formes d’organisation collective autant que de
compétences individualisées, ces acteurs « prennent place » et coproduisent les lieux
avec tous les autres usagers. Les carrefours peuvent être vus comme les espaces
alternatifs (interstices, seuils, intervalles…) qui « donnent lieu » à une territorialité plus
plastique et qui se réalise dans le mouvement (Capron & alii, 2005). Comme beaucoup
d’autres espaces publics fortement valorisés de la part de différents acteurs urbains, les
carrefours sont loin d’être des « no man’s lands » mais au contraire, ils témoignent de
façon très éloquente des différentes modalités d’appropriation de l’espace public, non
seulement par l’ensemble des voyageurs urbains, mais aussi plus particulièrement de la
part des secteurs urbains précaires, auxquels appartiennent la plupart des vendeurs et
des clients du commerce ambulant.
Les carrefours, comme d’autres espaces urbains, démontrent aussi l’existence de
petits arrangements informels entre ces acteurs et les autorités publiques, par la voie de
la corruption pour les agents de terrain et par la voie des « échanges de service » entre
les leaders et les responsables politico-administratifs. Ainsi, même lorsque les
carrefours présentent toutes les apparences d’espaces chaotiques, il s’agit d’espaces
hautement organisés et ordonnés, au sens où il s’y construit de façon permanente un
certain type « d’ordre urbain », entendu comme un « ensemble de normes et règles
autant formelles (quand elles relèvent d’un certain niveau juridique) que
conventionnelles et auxquelles les citadins peuvent avoir recours, explicitement ou
tacitement, pour développer leurs pratiques en rapport avec les usages et les formes
d’appropriation des espaces ou des biens publics et d’usage collectif » (Duhau & Giglia
2004).
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
Un des prolongements possibles de notre travail serait d’établir dans quelle
mesure l’adéquation entre les attentes du client ambulant et les offres des vendeurs de
rue dépend de la flexibilité et de la commodité du service rendu. Il apparaît que, comme
automobiliste, le client profite du temps « perdu » au feu rouge pour acheter ce dont il a
besoin ; comme usager des transports collectifs, il utilise les transferts pour manger ou
faire des achats. Du point de vue du vendeur, la flexibilité est celle des horaires et de
l’indépendance : chacun travaille autant qu’il peut ou qu’il veut, avec les libertés et les
abus conséquents. Dans nos entretiens (non exploités ici), nous avons des exemples de
jeunes qui disent choisir cette forme d’activité car elle est compatible avec les variations
de leurs horaires scolaires ou de leurs autres obligations ; nous avons aussi rencontré
des enfants que leurs parents ne laissaient pas aller à l’école pour les obliger à travailler
dans la rue jusqu’à des heures avancées de la nuit. Finalement mais pas marginalement,
la flexibilité est exploitée par de grandes entreprises capitalistes, modernes et
« formelles » : flexibilité de l’omniprésence de leurs « représentants » dans l’espace
public, ce qui constitue d’abord une publicité pour la marque ; flexibilité des relations
de travail avec leurs vendeurs, qui permet de faire peser presque tous les risques sur
ceux-ci ; flexibilité enfin de l’adaptation à une demande émergente, qui permet de
« capter » le marché pionnier des clients ambulants.
Avec ce dernier point, nous revenons à la problématique de la métropolisation
dans la perspective de la globalisation du capitalisme flexible, qui assignerait à chaque
individu la tâche d’être un acteur chaque fois plus interconnecté, mobile et flexible, ce
que François Ascher (1995, 2005) appelle « l’hyper-modernité ». Tant le vendeur que le
client ambulant nous semblent des exemples de citadins hypermodernes dans les
métropoles contemporaines. Le carrefour, comme d’autres espaces commerciaux, loin
d’être un non-lieu de la postmodernité, apparaît comme un haut-lieu de
l’hypermodernité métropolitaine.
Pour donner suite à nos interprétations, nous estimons qu’il nous faudrait mener
des recherches complémentaires, en particulier en étendant à d’autres villes les
hypothèses et les procédures de cette étude, pour élaborer un cadre comparatif
systématique des résultats, d’une part, et en complétant sur les mêmes sites la méthode
d’observation directe du terrain par une méthode davantage centrée sur les acteurs et les
sujets, avec des entretiens réalisés avec des vendeurs, des acheteurs et d’autres usagers
des carrefours, d’autre part.
Concluons en pointant la complexité sociale, économique et morphologique des
carrefours urbains : dans nos routines quotidiennes nous ne leur prêtons pas beaucoup
d’attention, car ils sont rarement des lieux que l’on contemple, mais en même temps
nous avons tous des attentes vis-à-vis des services qu’ils peuvent nous rendre. Si l’on
réfléchit en termes de politiques publiques ou d’action urbaine, il nous semble qu’il y
aurait beaucoup à faire pour cesser de traiter ces lieux exclusivement comme des
dispositifs monofonctionnels de gestion de flux véhiculaires, pour arriver à les
aménager comme des objets urbains complexes, où se croisent plusieurs manières de
faire et de vivre la ville d’aujourd’hui.
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Cybergeo : Revue européenne de géographie, N° 371, 06 avril 2007
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