De l`impuissance de l`enfance à la revanche par l`écriture Guinoune
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De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture Guinoune, Anne-Marie IMPORTANT NOTE: You are advised to consult the publisher's version (publisher's PDF) if you wish to cite from it. Please check the document version below. Document Version Publisher's PDF, also known as Version of record Publication date: 2003 Link to publication in University of Groningen/UMCG research database Citation for published version (APA): Guinoune, A-M. (2003). De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture: le parcours de Driss Chraïbi et sa représentation du couple Groningen: s.n. Copyright Other than for strictly personal use, it is not permitted to download or to forward/distribute the text or part of it without the consent of the author(s) and/or copyright holder(s), unless the work is under an open content license (like Creative Commons). Take-down policy If you believe that this document breaches copyright please contact us providing details, and we will remove access to the work immediately and investigate your claim. Downloaded from the University of Groningen/UMCG research database (Pure): http://www.rug.nl/research/portal. For technical reasons the number of authors shown on this cover page is limited to 10 maximum. Download date: 15-02-2017 Guinoune tekst deel4 19-09-2003 21:52 Pagina 252 Annexes ANNEXE 1 : G L O S S A I R E D E M OT S A R A B E S ANNEXE 2 : ROMANS ET RECUEILS DE NOUVELLES. 1945-1972. EXTRAIT J E A N D É J E U X 1 9 7 3 , L I T T É R AT U R E M A G H R É B I N E D E L A N G U E F R A N Ç A I S E . O T TA W A . N A A M A N , P P. 3 0 - 3 2 DE ANNEXE 3 : CHRAÏBI H I S TO R I Q U E D E S É T U D E S Q U I O N T É T É M E N É E S S U R ANNEXE 4 : EXTRAIT DE SUCCESSION D R I S S C H R A Ï B I , P P. 2 9 - 4 4 ANNEXE 5 : EXTRAIT DE NAISSANCE D R I S S C H R A Ï B I , P P. 4 7 - 5 3 252 O U V E RT E . À L’ A U B E . DRISS Guinoune tekst deel4 19-09-2003 21:52 Pagina 253 Annexe 1 GLOSSAIRE D E M OT S A R A B E S La langue arabe n’utilisant pas notre alphabet latin, les mots et noms arabes transcrits en français ne sont que la figuration graphique des prononciations entendues et varie selon l’époque et le transcripteur. L’arabe a des phonèmes que notre alphabet restitue mal. Qu’on ne s’étonne pas, par exemple, de voir écrit Muhammad ou Mohammed ou encore Mahomet 834. Almoravides: (1056-1147) la première grande dynastie maghrébine d’origine subsaharienne qui réussit, au nom d’une ritba (lien) qui devait unir ses membres, à imposer l’Islam au Maghreb et à toute la péninsule Ibérique. Cadi: juge des affaires familiales Chari’a: loi islamique représentant la “Voie tracée” par les Ancêtres à laquelle tout Musulman doit adhérer. C’est aussi un corpus de textes anciens sur lequel se fonde le juriste musulman. Comprend les textes fondamentaux (Coran, hadiths) et les jurisprudences de la Sunna, Quiyas (Raisonnement analogique) et Ijma’ (consensus omnium). La nier est un sacrilège. Accorde tous les droits au chef de famille, entre autres droit unilatéral à la polygamie et à la répudiation. Coran ou Qor’ân: signifie la récitation. Ensemble de textes dictés par le Prophète à ses Compagnons, qu’ils apprenaient par coeur. Fiqh: système juridique traditionnel, il comprend toutes les disciplines du droit musulman. Par extension dans le langage courant désigne celui qui enseigne aux enfants la religion. Hadith: Dires, propos, récits attribués au Prophète et recueillis par un auditeur qui l’a retransmis Hadj: celui qui a fait le pélerinage à la Mecque H’chouma: la honte, sentiment régulateur des comportements sociaux Hégire : installation à Médine de Mahomet, exilé de la Mecque ; début de l’ère musulmane (622 dans le calendrier chrétien) 253 Guinoune tekst deel4 19-09-2003 21:52 Pagina 254 H’jab: texte du Coran sur un morceau de tissu ou de papier servant de talisman Imam: Chef spirituel et temporel du “clergé” musulman Iman: la foi Islam: soumission à Dieu K’tba: écriture Loi Islamique: ensemble de prescriptions juridico-religieuses qui régissent la Communauté des Croyants. Elle repose sur le Coran et la Sunna pour l’essentiel. M’sid: école coranique Muezzin : préposé à l’appel à la prière Musulman: celui qui se soumet à Dieu est muslim Mektoub: littéralement “c’est écrit” Ramadhan: mois de jeûne rituel, 9e de l’année islamique, c’est le mois sacré par excellence car c’est durant ce mois que le Coran fut révélé au Prophète Sunna: recueil de hadith Umma ou Oumma : communauté des croyants N OT E 834 André Jouette 1993, Dictionnaire d’Orthographe et Expression écrite. Le Robert. Collection “les usuels”. Nous utilisons les définitions de Malek Chebel 1995, Dictionnaire des symboles musulmans. Albin Michel. 254 Guinoune tekst deel4 19-09-2003 21:52 Pagina 255 Annexe 2 ROMANS ET RECUEILS 1945-1972. DE NOUVELLES. Extrait de Jean Déjeux 1973, Litérature maghrébine de langue française. Ottawa. Naaman, pp. 30-32 255 Guinoune tekst deel4 19-09-2003 21:52 Pagina 256 Annexe 3 H I S TO R I Q U E D E S É T U D E S D E D R I S S C H R A Ï B I 835. Q U I O N T É T É M E N É E S S U R L’ O E U V R E Thèses de troisième cycle soutenues portant sur Driss Chraïbi Basfao, K., Lecture/écriture et structure(s) du texte et du récit dans l’oeuvre romanesque de Driss Chraïbi. Aix-Marseille. D3 en 1981 et repris en TDE en 1988. Benabada, A., Analyse sémio-linguistique de La Mère du Printemps de Driss Chraïbi. DNR Toulouse2.1989. Benchama, L., L’oeuvre de Driss Chraïbi, réception critique au Maroc et critique de son idéologie. D3, Paris 4.1991. Bencheikh, M., Etude du temps, de l’espace et de l’énonciation dans Le passé simple de Driss Chraïbi. D3. Paris3. 1984. Bentaibi, A., Recherches sur l’oeuvre de Driss Chraïbi, du Passé simple à La Mère du Printemps : une quête de synthèse entre l’Orient et l’Occident.. D3 Tours, 1987. Dubois, L., La symbolique du voyage dans l’oeuvre de Driss Chraïbi.. Bordeaux3. 1985. Faik, K., La fonction narrative du personnage dans le cycle romanesque marocain de Driss Chraïbi. D3 Bordeaux3. 1990. 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Le bilinguisme dans Une enquête au pays et La Mère du Printemps de Driss Chraïbi. Le rapport à l’Occident de Tahar ben Jelloun et Driss Chraïbi. L’autobiographie dans la littérature marocaine moderne. Représentation de l’Autre dans Succession ouverte de Driss Chraïbi. L’identité de l’intellectuel dans l’oeuvre romanesque de Boudjeda et de Chraïbi. L’interculturalité dans les textes de Driss Chraïbi. 258 Guinoune tekst deel4 19-09-2003 21:52 Pagina 259 Driss Chraïbi. L’oeuvre romanesque. Ecriture et contact des langues dans la littérature maghrébine de langue française. La nourriture dans le roman marocain de langue française : mode d’expression et valeur sociale. Poétique de l’immigration. L’image de l’enfant dans la littérature maghrébine de langue française, le cas de Boudjedra et de Chraïbi. Analyse du discours sur la mère dans Le passé simple, La Civilisation, ma Mère de Driss Chraïbi. L’image de la femme chez Driss Chraïbi. Les personnages féminins dans les trois premiers romans de Driss Chraïbi. La condition de la femme au Maroc. Etude littéraire et sémiologique. Driss Chraïbi, Le passé simple, La civilisation, ma Mère, Tahar Ben Jelloun, Harrouda et Rachid Boudjedra, La répudiation. L’espoir et le désespoir dans Les Boucs de Driss Chraïbi. La réception critique des Boucs de Driss Chraïbi en France. N OT E S 835 836 Source : Limag, banque de données regroupant toutes les parutions qui concernent la littérature maghrébine de langue française. Les travaux n’ayant pas été publiés, nous préférons respecter l’anonymat des auteurs 259 Guinoune tekst deel4 19-09-2003 21:52 Pagina 260 Annexe 4 EXTRAIT 5 10 15 20 25 30 35 DE SUCCESSION OUVERTE. DRISS CHRAÏBI, P P. 2 9 - 3 6 . -J’ai lu vos livres, poursuivit l’homme qui s’était assis à côté de moi. (Il m’avait offert une tasse de café et j’avais refusé. Une cigarette, un bonbon à la menthe, sa carte de visite –sans plus de succès : les géophysiciens m’ont appris naguère, au temps où j’avais soif de savoir plutôt que d’apprendre, que l’homme s’était épanoui à l’âge des glaciations, une espèce de réaction contre le froid.) J’ai étudié votre oeuvre avec toute la profondeur qu’elle mérite. Une chose me frappe : dans tous vos livres, le héros est un artiste. Et l’artiste, n’est-ce pas… Le reste de son discours se perdit je ne sais où, peut-être dans les éclats de rire qui fusaient dans mon dos, peut-être aussi dans le ronronnement feutré des moteurs. Sa voix était aussi chaude que la main qu’il avait posée au moment où l’avion prenait son envol –et, depuis, il l’y avait laissée. C’était un de ces innombrables intellectuels qui avaient hanté ma solitude, un homo sapiens miserabilis. Il m’avait reconnu mais il n’aurait pas reconnu son boucher, il avait lu mes livres et m’entourait d’une sollicitude fraternelle en me parlant de littérature et d’artistes. L’hôtesse de l’air allait d’un fauteuil à l’autre, le bras chargé de plateaux. Quand elle se penchait,quand elle tendait un plateau, quand elle se relevait, c’était comme si elle dansait. Elle avait des gestes lents et gracieux et le sourire qui inondait sa face était un petit soleil. Elle arriva à ma hauteur et, du coup, ce fut un autre visage, dramatisé soudain, et comme pétri dans l’argile. Par-dessus ma tête, elle fit passer un plateau à mon compagnon et disparut de mon champ de vision. A moi, elle n’accorda pas un regard. Je l’avais prévenue. Un quart d’heure avant le départ, je m’étais dirigé vers elle et, sans dire un mot, je lui avais remis une feuille de papier pliée en quatre sur laquelle j’avais tapé à la machine des mots très simples, afin qu’elle pût comprendre aisément : “JE NE MANGE PAS. JE NE BOIS RIEN. JE NE FUME PAS. JE N’AI BESOIN DE RIEN. LAISSEZ-MOI DANS MON COIN, JUSQU’A L’ARRIVEE. S’IL VOUS PLAIT. MERCI. DITES-LE A VOS COLLEGUES. S’IL VOUS PLAIT. MERCI.” -Il y a l’engagement, n’est-ce pas ? monologuait l’ homo sapiens. La participation aux problèmes de notre temps. Le problème de l’action prime tous les autres, n’est-ce pas ? Mais vous allez voir, cher ami, que même cette action est dépassée. Prenez Malraux par exemple. On a prétendu qu’il y avait deux Malraux, le jeune et le vieux, le vivant et le mort, l’actif et le passif, l’homme du combat et l’homme de l’art. Mais je vais vous démontrer qu’il n’y en a jamais eu qu’un seul, un homme logique avec lui-même, un homme homogène, en un mot un artiste. A un jet de salive, devant moi, il y avait un couple mixte. L’homme était jeune, extérieurement tout au moins. Avec des cheveux noirs, frisés et brillants, avec une moustache mince comme du coton à repriser et une panoplie de stylographes agrafés à la pochette de son veston. Il parlait à voix haute, décrivait en poète l’immense domaine de son père, prenait une orange et, la pelant à coups de pouce, s’écriait : “Oh, là là, chez nous au Maroc ça s’achète au tas, ça se donne. Tu verras chérie tu verras.” La femme riait. J’entendais son rire, je ne le voyais pas. Derrière ses lunettes à monture dorée, ses yeux de myope étaient peureux. C’était une de ces phobo-obsessionnellles dont parlent les psychanalystes, que j’avais connues, et aimées, au cours de mon long séjour en Europe : la phobie du sexe tourné en dérision, la peur des changements, la peur surtout de la mort contre laquelle on s’assure par tous les moyens. 260 Guinoune tekst deel4 40 45 50 55 60 65 70 75 80 85 19-09-2003 21:52 Pagina 261 Ordonnées et méthodiques dans leur travail comme dans leur vie privée, consciencieuses et réalistes, symboles de cet Occident qui m’avait rendu adulte. Elle avait des mains qui eussent inspiré un Rodin, une poitrine tendue comme une paire de lévriers en laisse, tendue par la vie qu’elle s’acharnait à tuer en elle à tout moment, et une chevelure longue, très longue, tombant sur ses épaules, sur son fauteuil, sur le bras de son mari, comme une coulée de bronze. L’homme parlait et elle riait froidement, sans qu’il en parût une seule trace sur son visage. Seules, ses mains, parfois, se refermaient sur la main de son mari et la pétrissaient, tandis qu’il levait vers elle un visage d’idolâtre prêt à massacrer toute une tribu pour l’amour d’une femme. Je me surpris à sourire. Et peut-être était-ce à elle que je souriais. Par le hublot, vu à dix mille mètres d’altitude, quand s’effrangeaient les nuages en un long voile moiré et plein de déchirures, ce pays auquel j’avais cru et croyais encore et qui défilait sous mes pieds à huit cents kilomètres à l’heure se réduisait somme toute en une carte géographique, avec des cours d’eau et des bandes de verdure dont avaient rêvé mes aïeux au cours des siècles. Mais où était donc l’humain ? Je me souviens. On ne devrait jamais se souvenir. J’étais entré dans ce pays comme on entre dans la vie. Riche d’argent et d’espérance. Riant à gorge déployée, ardent et sensible, venant d’un passé simple, si simple et si élémentaire que l’histoire des hommes s’étaient chargée de le mettre à bas à coups de bombes et de haines. Seule a survécu en moi la sensibilité. La violence de la sensibilité. Je l’ai toujours portée en moi, de plus en plus violente et muselée, à mesure que s’effritait ma capacité de croire et que s’entassaient les morts. Elle est là, dans mon crâne, dans mes mains, dans mes yeux. C’est pour cela que je surveille mes mains à chaque instant et que je porte des lunettes noires que je n’enlève que la nuit, dans mon lit, quand je suis sûr que je peux enfin dormir. Le pire attentat, c’est l’attentat à l’âme. Peu importent le corps et la faim du corps. Il faut des bases pour ce qu’on appelle une vie d’homme. Et, quand ces bases viennent à manquer, quand vous les voyez là, à vos pieds, vieilles et pourries alors qu’on les croyait d’acier, je vous jure que vous êtes prêt à n’importe quel meurtre. Ce qui m’a sauvé, c’est l’héréditaire patience. Mais dela m’a coûté ma foi. Ah ! vous êtes de ces gens qui font comme ça ? Cette phrase, je l’ai entendue il y a des années. Ma mémoire me survivra. Oui, j’étais de ces gens qui font comme ça, qui lèvent les bras au ciel et se prosternent en direction de la Mecque. J’ai regardé la femme qui me questionnait ainsi, le jour même de mon entrée en France, dans un vestibule d’hôtel. Je l’ai regardée comme on regarderait une mère. Je voulais bien qu’on me protège, qu’on me colonise, me civilise, me donne un brevet d’existence, mais ça ? Un visage carré et plat comme une tête de veau à l’étal, et qui riait, avec des yeux de veau ? Ce pauvre type pas plus haut que le comptoir et qui trempait sa moustache dans son verre de vin blanc à six heures du matin, ça ? Ces bourgeois, ces marchands, ces fonctionnaires de la vie noyés dans la tourmente de leur propre existence et qui, à plus forte raison, n’avaient que faire de s’intéresser à des gens qui n’étaient pas faits comme eux, qui ne parlaient pas leur langue, n’avaient pas leur mentalité, leur religion, leur peau ? Je suis allé d’année en année, de département en village, les bras tendus en avant, une sorte de nomade sans bâton et sans Bible et criant par tous mes pores, par tous mes cheveux : “ J’ai tourné le dos à une famille de bourgeois et de seigneurs et quelle famille, quel monde vais-je trouver ici ? J’ai claqué toutes les portes de mon passé parce que je me dirige vers l’Europe et vers la civilisation occidentale et où donc est cette civilisation montrez-la-moi, montrez-m’en un seul gramme je suis prêt à croire je croirai n’importe quoi. Montrez-vous, vous les civilisateurs en qui vos livres m’ont fait croire. Vous avez colonisé mon pays, et vous dites et je vous crois que vous êtes allés y apporter la lumière, le relèvement du niveau de vie, le progrès, tous missionnaires ou presque. Me voici : je suis venu vous voir dans vos foyers. Sortez. Sortez de vos demeures et de vous-mêmes afin que je vous voie.” […] Voici : j’ai vu des pauvres types, de pauvres bougres à un bifteck par mois qui devenaient subitement des colons quand ils avaient affaire à d’autres pauvres types ou pauvres bougres à zéro bifteck par an, mais qui n’avaient pas la chance d’être faits comme eux. Alors que signifient ces idéologies des lendemains qui chantent ? Voici : j’ai discuté avec des intellectuels, de ceux qui se targuent d’être à l’avant-garde de notre époque. Ils m’ont donné des conseils pour écrire, pour “percer”, pour faire carrière dans la littérature. 261 Guinoune tekst deel4 19-09-2003 21:52 Pagina 262 Annexe 5 EXTRAIT 5 10 15 20 25 30 35 DE NAISSANCE À L’ A U B E . DRISS CHRAÏBI, P P. 4 7 - 5 3 “ Par ceux qui sont envoyés vague après vague souffler la tempête, par ceux qui se déploient et séparent et lancent le rappel, oui, ce qui vous est promis va venir ! Il viendra quand s’effaceront les étoiles, quand se fendra le ciel, quand les montagnes se pulvériseront, quand l’heure sera signifiée aux messagers. A quand le jour d’échéance ?…” L’échéance était arrivée, à jamais changeaient la face et l’âme du monde : à peine né, l’Islam avait déferlé, fulgurant, aux quatre horizons, telle une marée de feu. Et ses fils, fils du désert et de la nudité, le portaient toujours plus loin dans l’espace et plus profond dans le temps, par le verbe et par l’épée et par le martèlement continu des sabots de leurs chevaux lancés au triple galop – certains qu’ils étaient, de science certaine, que le soleil avait éclaté le jour même de l’Hégire et que chacun de ses éclats avait pénétré en eux, dans leur poitrine, et avait remplacé leur coeur fait de chair et de sang. “Mon temple est l’univers et Mon autel est le coeur de l’homme !” Mus par la parole divine de la moelle de leurs os à la portée de leur regard aigu, projetés vers l’avenir debout sur leurs étriers, ils n’avaient de patrie que l’Islam. Et cette patrie était en eux d’abord, à l’est comme à l’ouest, sur terre ou sur mer. Chaque cavalier, chaque monture était un messager de Dieu, porteur du Message. Croulaient les empires séculaires qu’on avait crus bâtis sur du roc, poudroyaient les décombres des valeurs dont les fondations n’étaient qu’humaines. De l’océan Indien à l’océan Atlantique, désormais ne pouvait plus flotter une simple planche, si elle n’était pas musulmane. Avec infiniment plus de recul que les vainqueurs ou les vaincus de trois continents, un homme qui parcourait paisiblement la terre depuis le dernier quart du VIIe siècle était témoin de l’avènement de l’événement. Témoin par tous ses sens, sans un seul mot. Au nom d’Allah tout de clémence et de miséricorde, le bourreau lui avait tranché la langue –cette langue berbère qui avait allumé et attisé la révolte dans les termes mêmes du rituel coranique. Et puis, toute vivante encore, il l’avait laissée choir du haut d’un minaret, à l’heure de la prière. Autour de la mosquée, d’immenses parterres de fleurs rendaient grâce au Créateur dans le mauve des mauves, dans le rouge vif des hibiscus, le feu des balisiers, le chant multicolore des calcéolaires et des phlox. C’était un soir de printemps. Des souffrances et des années plus tard, l’homme sans parole cheminait le long de la route pavée qui montait vers Cordoue, à pas lents, patients, presque inconsistants, par cette aube naissante de l’an de grâce chrétienne sept cent douze –un vieillard aux confins de la vieillesse, très fragile d’apparence, très vivant au- dedans. Ce qu’il ne pouvait plus exprimer avec la langue des hommes s’était décanté en lui au fil du silence. Le silence des mots lui avait donné en fin de compte le bien le plus précieux : la capacité d’être seul et sans solitude. Il lui avait comme affûté le regard et l’ouïe, avait débarrassé ses pensées de la gangue du langage et les avait si bien acérées qu’elles arrivaient parfois à descendre jusqu’au bout de ses doigts, au contact d’une main tendue vers lui. L’âme des âges païens circulait à flots dans ses veines, tandis qu’il suivait inlassablement la piste de la vie, marchant sur les talons de l’Histoire. Si celle-ci avait commencé avec la religion nouvelle et était en train de se construire sous ses yeux, il ne pouvait qu’en reconnaître la réalité et la splendeur. Mais lui, Azwaw Aït Yafelman, le Fils de la Terre, il venait de plus loin que l’Histoire, de ce qui avait précédé toutes les sociétés humaines et leur survivrait probablement à toutes un jour : l’animalité. Centenaire errant dans l’Empire islamique, il était beaucoup plus attentif 262 Guinoune tekst deel4 40 45 50 55 60 65 70 75 80 85 19-09-2003 21:52 Pagina 263 aux racines d’une civilisation qu’à sa cime ou à ses fruits. Comme un chêne ou un séquoia qui aurait traversé les siècles, il ne se fiait qu’à un seul maître, souverain de tout ce qui naît, vit, puis meurt : le Temps. Petit, ratatiné, aussi sec et noueux qu’un gourdin en bois d’arganier. Crâne chauve, barbe d’un blanc de lait, clairsemée. Sandales de cuir dont les lanières étaient enroulées jusqu’aux genoux. Drapé dans une pièce de laine écrue sans coutures ni manches, à la façon des Bédouins moudarites qui, quelque trente années auparavant sous les ordres du légendaire émir Oqba ibn Nafi, avaient tout balayé devant eux en une gigantesque chevauchée de la Tripolitaine à l’embouchure de l’Oum-er-Bia, au bord de l’Atlantique. Derrière l’homme, à une dizaine de brasses, une chamelle au pis gonflé, précédée par son ombre sur près d’une encablure dans le soleil levant. Sanglée, avec deux outres gargoulantes sur ses flancs. Entre ses bosses, l’étendard vert du Prophète et, arrimé par-dessus, un luth à cinq cordes. Autour de son cou, un chapelet en noyaux de dattes, des amulettes en colliers, des clochettes allègres de cuivre, de bronze et d’argent. Sous le ruminant, un chamelon couleur de sable, de la taille d’un âne efflanqué, flageolant sur ses longues pattes dont il ne savait que faire. Paupières mauves frangées de cils noirs, mufle rose accroché à tout moment à un mamelon –de sorte que sa mère était parfois obligée de le traîner fixé ainsi à elle. La plupart du temps, elle faisait halte pour le laisser boire tout son saoul. Puis elle poussait un léger blatèrement comme un signal sans rémission, elle agitait la queue en guise de fouet et rejoignait le vieil homme en quelques enjambées. Azwaw n’interrompait jamais sa marche, ne se retournait même pas. Il voyait bien l’ombre de la chamelle s’écourter devant lui – et toutes ses rides se mettaient alors en mouvement, du cou vers la base du nez et du front vers les lèvres, telles les alluvions d’un delta, donnant naissance à un sourire ouvert, épanoui. La vie était la vie ! Et elle était d’autant plus belle qu’elle ne faisait que commencer, aiguë, avide et triomphante. Ce petit animal n’avait pas plus de huit jours d’existence. Il avait failli venir au monde mort-né. La créatrice de ses jours était tombée dans un fossé de feuilles décomposées et de fange, s’y était roulée haletante, bouche ouverte et sèche, là-bas, en aval du Guadalquivir… Azwaw n’avait pas hésité un souffle. Animale ou humaine, une femelle était une femelle, sans différence aucune dans la procréation. Quelquefois, il fallait l’y aider, lui prêter une main d’homme. Jusqu’au coude, puis jusqu’à l’épaule, il avait plongé le bras dans l’utérus, puis dans la matrice brûlante et palpitante, y avait retourné le chamelon qui était mal placé, les membres et le cou comme noués. Lentement, de ses doigts bien écartés et mi-repliés, très lentement, il l’avait fait sortir par la tête vers la lumière qui pleuvait du ciel en une cataracte éblouissante. Lui, l’homme du Maghreb habitué à vivre sous le soleil, il ne voyait qu’une forme floue aux mouvements mous à travers un arc-en-ciel liquide : dès qu’il l’avait touchée de l’index, la poche avait crevé et les eaux de la naissance mêlées du sang de la vie l’avaient inondé des yeux aux orteils. Narines ouvertes et frémissantes, tel un primate des Temps antiques, il respirait à pleins poumons cette odeur femelle d’humus, de désir et de don – la même odeur païenne qui surgissait soudain de son très lointain passé, chargée de jouissance et de vase : la vase de son fleuve natal l’Oum-er-Bia où il avait appris à nager comme un flétan avant que de savoir marcher ; la jouissance d’entrailles des femmes avec lesquelles il s’était mélangé et qu’il avait emplies sans mesure de sa semence (sa première épouse qui était morte un soir d’été en plein orgasme avec un curieux couac, la seconde qui s’enveloppait toute avec sa toison d’or comme d’une couverture et dont il activait le ventre de ses mains pour le préparer à l’acte, sa fille Yerma surtout qui lui ressemblait sexe pour sexe). A toute heure du jour et de la nuit, partout où son membre le soulevait debout ou le précédait, dans le patio à ciel ouvert sur une couche en peaux de vache qui fleurait bon le bovidé, dans la prairie grasse à flanc de coteau où l’on enterrait les morts, tout en haut d’un vieux figuier souriant qui s’arrangeait immanquablement pour lui présenter entre les deux yeux, au moment du spasme, une figue bien gonflée, juteuse à point, fendue en rouge comme une vulve. Et, toujours vivaces, jamais oubliés, renaissaient au galop les effluves du village d’Azemmour que les cavaliers de l’émir Oqba avaient détruit jusqu’aux fondations par un lumineux matin de l’an 681. Sur la grand-place, deux hommes dans la force de l’âge agrippent chacun un bras de l’étau du pressoir et 263 Guinoune tekst deel4 90 95 100 105 19-09-2003 21:52 Pagina 264 donnent un tour de vis. S’élève alors l’odeur femelle de l’huile d’olive que la brise marine porte par pans vivants vers les collines, avant que l’huile elle-même coule dans le fût, épaisse et noire, avec parfois des couleurs de miel, là danse un rayon de l’astre du jour ; sous un auvent près du port, la forge martelante et étincelante, avec son odeur de charbon de bois et de bouse qui prolonge la vie de la braise ; joyeuse, tourne et tourne la meule dans le moulin à aubes, et, des maisons basses en torchis à la cime des plus hauts arbres, tout le quartier environnant est blanchi et parfumé par la poudre d’orge, jusqu’aux cils des passants ; des galettes d’orge à l’oignon grésillent doucement sur des pierres plates chauffée à blanc ; jacassantes, riantes et pulpeuse du printemps qui les habite, un groupe de filles nubiles pétrissent des boules d’argile humide à senteur de rut, les ouvragent en plats, en pots, en cruches ; à portée de leur rire, devant la Maison du Feu où elles passent la nuit pour réchauffer leurs os hiver comme été, les Anciennes de la tribu trempent les bras jusqu’aux coudes dans des jarres aussi hautes qu’elles, en tirent des lanières de viande dégoulinant de jus et d’aromates, les suspendent sur une corde tendue entre deux sycomores en fleur. D’espace en espace, assourdissants, les envols du peuple des oiseaux, mouettes par légions, ramiers, ibis, malures, corbeaux-craves à bec jaune, paradisiers d’un rouge flamboyant. Sur les rives, parmi les ajoncs, des jardins de flamands roses dont pas un ne bouge. Et, lent, lourd comme le sang dans les veines d’un vieillard, le clapotis de l’Oum-er-Bia en amont du village, puis son mugissement à l’embouchure, là où ses eaux bouillonnantes se mélangent au flux de l’océan… 264