Les confessions de Driss Chraïbi ou le je est un livre

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Les confessions de Driss Chraïbi ou le je est un livre
Les confessions de Driss Chraïbi ou le je est un livre
Le M onde à côté de Driss Chraïbi, publié chez Denoël en 2001, semble bien être la suite de
ce premier tome de "mémoires" « Lu, vu, entendu
», mais, qui curieusement, s'
auto-définit
comme "récit" sur
la
première de couverture.
Il y a là un écart dans
l'identification générique
qui vaut qu'on s'y attarde. Toute autobiographie est en effet un récit, un récit rétrospectif
obéissant au "pacte autobiographique" défini par Philippe Lejeune comme garant du
fonctionnement de ce type de texte.
Mais les "mémoires" prennent en charge l'ancrage historique de l'écrivain, et le récit peut
parfaitement être de fiction; sans doute est-ce là une des clés de l'écriture du Monde à côté,
dont l'auteur nous apprend, à la page
105
, tout juste au milieu du livre, qu'il doit son titre à un livre de
Fritz Peters
adapté pour la radio à l'époque où Chraïbi travaillait pour France-Culture. Entrons donc dans ce
Monde à côté
, qui pourrait bien être à côté du monde.
Ecrire sur soi, ou écrire soi, pratiquer l’autofiction, selon l’heureuse expression de Serge
Doubrovsky, c'est toujours essayer de donner une cohérence à son parcours, de retravailler le
fil du texte et du temps, et c'est toujours une préoccupation d'écrivain reconnu et/ou re-connu.
Aussi l'autobiographie réinterprète-t-elle la vie passée, isolant tel ou tel aspect, telle ou telle
anecdote, dans le but de lui donner du sens, de le mettre en valeur. L'écrivain s'applique alors à
son autoportrait, et Chraïbi ne déroge pas à la règle du genre. Peu-t-on dire que le discours
autobiographique implique une demande ou un désir de reconnaissance, ce qui n’est pas le cas
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du discours de fiction. Un
Philipe Lejeune dira : « Un auteur de fiction demande
au lecteur si sa fiction est bonne, si elle marche bien. L’homme qui écrit sa vie, et qui vous la
livre, vous demande une reconnaissance, un quitus, une approbation qui ne concerne pas
seulement son texte, mais sa personne et sa vie ».
Il va de soi que nous n'avons aucune raison de prendre notre autobiographe au pied de la
lettre, il nous met d'ailleurs suffisamment en garde, évoquant avec amusement les fables et
contes divers inventés à l'occasion pour le plaisir de piéger l'auditeur naïf: ainsi put-il se faire
passer pour un souteneur ou un clandestin de kibboutz auprès d'un éditeur ou d'un
universitaire!
Son lecteur retiendra des traits d'indépendance à l'égard de tous les pouvoirs, mais aussi
quelques coquetteries (j'ai des lettres de Mitterrand, mais je ne vous les livrerai pas…), un
certain penchant pour la galéjade, l'amour et la bonne nourriture, se perdra quelquefois dans
l'évocation de multiples déplacements et la mention de multiples rencontres professionnelles ou
autres qui relèvent de l'accumulation simple: dans ce récit, il y’a beaucoup de monde, et Chraibi
tient à nous le faire savoir.
Intéressons-nous plutôt à la valeur de témoignage du texte, à ce qu'il peut nous permettre de
comprendre de l'insertion d'un jeune Marocain dans le Paris des années 50 et 60: nous restons
là encore sur notre faim…Quelques portraits au vitriol de sommités du monde éditorial,
quelques mentions sévères sur les succès éditoriaux du temps, l'allusion aux premiers travaux
de Tahar Ben Jelloun composent un tableau bien pâle, auquel manquent cruellement des
perspectives qui eussent été nécessaires sur la guerre d'Algérie vue de France ou les
manifestations récurrentes du racisme en métropole.
La gourmandise avec laquelle Chraïbi restitue ces épisodes permet de renouer le fil qui le lie à
l'Inspecteur Ali, dont nous aimerions bien lire encore quelques aventures…Il faudra que l'auteur
manque d'argent, cause efficiente de toutes ses productions littéraires selon ses dires.
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A 74 ans, notre écrivain publie la suite de ses mémoires. Ce qui a éveillé sa vocation, les
femmes aimées, ses années d’homme de radio, sa vie en Alsace, à Paris, au Canada, à l’île
d’Yeu, son séjour au Maroc après la mort de Hassan II : un récit à la fois pudique et sans fard,
plein d’amour et d’humour.
Nous avions quitté Driss étudiant en chimie à Paris, habitant ce qu’il prenait pour une pension .
Nous le retrouvons au Maroc, après la mort de Hassan II et vingt-cinq ans d’exil, reçu comme
une gloire nationale, découvrant avec stupeur la smala des Chraïbi : « sept Nadia, quatre
Amina, une douzaine de Mohammed… ». Très vite, il comprend ce qu’est devenu le pays. «
Dodue et parfumée, bijoutée jusqu’aux yeux, ma sœur Naïma occupait le premier plan visuel,
attirait l’attention des photographes : « C’est mon frère ! ».
Son époux était directeur des douanes à Casablanca, elle me faisait par conséquent l’honneur
de paraître en ma compagnie. » Pays peuplé de « types avides, clientélistes, corrupteurs et
corrompus », sans « honneur, ni intégrité morale, ni sens de la parole donnée. Ne subsistent
plus qu’une hospitalité de façade et (…) le fric surtout, le fric valeur-refuge. La démocratie
hassanienne, quoi ! » Ainsi aurait pu s’exprimer l’inspecteur Ali, héros de quatre de ses romans.
Mais Chraïbi est d’accord avec sa créature. Ces retrouvailles furent « la plus grande désillusion
de ma vie. »
Retour en France, 1953. Etudes de chimie terminées, « je me retrouvai du jour au lendemain
sans un sou, et c’est ce qui me décida à écrire. Ce fut aussi simple que cela. » Mais il y avait
aussi « le besoin viscéral de faire sauter mes verrous intérieurs et de tordre le cou à la
nostalgie, à la philosophie, à la religion, à toutes les croyances hypocrites.» Résultat : Le Passé
simple, roman de révolte contre une société sclérosée, contre le Père despotique et
tout-puissant, roman caustique, violent, à l’humour virulent. Ce coup de maître fait l’effet d’une
bombe au Maroc. Le jeune auteur est admiré en France et par des intellectuels de son pays,
mais aussi haï, insulté.
Entrée fracassante en littérature, et dans la vie : avec Catherine, sa première femme
alsacienne, il découvre l’amour, la paternité, la musique classique, les grands auteurs qu’il
n’avait jamais lus : Caldwell, Baldwin, Faulkner, Calaferte… Pendant trente ans, il travaillera à
France Culture où il dirige des dramatiques, se liant d’amitié avec des centaines d’acteurs et
ceux, notamment, de la série Théâtre noir : Darling Légitimus, Bachir Touré, Med Hondo, Douta
Seck l’appellent « le blanc sec ». Passion et bonheur. C’était « l’époque bénie de la culture où
l’on ne mesurait pas l’avoine au nom de l’audimat ».
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Puis « vint la saison du désarroi ». Son mariage se défait. Une grande douleur qu’il décrit
pudiquement. Comme lors de la mort de son père, c’est son univers qui s’écroule. Il s’essaie
sans joie au donjuanisme, part enseigner au Canada. Une étudiante, Marie, lui rend le goût du
bonheur. Quelques années plus tard, il épouse la seconde femme de sa vie, Sheena, une jeune
Ecossaise, mère de ses trois plus jeunes enfants. Il a entre-temps écrit Les Boucs, La Mère
du printemps
, Succession ouverte,
La Civilisation
, ma mère
!… une vingtaine d’ouvrages publiés « en solitaire, hors chapelle, et en plein doute » dont
plusieurs ont frappé là où ça fait mal – à savoir l’autorité du père, les traditions, la condition
subalterne de la femme, l’hypocrisie, la corruption. Avec, toujours, cette écriture alerte, acérée,
et la plus redoutable des armes : l’humour
L’écrivain construit le fil d
e son récit avec la nouvelle journalistique de la mort de Hassan II (le texte est dédié à son jeune
fils, Mohammed VI, Le roi du Maroc): ”Cet homme qui vient de quitter la vie ne m’a pas
empêché d’écrire. Mais pendant vingt-cinq ans mes livres ont été interdits dans mon pays
natal”.
Un débit de voix dans le lointain, des échos et des silences courent à travers une mémoire et
une imagination prodigieuses. Chraïbi, soixante quinze ans, re-crée, rendre hommage, lorsque
la douleur et la menace d’une mort rampante – à la publication du Passé Simple - ont laissé
déjà d’être une catharsis.
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L’humeur subtile, la langue savoureuse et poétique de Chraïbi, lui permettent de survoler le
simple récit “autobiographique” – le sésame de la mémoire -. Ainsi, son incursion dans la
littérature, lorsque, en 1953 et à Paris (”comme un oiseau tombé du nid, sans un sou, c’est ce
qui me décida à écrire”), il remit son manuscrit – son premier coup de maître et un coup aussi à
l’estomac: Le Passé Simple - aux éditions Denoël.
Comme le fut aussi la germination de Les Boucs (”cité pour le Goncourt”) à côté du regard
(”lapis-lazuli et de sa nudité, un privilège de l’enfance”) de Catherine (Isabelle dans Les Boucs)
qui avec Sheena (”la voix de contralto voilée”), pour qui La Civilisation, ma mère!... a été écrit
(un texte “féministe” d’amour filial), et aussi avec Dominique (la fille regrettée de Mort au
Canada) composent la pierre angulaire de ce récit: Des rayons de soleil par la transparence de
leurs regards.
Le lyrisme naît aussi, dans Le Monde à côté, dans la très belle description de l’hiver de
Labaroche, lorsque Chraïbi observe, subtilement, le monde extérieur et le concentre vers son
propre intérieur et, alors, cet instant d’une grande lucidité - qui est la poésie - jaillit.
Également, le souvenir lancinant de la mort de son père revient (Succession Ouverte):
Et soudain, avec la même facilité pour attendrir - des myriades d’émotion charnelles -, toujours
avec des images hautes en couleur, Chraïbi mène de la main le lecteur vers un autre sujet. Car,
comme tout grand créateur, sa singularité, sa voix personnelle, se déplace parmi le lyrique, la
plaisanterie, la farce, le réalisme et l’histoire.
Chraïbi n’a t-il pas écrit que “les maisons les plus somptueuses sont appelées à devenir des
décombres [...] Donnez-moi plutôt ce qui demeure: des livres”?
Mais avant, l’assaut aussi de la création de La Mère du Printemps (l’estuaire de l’Oum-er-bia, le
fleuve de sa ville natale: Al jadida) revint à sa mémoire. Dans cette oeuvre, il nous a voulu dire
que les états se succèdent, la Terre demeure et ce qui compte c’est la beauté du monde et la
fraternité parmi les hommes:
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Voici le compromis de cet écrivain (des écrivains maghrébins): ce qui est en jeu c’est l’offre au
dialogue des cultures, le partage.
Donc ne pleurez pas dans l’exil, semble-t-il dire, au fil de sa narration, à ceux qui se plaignent
de la biculturalité: “L’exil est un royaume. J’appelle exil l’ouverture à l’Autre, le besoin de se
renouveler et de se remettre en question”.
Le style de ce récit (avec le même titre du “roman de Fritz Peters”) est ludique, brûlant. Un style
qui, néanmoins, se plie, avec douceur et générosité, devant la rencontre des êtres qui le
touchent: Feraoun, Kateb, Laâbi, Bordigoni, Basfao...
Non, Driss Chraïbi n’est pas irrévérent – avec cette nuance de méchanceté mais avec une
sorte d’irrévérence salubre -, et il ne méprise ni le journaliste ni l’universitaire. Son attitude est
surtout courageuse, sincère à brûle-pourpoint, lorsqu’il scrute l’inauthentique, l’“insectuel” – “la
coutume est une seconde nature” -, celui dont il “pressent” qu’il n’a pas lu son oeuvre et qui
s’en vante, peut-être.
Cet expert tacticien – magicien - de la communication, déconcerte aussi les indiscrets – curieux
- et, en même temps qu’il est rétif à la saisie, il prend une vraie infantine malice à titiller la
curiosité du critique et à brouiller les cartes. (Dans son discours fabuleux le réel s’emmêle,
inextricablement, à l’imaginaire et vice versa. Peut-être s’entêter à faire leur distinction
tranchante, comme postulat de leur lecture, est-il mal entendre –comprendre - cette écriture.
Peut-être si l’on comprend son oeuvre comme un appel à la fusion, reste-t-il une certaine
empathie et une prudente distance)
Mais son procédé profondément sincère et politiquement incorrect avive l’intelligence et
l’indépendance pour le bien-être mental des hommes. Chraïbi a fait sienne la phrase de
Térence: “rien de ce qui est humain m’est étranger”. C’est pourquoi les salles - où il est
convoqué - sont pleines, tant est l’expectation que soulève cet écrivain qui perce des sentiers
tout en se déchirant, comme l’Algérien Kateb Yacine en se tatouant.
Chraïbi déteste l’hypocrisie officielle, les convenus ”salamalecs”, le gros tapis rouge usé par
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des crocs-en-jambe et par des ”typs avides, clientélistes” (lui, il n’est pas “un fonctionnaire de
l’écri-vanité”). Seuls les hommes, les femmes, les étudiants – la jeunesse - et les enfants de sa
terre – de toutes les terres - l’émeuvent charnellement.
Dans Le Monde à côté, les meilleures pages portent sur l'expression d'une communion intense
avec la nature et celle d'une identité heureuse et forte, qui sait faire de la différence une
richesse, de la découverte un tremplin vers la liberté de l'être. C'est sur ce socle que s'édifie
une œuvre, que s'échafaude la carcasse de l'Inspecteur Ali ricanant devant le tombeau du feu
Hassan II, que s'élabore la critique souverainement désillusionnée de la société marocaine de
la fin du
XXème siècle .
Cet écrivain, qui premièrement, ouvre la première partie de ses “mémoires” - Lu, vu, entendu avec un chant: “Je remercie la vie. Elle m’a comblé”, donne une leçon de calme, de laisser
écouler – sans angoisse - le temps. ”le temps remonte le temps; il faut donner du temps à (m)
ses livres”.
Lorsque cet écrivain partira de l’autre côté du miroir - jamais il en mourra. Il termine ce monde à
côté poétiquement : « Dans ces moments là, rester en solitude – c’est mon désir - regarder en
paix le ciel émaillé, et, comme Driss, voir que “chaque étoile dans le ciel est une larme, une
âme. Et toutes sont mes larmes, des parcelles de mon âme. Toutes m’ont parlé avec le langage
des origines, avec la langue du poème. Lentement, le poème est devenu une musique. Un à
un, j’ai pris par la main puis dans mes bras tous les êtres et toutes les choses que j’ai aimés et
qui ont disparu. El j’ai dansé avec eux sous le ciel vert, valsé, valsé en une valse lente, très
lente, de plus en plus lente jusqu’à l’immobilité. La vie continue. Bonjour la vie.p .224).
L’enfant, qui demeure toujours en Chraïbi – qui demeure en tout écrivain qui a ouvert,
généreusement, la fenêtre de son imagination, et qui a foulé des terres au-delà de ses
berceuses maternelles -, sait que cette solennité qui s’appelle la vie quotidienne est l’ensemble
infini de déboires, de joies, dont la mélancolie et l’espoir nous mènent vers un fleuve qui ne finit
jamais... Oui, Driss Chraïbi, ”La vie continue”...)
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