Guinoune tekst voorwerk - Rijksuniversiteit Groningen

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Guinoune tekst voorwerk - Rijksuniversiteit Groningen
De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture
Guinoune, Anne-Marie
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2003
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Guinoune, A-M. (2003). De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture: le parcours de Driss
Chraïbi et sa représentation du couple Groningen: s.n.
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Anne-Marie Gans-Guinoune
De l’impuissance de l’enfance à la revanche par l’écriture
dc
dc
De l’impuissance
de l’enfance à la revanche
par l’écriture
Le parcours de Driss Chraïbi et
sa représentation du couple
Anne-Marie Gans-Guinoune
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De l’impuissance
de l’enfance à la revanche
par l’écriture
Le parcours de Driss Chraïbi et
sa représentation du couple
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RIJKSUNIVERSITEIT GRONINGEN
De l’impuissance
de l’enfance à la revanche
par l’écriture
Le parcours de Driss Chraïbi et
sa représentation du couple
Proefschrift
ter verkrijging van het doctoraat in de
Letteren
aan de Rijksuniversiteit Groningen
op gezag van de
Rector Magnificus, dr. F. Zwarts
in het openbaar te verdedigen op
donderdag 13 november 2003
om 16.00 uur
door
Anne-Marie Guinoune
geboren op 23 januari 1954
te Maison Carrée
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Promotor : Prof. dr. H. Hillenaar
Beoordelingscommissie :
Prof. dr. L. Korthals Altes
Prof. dr. I. van der Poel
Prof. dr. P. Vandermeersch
ISBN 90-367-1916-X
NUGI 610
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No es el camino, hay caminar
A Martin
Samuel
Selma
Léa
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Remerciements
Dans cette longue traversée solitaire, je ne me suis jamais sentie seule grâce à mon directeur de
thèse Prof. dr. Henk Hillenaar, grâce à ma famille et à mes amis. Henk Hillenaar a dirigé mon
travail d’une manière que de nombreux collègues en thèse m’ont enviée. Il a partagé ses
compétences de théoricien et jamais je ne me suis sentie dévalorisée face à ses immenses
connaissances. Henk Hillenaar m’a ouvert des portes et m’a accompagnée sur ce chemin avec
beaucoup de respect. Il incarne pour moi un modèle de professeur. Qu’il trouve ici l’expression
de ma profonde admiration et de ma totale gratitude.
Je remercie les membres de la commission, Prof. dr. L. Korthals Altes, Prof. dr. I. van der
Poel et Prof. dr. P. Vandermeersch pour la lecture de ma thèse et pour leurs remarques
constructives.
Je souhaite également remercier le Prof. dr. Mineke van Essen de m’avoir acceptée au sein
du Promovendi en Postdoccentrum ; cette reconnaissance de l’université pour mes recherches a
été stimulante. Merci à Robert de Dardel d’avoir interrompu sa retraite bien méritée pour se
pencher avec moi sur les figures de style. Enfin je remercie dr. Jaap van Os pour son aide lors
de la traduction du résumé.
Je tiens en particulier à exprimer ma reconnaissance à Nadine Balayn, ma fidèle amie et
lectrice qui depuis le tout début m’encourage. Ses corrections m’ont aidée à brider un style
souvent peu académique et ses questions faussement candides ont su mettre le doigt sur
certaines faiblesses. Je dois aussi remercier Marie-Paule Tranchant qui, dans la phase finale de
mon travail, a passé de nombreuses heures à discipliner mes tournures et ma ponctuation,
toutes deux parfois fantaisistes. Ma gratitude va également à Anita Veltmaat qui a trouvé le
temps de me lire et dont les commentaires pleins d’intelligence ont porté leurs fruits. Je profite
de l’occasion pour remercier toute l’équipe du Centre Culturel Français pour son accueil
chaleureux et son aide amicale qui n’a jamais failli. Frédérique Basset mérite une mention
spéciale pour l’amitié inébranlable qu’elle m’accorde et qui l’oblige si souvent à arpenter les
librairies pour m’approvisionner. J’ai également apprécié les conversations que j’ai eues avec
Marlène Frich. Je remercie ma belle-famille qui sait m’entourer de son affection et m’épauler
dans les bons et moins bons moments de la vie.
Merci à Aat Doek pour la mise en forme de mon travail.
Mes parents ne sont plus là pour me lire. Je leur dois une partie de ce que je suis, merci
à eux de m’avoir donné des racines et des ailes. Merci aussi à mes enfants pour m’avoir laissé
assez d’espace pour cette étude.
Enfin et pas des moindres je suis profondémment reconnaissante et redevable à Martin
Gans. Son amour et son intelligence m’ont amenée à entreprendre cette recherche et m’ont
soutenue. En montagne comme dans la vie Martin peut être stimulant.
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Note de l’auteur
Les majuscules utilisées par Driss Chraïbi ont été respectées en ce qui concerne les titres des
huit romans traités sauf pour le septième titre. Dans un souci d’unification graphique du texte
seulement les premières lettres des substantifs de La Mère du Printemps sont en majuscules :
Le passé simple
Les Boucs
Succession ouverte
La Civilisation, ma Mère!...
Mort au Canada
Une enquête au pays
La Mère du Printemps. L’Oum-er-Bia
Naissance à l’aube
Pour éviter tout malentendu, nous précisons que Driss fait toujours référence au personnage de
l’oeuvre alors que pour l’auteur nous écrivons son nom en entier : Driss Chraïbi.
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Introduction
NAISSANCE
E T É L A B O R AT I O N D E N OT R E R E C H E R C H E
De manière peut-être inhabituelle notre travail est né d’une incompréhension et d’un rejet. En
effet la découverte du roman de Driss Chraïbi, Le passé simple, nous a en premier lieu intriguée.
Notre curiosité était mêlée à de l’irritation car nous nous trouvions devant une écriture connue
et reconnue, qui devait porter à priori de vraies qualités littéraires, mais pour une raison ou une
autre, il nous était difficile de les reconnaître. C’est pourquoi ce texte, auquel l’accès nous était
interdit, nous irritait. Et pourtant quelque chose parlait dans ce livre qui intriguait, cela nous
renvoyait à notre capacité de lecteur mis en échec à pouvoir mettre des mots sur un sentiment
de malaise. Curiosité et ténacité sont venues à bout du mystère. L’interaction entre nous,
lecteur, et l’écriture ne se faisait pas car inconsciemment nous refusions de nous en tenir au
premier degré de l’écriture. Derrière se cachait quelque chose qui nous arrêtait, il fallait
chercher plus loin. Ainsi a commencé la recherche sur l’énigme Driss Chraïbi. Pour mener à
bien pareil travail, notre choix s’est arrêté sur 8 romans de Driss Chraïbi, sur les 19 parus à ce
jour1 : Le passé simple (1954), Les Boucs (1955), Succession ouverte (1962), La Civilisation, ma
Mère (1972) Mort au Canada (1975), Une enquête au pays (1981), La Mère du Printemps
(1982) et Naissance à l’aube (1986). Ils s’étalent sur un peu plus de trente ans, et offrent une
continuité révélatrice de la thématique sous-tendant l’oeuvre. Les livres choisis sont les plus
éloquents en ce qui concerne le monde de la famille, le monde de l’émigration et celui de la
tribu, unités qui nous serviront de cadres.
Une scène répétitive nous révéle le thème qui s’avère être l’une des sources de la création
littéraire chez Driss Chraïbi. Il s’agit d’un tableau composé d’un homme, d’une femme, d’un
enfant. Même si l’écrivain présente ses écrits comme des morceaux épars : “Je peux vous
garantir qu’il n’y a pas de liaison entre tel livre et tel autre ; c’est un changement total de registre
d’un livre à l’autre”2, nous sommes convaincue que ces morceaux sont ceux d’un puzzle qui se
complète. Nous allons présenter brièvement les livres dans la perspective de cette scène en
insistant en particulier sur le premier roman Le passé simple et sur le diptyque de La Mère du
Printemps et Naissance à l’aube, trois romans qui détiennent, à notre avis, les clefs de l’oeuvre
de Chraïbi. Les autres romans accompagneront et soutiendront ces trois ouvrages. Pour plus de
commodité, les trois premiers romans de notre corpus d’études : Le passé simple, Succession
ouverte, et La Civilisation, ma Mère sont regroupés sous l’appellation de “romans de la famille”3.
Ensuite Driss Chraïbi se transporte dans le monde extérieur4 ; ce sont les romans de
l’émigration : Les Boucs et Mort au Canada que nous nommons “les romans de l’ailleurs”. Ces
deux romans font office de transition entre “les romans de la famille” et “les romans de la
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tribu”5 ainsi dénommés car l’auteur fait revivre le passé, celui des Berbères vivant en groupe :
Une enquête au pays, La Mère du Printemps, Naissance à l’aube.
Si nous revenons au premier roman de Chraïbi, Le passé simple, nous remarquons trois
personnages principaux : le père, la mère et l’enfant6. Les premier et dernier chapitres nous
présentent la même scène, celle d’une tentative de parricide. Le couteau du premier chapitre
est remplacé par un pistolet ; couteau ou révolver, peu importe, le fantasme s’impose. Notons
un élément intéressant : Ferdi, le nom de la famille dans Le passé simple, veut dire en arabe
populaire révolver ou solitaire7 et il pourrait également signifier en marocain, couteau8. De
cette scène initiale à trois ne demeurent à la fin du livre que le père et son fils Driss ; le petit
frère et la mère, qui s’avèrent être sur un plan inconscient les objets de la rivalité entre le père
et le fils, ont quitté la scène pour laisser le champ libre à Driss. Le passé simple est un long cri
d’amour adressé à la mère, mais également au père. La violence de Driss vis-à-vis de son père
et de la société va au-delà d’une révolte sociale. Ce texte essaie de dire à la mère qu’il l’aime au
point de vouloir la ravir au père, avec pour alibi de la protéger de la cruauté de ce dernier. Il
peut essayer de le tuer, il a un couteau prêt, ce serait tellement simple, mais il l’aime, ce père.
L’enfant, derrière ce livre, doit composer entre le désir pour la mère et l’amour teinté de
culpabilité pour le père. C’est toute l’ambiguité des sentiments caractéristiques de la crise
oedipienne ressurgissant à l’adolescence. Le départ, la distance, offrent une alternative pour
apaiser les tensions et se construire en dehors de cette sphère chargée de désirs frustrés.
La distance s’installe par l’écriture des Boucs. Le livre raconte la difficulté de l’intégration
d’un Maghrébin en France dans un climat de violence meurtrière. Le désir de meurtre vise en
premier la concubine dans une relation de couple mixte sordide. Signalons encore que, de
nouveau, il y a meurtre d’un chat et qu’un entrepreneur est tué avec un couteau par le groupe
des Boucs, groupe d’émigrés misérables. Soulignons aussi une autre constante : la présence d’un
homme, Yalann, d’une femme, Simone sa concubine, et de leur enfant, Fabrice qui meurt. Si
dans le premier roman, l’auteur s’identifiait à l’enfant, à partir de ce livre on constate qu’il se
présente comme un homme ; mais ce qui compte, en définitive, c’est la permanence de la scène
à trois puis à deux.
Succession ouverte, le livre suivant raconte le retour du fils au pays pour l’enterrement du
père. Le fils retrouve le même climat de complicité avec sa mère qu’avant. La mère se confie au
fils, lui laissant croire qu’il est le fils élu. Le père mort, le fils peut exprimer son admiration pour
lui. Ce roman sur le deuil s’avère être surtout celui du retour dans la famille. Le temps a troqué
les cartes, les enfants sont adultes, la mère est vieille et dépendante d’eux. Les rôles parentsenfants s’inversent.
Un grand pas est franchi dans La Civilisation, ma Mère. Le père a quitté les devants de la
scène et l’écrivain commence à s’approcher de l’interdit. Le roman, interprété comme un cri de
révolte de l’auteur en faveur des femmes, est, on ne l’a pas assez souligné, un grand cri d’amour
d’un homme à une femme, sa mère. Sur la voie de la libération, l’amour pour la mère avance
moins déguisé que dans le premier livre. Le fils se sent confirmé, légitimé comme le fils préféré
de la mère, ce qui l’autorisera à transformer la mère en femme. La scène de la robe et des
talons9, dans laquelle la mère est révélée à sa féminité par le fils, est le pivot du livre. Dans le
roman la figure du père s’étiole pour laisser place libre au fantasme du fils.
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Mort au Canada laisse croire qu’en sortant de l’univers familial, celui de la mère, et en
racontant une passion entre un homme et une femme, on s’éloigne de l’interdit de l’inceste.
Mais tout est plus complexe. Un homme et une femme se rencontrent, s’aiment. Sur leur
passage, ils n’hésitent pas à tout briser. Puis le couple se déchire. La passion a la réputation
d’être funeste, et le roman le confirme. En parallèle à cette histoire qui constitue le corps du
roman, se trame un autre récit. Histoire de la rencontre entre cet homme et une petite fille,
histoire d’amour qui devient rédemptrice pour l’homme. La passion, suffisamment mortifère
en elle-même, peut faire l’économie d’un objet symbolique tel que le couteau. La
triangulation : un homme, une femme et un enfant, subsiste.
La quête de l’amour se poursuit dans le premier livre de la trilogie Une enquête au pays.
Il met en scène une relation symbolique très forte entre Hajja, la mère de la tribu et l’inspecteur
Ali. Elle l’enserre dans un rapport de dépendance au travers de la nourriture qui n’est pas sans
rappeler la mère. Il n’y a pas de triangulation dans le livre à proprement dit, mais le troisième
personnage est là, sous couvert du chef qui sera évincé, laissant en tête-à-tête les deux autres, la
mère symbolique et le fils. La Mère du Printemps et Naissance à l’aube se colorent d’un vernis
historique. Mais que le roman s’inspire de la vie de l’auteur comme dans Le passé simple ou qu’il
soit recouvert d’un habillage historique, la trame d’une histoire d’amour se répète. Le héros de
ces deux romans, Azwaw, marié à Hineb, la répudie à la naissance de leur fille Yerma car la
jeune mère ne peut l’allaiter. L’homme élève seul sa fille. Une grande histoire d’amour entre le
père et sa fille couvrira les deux romans. L’islam, faisant en cela office de représentation
symbolique de la loi, les sépare. Yerma, mariée à un dignitaire musulman, sera à plusieurs
reprises enceinte. Mais une sorte de malédiction la poursuit, elle ne parvient pas à mener ses
grossesses à terme et perd ses enfants. De nouveau enceinte et sur le point d’accoucher,
l’expulsion ne se faisant pas, elle et son enfant risquent la mort. Son père va la retrouver à temps
pour la délivrer et lui permettre de devenir mère. A partir de ces romans le couple dans l’oeuvre
chraibienne devient explicitement celui d’un adulte et d’un enfant.
Dans cette présentation succinte, le père, face à l’enfant, semble être parfois plus mis en
avant, il ne faut pas s’y fier complètement. L’étude des ouvrages mettra en évidence un autre
couple plus discret au début de l’oeuvre mais bien présent, celui de la mère et du fils. Notre
recherche s’intitule : De l’impuissance de l’enfance à la revanche par l’écriture. Le parcours de Driss
Chraïbi et sa représentation du couple car derrière le couple traditionnel s’agite le fantôme d’un
autre couple, celui d’un couple adulte-enfant, couple incestueux. L’enfant avec ses maigres
moyens pour séduire la mère, devenu adulte va tenter grâce à l’écriture de se libérer de cet amour.
Rétrospectivement nous avons été étonnée par le temps qu’il nous a fallu pour voir
émerger des textes la scène incestueuse avec clarté. Elle n’était pourtant ni cachée ni dissimulée
derrière des symboles complexes ; c’est nous, lecteur, qui étions mis en cause. Nous sentions les
bloquages que cette écriture produisait sur nous mais sans pouvoir les identifier. Nous avions
lu et relu les livres qui racontaient ce tabou, sans être pour le moins du monde choquée par la
violence intrinsèque de l’acte, puisque nous n’intégrions pas cet élément de l’histoire. Une telle
attitude pouvait relever d’une auto-censure, mais, pendant longtemps, les scènes de pédophilie
décrites dans Le passé simple ont masqué la scène de pédophilie incestueuse de La Mère du
Printemps et de Naissance à l’aube. La pédophilie s’avère plus aisée à cerner, étant établi qu’elle
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fait partie du monde maghrébin d’une manière plus connue que dans notre monde occidental,
et ce depuis longtemps, puisque le Coran, conscient du danger des charmes des jeunes
imberbes met les fidèles en garde. Des écrivains maghrébins10 ont raconté la pédophilie pour la
dénoncer. Mais, nulle part, un tel amour incestueux n’a été abordé dans la littérature
maghrébine de langue française, ce constat en rend l’approche difficile. Nous verrons par
ailleurs que la place de la mère dans la société musulmane rend le tabou de l’inceste d’autant
plus sérieux. L’épisode incestueux reconnu comme tel, d’autres questions ont commencé à
affluer : comment un écrivain célèbre de culture musulmane pouvait-il briser le tabou majeur ?
Pourquoi le faisait-il ou pour qui ? A qui s’adressait-il lorsqu’il écrivait ce livre ? Tous ces points
d’interrogation ont constitué le point de départ de notre travail de recherche. Y répondre
permettra de pénétrer dans ce monde éloigné du nôtre et de mieux appréhender l’oeuvre de
Chraïbi. L’écrivain, décrié par la critique comme iconoclaste, l’est encore plus qu’on ne le pense
puisqu’il enfreint sur un plan fantasmatique deux interdits majeurs : le parricide et l’inceste.
Cette étude, au delà de son thème de recherche, raconte aussi le chemin parcouru pour
comprendre et surtout mieux apprécier l’oeuvre de Chraïbi.
Sur ce chemin, nous allons nous engager en présentant dans une première partie, après
une courte biographie de l’auteur, la littérature maghrébine de langue française pour faire état
de sa spécificité. Ce cheminement nous éclairera sur la particularité de l’oeuvre de Chraïbi dans
le monde littéraire. Nous nous arrêterons sur notre parcours sur la réception de l’oeuvre de
Driss Chraïbi. Cette étape nous amènera à traiter Le passé simple à part. Etudier un écrivain
marocain de langue française nous conduira naturellement à préciser les influences qu’a pu
subir son écriture. Et enfin nous présenterons les méthodes de travail qui nous ont
accompagnée.
L’étape suivante, la deuxième partie, nous mènera à étudier le monde féminin et le monde
masculin d’abord sur un plan sociologique à travers la description des représentations
transmises par le monde maghrébin. Puis, en nous aidant de concepts psychanalytiques, nous
examinerons les personnages de l’oeuvre de Chraïbi, la représentation que l’auteur en donne,
projection de son monde intérieur. L’interrogation sur le couple fantôme adulte-enfant se
traduit par un enchaînement logique d’une recherche sur le triangle familial, nous nous
pencherons alors sur le monde de l’enfant et sur celui du couple qui sera l’objet d’une troisième
partie. En approfondissant, dans un premier temps les personnages de fille et de garçon, puis
ceux du couple, nous tenterons de décoder les mécanismes qui articulent cette machine
littéraire. C’est à cette occasion que nous allons approcher l’interdit pour lui donner son plein
sens. Enfin la dernière partie sera consacrée à l’étude de la langue et du style. Elle ouvre une
petite fenêtre sur les instances parentales à l’oeuvre dans l’espace scriptural de Chraïbi. Le
contenant linguistique, stylistique devrait confirmer les hypothèses concernant le contenu.
Driss Chraïbi a quitté son milieu d’origine en quête d’un ailleurs, d’un autrement. Sa
recherche l’a fait plonger dans un autre monde, avec tout ce que cela peut avoir d’enrichissant
et de déstabilisant. En fait elle l’a installé pour toujours dans un entre-deux. Sa formation
scolaire française lui avait fait découvrir l’importance accordée à la fonction du couple en
Occident, avec son idéal judéo-chrétien d’amour, de complétude, de finalité. Au Maghreb, le
couple ne remplit pas la même fonction, aussi les attentes vis-à-vis de cette institution diffèrent-
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elles. Le mariage arrangé, la séparation entre les hommes et les femmes entre autres, font que
le couple a essentiellement une vocation procréatrice. L’homme et la femme sont parents avant
tout. Et même si les jeunes filles rêvent, parfois, en secret d’un mari beau, avenant et
attentionné, et que les jeunes hommes rêvent, au fond d’eux-mêmes, de trouver dans leurs
épouses de vraies compagnes, la structuration de la société maghrébine n’autorise que très
difficilement la réalisation de ces rêves. A la recherche de ce couple, l’écrivain racontera dans
Les Boucs et Mort au Canada les échecs de l’homme maghrébin à vivre le couple occidental. Estce l’échec du couple mixte de ces deux romans qui amènera l’auteur à nous raconter une
nouvelle histoire d’amour dans un contexte berbère ? Nous aurons à répondre à cette question.
L’histoire entre Azwaw et Yerma, dans La Mère du Printemps et Naissance à l’aube sera l’unique
roman d’amour dans l’oeuvre chraïbienne. Elle est vécue entre un adulte et un enfant. C’est
après avoir repris la lecture des premiers ouvrages en ayant à l’esprit le dyptique, que nous avons
été frappée de l’apparentement des scènes citées. Le désir d’inceste est inscrit dès le premier livre
et va crescendo jusqu’à son accomplissement dans La Mère du Printemps. L’inceste accompli,
l’écriture est comme libérée d’un poids, le thème morbide s’estompe, le couple devient celui
d’un homme et d’une femme, le ton devient badin, léger ; c’est la série des inspecteur Ali. C’est
aussi un ton plus profond, mystique, celui de L’homme du livre, à lire à voix haute comme le
conseille son auteur, car il retranscrit la voix du Prophète Mohamed.
Tous les livres de Driss Chraïbi tentent de dire l’interdit, ce qui peut parfois expliquer la
violence du propos. Lorsqu’il est verbalisé, le tabou est accepté par le lecteur, qui, d’une
manière inconsciente, y a été préparé. Aucun chercheur, excepté Claude Montserrat-Cals11 qui
apporte une interprétation philosophique à cet inceste, ne s’y est arrêté. Pourquoi ? Tout se
passe comme si le lecteur a été amené peu à peu à ce non-dit qui est l’inceste, que l’auteur
raconte comme le geste d’amour le plus fort et le plus naturel qu’un adulte puisse offrir à un
enfant. Le lecteur ne semble alors ni étonné, ni choqué, et même s’il n’aime pas cette histoirelà, il est peut-être au fond soulagé que les choses soient dites pour que la tension tombe et que
l’histoire se poursuive dans un autre registre.
N OT E S
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Interview accordée par l’auteur en 1975 à Kacem Basfao, mise en annexe de la thèse Trajets : structure(s)
du texte et du récit dans l’oeuvre romanesque de Driss Chraïbi. Université d’Aix en Provence, 1988, p.679.
Nous empruntons ce terme à Basfao qui désigne sous l’appellation de romans familiaux les livres cités
ainsi que cinq autres : L’âne, De tous les horizons, La foule, Un ami viendra vous voir, et un livre annoncé
par l’auteur qui n’est pas paru Au-delà de l’expression. Nous avons transformé l’appellation en “roman de
la famille” pour éviter toute collusion avec le Roman familial, théorie de Marthe Robert que nous
utiliserons ultérieurement. Par ailleurs le découpage n’est pas tout à fait chronologique mais a l’avantage
de grouper les périodes d’écriture en des temps homogènes.
Autres romans de cette époque : La foule, Un ami viendra vous voir.
Toujours selon l’appellation de Basfao.
Dans le premier chapitre, la révolte couve et la famille assise en triangle attend le bon vouloir du père.
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Le père provoque le fils en lui suggérant d’utiliser son couteau pour l’abattre. Le chapitre II est celui dans
lequel Driss, en voyage à Fès avec sa mère, va apprendre la mort du petit frère. Au chapitre III, la famille
est de nouveau assise en triangle et Hamid va être enterré. En arrière plan, un chat lentement tué à coups
de pierres représente le fantasme de parricide qui anime le garçon. Ensuite Driss déclare son amour à sa
mère ; il lui rappelle l’immense demande d’amour qu’enfant il avait et qui n’a pas été comblée. Mis à la
porte, abandonné de tous, Driss cherche au chapitre IV du réconfort auprès des prostituées puis à
l’église. Après avoir passé son baccalauréat, il rejette le monde occidental qui lui avait servi jusque-là de
modèle. Il rentre chez lui, c’est alors qu’il apprend la mort de sa mère. Au dernier chapitre, nommé à
juste titre Les Eléments de synthèse, Driss déclare son amour au père qui, en réponse, lui crie l’amour qu’il
éprouve pour sa jeune maîtresse, Aïcha. Driss tire alors sur son père avec un pistolet chargé à blanc.
Toute la tension du livre tend vers ce moment là, qui, en définitive, n’arrivera pas, puisque Driss se
sentira incapable d’abattre son père. Il quitte le pays avec l’intention d’aller chercher la vengeance
ailleurs, alors que le père pense avoir bien manoeuvré son fils pour l’amener à rentrer dans le droit
chemin, celui des études.
Houaria Kadra-Hadjadji 1986, Contestation et révolte dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. Publisud. Dans un
entretien avec H. Kadra-Hadjadji, Driss Chraïbi déclare avoir choisi le nom de Ferdi en pensant à la
solitude dont il a souffert très jeune p.14. Plaisir énigmatique ici.
Jacqueline Arnaud 1982, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb
Yacine. L’Harmattan, p.107.
Les fils ont décidé d’offrir à leur mère une robe occidentale et des chaussures à talons. Le corps de la
mère enfouie depuis toujours dans le costume traditionnel va se trouver ainsi découvert aux yeux de ses
enfants. Ainsi sa réalité de femme apparaît.
Rachid Boudjedra 1969, La répudiation. Denoël ; Abdelhak Serhane 1986, Les enfants des rues étroites.
Seuil.
Claude Montserrat-Cals 1989, Le rôle et l’image de l’enfant dans le roman marocain d’expression française.
Thèse de doctorat. Toulouse.
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Première partie
L’auteur, son oeuvre, les influences qui l’ont marqué.
Comment accéder à son oeuvre ?
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Chapitre I : un écrivain marocain
de langue française
1 ELÉMENTS
BIOGRAPHIQUES
Driss Chraïbi apparaît comme un écrivain aux repères biographiques mouvants. A cela une
raison objective : à l’époque de sa naissance, l’enregistrement des naissances n’avait pas encore
été mis en place au Maroc, et s’il dit être né officiellement le 15 Juillet 1926, d’autres sources
fournissent des données différentes12. Une deuxième raison tient à la personnalité de l’auteur,
il se plaît dans l’indéfini. Les informations qu’il fournit offrent “un certain décalage entre l’oral
et l’écrit”13, décalage dans lequel nous lisons les effets du roman familial14 qui tait, transforme,
fantasme. Il a vu le jour à Mazagan, aujourd’hui El-Jadida, petite ville au bord de l’Atlantique
près de Casablanca, au Maroc, à l’époque du protectorat français. Sa famille appartient à la
bourgeoisie. Son père, Haj15 Fatmi Chraïbi, devenu orphelin très tôt, a dû élever ses frères et
soeurs. Après avoir exercé divers métiers, il débuta dans le commerce de thé qu’il rendit
prospère. Quant à sa mère, H. Zwitten16, elle venait d’une famille comptant des lettrés et même
un marabout. Driss Chraïbi fait partie d’une large fratrie composée majoritairement de
garçons. Curieusement, alors que ses livres semblent le raconter, lui et sa famille, dans les
interviews ou Mémoires il n’est pas très disert sur ce sujet ni sur sa fratrie17. Les informations
que nous avons trouvées à ce sujet sont parfois contradictoires.
Son apprentissage scolaire débute par trois années d’école coranique, puis il est envoyé à
l’institut Guessous, une école privée à Rabat. Sa scolarité se poursuit à Casablanca, au Lycée
Lyautey, où la famille s’est alors installée. Le baccalauréat en poche (1946), il commence des
études de médecine pour faire plaisir, semble-t-il, à son père. Il abandonne très vite, constatant
qu’il ne peut supporter la réalité du monde médical, il préfére se tourner alors vers l’Ecole
supérieure de chimie de Paris où il obtient un diplôme d’ingénieur. Ensuite, selon certaines
sources, il se serait orienté vers des études de neuro-psychiatrie, mais là encore le flou persiste18.
Les premières années (1946-1952) en France sont celles de la découverte de ce nouveau
monde. Son père lui achète un pavillon à Villejuif et lui verse alors une pension, qu’il arrête
lorsqu’il constate que son fils ne travaille pas. Sans aide familiale, Driss Chraïbi doit subvenir
à ses besoins et exerce toutes sortes de métiers tels que manoeuvre, veilleur de nuit etc. Ces
expériences vont alimenter une partie de ses écrits, on pense en particulier aux Boucs. Ce sera
le moment aussi où il entreprend d’écrire. Driss Chraïbi par la suite voyage beaucoup : Canada,
Italie, Allemagne et Grèce entre autres. L’auteur aurait même vécu deux ans en Israël sous un
nom juif d’emprunt19. Après la parution de son premier roman, Le passé simple, il lui faut
beaucoup travailler. En effet il s’est marié avec Catherine Birckel, une Française avec qui il aura
5 enfants. Il devient journaliste dans des magazines aujourd’hui disparus : Demain, Démocratie,
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Confluent20. Il travaille également pour la RTF, comme traducteur et conférencier, enfin il
assure pendant 30 ans une émission à l’O.R.T.F.
Son père décède en 1957. La publication du Passé simple (1954) avait envenimé la
relation entre le père et le fils mais les liens ont été restaurés avant la mort du père. Chraïbi,
très choqué, n’assiste pas à l’enterrement et refuse sa part d’héritage. L’enterrement a été
romantisé dans Succession ouverte, livre dans lequel il renoue avec émotion le dialogue avec le
père. Ce livre, écrit quelques mois après la perte de son père et publié en 1962, raconte le retour
du fils prodigue à la maison pour assister à l’enterrement de son père. La fiction inverse la
réalité. L’héritage, que l’auteur dit avoir refusé lors du décès de son père, est, dans le livre,
volontairement omis par le père. Il a préféré laisser au héros un héritage spirituel plus
important à ses yeux que la succession matérielle, à savoir la passation de la philosophie qui a
guidé sa vie.
Après son divorce d’avec Catherine, Chraïbi se remarie avec Sheena McCallion. Il va vivre
quelque temps en Ecosse, pays d’origine de sa femme, puis ce sera les Yvelynes, le Vaucluse, l’île
de Ré et l’île d’Yeu pendant 9 ans. Invité par le Maroc, Driss Chraïbi retourne dans son pays
après vingt-quatre années d’absence. Son séjour l’incite à y passer une année, puis il revient
s’installer en France, dans la Drôme où il demeure encore à ce jour.21
Toutes ces étapes de sa vie se retrouvent dans son oeuvre. Les lieux, les gens sont parfois
déguisés, parfois à peine masqués. Cette constatation rejoint la conception que Raqbi a de la
littérature : “la principale source d’inspiration de l’écrivain marocain se limite à sa propre vie,
à sa personnalité et à son environnement”22. C’est peut-être l’un des points qui différencie la
littérature maghrébine de ces années-là de la littérature occidentale, qui, elle, se nourrit
beaucoup d’intertextualité. Pour le lecteur occidental, l’étrangeté réside dans des paramètres
d’un texte venant d’ailleurs qui lui sont inconnus. Ces considérations forment la base de la
réflexion que nous nous proposons de développer pour mieux cerner à quel genre de littérature
Driss Chraïbi se rattache. Cette approche nous permettra par là même de mieux comprendre
Chraïbi.
2 LA
L I T T É R AT U R E M A G H R É B I N E D E L A N G U E F R A N Ç A I S E .
Au début de notre étude sur Driss Chraïbi, nous avons été sensible à l’impact des deux cultures
et des deux langues sur son travail, il n’en demeurait pas moins que cet écrivain était, tel un
atome inclassable, ni auteur français, ni auteur arabe. Driss Chraïbi, écrivain marocain, n’a écrit
qu’en français. Cette caractéristique n’est pas le cas bien évidemment de tous les écrivains
maghrébins, mais de la plupart des romanciers de sa génération. Leur origine commune et la
langue qu’ils ont choisie pour écrire, les placent d’emblée dans la littérature maghrébine de
langue française. Il apparaît donc pertinent de déterminer ce lieu de l’origine, puis de proposer
une définition de la littérature maghrébine de langue française pour situer la place que Driss
Chraïbi y occupe. Dans cette perspective, nous avons utilisé principalement les travaux de Jean
Déjeux23, spécialiste de littérature maghrébine qui, grâce à son travail systématique de
recensement et d’analyse, a ouvert à de nombreux chercheurs les portes de cette littérature. Une
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approche de la littérature maghrébine de langue française et de la place de Driss Chraïbi dans
ce paysage va permettre de mieux saisir les particularismes de l’écriture de notre auteur.
2.1 Situation géographique et historique
Géographiquement, le Maroc fait partie du Maghreb24. Le Maghreb ou al-Maghrib ce qui
signifie couchant, englobe cinq états : La Mauritanie, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Lybie.
Pour notre part, nous choisissons de limiter notre exposé à l’ensemble géographique constitué
par le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Les trois pays présentent deux points communs essentiels
à notre étude, en l’occurrence, la langue française et la colonisation qui en est à l’origine.
Cette partie du monde possède une très riche histoire, aussi n’en n’évoquerons- nous ici
que les grandes étapes. Les invasions ont marqué la région. Peuplé de Berbères, le Maroc fit, au
IIe siècle avant J-C, partiellement partie du royaume de Mauritanie. Puis conquis par Rome, il
forma en 42 après J-C, la province de Mauritanie Tingitane. Le passage des Vandales en 429
mit fin à cette domination romaine. Au début du VIIIe siècle le Maroc fut islamisé lors de la
conquête arabe. Aux dynasties arabes succédèrent les dynasties berbères des Almoravides25 et
des Almohades (XIe et XIIe siècles)26 puis celles des Marïnites (XIIIe-XVe siècles). Après la
dynastie chérifienne des Sa’diens vint celle des Alaouites qui s’est maintenue jusqu’à ce jour27.
Chaque conquérant a laissé des traces de son passage sur le Maroc mais c’est fondamentalement
la conquête arabe qui, en islamisant cette région, s’y est le plus profondément inscrite. Dès le
XVIIIe siècle, les puissances occidentales, profitant de la faiblesse du royaume, s’introduisent
dans le pays à travers l’obtention de contrats commerciaux avantageux. Peu à peu, l’Occident
s’est infiltré dans la région, et sa présence sera officialisée par la mise en place du protectorat
français en 1912. Il ne prendra fin qu’en 1956, date à laquelle le Maroc retrouve sa pleine
souveraineté.
Compte tenu du lien particulier créé par la colonisation entre le Maghreb et la France,
on peut s’interroger sur le sens et la portée d’une littérature maghrébine de langue française.
Déjeux propose la définition suivante : “un roman maghrébin est le roman d’un Maghrébin”.
Lapalissade, semble-t-il, mais étant donné la complexité de cette région, il n’en est rien. Ainsi,
les écrivains nés au Maghreb mais d’origine française - les pieds noirs- en sont exclus. Une
définition possible est que la littérature maghrébine de langue française est produite par les
écrivains nés au Maghreb, issus de sociétés arabo-berbères, ayant vécu la situation coloniale en
tant que colonisés, de religion musulmane ou juive pour les Marocains et Tunisiens, pour les
Algériens nous verrons que la situation est un peu différente.28 Il faut apporter quelques
précisions concernant les trois points évoqués.
Le premier touche à l’origine arabo-berbère, elle joue un rôle important quant aux
influences sur les traditions, la culture, la littérature orale. Ce terreau commun, au-delà des
différences de tout un chacun, fournit aux écrivains un imaginaire collectif. Le second point
est la colonisation car elle a apporté la langue véhiculaire que la littérature s’est appropriée. Elle
a ouvert également des fenêtres sur le monde étranger, mais surtout elle a permis aux
Maghrébins de prendre conscience de leur propre univers :
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les écrivains maghrébins voulurent contre un système étranger qui prétendait avoir
le monopole d’expression et d’analyse, dire qui ils étaient, d’autant que leur cible
potentielle était française. Plus tard la langue française leur permettra d’écrire sur
leur propre réalité29.
Cet état de colonisé, non seulement, a donné naissance à un sentiment nationaliste exarcerbé,
mais il a aussi entraîné une déstabilisation des repères culturels, déstabilisation qui a poussé ces
écrivains à la recherche d’une identité. La quête d’identité est effectivement un thème commun
à tous les écrivains maghrébins de langue française, quête à laquelle n’échappe pas Chraïbi.
Enfin le dernier “ciment” à lier les écrivains maghrébins de langue française est la religion,
l’islam, à laquelle il faut ajouter un concept plus vaste qui est celui d’islamité. Inspiré des
travaux d’Albert Memmi30, lui-même juif, le terme d’islamité recouvre un fait culturel en
établissant une différence entre un islam-foi et un islam sociologique. L’islamité permet aux
écrivains, qui ne se reconnaissent pas dans la religion musulmane, de garder le sentiment
d’appartenance à une communauté, sentiment puissant au Maghreb. Rester dans sa
communauté d’appartenance sans en partager la religion s’avère souvent difficile, c’est un
thème sur lequel nous reviendrons. En ce qui concerne la religion juive, un point d’histoire
permet de comprendre certaines différences. Les écrivains maghrébins juifs d’Algérie étaient
considérés comme écrivains français et non écrivains maghrébins de langue française. Cette
situation s’explique par le fait que le Maroc et la Tunisie étaient sous protectorat français tandis
que l’Algérie était un département français. En 1870, le décret Crémieux a conféré aux Juifs
d’Algérie la qualité de citoyens français. La conséquence de cette adoption de la nationalité
française est de les avoir exclus de la littérature maghrébine de langue française, ce qui n’est pas
le cas des écrivains juifs tunisiens et marocains31.
2.2 Définitions de la littérature maghrébine de langue française
Dans notre titre, “définitions”32 apparaît au pluriel car diverses écritures se réclament de cette
littérature. Pour certains, la littérature maghrébine de langue française pourrait se nommer
“écriture” ou “graphie” française33, ou encore “littérature de langue véhiculaire française”34.
Ahmed Lanasri, quant à lui, parle de “littérature algérienne d’expression arabe mais de langue
française”35. Quand cette littérature est présentée dans des ouvrages de référence englobant
toutes les littératures francophones, elle s’intitule littératures de langue française ou francophones.
Nous écartons ce dernier intitulé, trop réducteur à nos yeux. Un classement des littératures basé
uniquement sur la langue commune utilisée, ignore les différences culturelles. On peut même
parler d’énoncé politiquement incorrect dans la mesure où celui-ci ignore les différences de
réalité historique entre des pays qui ont connu la colonisation, et d’autres, comme la Suisse ou
la Belgique par exemple, qui ont entretenu avec la France des rapports cordiaux et neutres.
Rachid Mimouni36 parlait de satellisation, reprochant à la dénomination de “littérature
maghrébine de langue française” de la marginaliser. Il est vrai, comme le rappelle Jean Déjeux
“qu’en 1958, dans la collection de La Pléiade (Histoire des littératures), elles étaient
effectivement classées d’une manière fort insatisfaisante comme littératures “connexes”,
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“marginales”, “hors des frontières de la Métropole”37. Parler de littérature maghrébine serait
incomplet car l’intitulé ne renvoie qu’à l’arabe. L’appellation de littérature maghrébine de langue
française s’impose donc dans la mesure où la spécificité de son écriture est justement de
fonctionner entre deux langues, l’arabe et le français, et malgré la longueur de son intitulé, cette
dénomination offre l’avantage d’être explicite : littérature pratiquée par des écrivains
maghrébins qui ont choisi la langue française.
Il semble que Chraïbi, comme d’autres écrivains, ressente l’étiquette comme trop
étriquée, il souhaiterait plutôt appartenir tout simplement à la famille des écrivains. Il a déclaré
en 1966 qu’il avait renoncé “à ce régionalisme qu’implique la littérature maghrébine de langue
française” et “qu’il ne voulait pas se cantonner dans une activité régionale, étroitement
nationaliste”. Il conclut : “je suis un écrivain d’expression française, un point c’est tout”38. Il
semble que Driss Chraïbi comme d’autres écrivains, vive une telle catégorisation comme une
restriction de son champ littéraire. Elle est perçue comme marginalisation et dévalorisation de
leur travail, quand bien même leurs écrits participent à un réel enrichissement de la littérature.
Vingt ans plus tard et quelques livres plus loin, en 1981, Chraïbi maintient sa position : “je ne
me considère pas comme un écrivain maghrébin d’expression française, mais comme un
écrivain tout court. L’étiquette “d’écrivain maghrébin d’expression française” nous a été accolée
par les colons pour nous maintenir dans une espèce de ghetto”39. Le terme de ghetto, discutable
à notre sens, renvoie à l’absence de reconnaissance et de valorisation qu’impliquait
l’appartenance au Maghreb dans ces années-là, et peut justifier qu’un écrivain dont le public
est majoritairement français n’ait pas envie de se coller cette étiquette40.
Un dernier point de vue sera celui de Jacques Noiray41, pour qui cette littérature :
tient moins à une localisation purement géographique à l’intérieur d’un espace
linguistique et culturel commun qu’on pourrait appeler faute de mieux l’aire de
civilisation française (ainsi l’Auvergne d’Henri Pourrat, la Provence de Pagnol, ou le
pays vaudois de Ramuz) qu’à la spécificité historique et culturelle très forte du
milieu où elle s’enracine42.
Les écrivains maghrébins de langue française ne sont donc pas à lire comme les représentants
d’un mouvement régionaliste de l’époque colonialiste française, pas plus qu’ils ne font partie
des écrivains ethnographiques de “littérature de carte postale”43. Peut-on alors parler d’école
littéraire nord-africaine ? Ce serait excessif car une école littéraire implique une philosophie
commune, une pensée identique, ce qui n’est pas toujours le cas, le lien est “surtout une
inspiration commune, c’est le lieu de naissance de ces écrivains et une langue commune”44. Ne
perdons pas de vue le problème de l’actualité des appellations, l’étiquette attribuée à une
certaine époque et à un certain moment de l’oeuvre de l’auteur, se vide au fil du temps de son
sens. Il faut donc toujours se référer à l’époque de l’écriture ; et même si les racines demeurent
les mêmes, les influences et les susceptibilités évoluent.
Un survol des données quantitatives de la productivité de cette littérature en Algérie, au
Maroc et en Tunisie est instructif. La production algérienne domine si largement celle de ses
voisins, que l’on pourrait presque parler de littérature algérienne de langue française, au lieu de
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littérature maghrébine. Mais si les auteurs des deux autres pays sont certes moins nombreux, la
qualité de leur travail se révèle incontestable. La production citée par Déjeux est la suivante45 :
Algérie : 218 romans, 58 recueils de nouvelles
Maroc : 70 romans et recueils de nouvelles
Tunisie : 55 romans et recueils de nouvelles.
La production algérienne arrive clairement en tête. Le nombre important de publications peut
s’expliquer simplement par une démographie largement supérieure à celle de ses pays voisins.
Mais on peut également avec Abdellatif Laâbi apporter une réponse politique :
Le mouvement littéraire algérien avait eu des racines. Il fut le produit logique d’un
processus d’évolution linguistique et culturel. Il s’affirmait en outre à un tournant
décisif de l’histoire nationale algérienne. Ce n’est pas un hasard si les oeuvres publiées
ont précédé de justesse le déclenchement de la lutte de libération. Les ouvrages de
Feraoun, Mammeri, Ouaray et surtout de Dib établissaient un bilan sociologique de
l’ordre colonial. Ils préparaient le terrain aux oeuvres de combat qui ont vu le jour
au cours de la guerre46.
En Algérie, la décolonisation s’est réalisée à travers une guerre non-dite47, mais sanglante, tandis
que l’indépendance de la Tunisie et celle du Maroc se sont déroulées plus en douceur. Enfin,
les trois pays subirent des politiques colonisatrices différentes. En Algérie fut mise en place une
politique d’éradication du système éducatif de l’apprentissage de l’arabe littéraire. Au Maroc et
en Tunisie, la forme juridique du protectorat, a permis la conservation des institutions48. On
comprend alors que les littératures marocaines et tunisiennes se soient plus souvent exprimées
dans leur langue maternelle que la littérature algérienne49. On remarque ainsi que le premier
roman en français paraît en Algérie en 1945, au Maroc en 1949 et que la production de romans
au Maroc jusqu’en 1954, date de parution du premier livre de Driss Chraïbi, s’élève à 3 et en
Algérie à 11 ouvrages50. On peut imaginer que la colonisation, à l’instar de ce qui existait en
France, avait stimulé un système de production et de ventes des livres, les rendant plus
abordables pour la population algérienne. Aujourd’hui encore, l’Algérie maintient son avance
dans ce domaine.
Chraïbi cite l’exemple de la place Djemaa-el-Fna, à Marrakech, qui aux 14e, 15e et 16e
siècles comptait 200 librairies, et qui, maintenant, est un parking.51 Cette information laisse
rêveur : tant de librairies en ce temps-là pour une minorité érudite ! De nos jours, la majorité
de la population sait lire mais les médias modernes concurrencent le support livresque. Les
livres publiés par l’Algérie, le Maroc et la Tunisie présentent des points communs mais sont
aussi porteurs des différences de culture propres à chaque pays. Pour Marc Gontard, la
littérature marocaine est si différente qu’il refuse de l’englober avec les littératures des pays
voisins52. Dans le cadre de notre étude, nous considérerons Chraïbi dans son contexte
marocain, tout en établissant à l’occasion des parallèles avec des écrivains maghrébins des deux
pays voisins.
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2.3 Place de Driss Chraïbi dans le paysage littéraire maghrébin de langue française
A l’époque où Driss Chraïbi fait paraître son premier livre (1954), il est le seul auteur du Maroc
à écrire dans un style que de nombreux critiques qualifient d’“éruptif ”53. Deux romans
marocains ont déjà été publiés en français, l’un en 1932 -Mosaïques ternies de Benazous Chattet l’autre en 1935 -Eves Marocaines de Elissa Chimenti-. Mais on considère Ahmed Sefraoui
comme le premier écrivain reconnu avec, en 1949, Le chapelet d’ambre et, en 1954, La boîte à
merveilles, récit de sa merveilleuse enfance à Fès. La parution du livre de Driss Chraïbi, en cette
même année 1954, écriture très éloignée de celle de son compatriote, fait l’effet d’une bombe
dans la communauté marocaine et il frappe également les esprits en France. Ecrivain iconoclaste,
il refuse de donner, comme le font les autres, une vision idéalisée du Maroc et du système
patriarcal dominant la société. L’étiquette d’écrivain subversif collera longtemps à sa réputation.
Chraïbi appartient à “la génération 52”54 avec des auteurs tels que Mouloud Mammeri,
Mohammed Dib, Albert Memmi, Malek Haddad, Ahmed Sefroui, Kateb Yacine, Assia Djebar,
Malek Ouary. Née à la veille de l’indépendance du Maghreb, “la génération 52” est la première
génération d’écrivains maghrébins contestataires, où parfois le témoignage tient lieu d’oeuvre.
Ils sont tous marqués par leur époque historique tout en se différenciant par leurs nationalité,
sexe, religion, origine sociale et style. Chraïbi occupe dans cette littérature une place de
précurseur. Il est le premier auteur au Maroc à dénoncer une société figée sous la férule du père.
Il faut attendre 1967 pour voir apparaître un autre écrivain, Mohammed Khaïr-Eddine,55 qui,
à son tour, va “rejeter le Maroc, introspecte(r) les fonds nauséabonds de l’inconscient
marocain”56. La crise de rejet passée, Khaïr-Eddine fait son mea culpa et réintégre son pays.
Abdelkébir Khatibi, un autre écrivain marocain, sera plus préoccupé, dans son “autobiographie
d’un décolonisé” 57, par les rapports entre la langue et l’identité. Quant à Tahar Ben Jelloun, il
s’élèvera à son tour contre certaines traditions de son pays mais seulement en 1975, soit 21 ans
après Le passé simple58. Tahar Ben Jelloun est devenu l’écrivain marocain le plus reconnu en
France grâce notamment au prix Goncourt qui lui a été décerné en 1987.
L’écrivain marocain qui semble le plus proche de Chraïbi est Abdehak Serhane avec ses
romans Messaouda en 1983 et Les enfants des rues étroites59 en 1986. Messaouda60, écrit très
longtemps après Le passé simple, par un écrivain né en 1950, étonne par les similitudes avec le
premier livre de Chraïbi écrit en 1954. On y retrouve la même haine pour le père humiliant
ses enfants et sa femme, haine poussant l’enfant à rêver du meurtre du père, la même critique
de la société et de la pédophilie. Dans Les enfants des rues étroites Serhane raconte le sort réservé
aux enfants des milieux pauvres et la place privilégiée du fils aîné :
Quand tu obtiendrais ton baccalauréat, tu prendrais ta revanche sur cette vie. Tu
irais ailleurs. Tu ferais comme ton cousin Ali. Tu étudierais. Tu épouserais une
étrangère et tu t’oublierais dans ce corps blanc. Tu enverrais de l’argent à ta mère,
mais tu ne retournerais plus jamais au pays.61
On croit lire derrière le nom du cousin Ali celui de Driss Chraïbi. La société marocaine n’avaitt-elle donc pas évolué entre 1954 et 1986 ? Dans les faits, même si des changements sont
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objectivement observables, ils demeurent insignifiants au regard du pouvoir de maintien de la
tradition exercé par la religion dans les sociétés islamiques. La religion y apporte un cadre qui
satisfait la majorité de la population car elle la conforte dans son fonctionnement. Les sociétés
sont comme des mastodontes ; elles se déplacent lentement, il faudra du temps pour noter de
réels changements.
Hors du Maroc, nous avons trouvé chez l’auteur algérien Rachid Boudjedra une révolte
proche de celle de Chraïbi. On parle habituellement de l’influence de Claude Simon62 sur
Boudjedra mais assez rarement de celle de Chraïbi63. Pourtant La répudiation64, livre paru 20
ans après Le passé simple, partage avec le roman de Chraïbi d’importants traits communs. En
survolant rapidement ces ressemblances, on s’aperçoit que les héros ont une position similaire
dans la fratrie : “Pourquoi ma mère me préférait-elle à mes autres frères ?”65, les héros de
Boudjedra et de Chraïbi se posent la même question. Les comportements pédophiles des
religieux y sont pareillement dénoncés. C’est également le seul livre dans lequel le tabou de
l’inceste est levé, sans toutefois qu’il soit abordé avec autant de liberté que chez Chraïbi. La
répudiation de Boudjedra contient une déclaration d’amour à la mère et de haine au père, haine
qui motive le garçon à avoir une relation avec sa belle-mère. Dans un autre de ses livres,
Timimoun66, de nouvelles analogies frappent : la mort d’un frère causée par un accident -mais
ce pourrait être un suicide- (comme la mort d’Hamid, petit frère du héros dans Le passé simple,
causée par une méningite et présentée comme un meurtre), un père notable, riche et puissant
caractérisé par son absence et affublé de maîtresses, une mère surreprésentée et enfin une
passion qui va lier le héros de Timimoun à Sarah, l’étrangère, amour voué à l’échec comme dans
Mort au Canada, celui de Patrik et Maryvonne.
Serhane et Boudjedra sont les témoins de l’influence qu’a exercée Driss Chraïbi sur les
générations suivantes. A propos du Passé simple, Alaoui Abdallaoui n’hésite pas à parler de
“merveilleux sac à provisions ouvert à plus d’une main”. Pour les autres romans, il écrit :
La haine, le dégoût, le recours à la cruauté, l’utilisation d’une terminologie
médicale, chimique, du sang qui doit gicler, l’utilisation de l’érotisme, le tout dans
une écriture sans repos, des phrases saccadées, sans parler des rapports du narrateur
et de la Cité...c’était Chraïbi67.
Chraïbi écrivain iconoclaste, notre étude montrera qu’il l’est encore plus que ce que les
apparences laissent voir. Il fut le premier à dénoncer les injustices, le premier à lever le voile sur
le lieu clos de la famille, le premier aussi à s’attaquer à des tabous comme la place de la femme
dans la société. Tout en partageant avec ses confrères un terreau commun propre à leur culture,
il se démarque des autres. Chraïbi se situe en dehors de tout courant littéraire, esthétique ou
idéologique. La revue Souffles qui a tenté de faire des écrivains maghrébins de cette époque un
groupe représentatif, n’a pas réussi à l’embrigader, comme il le dit lui-même : “Je ne me suis
jamais rattaché à une école […] je suis un franc-tireur”68. L’étude de ses romans laisse éclater
son originalité. Ecrivain atypique au sein de ce milieu littéraire, il l’est aussi dans ses thèmes
littéraires. Ainsi les pages où il décrit un accouchement, ou magnifie un inceste sont
remarquables dans leur approche de la féminité et d’une paternité différente de celle du milieu
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de l’auteur. Enfin Driss Chraïbi est atypique aussi dans son écriture dans laquelle divers
registres se côtoient.
Critiques et public ont diversement accueilli son premier livre. L’enthousiasme a côtoyé
le rejet mais personne n’est resté indifférent. Le passé simple a acquis une place particulière et
dans l’oeuvre de Chraïbi et dans la littérature maghrébine de langue française. Pour cette raison
nous consacrons, dans le paragraphe sur la réception de son oeuvre, une présentation à part à
ce livre.
N OT E S
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Mai ou avril ou mars, et pour l’année cela peut varier de 1929 à 1931.
Driss Chraïbi 1998, Vu, lu, entendu. Mémoires. Denoël.
Théorie élaborée par Freud et reprise par Marthe Robert 1972, Roman des origines et origines du roman.
Grasset. Coll. Tel, Gallimard.
Terme arabe désignant celui qui a accompli le pélerinage à la Mecque.
Nous n’avons trouvé nulle part à quel prénom se rapporte cette initiale H de la mère. Ce n’est pas un
hasard.
Nous avons cru longtemps que Driss Chraïbi n’avait que des frères, mais dans une interview accordée à
Lionel Dubois, en 1985, lors de son mémoire de DEA, La symbolique du voyage dans l’oeuvre de Driss
Chraïbi. Bordeaux 3, nous lisons la phrase suivante “ni mes frères, ni mes soeurs”, p29. La parution
depuis lors du Tome II des Mémoires de Chraïbi, Le Monde à côté. Denoël 2001, nous renseigne sur ce
point. Chraïbi raconte qu’une petite soeur, Naïma, est née lorsque lui-même avait déjà quitté la famille,
ce qui explique le peu de place qui lui est accordé.
Jean Déjeux 1973, Littérature maghrébine de langue française. Ottawa, Naaman, p.278.
Jean Déjeux le signale dans Littérature maghrébine de langue française. Ib. p278. Il nous renvoie à l’article
“La statue” dans La Nef, n.19-29, septembre-décembre 1964 et à une mise au point parue dans la revue
Souffles n.15, 1969.
Demain : hebdomadaire de la Gauche Européenne. Directeur : Jacques Robin. Parution de 1955 à 1957.
Démocratie : hebdomadaire, organe du P.D.I (parti démocratique de l’indépendance). Directeur :
Cherkaoui. Parution de 1957 à 1958.
Confluent : Revue culturelle de la coopération publique et privée. Directeur : Paul Buttin. Parution de
1956 à 1967.
Pour plus de détails voir le dernier livre de Driss Chraïbi 2001, Le Monde à côté. Denoël.
A. Raqbi 1988, La folie et le délire. Thèse de 3ème cycle, Bordeaux.
Jean Déjeux 1993, Maghreb Littératures de Langue Française. Paris. Arcantere. Nous renvoyons
également pour le panorama rétrospectif aux années 50 à son ouvrage intitulé Littérature maghrébine de
langue française. Ottawa, Ed. Naaman, 1973.
Définition du Petit Robert : nom donné à l’ensemble des pays du Nord-Ouest de l’Afrique, compris entre
la Méditerranée et le Sahara, l’océan Atlantique et le désert de Lybie. Formant une unité géographique
et une unité éthnique (fonds de populations berbères), le Maghreb doit en outre à la conquête arabe
(VIIe/VIIIe s.) son unité religieuse et culturelle.
La dynastie Almoravide (1055-1147) : les Almoravides étaient des guerriers religieux, maîtres des routes
caravanières du sahara occidental qui voulaient s’approprier les terres fertiles du Nord. Leur foi
musulmane, ravivée par un séjour prolongé dans un “ribat” (sorte de couvent militaire) les incite à
réformer un islam qu’ils jugent décadent. En quelques années, ils se sont emparés de la moitié du
Maghreb, de l’Espagne jusqu’aux rives du Sénégal. Les princes almoravides apportent une renaissance
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artistique à des villes comme Fès et Marrakech.
Tandis que la dynastie almoravide se désagrège, un mouvement réformateur voit le jour sous l’influence
d’un lettré Ibn Toumert, qui se présente investi d’une mission divine. Afin de remédier aux déviations
et à l’impiété des Almoravides amollis par la douce Andalousie, les hommes de ce nouveau courant se
révoltent et propagent une réforme radicale, bigote et rigoriste. A son apogée la dynastie almohade
apporte paix et prospérité au Maroc. C’est un âge d’or intellectuel et artistique avec de grands esprits
comme Averroés et Maimonide. Les dynasties des Almoravides et des Almohades ont laissé une
empreinte prestigieuse sur cette région du monde.
Dictionnaire Petit Larousse.
Si nous nous situons dans la perspective du futur, on peut s’interroger sur le devenir de cette littérature.
En effet si la colonisation a mis son empreinte sur les écrits des auteurs de cette époque, cela signifie que
nous parlons d’un groupe limité, d’une époque révolue. Pourtant on peut raisonnablement croire que la
littérature maghrébine de langue française perdurera d’une part à travers ceux qui, au Maghreb,
continuent de choisir la langue française pour s’exprimer, de l’autre à travers les enfants des immigrés.
Cette dernière catégorie apportera des composantes nouvelles, le mixage culturel opérant d’une autre
manière que celle que leurs parents ont connue. La liste des romans parus au Maghreb dans les dernières
années du XXe siècle (développée dans le paragraphe suivant) est suffisamment substantielle pour laisser
un espoir d’avenir à cette littérature.
Jacques Madelain 1983, L’errance et l’itinéraire. Sindbad, p.16.
Albert Memmi 1968, L’homme dominé. Gallimard. Dans cet ouvrage, l’auteur développe des concepts
nouveaux sur la judéité et la négritude à savoir un fait culturel qui marque un être humain d’une
appartenance en dehors de l’aspect religieux.
Nous pensons surtout au grand écrivain Edmond Amran El Maleh, juif marocain né en 1917, qui réside
en France depuis 1965 et Albert Memmi, juif tunisien vivant en France également.
Reprenant le titre de Déjeux.
Déjeux, ib p.9 cite Jean Sénac qui, en 1965, avait proposé la première appellation et en 1968-1969 la
seconde.
Kacem Basfao, Trajets : structures du texte et du récit dans l’oeuvre romanesque de Driss Chraïbi. Ib. pp613641.
Ahmed Lanasri 1988, Introduction aux poèmes et autres récits de Mohammed Ould Cheïkh, Alger p47. Op.
cit. par Déjeux, ib, p.8.
Rachid Mimouni Révolution africaine. Alger, n.1191. 26 décembre 1986. Cité par Déjeux, ib. p.6.
Ib. p.5.
Interview dans Lamalif n.2, 15 avril 1966 : “Je suis une génération perdue”. Citée par Déjeux, ib.p.8.
Libération, 24 juillet 1981.
Le mouvement beur, mouvement des années 90 des jeunes maghrébins de la seconde génération, se bat
au contraire pour exprimer sa différence et le plus que leur bi-culture apporte à la société française.
Jacques Noiray 1996, Littératures francophones. I Le Maghreb. Ed. Belin.
Ib. p.8.
Expression que nous empruntons à Déjeux 1993, ibid p.14. Elle tire son origine du roman colonial ; il
s’agissait de peintres, écrivains, qui dans une volonté de répondre à la curiosité que l’aventure française
sur ces terres avait suscitée, avaient ramené de leur séjour des textes littéraires exotiques. On peut citer
entre autres au début de la colonisation le peintre Delacroix, les écrivains Guy de Maupassant et André
Gide. Une littérature coloniale produite par des Français a continué de paraître, que certains critiques
classent dans le pire et parfois dans le meilleur.
Pierre Grenaud 1993, La littérature au soleil du Maghreb. Paris, L’Harmattan.
Afin d’actualiser les données de Déjeux qui nous semblent un peu datées (1989), nous avons consulté
auprès de la banque de données Limag la liste de romans parus au Maroc de 1989 à 1999. Nous avons
comptabilisé dans la rubrique romans, récits, nouvelles, chroniques 180 écrits en français parmi lesquels
8 venaient de la minorité juive, 48 recueils de poésie/contes, 35 essais, 10 pièces de théatre et 33
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romans/poésies écrits en arabe ou traduit de l’arabe. Nous en avons conclu que la littérature marocaine
de langue française, malgré les prévisions pessimistes quant à son devenir, reste bien vivante. Pour ce qui
est de la littérature algérienne, elle maintient son avance, la liste des titres était si impressionnante que
nous avons reculé devant l’ampleur du calcul.
Abdellatif Laâbi, “Défense du Passé simple”. Revue Souffles, n.5, premier trimestre 1967.
Le terme de guerre est adopté depuis peu de temps par la France, auparavant il était convenu d’utiliser
l’expression : “les événements d’Algérie”.
Pour plus d’informations voir entre autres Jacqueline Arnaud qui a résumé la situation dans son premier
tome La littérature maghrébine de langue française. Tome I : Origines et perspectives. Publisud. 1986, p.34.
Colonisation en Algérie : 1830-1962, protectorat en Tunisie : 1881-1956, au Maroc : 1912-1956.
Chiffres relevés dans Maghreb littératures de langue française, Jean Déjeux, ibid p.9.
Voir copie du tableau extrait de Déjeux, Littérature maghrébine de langue française. Ib. annexe2
Op cit. interview de Chraïbi accordée en mars 1985 à Eva Seidenfaden 1991, Ein Kritischer Mittler
Zwischen Zwei Kulturen : Der Marokkanische Schriftsteller Driss Chraïbi und sein Erzahlwerk. Bonn
Romanistischer Verlag. p.447.
Marc Gontard 1981, Violence du texte. La littérature marocaine de langue française. L’Harmattan.
Pierre Grenaud, La littérature au soleil du Maghreb. Ib.
Appellation d’Albert Memmi adoptée par la critique.
Mohammed Khair-Eddine 1967, Agadir, Seuil.
Déjeux, Maghreb Littératures de langue française. Ib. p.59.
Abdelkébir Khatibi 1971, La mémoire tatouée, Denoël.
Tahar Ben Jelloun 1973, Harrouda. Denoël.
Abdehak Serhane 1986, Les enfants des rues étroites. Seuil p.14.
Abdehak Serhane1983, Messaouda. Seuil
Ib.
Déjeux. Ib. p.10.
Seul Marc Gontard a relevé cette influence dans son livre, Violence du texte. La littérature marocaine de
langue française. Ib. p.17.
Rachid Boudjedra 1969, La répudiation. Denoël.
Ib. p.49.
Rachid Boudjedra 1994, Timimoun. Ed. originale El Ijtihad. Ed. R.Boudjedra et Denoël.
M’hamed Alaoui Abdallaoui, “La littérature marocaine de langue française : itinéraire d’une dualité”.
Article paru dans Itinéraires et contacts de cultures. Vol.4-5, 1984 Littératures du Maghreb. L’Harmattan.
p.262.
Lionel Dubois 1985, La symbolique du voyage dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. DEA. Bordeaux 3.
Interview, p.31.
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Chapitre II : Réception de son oeuvre
1 LE
PA S S É S I M P L E E T S O N C O N T E X T E P O L I T I QU E
Le passé simple, publié en France en 1954, a obtenu le prix Rivages69 en 1955 mais cette
reconnaissance littéraire s’est accompagnée de remous, ce que les critiques ont rappelé l’affaire
du Passé simple. Pour comprendre ce qui s’est passé à l’époque, il faut se souvenir de la situation
politique du Maroc et de la France. Chraïbi est un des premiers romanciers marocains à écrire
en français et le premier à émettre des critiques sur le Maroc. Dans un Maroc imprégné de 44
années de protectorat français et à la veille de son indépendance, le livre a fait l’effet d’une
bombe.
Le 30 mars 1912, le Maroc a été placé sous protectorat français, ce qui signifie que le pays
conservait sa qualité d’Etat mais sous contrôle de l’administration française. La mise sous
tutelle du Maroc par la France a été l’aboutissement d’un processus qui avait commencé au
début du siècle lorsque le Maroc, devant faire face à une grave crise financière, contracta un
emprunt. La dette entraîna l’arrivée de contrôleurs français, la première immixtion officielle
d’un état étranger70. Après des négociations avec l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne et l’Allemagne,
eux aussi intéressés par l’apport d’une aide au Maroc, une partie du pays fut confiée à la
protection de la France. 1956 est l’année de la recouvrance par le Maroc de sa souveraineté
totale grâce aux mouvements nationalistes et aux difficultés rencontrées par la France dans ses
colonies. Le Maroc a donc connu, de 1900 environ à 1956, presque un demi-siècle de présence
française, laps de temps court au regard de l’histoire mais déterminant pour la génération de
Driss Chraïbi71. Le régime de protectorat mis en place par la France allait au-delà d’une tutelle ;
l’administration française était si omniprésente que cette situation a créé la nécessité pour les
autochtones d’apprendre le français. On retrouve un tel message dans Le passé simple lorsque le
père s’adresse à son fils : “Apprends tout ce que tu peux et le mieux possible, afin que tout ce
que tu auras appris te soit une arme utile pour tes examens d’abord et pour la compréhension
du monde occidental ensuite” (23).
Les années 1953, 1954 qui précèdent la fin du protectorat français sont des années de
haute tension au Maroc. En France, des voix commencent à s’élever contre la répression au
Maroc tandis que dans le protectorat, le retour du sultan déposé par la France est revendiqué
à travers des actes de terrorisme. Le passé simple est publié en 1954, à une époque où le Maroc
tente de se libérer de l’oppression française et où faire la critique de la société marocaine et
même du Sultan est mal venu. En France, on cherche à comprendre la situation du Maroc. La
dénonciation de la société faite par Le passé simple déstabilise les idées reçues que s’était forgées
une partie de l’opinion publique. Quelques critiques ont lu dans le roman le mal-être d’un
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jeune pris entre sa culture et l’Occident72. Certains ont noté le courage dont fait preuve ce jeune
écrivain pour dénoncer une société sclérosée73. D’autres enfin ont réagi violemment : “il s’agit
d’un roman assez infect et tout à fait dans le genre de la littérature répugnante qui s’épanouit
en librairie ces temps-ci”74. A cette époque, les Français disposent de peu d’éléments
d’information sur le Maroc. Le public français ne sait comment prendre un tel roman dans un
contexte de turbulences politiques :
Ces romans écrits en français, lus dans le meilleur des cas par des Français qui
voudraient apaiser leur conscience ou complaire à leur paternalisme en criant
inconsidérément au chef-d’oeuvre, se prêtaient à une opération par laquelle on
faussait aisément le jugement du lecteur : seul un public algérien peut être juge de
leur authenticité75.
L’avis porté par Jacqueline Arnaud sur la situation en Algérie éclaire le climat qui régnait alors.
Le lecteur n’a pas les outils pour évaluer la situation, il peut être facilement manipulé.
Au Maroc, la réception du livre est violente. Dans des temps incertains, on se positionne
pour ou contre, on pratique facilement l’amalgame et c’est ce qui adviendra du livre de Chraïbi.
Si la révolte du jeune auteur a été comprise par certains, elle est interprétée par d’autres comme
un acte de trahison vis-à-vis de son pays. Sa diatribe contre la société patriarcale est jugée trop
insultante par et pour la société marocaine. Il s’attire les foudres de tous bords. Menacé de mort
par des extrêmistes,76 Chraïbi est obligé de s’expliquer sur son roman. Il se sent même acculé à
le rejeter : “c’est un livre négatif, sans issues, dont je me suis éloigné” déclare-t-il en 195677. En
1957, lors de la sortie du troisième livre de Chraïbi, L’Ane, un article de Démocratie, reprend
avec encore plus de virulence, ses attaques contre le premier livre paru. Cet article, intitulé
“Driss Chraïbi, assassin de l’espérance” va profondément bouleverser l’écrivain qui répondra
dans un droit de réponse : “Je viens de lire l’article que m’a consacré votre journal ... j’en ai
pleuré”78. Sa lettre saura convaincre la rédaction du journal puisqu’il en deviendra plus tard
collaborateur. Il faut attendre 1967 pour lire une prise de position en faveur de Chraïbi. Elle
vient d’Abdellatif Laâbi et marque le début de la réhabilitation de l’auteur :
Il est vraisemblablement le seul écrivain maghrébin et arabe qui ait eu le courage de
mettre tout un peuple devant ses lâchetés, qui lui ait étalé son immobilisme, les
ressorts de son hypocrisie, de cette auto-colonisation et oppression exercée les uns
sur les autres, le féodal sur l’ouvrier agricole, le père sur ses enfant, le mari sur son
épouse-objet, le patron libidineux sur son apprenti79.
Des années après, Driss Chraïbi va regretter d’avoir renié son premier livre : “j’ai eu un moment
de faiblesse quand j’ai renié Le passé simple. Je ne pouvais pas supporter l’idée qu’on pût
prétendre que je faisais le jeu des colonialistes. J’aurais dû tenir bon, avoir plus de courage”80.
L’auteur rapporte dans Le Monde à côté l’entretien qui eut lieu entre un haut fonctionnaire de
Rabat et lui-même en Alsace. Leur origine commune avait pesé dans la balance : “Et c’est en
arabe qu’il m’a parlé, de frère à frère, même père même mère ou tout comme”81. Chraïbi s’était
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laissé d’autant plus facilement convaincre que l’opprobre de son pays l’insupportait.
“Le lecteur dit à l’écrivain montre-toi au moment où celui-ci l’interpelle pour lui dire
regarde-moi”. La proposition faite par André Green peut selon Jean Bellemin-Noël être inversée
en faisant dire au lecteur montre-moi au moment où il rencontre l’appel de l’écrivain regardetoi 82. Ce jeu entre le lecteur et l’écrivain nous fait percevoir l’enjeu qu’a représenté ce livre.
L’écrivain qui se regarde et se montre au lecteur qui, lui, ne veut pas voir parce que c’est trop
dérangeant, doit payer le prix de son audace. Dans le cas de Chraïbi, ce ne fut pas trop cher,
quelques menaces, remises en question, des turbulences. Ces péripéties n’ont pas empêché Le
passé simple de connaître un succès important. En 1994 le roman était toujours le livre de Driss
Chraïbi le plus lu ou du moins le plus connu au Maroc83, peut-être grâce à la fameuse affaire
du Passé simple.
2 RÉCEPTION DES
FRANCE.
AUTRES ROMANS DE
DRISS CHRAÏBI
AU
MAROC
ET EN
Le premier livre de Chraïbi, pour important qu’il soit, ne doit pas cacher le reste de son oeuvre.
La connaissance de la réception des autres romans au Maroc et en France nous permet
également de situer l’auteur dans le paysage littéraire.
Pour le Maroc, nous utilisons les données fournies par l’enquête menée par Lahcen
Benchama en 199084. Dans la littérature maghrébine de langue française, les auteurs marocains
sont en général les mieux connus dans leur pays d’origine. Tahar Ben Jelloun est l’auteur le plus
fréquemment cité (35%) suivi par Driss Chraïbi (18%). Benchama précise que ce résultat
indique le taux de popularité de Ben Jelloun plutôt qu’une réelle lecture de l’auteur. A la
question plus précise concernant les ouvrages lus, la réponse apportée montre un écart moindre
entre les deux auteurs (35,4% pour Ben Jelloun et 25,3% pour Chraïbi). Les ouvrages de
Chraïbi cités le plus souvent sont d’abord Le passé simple, suivi d’Une enquête au pays et de La
Civilisation, ma Mère. Les autres romans sont peu ou pas connus du public marocain. Une telle
méconnaissance peut s’expliquer en particulier par la difficulté pour un large public d’aborder
un texte à la dimension trop symbolique comme par exemple L’Ane. Une autre raison toute
simple est invoquée, à savoir le coût des livres au Maroc ; la grande majorité des livres de
Chraïbi sont édités en France et sont de ce fait trop chers pour le consommateur moyen
marocain85. Enfin, la presse nationale n’a pas toujours été tendre avec Chraïbi, surtout à cause
de l’affaire du Passé Simple, les articles élogieux sont rares. Benchama conclut en remarquant
que l’oeuvre de Driss Chraïbi est “peu consommée par les lecteurs, voire inconnue” mais que
le public marocain “n’a pas une connaissance approfondie de la littérature maghrébine en
général”86. Maigre consolation.
En France, la situation se présente différemment. Chraïbi vit en France, écrit en français
et est édité en France, ce qui explique d’emblée une meilleure connaissance de ses livres dans
ce pays. Ses romans ont, dans les premières années, trouvé audience auprès d’un public français
curieux d’une autre culture. Mais les propos et le ton de l’auteur ont pu éloigner certains
lecteurs, choqués par cette violence verbale ou mal à l’aise à cause de la distance entre leur
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image du Maroc et celle apportée par Chraïbi. Il nous semble vraisemblable que Chraïbi ait
recherché la complicité du lecteur français et que pour se faire mieux entendre, il ait trop
critiqué sa société et forcé sur une attitude laïque, se mettant en porte à faux avec le sentiment
religieux de sa communauté. L’écriture est plutôt celle d’un jeune homme bouillant de révolte,
exprimant par un jet son trop-plein de colère.
La réception des principaux livres de Chraïbi en France peut être résumée grâce à de
nombreuses informations tirées de l’étude de Houaria Kadra-Hadjadji. La critique concernant
le second livre, Les Boucs (1955) sera globalement plus positive que celle du premier, l’ouvrage
sera même encensé par certains critiques : “c’est une oeuvre violente sur la vie misérable des
Nord-Africains en France [...]. L’ouvrage est appelé à un retentissement certain”87. La critique
la plus sévère vient peut-être de Jean Déjeux qui écrit : “Il voulait dépeindre la lente
décristallisation des Algériens en France, mais il a fait comme Yacine Kateb avec sa Nedjma, il
nous a trop parlé de lui”88. Aimé ou détesté, le second livre provoque la réaction des critiques
français, il ne laisse pas indifférent. Ce roman a eu du succès puisqu’il fut rapidement épuisé.
L’ouvrage suivant, L’Ane (1956) n’atteindra pas le public. Ce texte, désigné comme roman
sur la page de couverture, est en fait un recueil de nouvelles dont le caractère symbolique rend
la compréhension difficile. Le critique du Journal de Genève résume ainsi le sentiment
provoqué : “Quel drôle de livre ! Il recèle sûrement des pensées secrètes de l’auteur, des allusions
mais [...], que l’auteur nous pardonne, elles ne sont pas assez claires pour que nous ayons pu
les déchiffrer”89. Epuisé, le livre n’a jamais été réédité. Le quatrième livre De tous les horizons
(1958) est une succession de chapitres reliés entre eux par un texte court. Roman sombre, il
reflète les éprouvantes années précédentes. Sur un plan personnel, Chraïbi a été touché par la
mort de son père. Sur un plan général, il a subi les attaques de tous bords pour son premier
livre, lors d’interviews il se dit également affecté par la guerre d’Algérie et la situation des
Algériens en France. Ce livre recevra la même réception que le précédent, il est considéré
comme un roman ésotérique. Quelques critiques saluent le talent du conteur, la force de son
écriture et la compassion qu’il exprime pour les démunis. La Foule (1961) est, selon les propos
même de l’auteur, un livre “tout juste capable de faire rire”90. S’il y a réussi est difficile à
mesurer, comme le note Kadra-Hadjadji : “le dossier de presse de La Foule est des plus minces
et contient plus de récriminations que d’éloges” 91.
Succession ouverte, livre commencé quelques mois après la mort de son père (1957) et
publié en 1962, déclenche des “critiques rares et sans gravité”92 alors qu’on peut facilement
imaginer son importance pour l’auteur qui y raconte la mort du père et le retour du fils
prodigue. Si le critique du Bien public 93, retrouve ici la vraie voix de Chraïbi “style nerveux,
haché”, pour Lucien Guissard “il a singulièrement tempéré son langage” mais insiste sur l’ironie
de l’auteur pour un sujet grave qui est une “façon pudique de dévoiler les inquiétudes d’un
esprit” 94. Philippe Sénart reproche à Chraïbi d’être trop pressé, trop nerveux ; un tel sujet, selon
lui, mériterait un pas plus lent et un ton moins frénétique95. L’ensemble de la critique a su lire
les interrogations que pose le retour au pays.
Un ami viendra vous voir paraît cinq ans plus tard (1967) et aborde une thématique très
nouvelle chez Chraïbi : le mal-être et l’émancipation de la femme occidentale. Chraïbi subit
vraisemblablement l’influence du livre de Betty Friedan La femme mystifiée qui a été un des
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livres phares du féminisme, dénonçant la condition des femmes piégées par la multiplication
des appareils ménagers qui ne les libèrent pas de leur état d’esclaves96. Le roman, malgré des
critiques qui portent essentiellement sur le traitement superficiel de cette thématique, a reçu
néanmoins un bon accueil dans la presse française, “ce livre mérite l’attention et l’estime du
lecteur”97. Au Maroc, peu de réactions à l’exception d’un article agressif : “La mort de Driss
Chraïbi” dans lequel le journaliste accuse l’auteur de “se pencher sur la prétendue misère de la
femme occidentale” au lieu de traiter la situation de la femme marocaine “malheureuse et
asservie”98.
Le roman suivant, La Civilisation, ma Mère, paru en 1972, est un succès de librairie et
comme l’a remarqué Kadra-Hadjadji, son dossier de presse, de loin le plus important, le
prouve. Driss Chraïbi, semblant répondre à la critique marocaine, dénonce la situation de la
femme au Maroc. Il faut libérer la femme maghrébine et il laisse cette tâche au fils qui a reçu
l’éducation occidentale. “Ce petit livre, plein d’amour filial et de lucidité, pourrait faire autant
pour l’émancipation de la femme maghrébine, qu’un gros ouvrage sociologique”99. Certains
critiques l’ont lu comme “une chronique amusante et véridique”100, mais pour d’autres il s’agit
d’une pure oeuvre de fiction avec un déroulement trop beau pour être vrai101. Il n’en reste pas
moins un des meilleurs succès de librairie, et un des rares romans de Chraïbi traduit en langue
étrangère.
Mort au Canada (1975) occupe une place particulière dans l’oeuvre de Chraïbi. Trois ans
après avoir rédigé le roman de la mère qui clôt en quelque sorte le cycle de l’univers familial, il
écrit un premier livre sur l’amour entre un homme étranger et musicien et une femme
psychiatre canadienne. C’est, jusqu’à ce jour, l’unique fois. Tahar Ben Jelloun lui reconnaît
alors le titre d’écrivain à part entière, échappant à la classification de romancier maghrébin de
langue française : “un livre d’une infinie tendresse”102. Le livre est bien reçu par la critique
maghrébine, comme le fait remarquer Eva Seidenfaden103 : “il est frappant d’observer que, aussi
bien Tahar Ben Jelloun et Habib Boularès104 que Salim Jay105, tous trois originaires du Maghreb,
se prononcent positivement sur ce roman”. Dans Afrique-Asie le journaliste met le doigt sur
l’aspect unique d’un tel roman dans la littérature maghrébine :
Il faut beaucoup de distance et de recul pour un maghrébin pour écrire aujourd’hui
un roman sur l’amour-passion. Car les thèmes qui sont le plus souvent traités par
les écrivains maghrébins et africains sont des thèmes puisés dans la terre, la misère
sociale, la lutte pour la libération106.
La réception en France sera dans l’ensemble assez favorable. Pour certains, les meilleures pages
sont celles de l’enfant qui lui renvoient son passé107. Josanne Duranteau, dans Le Monde de
l’éducation, est plus virulente. Evoquant un léger parfum de Delly, elle dénonce la prétention
du personnage, le traitant “d’opiniâtre play-boy”. On perçoit surtout son irritation lorsqu’elle
parle de la relation entre Patrik, le héros du roman et Dominique, la petite fille avec qui il
établit une relation, dans un récit qui poursuit l’histoire de Patrik après la fin de son amour :
“L’enfance grave et confiante piquant du nez sur la futilité avare de celui qui vieillit, oui, c’est
beau et c’est triste”108. C’est Gontard qui portera le coup le plus cinglant : “l’échec d’un roman
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insipide comme Mort au Canada prouve, s’il était nécessaire, que l’écriture, elle aussi, a besoin
d’un sol”.109
Enquête au pays, (1981) le premier livre de la trilogie ramenant Driss Chraïbi sur le
terrain de son histoire personnelle, est bien reçu dans l’ensemble. Le procédé d’une enquête
policière surprend les lecteurs mais attise leur curiosité. La critique maghrébine, par la voix
d’Abdelkader Djeghloul, reconnaît à l’auteur un caractère précurseur, “défricheur” de
thématiques qui seront par la suite reprises110. Le reproche qui lui a été parfois adressé, repose
sur ce que le journaliste M. Loakira résume de la façon suivante : “cet éloignement qui risque
de donner à celui qui écrit une vision incomplète ou même fausse de son pays”111. En d’autres
termes, ce journaliste dénie le droit d’écrire à quiconque ayant quitté sa terre natale. Laissons
Salim Jay conclure avec lyrisme : “Driss Chraïbi : un hymne au peuple marocain”112. Qu’en estil de la critique française concernant ce livre ? Catherine Berthomé trouve le procédé de
l’intrigue policière intéressant113. Elle inscrit Chraïbi dans la lignée d’écrivains tels l’argentin
Manuel Ruis, l’italien Italo Calvino ou encore le français René Belletto. Pour Xavier Grall,
Chraïbi “a raté son contre-champ [....] cette opposition entre deux mondes – celui de la ville
occidentalisée et celui du bled, pur et dur- est quelque peu sommaire, voire manichéenne”114.
En ce qui concerne La Mère du Printemps (1982) et Naissance à l’aube (1986), nos
recherches dans les archives des éditeurs se sont révélées fort intéressantes, notamment pour ce
qui touche au premier livre. Il a été bien reçu en France où aucun critique ne semble avoir été
choqué par l’histoire d’amour incestueuse. Cosmopolitain115 a aimé chez l’auteur “son amour
charnel des femmes et des enfants”. VSD116 parle de “l’inceste vécu sans angoisse dans une
atmosphère quasi édénique”, jusqu’à Françoise Xénakis117, dans Le Matin, qui remercie
l’écrivain “de dire ainsi les femmes de son pays, de cette façon si belle, si noble et aussi si
charnelle et si libre”. De la part des critiques maghrébins nous avons trouvé une prise de
position assez claire de Tahar Ben Jelloun118 qui évoque “la pratique naturelle de l’inceste” ; ainsi
qu’une autre critique qui présente l’histoire de manière si tarabiscotée, qu’il faut avoir lu le livre
pour comprendre de quoi il s’agit119. On peut s’étonner de l’absence de jugements négatifs,
moralisateurs quant à l’inceste. Il nous semble qu’elle s’inscrit dans un contexte social. Les
années 1980 sont encore portées par le courant libertaire des années 1970. N’oublions pas que
Louis Althusser était populaire, partout on prônait la sexualité libre pour tous, les enfants
compris, le slogan de 1968 -il est interdit d’interdire- était encore très présent dans l’esprit des
intellectuels120, de même qu’un auteur revendiquant sa pédophilie comme Gabriel Matzneff.
L’inceste n’a alors pas fait scandale. Le livre a été lu principalement comme un roman dédié aux
Berbères et aux autres minorités. En ce qui concerne Naissance à l’aube annoncé comme “un
roman barbare et somptueux”121, le dossier de presse ne comptait que deux interviews accordées
par l’auteur lors de la parution du livre122.
L’inspecteur Ali (1991), dont le personnage principal était apparu la première fois dans
Une enquête au pays, est un roman que Leila Sebbar trouve “satirique, joyeux, tendre où Driss
Chraïbi semble avoir pris le parti de n’être plus “ce malheureux homo arabicus”123. La critique
est très positive et cerne de manière intéressante la dualité de l’auteur. A propos de Une place
au soleil (1993), Tahar Ben Jelloun remarque, après avoir fait un bref inventaire de l’oeuvre de
Driss Chraïbi : “c’est un écrivain en liberté. Il a perdu beaucoup de sa rage et il a gagné en
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légèreté et en ironie”124. Dans un article sur le roman policier maghrébin, on désigne Driss
Chraïbi comme “le père du célèbre inspecteur Ali […] le doyen du roman policier
francophone”125. Son utilisation du genre policier le place, de nouveau, en précurseur et
inspirateur126.
L’homme du livre (1995), dans lequel le Prophète parle à la première personne, peut être
interprété comme le livre écrit “pour rapprocher plutôt que diviser”127. L’auteur, arrivé à une
certaine sagesse, se réapproprie sa religion après l’avoir un peu malmenée. La bibliographie de
Chraïbi s’achève actuellement sur deux livres de mémoires : Vu, lu, entendu. Mémoires (1998)
et Le monde à côté (2001). Le premier livre permet aux critiques de repasser le parcours littéraire
de cet auteur, plus que celui de sa vie128, le deuxième tome est plus prolixe dans le domaine
personnel. Il a été relevé dans Le Monde comme un “magnifique récit”129. Quant à Mustapha
Belabdi130, il remarque un certain parallèle entre l’incipit qui ouvre le roman de Chraïbi : “je
remercie la vie. Elle m’a comblé. Au regard d’elle tout le reste est littérature” avec les Mémoires
de Michel Tournier, Petites proses, où cet auteur termine sur : “Je t’ai adorée, tu me l’as rendue
au centuple. Merci la vie”. Un autre parallèle peut être établi entre les deux auteurs dans le
chemin provocateur qu’ils ont tous deux suivi dans leur carrière littéraire. Pour Chraïbi, le
dernier ouvrage s’impose comme le témoignage de la réconciliation, de l’apaisement et de
l’acceptation du passé.
Enfin sans s’étendre sur la portée et la signification politique de l’oeuvre, on remarque
que Chraïbi a été traduit dans dix pays et que le livre traduit le plus fréquemment est La
Civilisation, ma Mère. Nous croyons que celui-ci, lu à un premier degré comme une apologie
de la libération de la femme maghrébine, répond le mieux aux attentes d’un public occidental
aussi bien qu’arabe. Notons enfin que les romans de Chraïbi traduits en arabe l’ont été en
Tunisie et en Turquie, seuls pays musulmans qui ont choisi de rendre sa lecture accessible à un
plus grand nombre131.
La réception dans les manuels et dictionnaires divers, de même que l’attribution de prix
apportent une indication globale quant à la place occupée par son oeuvre. Jean Déjeux a relevé
que le nom de Driss Chraïbi apparaît à douze reprises dans les encyclopédies entre 1966 et
1971. Quant au nombre de notices le concernant, Driss Chraïbi, de tous les auteurs
maghrébins de langue française, arrive en quatrième position après Yacine Kateb, Mohammed
Dib et Mouloud Feraoun132. Chraïbi, primé pour Le passé simple en 1955133, a reçu en 1973
pour l’ensemble de son oeuvre le prix littéraire de l’Afrique méditerranéenne attribué par
l’Association des écrivains de langue française à Paris134, et en 1981 le prix de l’Amitié francoarabe pour Une enquête au pays. Enfin il a été récompensé en 1995 par le prix Grand Atlas
Maroc pour L’homme du livre. Toutes ces récompenses attestent de la reconnaissance générale
de son talent.
3 RÉCEPTION
D A N S L E M O N D E U N I V E R S I TA I R E
Le dénombrement des travaux universitaires publiés sur les écrits de Driss Chraïbi s’est révélé
informatif en ce qui concerne les aspects les plus étudiés de son oeuvre jusqu’à ce jour. Il
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permettra de préciser la place et l’utilité de notre propre recherche.
Jusqu’à ce jour, nous avons recensé 26 thèses de troisième cycle et DEA portant sur un
ou plusieurs livres de Driss Chraïbi135. A ces travaux spécifiques à Chraïbi, il faut ajouter 8
thèses et 1 mémoire de maîtrise dans lesquels des chercheurs ont tracé des parallèles entre cet
écrivain et d’autres auteurs maghrébins. Enfin nous avons comptabilisé 17 études générales sur
la littérature maghrébine de langue française qui comportent l’étude des écrits de Chraïbi. Il
existe en outre de nombreux manuels, numéros spéciaux invitant à se pencher sur des auteurs
maghrébins de langue française dont notre auteur136. Cette liste n’est certainement pas
exhaustive puisque des chercheurs continuent à sonder l’oeuvre de Chraïbi et que nos sources
peuvent être incomplètes. Une telle profusion, 26 travaux exclusivement consacrés à Chraïbi,
a de quoi intriguer les lecteurs à qui aurait jusqu’à maintenant échappé la chraïbimanie
ambiante137. Nous espérons que la présente étude éclairera quelque peu les raisons de
l’engouement intellectuel suscité par les romans de Driss Chraïbi.
A la lecture de l’intitulé de ces thèses, quelques constantes ressortent. En premier lieu,
dans les thèses ne portant que sur Chraïbi, il faut noter la prépondérance des études à caractère
sémio-linguistique, se préoccupant essentiellement de narratologie138. Quant aux autres, elles
ont pour objet des thématiques assez diverses telles que : Une quête de synthèse entre l’Orient et
l’Occident, La symbolique du voyage, La religion ou encore Islam et société, L’image de la femme
marocaine, Récit et mémoire. Quant au thème de la révolte, il fait à lui seul l’objet de 3 thèses.
Une seule thèse, celle de Basfao139, offre une approche psychanalytique d’un certain nombre de
romans de Chraïbi.
Des travaux menés en parallèle sur Driss Chraïbi et d’autres écrivains, il ressort qu’une
seule thèse établit un parallèle entre Chraïbi et un auteur français : Le père dans le noeud de
vipère de François Mauriac et Le passé simple de Driss Chraïbi140. Une autre étude a comparé La
quête du père dans Le passé simple et L’impasse de Mahfouz141. Les autres recherches ont été
menées sur des écrivains au profil similaire à celui de Chraïbi. Ils sont orientaux, musulmans,
l’un s’exprimant en arabe (Mahfouz), les autres en français (Boudjedra, Ben Jelloun, Khatibi,
Kateb, Fares, Khaïr-Eddine)142. Les thèmes en sont : Récit et personnage de l’immigré, Jeux et
enjeux du “je”, Parole-mère et écriture marocaine de langue française, Le berbérisme, La circularité,
et enfin Etre, histoire et sacré.
Pour clore ce tour d’horizon des thèses, signalons que dans celles consacrées à l’étude de
la littérature maghrébine de langue française incluant ou citant Driss Chraïbi, le thème de l’exil,
l’immigré revient à 4 reprises, celui touchant la femme se retrouve 2 fois, celui de la mère et
l’enfant également 2 fois. L’aliénation est abordée dans deux travaux ainsi que L’Islam. Le silence,
L’ironie, Analyse sémiotique, Portée esthétique du signe, Typologie et évolution du roman politique
sont les autres thèmes abordés. Toutes les thèses portant sur l’écriture d’un Maghrébin
s’exprimant en français répondent à la même double interrogation : comment fonctionne
l’écriture lorsqu’elle chevauche deux langues et de ce fait deux systèmes de pensée, et quelle est
la particularité du style chraïbien ?
Quel commentaire pouvons-nous apporter à ces travaux ? Notre première réaction fut
l’étonnement face au nombre de thèses à caractère linguistique. L’intérêt du linguiste à fouiller
une langue à double composante se comprend, mais il révèle aussi une prise de distance
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émotionnelle du chercheur. Les titres des travaux qui n’ont pas été achevés, confirment cette
interprétation. En effet la plupart des travaux abandonnés portent sur des thématiques qui
parlent de l’homme dans son intimité143. Notre seconde réaction était de penser que tout avait
été écrit. Comme les autres chercheurs, nous avons travaillé sur l’étude de la langue, nous avons
relevé l’importance de la révolte chez cet auteur, nous n’avons pu échapper au questionnement
de l’exil, de l’acculturation, de l’entre-deux que vivent les écrivains maghrébins de langue
française. Mais une seule thèse, celle de Kacem Basfao, a ouvert la voie à l’étude de l’oeuvre
chraïbienne au moyen de la psychanalyse, nous y reviendrons. Il nous semble opportun de
prolonger son travail en l’abordant sous un angle qui n’a pas encore été traité : la représentation
du couple.
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Le prix Rivages, distinction française était attribué sous la présidence de Roger Frison-Roche, alpiniste
renommé, qui a effectué de nombreux séjours dans les montagnes du Sahara.
Informations recueillies dans Jean-Louis Miège 1950, Le Maroc. PUF, coll. Que sais-je.
Rappelons que Chraïbi est né entre 1926-1931.
Houaria Kadra-Hadjadji 1986, Contestation et révolte dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. Publisud. Elle cite
p.62 Eric Ollivier Le Figaro du 3 février 1955 et André Figueras Le journal du parlement du 17 mai 1955
Ib. article dans Gauche européenne. Décembre 1955.
Ib. Roger du Pasquier, La tribune de Genève, 16 décembre 1954.
“L’avenir de la culture algérienne” Temps modernes n.209, octobre 1963, p.733. Op cit. Jacqueline
Arnaud, La littérature maghrébine de langue française. Tome I.. Ib. p.43.
Le PDI : Parti Démocrate de l’Indépendance.
Article “Une voix d’Afrique”cité par Kadra-Hadjadji, p56 La Gazette de Lausanne, 6 octobre 1956.
Op cit. p.59. Ib.
“La défense du Passé simple” Revue Souffles n.5, premier trimestre 1967,
Interview dans la revue Souffles, n.5. 1967.
Driss Chraïbi, Le Monde à côté, p.59.
Jean Bellemin-Noël 1978, Psychanalyse et littérature. PUF, p.41.
Lahcen Benchama 1994, L’oeuvre de Driss Chraïbi. Réception critique des littératures maghrébines au
Maroc. L’Harmattan.
Lahcen Benchama, Ibid.
Au début du XXIe siècle, le haut Conseil de la francophonie parle de 5 millions de francophones au
Maroc, chiffre élevé à première vue, laissant espèrer un potentiel de lecteurs suffisant, mais qui est à
relativiser. Les critères concernant l’appellation de francophone sont flous. Selon les sources du Ministère
des Affaires Etrangères français, l’apprentissage de la langue française débute dans l’école primaire, mais
elle est mal maîtrisée à la fin du secondaire par la majorité des élèves en raison des carences de formation
des enseignants depuis l’arabisation (1975) et une inadaptation des programmes, contenus et méthodes
fixés par le manuel critique obligatoire.
Ib. p.108.
Ib. p.81 Le Monde libertaire, n.11, p.4.
Ib. p.83 Article de Déjeux paru dans Regards sur la littérature maghrébine d’expression française. ESNA,
Cahiers nord-africains. Paris, n.61, p.87.
Op cit. ib, p.112. Journal de Genève, 26 octobre 1956.
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Ib. p.127 Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 12 octobre 1961.
Ib. p.127.
Ib. p.134.
Bien public, 8-9 décembre 1962.
La croix de Seine-et-Marne, 13 janvier 1963.
Combat, 6 décembre 1962.
Chraïbi confirme cette influence dans l’ouvrage de Kadra-Hadjadji. Ib. p.139.
René Palmiéry dans La République du centre, 23 août 1958.Op cit. Kadra-Hadjadji, Ib. p.152.
Lamalif, n.11, avril 196, pp.38-39.
Afrique-Asie du 27 novembre au 10 décembre 1972.
Entre autres M.Chavardès, Témoignage chrétien. 18 mai 1972.
Afrique-Asie, 27 novembre au 10 décembre 1972.
Tahar Ben Jelloun, “Quand Driss Chraïbi parle d’amour”. Le Monde, 4 avril 1975.
Eva Seidenfaden, ib. p.320.
Habib Boularès “Comme une salamandre”. Jeune Afrique. 7 mars 1975, “une histoire qu’on lit d’un seul
trait et que l’on a envie de relire plus intensément tout de suite après” conclut-il.
Salim Jay “Mort au Canada” Rabat, Le Matin 2 février 1975, “un livre heureux” écrit-il.
Afrique-Asie. Luttes et combats. 21 avril 1975.
Témoignage Chrétien, 13 février 1975 ainsi que Le Nouvel observateur, Les Nouvelles littéraires 5-11 mai
1975.
Josanne Duranteau, Le Monde de l’éducation. 1975. “Un léger parfum “Delly” dans ce sublime et dans
cette platitude”.
Gontard, La violence du texte. Ibid.
A.Djeghloul, “Driss Chraïbi”. Magazine Littéraire, mars 1988, n.251.
M.Loakira, “Entretien avec Driss Chraïbi”. Al Asas, n.68 juin 1985.
Le Quotidien de Paris, 10 novembre 1981.
Catherine Berthomé “Le rire grinçant de Driss Chraïbi”. Jeune Afrique. 29 juillet 1981.
Xavier Grall, “Deux petits chefs”. Croissance des Jeunes Nations. Juillet/Août 1981.
Cosmopolitain, Novembre 1982.
Patrick Grainville, VSD, 2 septembre 1982. (VSD est une abréviation de vendredi, samedi, dimanche).
Françoise Xénakis, Le Matin, 13 septembre 1982.
Tahar Ben Jelloun, Nouvel Observateur.13 au 19 septembre 1982.
“Yafelman, qui avait pris pour femme une réfugiée du pays des Pharaons, Hineb et qui en avait eu une
fille Yerma, avant de la répudier, avec laquelle d’ailleurs il avait noué des relations tendant à fonder de
son sang même une race ou une dynastie, il ne sait pas encore très bien, puis qui l’avait reprise, après la
sécheresse et la famine et en 52 av.JC”. Comprenne qui voudra cet extrait de Lamalif. Août/Septembre
1982.
Qui peut, en 2003, se souvenir qu’en 1979, Louis Althusser, Jacques Derrida, André Glucksmann et
même Françoise Dolto, pour ne citer qu’eux, ont signé une lettre pour soutenir Gérard R., pédophile ;
lettre publiée dans le journal Libération dans laquelle ils accusent “la morale d’état”. Peut-être que
Chraïbi, comme les critiques littéraires, a été lui-aussi influencé par ce courant libertaire.
Lire 1986.
Les nouvelles littéraires, juillet 1986 et La Baraka, 12 mars 1986.
Lire. Ib.
Le Monde, 14 janvier 1994.
Le Monde “Le polar au bled” 6 octobre 2000.
La série complète de l’inspecteur Ali est la suivante : Une enquête au pays (1981), L’inspecteur Ali (1991),
Une place au soleil (1993), L’inspecteur Ali à Trinity college (1996), L’inspecteur Ali et la C.I.A (1997)
Le Progrès 23 octobre 1995.
Fouad Laroui, “Quand Chraïbi se penche sur son passé”. Jeune Afrique. 1999.
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Le Monde, 19 octobre 2001.
“Driss Chraïbi, pour une parcelle de mémoire”. Réflexion, 26 avril 2000.
Selon les sources fournies par l’éditeur principal de l’auteur, Le Seuil, Chraïbi est traduit : en Espagne,
en Turquie, en Italie, en Suisse, aux Pays-Bas, en Allemagne, aux U.S.A, au Canada, en Grande-Bretagne
et en Tunisie. Les U.S.A arrivent en tête avec cinq titres traduits : Le passé simple, Les Boucs, La
Civilisation, ma Mère, L’inspecteur Ali, Une place au soleil.
Déjeux. Ib. 1993, pp.250-251.
Prix Rivages.
Sous la présidence de Robert Cornevin, auteur de nombreux ouvrages de référence sur l’Afrique et les
Antilles.
En 1993, la quatrième page de la réédition du Passé simple annonçait pas moins de 18 thèses uniquement
consacrées à ce livre, ce qui le place en tête des sujets de prédilection des chercheurs.
Banque de données Limag : mise à jour octobre 2000.
Même si le nombre d’étudiants et donc le nombre potentiel de thésards a augmenté, cette constatation
n’explique pas totalement une telle focalisation sur cet auteur.
Voir liste jointe, annexe 3.
Kacem Basfao, Trajets : structure(s) du texte et du récit dans l’oeuvre romanesque de Driss Chraïbi. Ib.
Boukhari Amel 1989, Le père dans le “Noeud de vipères”de Mauriac et “Le passé simple”de Chraïbi. C.A.R
Tunis.
Ecrivain égyptien.
Un mémoire de maîtrise a porté sur l’écriture de Driss Chraïbi et le peintre Cherkaoui, Révolte et quête
des racines culturelles dans l’oeuvre de D. Chraïbi et de la peinture d’A. Cherkaoui. Demulder, Thomas.
Université de Grenoble 3. Mars 2000.
Les titres des travaux qui n’ont pas été menés à terme sont fournis en annexe, les noms des chercheurs
ont été omis par souci de discrétion. Néanmoins nous pouvons signaler que les noms de ces chercheurs
sont d’origine maghrébine, ce qui nous confirme dans l’opinion que travailler une oeuvre en
s’approchant du domaine privé est plus risqué, surtout pour un maghrébin. Entreprendre une telle
démarche est peut-être de l’ordre de l’acculturation mais le chercheur peut être rattrapé par sa culture
d’origine. Or dans la société maghrébine la mise à nu du privé en public est traditionnellement réprouvé.
Ainsi un certain nombre de travaux touchant la mère, par exemple, n’ont pas été achevés.
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Chapitre III : les influences à caractère
sociologique
Aborder les romans de Driss Chraïbi n’est pas si aisé à cause de la langue et du style. Le premier
défi consiste à comprendre le caractère bilingue de cette écriture. Le second est d’appréhender
le style qui ne se laisse pas saisir d’emblée. Il s’agit d’une écriture violente, exagérée, colorée,
requérant du lecteur un temps d’adaptation. Pour résoudre ces difficultés il faut s’interroger sur
les origines de cette langue, les influences qu’elle a subies. Trois influences d’ordre socio-culturel
dominent, chacune remonte à des périodes différentes : préislamique, islamique et enfin celle
de la colonisation. Bien entendu, ces époques ne correspondent pas à des temps bien définis.
Elles se mêlent parfois jusqu’à se confondre.
1 L’ I N F L U E N C E
PRÉISLAMIQUE
Le Maroc a régulièrement subi des invasions. L’époque latine a vu éclore des écrivains tels les
grands Africains Fronton et Apulée144, mais cette époque n’a marqué ni la langue ni la culture
du Maghreb. L’influence principale est préislamique, et correspond à l’époque des Imazighens145,
nom donné anciennement aux Berbères, communauté rurale et montagnarde du pays146.
Depuis la préhistoire, les Berbères vivaient en tribus indépendantes et ont longtemps résisté aux
tentatives de domination étrangère. Ils ne possédaient pas l’écriture, ils ont transmis oralement
leur héritage. Au septième siècle les Berbères ont été envahis et dominés par les Arabes.
Convertis à l’islam, ils ont cependant conservé leur culture. La colonisation en Algérie a donné
un renouveau au berbérisme car les Français, selon le vieux principe de diviser pour mieux
régner, ont accordé des droits supplémentaires aux Berbères dont les Berbères marocains ont
certainement pu bénéficier147.
Pour être précis il faut remarquer qu’il existe une distinction parmi les écrivains
maghrébins entre berbérophones et arabophones, cette classification touche surtout le domaine
de la linguistique. Chraïbi appartient aux arabophones mais Berbères et Arabes partagent un
même capital oral. Des marques de la littérature orale se retrouvent dans sa manière d’écrire.
On peut relever un usage typique de la répétition148, figure stylistique caractéristique de la
tradition orale149. La répétition sonne comme une mélodie à laquelle on ne peut résister, et son
usage se comprend d’autant mieux que l’histoire se transmettait oralement. Pour se fixer à
jamais, les mots devaient se répéter. La redite souvent sur un ton lancinant était un moyen
mnémotechnique très pratique. Un autre procédé du style oral utilisé par Chraïbi est la
formule. Les formules d’introduction et de clôture des contes150 sont des rituels servant
également la mémorisation. Les contes, flambeau de la transmission de la culture orale, sont
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inscrits dans l’inconscient collectif : “On raconte … on raconte ... que Dieu ne fasse pas de
nous des gens qui racontent que ... et que notre place ne soit pas parmi eux”151. Certains textes
de Chraïbi sont écrits avec l’intention évidente de nous ramener au temps du conte. Le ton
renvoie au “Il était une fois…”. Le temps de l’imparfait et l’évocation précise transportent le
lecteur au coeur de l’histoire : “Raho Aït Yafelman cheminait le long de la route, par ce
lumineux matin d’été de l’an de grâce chrétienne mil neuf cent quatre-vingt-cinq”.
Remarquons la justesse du mot qui indique le rythme : “cheminait”, ainsi que la sérénité du
moment : “lumineux matin” et du temps mythique de l’avant : “l’an de grâce”. Quant au
conditionnel, Chraïbi sait le manier pour saisir la répétition du quotidien : “il se chausserait à
la porte de la ville”152. Un certain climat, instauré par les mots, laisse imaginer que quelque
chose va se passer et invite le lecteur à se poser pour écouter la suite. Nous sommes dans ce type
d’écriture au point de jointure des influences. La narration renvoie à l’oralité, la technique
stylistique à la langue française.
Un personnage tel que Raho, présent dans la trilogie, synthétise l’époque préislamique153.
Il vit dans son temps tout en étant le gardien de la tradition. Dans Une enquête au pays, il
devient fellagha par obligation ; dans La Mère du Printemps et Naissance à l’aube, Raho a intégré
les normes du monde qui l’entoure, il est musulman mais n’a pas oublié son origine berbère :
“De l’index, il traça sur le sol le signe des temps anciens, comme l’avaient fait ses ancêtres plus
d’un millénaire auparavant : un poisson entouré d’une étoile à cinq branches.” (La Mère du
Printemps, 43) La langue dans la trilogie est différente de celle des autres romans. Solennelle,
déclamante, elle apporte aux choses simples de la vie une dimension mythique : “C’était ainsi
tous les matins : un homme de la montagne se réveillait sur la montagne, aussi paisible qu’elle.
Ses doutes et ses craintes de la veille, tous et toutes, avaient été lavés dans les eaux noires de la
nuit.” (La Mère du Printemps, 19). L’homme fait partie du monde dans sa totalité et cette
appartenance lui confère une certaine importance ; le style traduit un tel sentiment de
grandeur. L’écriture va s’enrichir des légendes cosmogoniques, le conte devient mythe :
La véritable Histoire : celle de la terre. Et je vous dirai ensuite comment s’est
légendée l’Histoire des hommes qui a pris tant de place depuis, faite de bruits et de
vents, et qui peu à peu a remplacé l’Histoire de la Mère nourricière (La Mère du
Printemps, 92).
La narration est poétique : “ils regardent sa voix” (La Mère du Printemps, 91) pour décrire ces
hommes de la tribu qui écoutent le conteur, et qui à travers sa voix, regardent leur passé, leur
origine. L’écriture fait appel aux grands mythes berbères comme la Kahina154 (La Mère du
Printemps, 59). Chraïbi décrit des personnages venant des temps anciens en leur en donnant la
langue. Un autre trait de la tradition orale réside dans l’art de palabrer. Dans cette civilisation
ancienne aucune décision ne pouvait être prise sans avoir été longuement débattue par tous. Le
conseil des sages se réunissait sous l’arbre à palabres et même si les séances de plusieurs heures
ne débouchaient pas toujours sur une prise de décision, il y régnait tout le plaisir de l’échange
verbal -je t’écoute, je t’entends et je laisse au temps le soin de faire mûrir la parole en moi-. Le
non respect de la tradition entraînerait une critique vigoureuse : “Autant d’étrangers dont pas
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un ne prenait la peine de s’asseoir sous le figuier et de dialoguer civilement, quelque cinq ou
six heures, avec la langue, les mains et le regard des yeux” (La Mère du Printemps, 24). Des
incises comme “dit-il” ont pour effet également d’accentuer le caractère oral de l’écriture de
Driss Chraïbi. A partir d’une certaine époque, Chraïbi revendique clairement cette oralité dans
l’écriture. Si les premiers romans de 1954 à 1975 reflètent les préoccupations de l’écrivain,
bilan d’un passé récent, livres-miroirs de ce qu’il vit, la trilogie de Une enquête au pays, La Mère
du Printemps, Naissance à l’aube, entre 1981 et 1986, remonte à un passé plus éloigné, enjolivé
par la nostalgie. Le roman permet au souvenir idéalisé de reprendre vie. Dans Une enquête au
pays, la civilisation nouvelle n’apporte que du mauvais à l’homme. Cette rencontre, entre le
présent -sous la forme du commissaire de police- et le passé représenté par la tribu des Berbères,
se fait par l’intermédiaire d’Ali. Ali vit à mi-chemin entre les deux, le présent ne l’épanouit pas,
le retour au monde traditionnel lui apporte la sérénité. Ce roman est l’un des romans qui
recourt le plus à la tradition orale, ce qui était d’ailleurs l’intention de l’auteur : “Une enquête
au pays est le roman oral par excellence”155. L’oralité de la culture préislamique, le sens de la
palabre, de la valeur de la parole donnée, la répétition, rejoint par la suite la tradition islamique.
Très présente elle marque l’écriture de Driss Chraïbi, comme celle de la plupart des écrivains
maghrébins de langue française. On les sent fascinés par leur origine et on peut alors
s’interroger sur leur perception du présent, si peu gratifiant qu’ils éprouvent le besoin de se
plonger dans un passé lointain et glorieux. Chraïbi raconte ses histoires avec l’intention
évidente qu’elles soient drôles ou émouvantes, pour que le lecteur en soit pénétré et y retrouve
un peu de lui-même. Il s’inscrit dans la lignée de la tradition orale qui rend hommage aux
conteurs. Comme le dit Nabile Farès : “l’homme est primordialement, non pas un être écrit,
mais un être parlé ; ou mieux, qui se parle, avant de “s’écrire”156. Les écrits de Chraïbi, nourris
de la tradition orale, s’alimentent aussi ailleurs. Les influences se chevauchent, et la richesse des
textes provient du mélange. Pré-islam, islam et Occident tissent des liens dans l’oeuvre
chraïbienne. Naissance à l’aube, le dernier livre de la trilogie, en est la plus belle représentation,
illustrant au mieux la fusion des sources et l’oscillation entre les diverses influences. La berbérité
y est encensée au même titre que l’islam appelle au respect, et ce grâce à la langue de l’Occident.
2 L’ I N F L U E N C E
I S L A M I Q U E 157
L’influence de l’islam joue un rôle considérable car les préceptes de la religion accompagnent,
sinon, définissent tout l’art de vivre du musulman autant dans sa vie sociale que privée. Nous
limiterons dans ce paragraphe notre propos à la présentation générale de l’impact de la religion
sur les écrivains musulmans, en particulier sur Driss Chraïbi ; la fin du chapitre qui présente le
choix de notre méthode, apportera un éclairage psychanalytique de cette dimension religieuse
de l’écriture.
A la culture de l’oral préislamique, la religion musulmane adjoint l’écriture, La k’tba, à
laquelle elle accorde un rôle important. A la Mecque, ville commerçante, à l’époque de
Mahomet, nombreux étaient ceux qui savaient tenir un calame (roseau pour écrire) et
déchiffrer un écrit, ils jouissaient déjà d’une certaine considération158. Et l’écrit a débordé le
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cadre de l’islam officiel pour s’emparer des traditions et pratiques populaires. Le phénomène se
traduit par l’importance accordée aux talismans enfermant des textes écrits qui protègent du
mauvais oeil, le h’jab, morceau d’écriture, que les Musulmans portent très fréquemment pour
se préserver des forces invisibles. Par extension, n’est-ce pas ce que certains écrivains
recherchent au travers de l’écriture : “ se préserver de la folie”159 ? Signalons également que
l’islam opposé à toute représentation figurative, a remplacé l’image par le mot, à ce titre la
calligraphie incarne un art majeur islamite depuis près de 1400 ans. Dans l’islam, l’importance particulière de l’écrit se reconnaît dans le “Iqrâ” (lis à l’impératif ) qui est le message apporté
par l’ange Gabriel au Prophète160 et par la définition donnée des prophètes : “les prophètes ne
sont plus seulement envisagés comme des hommes inspirés, mais comme des lecteurs du texte
d’origine divine qu’ils transcrivent161”. Pour le Coran, Jésus n’est pas venu avec un livre, il
incarne la Parole éternelle162 alors que le Prophète Mohammed est porteur de l’ultime livre163.
Le Coran représente le dernier message envoyé par Dieu, après la Bible et le Talmud, pour
réparer l’incompréhension des hommes, cette qualité lui confère un caractère éminemment
sacré. Le mot Coran (Qur'an), dérivé du verbe q-r-' signifie “lecture” ou “récitation”, il
constitue la base et la force de l’islam :
L’effet de langue est crucial, il est quasiment fondateur de l’effet coranique [...] Il
transparaît du reste, dans l’importance langagière bien connue en terre d’Islam,
aujourd’hui comme autrefois : l’énorme expressivité, parfois empathique, où il s’agit
moins de tenir parole que d’être tenu par la parole, ou plutôt de se maintenir dans
un régime de la parole jouissante, solennelle ou intime, langoureuse ou déclamante,
passionnée ou passionnelle164.
Il n’est alors pas étonnant que le style de Chraïbi soit aussi poétique, emphatique ou imagé ; il
trouve visiblement ses racines dans les textes religieux. “Ils ne regardent pas l’aveugle aux
cheveux blancs, ni ses mains ni leurs voisins – rien ni personne. Ils regardent sa voix, rocailleuse
comme la montagne, brisée par moments comme l'océan, et qui tantôt raconte, tantôt chante”
(La Mère du Printemps, 91). Le style déclamatoire rappelle les textes religieux, de même que
l’énumération chère à l’auteur ressemble à l’alignement de versets165. L’auteur est sensible à la
langue du Coran et lui reconnaît explicitement un pouvoir d’évocation : “Il suffit que la voix
d’un cheikh chantant le Koran166 soit captée sur le vieux poste de radio de quelques immigrés
pour que ceux-ci soient envahis d’une émotion et d’une nostalgie très intense” (Les Boucs, 147).
De même dans La Mère du Printemps où Hineb, dont la tribu a été massacrée par les Musulmans, ne comprend pas la langue des envahisseurs et pourtant : “malgré sa souffrance et la
désolation qui l'entourait [elle] s'était mise à pleurer de joie. Deux mots s'étalaient gravés dans
son cerveau, tandis que son père haletait, bondissait en direction de la forêt “Allah akbar”167 (La
Mère du Printemps, 56). Chraïbi utilise fréquemment des proverbes et des formules toutes
faites, incessantes répétitions de l’allégeance à Dieu, extraites du Coran. Mais la culture
religieuse de Chraïbi se révèle assez sommaire. Il a fréquenté l’école coranique très jeune, et reçu
un enseignement uniquement fondé sur l’acquisition de certaines sourates apprises par coeur.
Ensuite pendant un an dans une école primaire, il a appris à lire et à écrire l’arabe mais il a
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finalement poursuivi sa scolarité dans un lycée français. Sa connaissance des textes religieux
paraît, du moins à la lecture de ses romans, superficielle168. Ses citations des hadiths169 sont
colorées d’une interprétation personnelle ; ce trait a donné, comme le dit Kadra-Hadjadji, “de
beaux “versets” poétiques mais qui n’ont rien de coranique”170. On peut citer l’exemple de la
traduction par Chraïbi de “couverts de poussière”171 qui devient “couleur de poussière”172. Dans
son premier livre, l’islam est conspué par l’écrivain, il se sert alors des dictons, des hadiths pour
les retourner, les utilisant comme des instruments de sa révolte contre le système patriarcal. Un
exemple dans Le passé simple (44) illustre la manière dont l’écrivain parodie le texte sacré : “Une
parmi les créatures de Dieu que le Coran a parquées : “Baisez-les et les rebaisez ; par le vagin,
c’est plus utile, ensuite, ignorez-les jusqu’à la jouissance prochaine”. Ce texte est une mixture
de quatre versets. La première partie de la phrase s’inspire de “Celles dont vous craignez
l’indocilité, admonestez-les ! Reléguez-les dans les lieux où elles couchent”173, la seconde de :
“Vos femmes sont un champ de labour pour vous. Venez à votre champ de labour comme vous
voulez et oeuvrez pour vous-mêmes à l’avance”174. Quant à la dernière elle fait allusion à
l’interdiction de la cohabitation quand les croyants sont “en retraite dans la mosquée”175 et
pendant la période de menstruation176. On peut remarquer que les interprétations de l’auteur
touchent essentiellement à la forme et non au contenu. Il détourne celui-ci en utilisant des
mots grossiers qui jurent avec le contexte religieux. L’univers solennel de la religion est
désacralisé par l’usage d’un langage vulgaire. La mort du petit frère déchaîne aussi la violence
verbale : “La Loi : ce qui est mort est une pourriture, pas de veille, funérailles sobres et
expéditives, les boueux ne vont pas tarder” (Le passé simple, 116), en réalité la Sunna177
recommande de hâter l’enterrement, avec tout le respect dû à un mort, pour des raisons
d’hygiéne liées au climat du Sud. L’influence exercée par l’islam sur l’écriture de Chraïbi va
évoluer. La tempête passée, vient le temps de l’apaisement et de la réconciliation, la langue
maternelle s’insinue dans le texte avec plus d’insistance, de même que les réfèrences religieuses
prennent une tournure plus nuancée. Son style emprunte des allures prophétiques au style
coranique : “il avait rêvé, aimé, commencé à enfanter tout cela. Prévu l’avenir dans les moindres
détails, hormis celui-ci : le passé” (Naissance à l’aube, 38) ; ou encore dans cette maîtrise du
temps : “de l’homme des temps anciens à l’homme des temps nouveaux, en un vertigineux
galop de l’Histoire” (Naissance à l’aube, 140). L’empreinte de l’islam s’affirme dans ce dernier
livre car le personnage principal, tout en restant fidèle à l’appartenance berbère, encense la
religion musulmane. Quand les mots dépeignent la religion des débuts, ils la magnifient, ils
évoquent un islam mythique. L’expression de cet ascendant religieux se trouve à son apogée
dans un des derniers livres de Driss Chraïbi L’homme du livre178 dans lequel il revendique
explicitement l’influence coranique. Le représentant officiel de l’islam dépeint dans le premier
livre par Chraïbi en la personne d’un fiqh179 imbu de pouvoir, de puissance, maître-chanteur à
l’occasion, pédophile, imperméable aux souffrances d’un enfant, n’a rien de commun avec la
figure légendaire du général Oqba ibn Nafi de Naissance à l’aube, capable d’imposer l’islam
grâce à son héroïsme et au caractère inébranlable de sa foi. La même magnificence se retrouve
deux siècles plus tard chez son héritier, qui reprenant le flambeau, ramènera la puissance
berbère. Le charisme d’un tel personnage dépasse l’humain. Représentantes d’un Surmoi
sévère, les figures légendaires écrasent l’homme.
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Dans ce Maghreb si souvent envahi, l’islam a permis de donner un lien, unissant les
hommes dans leur recherche d’identité. Tous les écrivains maghrébins tentent de se construire
un lieu identitaire en rassemblant les morceaux éclatés du puzzle de l’histoire. Les valeurs du
passé, l’humanisme inscrit dans l’islam des origines, servent de fondations. Chraïbi n’est pas
épargné par un tel phénomène. Dans cette quête d’un islam pur, l’auteur s’est tourné à une
époque vers la figure légendaire de Gandhi et a adopté alors des traits de la doctrine de ce héros
des temps modernes et de l’hindouisme pour les projeter sur l’islam180. La critique envers la
religion exprimée par l’auteur dans son premier livre, de même que sa mauvaise connaissance
des textes religieux ne doivent pas être interprétées comme preuves de son athéisme. Sa diatribe
vise avant tout le père, englobant dans sa critique un système social qui, à ses yeux, pervertit la
pureté de l’islam des origines :
Notre valeur, ce qui a fait notre puissance du monde du temps de l’âge d’or de
l’islam, c’était surtout la culture à tendance universelle et non refermée sur soi. Et
je voudrais bien que l’ensemble des pays arabes, en fait (en riant) – l’Europe ellemême- fasse revivre son humanisme181.
L’humanisme et la spiritualité des débuts de l’islam, auxquels son être aspire, animent les écrits
de Chraïbi. Sur cette idéalisation se greffe le quotidien de la société maghrébine construite
autour de pratiques religieuses : le jeûne du ramadan, l’aumône, la répudiation, les visites aux
marabouts, la circoncision, l’école coranique et les prières. Un écrivain maghrébin, qu’il soit
croyant ou non, dès lors qu’il a baigné dans cette atmophère, ne peut qu’en être imprégné, et
émailler ses romans du récit de ces pratiques.
Ajoutons en conclusion à cette observation sur l’influence islamique la symbolique des
chiffres. Tahar Houchi182 remarque que le chiffre 5 est surdéterminé dans la symbolique
musulmane. Il en voit la confirmation dans l’étoile à cinq branches, symbole de la
communauté des croyants, inscrite sur tous les drapeaux des pays islamiques. Or ce symbole
religieux se retrouve, sans doute inconsciemment à notre avis183, dans la structure de certains
romans de Chraïbi tels Le passé simple, L’Ane ou bien encore Mort au Canada qui sont découpés
en cinq chapitres. Tahar Houchi est même convaincu que Chraïbi utiliserait un alphabet
numérologique. L’analyse des chiffres dans La Mère du Printemps l’amène à constater une
insistance des chiffres un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, onze et douze, qui tous d’une
manière ou autre renverraient à l’islam184. Le nombre élevé de chiffres symboliques ne nous
invite pas à partager la conviction de ce chercheur.
3 L’ I N F L U E N C E
ÉTRANGÈRE
Explorer l’influence étrangère dans l’oeuvre de Driss Chraïbi amène à souligner l’impact de la
langue française apportée par les colons mais aussi la littérature venue d’ailleurs. Cette
exploration permettra de mettre en évidence l’originalité de l’écriture maghrébine de langue
française à laquelle se rattache Chraïbi et du bilinguisme qui la caractérise.
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Le style de Chraïbi est le fruit de la rencontre entre deux langues, deux cultures, deux
histoires, deux temps : celui de la colonisation et celui de l’indépendance. On pourrait
rapprocher Le passé simple du roman réaliste et psychologique français des XIX et XXe siècles
mais il est évident que les traditions littéraires françaises ne peuvent complètement se
superposer à la réalité sociologique et émotionnelle d’écrivains pris entre deux ou plusieurs
langues185. L’art de ces écrivains est peut-être d’avoir su trouver une troisième voie là où il
semblait n’y en avoir que deux. Les langues arabe et française dans une tentative de conciliation
se cherchent, se heurtent, se complètent parfois et cela donne un ton particulier. “La tension”,
dit Jacques Madelain, “qui anime tout écrivain est exacerbée chez l’écrivain maghrébin à cause
du poids de l’histoire”, et d’ajouter que “cela pourrait déboucher sur l’aphasie ou le délire
verbal”186. Une telle tension est effectivement la marque de la littérature maghrébine de langue
française mais entre l’aphasie et le délire verbal, des écrivains ont trouvé un espace pour une
écriture forte, une écriture riche, une belle langue française revisitée par l’émotion et la culture
maghrébines. N’oublions pas l’apport non négligeable qu’a représenté la langue française
auprès d’auteurs maghrébins, notamment dans le fait qu’elle leur a permis de s’exprimer sur des
thèmes tabous dans leur propre langue. La parole prisonnière des interdits culturels a pu
s’émanciper malgré et à cause des douloureuses conditions historiques.
Dans les premiers écrits de Driss Chraïbi, l’influence étrangère se montre nette, le langage
du père et de son fils dans Le passé simple est extrêmement élaboré. Le lecteur sent la fierté du
jeune écolier pour ses outils littéraires tout neufs ; l’ensemble donne l’impression parfois qu’il
s’agit de l’exercice scolaire d’un bon élève qui régurgite toutes les connaissances acquises. Le
second livre, Les Boucs, offre un constat plus sombre, dévoilant le combat que se livrent les deux
cultures chez tout émigré : “Cela fait dix ans que mon cerveau, arabe et pensant en arabe, broie
des concepts européens d’une façon si absurde qu’il les transforme en fiel et que lui-même en
est malade” (Les Boucs, 55). Un tel pessimisme peut être attribué à son jeune âge, l’auteur a
environ 25 ans au moment de l’écriture des Boucs (1955) et il ne vit pas encore en France
depuis longtemps. Le héros du livre traduit les difficultés d’acculturation que l’auteur a
éprouvées. Dans les écrits suivants, la tension entre les deux langues se traduit différemment.
Les arabismes surgissent de plus en plus nombreux au détour d’une phrase : “mon père à moi,
dit-il, tenait un four. Tu sais bien : un ferrane, un de ces fours publics” (Une enquête au pays,
19). L’auteur appelle à la rescousse sa langue d’origine, seule capable de raconter l’enfance.
Nous relevons de nombreux autres exemples dans le même livre : les hommes portent la
djellaba ; le démon de la chaleur pour expliquer la folie du chef est Kouriyya ; pour raconter la
honte, seul le mot en arabe ahchoum peut rendre la force de ce sentiment particulier au
Maghreb ; les villageois préparent une diffa, une fête primitive. Dans Une enquête au pays
toujours, les mots de la cuisine sont en arabe : hargma, mhencha, meslalla ou encore khlîi187.
L’émotion très vive de l’auteur quand il aborde le domaine culinaire ne peut être rendue qu’au
travers de la langue arabe. On sent le besoin puissant de retourner dans les mots de la langue
maternelle car ils ressuscitent un monde baigné de nostalgie et pour lesquels il n’y a en français
aucun équivalent acceptable. Le titre du livre La Mère du Printemps porte en sous-titre la
traduction arabe Oum-er-bia, l’accolement du français et de l’arabe ne se rencontre qu’une fois,
et justement dans le livre qui encense les racines.
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Pour mieux comprendre ce besoin de langue arabe, il nous faut revenir au contexte dans
lequel Chraïbi a abordé le français. Il l’a découvert et appris dans une époque de colonisation
et grâce à ses origines bourgeoises, car c’est dans cette classe sociale que le français a pris durant
cette période une valeur quasi marchande. La famille bourgeoise, dans le Maroc de l’entre-deux
guerres, se présente comme une famille structurée, hiérarchisée, élargie au sens du clan. Le père
en constitue la clef de voûte, l’autorité absolue. Pour défendre leurs intérêts, compte tenu de la
place prépondérante occupée par la France dans les affaires intérieures du Maroc, les pères ont
encouragé leurs fils à étudier la langue française. Ils n’avaient pas mesuré le danger de la
confrontation des deux systèmes de société, confrontation qui, à terme, amenait souvent les
jeunes à remettre en cause l’autorité paternelle. Le passé simple est le parfait exemple du choc
culturel provoqué par l’intrusion d’un système de valeurs différent du système familial : “Nulle
part ailleurs que dans les sociétés qui ont vécu le drame de la colonisation [...] ne paraît plus
clairement le lien entre la littérature et son contexte social”188. C’est partiellement le propos du
livre : “Je t’entretenais de mon moi initial. Il commença de s’effriter un jour. Jour après jour il
s’effrita davantage [...]. Un jour, un cartable fut substitué à ma planche d’études. Un costume
européen à ma djellaba. Ce jour-là renaquit mon moi” (199). La formation scolaire française a
marqué l’auteur, elle se retrouve dans les citations d’écrivains français qui émaillent le texte ainsi
que dans la structure narrative de ses livres189. Les romans de Chraïbi sont construits autour
d’un plan d’après un modèle apparemment occidental. Prenons pour exemple la structure du
Passé simple, le livre est découpé en cinq chapitres : 1. Les éléments de base, 2. Période de
transition, 3. Le réactif, 4. Le catalyseur et 5. Les élèments de synthèse190. Cette structure n’est
pas sans rappeler celle de la dissertation française dans laquelle l’élève pose le sujet, propose un
plan, la thèse avancée est suivie de l’antithèse pour s’achever sur une conclusion. Le chiffre de
5 surdéterminé dans la symbolique musulmane se marie ici au système cartésien français. On
reconnaît un souci de structuration également dans le parallèle que l’écrivain établit entre les
premiers et derniers chapitres de certains livres. Dans Le passé simple le père et le fils se
retrouvent dans un face à face enchaînés l’un à l’autre, au premier et dernier chapitre ; le même
procédé se retrouve dans Mort au Canada qui s’ouvre et se ferme sur l’île d’Yeu. Chraïbi agence
son texte autour d’un lieu, d’un moment et d’un homme, selon une des formes de la structure
occidentale classique du roman191. Le système d’enseignement français à l’origine de ce souci de
structuration, se retrouve également dans sa maîtrise parfaite des figures de style. Il excelle dans
la comparaison (une gazelle aux cheveux de maïs avec des yeux de mer)192, dans la personnification
(l’évier rote)193, l’oxymore (la violence de la sensibilité)194, le mot-valise (insectuel)195, la gradation,
le chiasme (Hé ! oui. Nous n’étions rien et il était tout pour nous. Et maintenant il n’est rien du
tout et nous sommes tout sans lui)196. L’écrivain s’est servi du français comme d’une arme de
libération mais elle lui procure aussi une grande jouissance perceptible à travers sa manière
ludique de jongler avec les mots.
Certains ont tracé des parallèles entre Chraïbi et des écrivains français ; ainsi Demulder197
a tenté de prouver l’influence d’Albert Camus sur Chraïbi en rapprochant leur fascination
commune pour le soleil au travers des personnages de Meursault et d’Ali198. A première vue les
deux personnages subissent la même pression de la fatalité, symbolisée par le soleil de plomb
dont la dureté oblige à accepter l’inéluctable, le destin tragique est en route, rien ne peut
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l’arrêter. Mais réunir deux écrivains, qui ont tous deux vécu dans des pays écrasés de soleil,
uniquement par le lien solaire semble, à notre avis, insuffisant pour parler d’influence
proprement dit. On pourrait aller plus en avant en remarquant que le soleil sur le plan
métaphorique s’interprète différemment chez Camus et Chraïbi. Pour le premier le soleil
renvoie à l’absence du père, alors que chez le second le soleil évoque un père lourd de
présence199. D’autres ont établi un rapprochement entre le Seigneur du Passé simple et le
personnage de Folcoche dans Vipère au poing de François Mauriac. Pourquoi pas ? Mais on
pourrait tout autant le rapprocher de bien d’autres personnages de père, de mère, de beauxpères, de belles-mères qui grouillent dans la littérature, toutes origines confondues, dans le rôle
des méchants.
Derrière le personnage de Roche du Passé simple, se cache peut-être le “néo-père”
occidental, substitut pour les colonisés du père. Mais son rejet par Driss à la fin du livre le classe
plutôt comme une simple fenêtre d’identification. On peut néanmoins le considérer comme
une source d’influence, la figure de Roche condensant l’apport des professeurs du lycée
français.
Au passage, nous noterons que l’influence étrangère a aussi été celle des religions que
Driss Chraïbi a côtoyées pendant sa jeunesse. On peut d’ores et déjà dire qu’elles ne sont pas
des influences réélles, mais qu’elles ont fait partie du paysage de son enfance. Le catholicisme,
amené dans les bagages de la colonisation, ressort dans deux romans, à plusieurs reprises au
travers d’un personnage de prêtre. Dans Le passé simple et Les Boucs, un jeune musulman, en
situation de demande, se retrouve face à un prêtre qui ne lui apporte aucune réponse. L’écrivain
évoque le prêtre comme un personnage s’inscrivant dans le monde du colon. En ce qui
concerne le judaïsme, les références de l’auteur attestent d’une présence d’antisémitisme dans
son milieu d’origine et expriment son questionnement face à une telle attitude200. Pour faire
contre-poids, l’écrivain utilise la figure d’un rabbin comme un idéal de réconciliation entre les
hommes dans La Mère du Printemps201. La présence des deux religions, catholicisme et
judaïsme, n’appartient qu’à une expression à caractère sociologique.
Les observations sur l’influence étrangère dans l’oeuvre de Chraïbi seraient cependant
incomplètes si nous ne mentionnions pas l’inspiration que Chraïbi a puisée dans la culture
américaine202. L’auteur reconnaît dans un premier temps cette influence relevée par les
critiques203 : “je n’ai pas subi l’influence de la littérature française. De Caldwell et de Faulkner,
oui”204. Il reviendra sur ses déclarations pour rejeter l’emprise de la littérature faulknérienne :
“les phrases extrêmement longues, mêlant le passé (et le) présent, la phrase tournante […] et
retardante, etc, ce n’est pas du tout mon style”205. Le parallèle, qui a été établi entre le style
d’influence arabe et l’écriture de Faulkner, tient principalement au fait qu’en arabe les verbes
être, avoir, faire n’existent pas, les phrases sont souvent mouvementées, et la ponctuation
n’existe pas. Toutes ces raisons ont amené certains critiques à rapprocher les deux écritures.
Pour Chraïbi, Faulkner “écrivait dans un mode complètement délirant”206. Gardons que
Chraïbi partage avec Caldwell et Faulkner le goût pour les descriptions de terroir, de la couleur
locale, l’attachement à la terre d’origine207 et avec Faulkner, en particulier, une écriture parfois
empreinte de religiosité. Chraïbi a tenu des propos enthousiastes sur Caldwell : “c’est
extraordinaire. Tachez de lire Erskine Caldwell, Nous les vivants, c’est-à-dire, We are
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living…c’est ce qui a été écrit de mieux dans la littérature mondiale en fait de nouvelles”208. Et
c’est sans doute sous l’influence du grand novelliste que Chraïbi a écrit son recueil de nouvelles
De tous les horizons (1958). S’agit-il alors d’influence française ou américaine ? La question
semble vaine car tout écrivain est d’abord un lecteur, récepteur d’influences multiples. Que
Chraïbi nie toute influence française semble révélateur dans la mesure où les épigraphes,
dédicaces ou encore citations à l’intérieur de ses romans contredisent son propos et montrent
un attachement certain à la culture française.
“L’intéraction des genres et des formes propres aux deux traditions culturelles rend la
littérature marocaine de langue française irréductible à la typologie des théories littéraires
nationales et occidentales” écrit A.Mdarhri-Alaoui209. Et pourquoi le faudrait-il ? L’emprunt
d’une langue ne signifie pas celui des cadres théoriques définissant sa littérature. Une telle
irréductibilité convient à l’écrivain Driss Chraïbi, qui pour échapper à cette dichotomie, se veut
de partout. Il n’aime pas les classifications et leurs étiquettes, trop réductrices à son goût. Il
préfère se situer au carrefour des trois influences qu’il a su si bien intégrer, mêlant la saveur du
récit oral berbère au caractère incantatoire de l’islam et à la syntaxe occidentale. La perception
que chacun se fait de la langue d’adoption varie selon sa propre histoire, et selon le moment où
il se situe. L’un dit “la langue française est ma patrie”, l’autre répond “la langue française est
mon exil”210. Comment un écrivain s’exprimant dans une autre langue que la sienne vit-il le
bilinguisme ? Peut-on retrouver dans le texte des indications sur les sentiments portés à la
langue ? “Votre langue maternelle qui n’est pas un vêtement mais votre peau” écrit Freud à
Stephan Zweig211. Le bilinguisme, spécificité de la littérature maghrébine de langue française,
est un vaste sujet. De nombreuses études et recherches ayant déjà été menées, nous choisissons
ici de ne rappeler que quelques points essentiels de ses différents aspects dans un contexte
maghrébin.
Au cours de son développement, l’enfant appréhende le monde grâce à la langue que la
mère lui fait découvrir par les sons, le rythme, alors que le monde du père apporte plus tard la
sémantique. Les premières années passées dans le giron maternel vont accoutumer l’enfant
marocain à la langue de sa mère qui s’exprime dans un dialecte ou non mais qui transmet le
vocabulaire de champs sémantiques propres à l’environnement féminin (la cuisine par
exemple). L’enfant, en grandissant, va s’éloigner du monde maternel pour intégrer celui des
hommes, du père. La langue utilisée devient alors plus structurée, c’est l’arabe plus formel que
celui de la mère, l’arabe coranique. Quand enfin l’enfant reçoit son éducation scolaire en
français, dans le cas d’un enfant marocain par exemple, on peut envisager une collusion entre
les trois langues. Mais les conséquences ne sont pas forcément défavorables pour l’enfant.
L’enfant peut manier trois registres et y puiser en fonction de ce dont il a le plus besoin selon
les périodes de sa vie.
Que le sujet se trouve au confluent de deux ou trois langues, que l’une d’entre elles
au moins se présente comme aussi chérie que les autres mais portant en elle la
culture dominatrice ou avilie/avilissante, et les effets ravageurs au plan de l’histoire
singulière du sujet et de ses signifiants ne pourront pas ne pas se manifester en
termes de souffrance212.
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Il s’agit là de la face négative d’une telle situation qui peut être retournée en faveur du fils. On
peut croire qu’à un certain moment l’enfant, pour échapper à l’emprise du père - surtout si la
langue de ce dernier est humiliée par celle glorieuse du colon - peut éprouver une jouissance à
s’emparer de la langue dominante, tout en conservant l’autre jouissance, celle de la langue du
commencement. Les fils utiliseraient ainsi le bilinguisme comme une arme pour s’opposer aux
pères et pour conquérir leur propre place. “Si écrire c’est s’enfanter, dit-on, écrire (s’écrire) dans
une autre langue, c'est également s’enfanter autre dans cette langue”213. C’est ce que Khatibi a
nommé “l’enfant bâtard de l’amour bilingue”214.
Le bilinguisme amène à un dédoublement symbolique, le “je” devient un autre, tout en
demeurant le “je” initial, ce qui autorise le narrateur à s’exprimer sur des thèmes tabous au “je”
initial. La réalité de ce dédoublement symbolique fait partie du fond culturel de la population
marocaine. Ainsi une enquête effectuée par Lahcen Benchama en 1990 montre que 58% des
Marocains (ou Marocaines) pensent qu’il est possible d’écrire sur les mêmes sujets quelle que
soit la langue, 30,2% ne sont pas d’accord et 9,3% ne se prononcent pas215. L’enquête menée
auprès de jeunes Marocains vivant au Maroc, Etat indépendant, donne des résultats à
interpréter avec le recul du temps. On aurait eu besoin d’une enquête effectuée dans les années
50/60, années des débuts de la littérature marocaine de langue française et pendant le
protectorat français. Nous pouvons néanmoins être interpellée par le résultat de 30,2% de
jeunes qui ne conçoivent pas de traiter les mêmes thèmes dans les deux langues. Ce chiffre,
somme toute assez élevé, compte tenu de l’évolution des mentalités, laisse imaginer que la
proportion était plus élevée dans les années 50.
Driss Chraïbi aurait-il pu, en ce temps-là, s’autoriser à écrire en arabe son premier roman
Le passé simple, critique virulente de la société patriarcale marocaine ? Sans doute pas, l’auteur
en est conscient : “aurais-je pu écrire, vraiment, si je n’avais pas eu la distanciation par rapport
à mon monde d’origine ?”216. La langue française a servi de catalysateur à sa révolte et lui a
permis de contourner les interdits de la langue arabe. Il faut insister sur l’importance de la
langue d’origine. L’arabe est sa langue maternelle et paternelle en tant que véhiculaire d´un héritage culturel, mais surtout l’arabe est la langue du Coran. Cette charge symbolique rend toute
critique blasphématoire. Chraïbi, comme d’autres écrivains maghrébins, a opéré à travers ce
choix de langue un choix de vie. Même si l’on peut dire que le français au départ lui a été plus
ou moins imposé par le père, qui avait décidé que ce fils-là se formerait à la culture française.
En définitive l’écrivain s’est approprié la langue. A la critique qui a été faite à l’encontre des
écrivains maghrébins s’exprimant en français, Chraïbi a répondu : “nous nous en servons
comme d’un bâton [..] et c’est pourtant un outil bien perfectionné, qui songerait à nous en
blâmer ? Le fond importe-t-il donc moins que la forme ?”217. En outre, les problèmes de
diffusion de l’écriture bilingue sont ici spécifiques. Un écrivain marocain désireux de vivre de
sa plume s’adresse le plus souvent aux maisons d’édition des pays francophones, la France
surtout, où l’éventail proposé et le marché littéraire sont plus favorables.
A l’intérieur du bilinguisme, des mouvances s’opèrent. Le jeune écrivain en rupture
familiale du Passé simple, possède une autre forme de bilinguisme que celle de l’homme d’âge
mûr, confirmé dans sa carrière littéraire. Kadra-Hadjadi218 a relevé des interférences de langage
dues à la cohabitation des deux cultures, propre au bilinguisme ; un exemple est l’utilisation du
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mot Seigneur qui relève plus de la tradition biblique que du Coran. Les interférences vont se
transformer en deux modes d’expression parallèles, dont une parfaite représentation se trouve
transcrite dans le “parler” de l’inspecteur Ali219. Celui-ci peut alterner l’expression simple des
paysans émaillée de référents coraniques avec la langue châtiée française220. La langue française,
procédé de distanciation, peut être également comparée à un pont reliant le passé au futur, elle
a aidé l’auteur à s’affranchir du poids de l’origine pour en retrouver le plaisir. Renaître, comme
nous le disions précédemment, grâce à ce double langage, en se coupant de la langue du père,
a permis à l’auteur de se développer en dehors de la Loi, pour créer la sienne propre.
Concluons ce développement en admirant les processus qui se mettent en place chez
l’humain pour intérioriser des influences aussi éloignées. Un tel mixage donne une écriture qui
ne peut qu’être originale, apportant au lecteur un réel plaisir et au chercheur parfois quelques
difficultés supplémentaires pour analyser le texte.
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Fronton fut le précepteur de Marc-Aurèle, il écrivit en grec Les pensées. Quant à Apulée, il est l’auteur
de L’apologie. Les Florides. Les Métamorphoses de l’âne d’or.
“Les hommes libres”.
Les Berbères sont surtout au Maroc, 50% de la population dans le Rif, l’Atlas et le Sous, et en Algérie
où ils sont concentrés dans la région de la Kabylie et un peu plus au Sud chez les tribus Touareg.
Comme ils l’ont fait pour les juifs en Algérie, les colons accordent aux Berbères un statut autre
argumentant sur le fait qu’ils avaient, dans le passé, fait preuve de qualités d’adaptation à l’invasion.
Nous reviendrons là-dessus dans la quatrième partie.
Remarquons que les marques de l’oralité sont certainement les mêmes pour l’arabe et le berbère.
Marguerite.T. Amrouche 1966, Le grain magique. Maspéro. Paris.
E. Laoust 1949, Contes berbères du Maroc. Larose, p.148.
Première page de Naissance à l’aube.
Dans le premier livre Raho est un personnage à part entière de l’histoire, alors que dans les suivants, il
fait partie d’un long épilogue, situé dans les temps présents, et qui introduit le roman par une sorte de
flash back.
La Kahina était une femme chef d’une tribu judéo-berbère qui s’était battue contre les Musulmans. Sa
défaite a entraîné l’islamisation des Berbères.
Interview accordée en 1985 à Eva Seidenfaden, 1991, Ein Kritischer Mittler Zwischen Zwei Kulturen :
Der Marokkanische Schriftsteller Driss Chraïbi und sein Erzahlwerk. Romanistischer Verlag, p.443. Trad.
Nadine Balayn.
Nabile Farès 1994, L’ogresse dans la littérature orale berbère. Karthala, p.92.
Nous avons utilisé Le Coran tome I et II. Introduction, traduction et notes par D.Masson. Gallimard.
Coll. Folio classique. 1967.
Régis Blachère 2002, Introduction au Coran. Maisonneuve & Larose.
A.Raqbi, La folie et le délire. Ib.
Le Coran, Sourate XCVI, 1, première révélation dans les cavernes du mont Hira, appelée aujourd’hui
“Mont de la Lumière", proche de la Mecque : “Lis au Nom de ton Seigneur qui a créé !..Lis !..”. A cette
version officielle, certains opposent une traduction erronée de iqrâ. Régis Blachère 2002, Introduction
au Coran, Maisonneuve & Larose, explique que Mahomet était certainement analphabète et que le mot
iqrâ signifie prêche. Vu l’imprécision des données objectives concernant l’époque, il nous semble
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opportun de conserver ce que la version la plus connue a donné comme message : “lis”.
Jean-Michel Hirt 1993, Le miroir du prophète. Psychanalyse et Islam. Grasset & Fasquelle. Paris, p.52.
Sourate III, 48-49 “ Dieu lui enseignera le Livre, la sagesse, la Tora et l’Evangile”.
Sourate III, 3-4.
Daniel Sibony 1992, Les trois monothéismes. Juifs, Chrétiens, Musulmans entre leurs sources et leurs destins.
Seuil.
Voir extrait de Succession ouverte avec l’énumération des “voici”en annexe 4.
Orthographe de l’auteur.
Dieu est grand.
Ib. pp.217-228. Kadra-Hadjadji a soumis les textes de Chraïbi à M.Aouissi Mechri, professeur de droit
musulman en lui demandant de vérifier l’exactitude des textes religieux, ce qui lui a permis de mettre à
jour les interprétations toutes personnelles de l’auteur.
Ce sont les dires, propos, récits attribués au Prophète et recueillis par un auditeur qui les a retransmis.
Kadra-Hadjadji a recensé les citations qui sont, soit modifiées, incomplètes, inexactes ou encore inexistantes.
Contestation et révolte dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. Ibid p.219. Nous trouvons un exemple d’un type de
modification dans Succession ouverte, p.122, évocation du jugement dernier selon Chraïbi :
“Quand la terre tremblera de son tremblement
quand le soleil s’enroulera
quand les montagnes s’écrouleront en un écroulement…”. Ce texte est une approximation de la Sourate
LXXXI : “ quand le soleil sera obscurci……quand les montagnes seront mises en marche..” , et il n’y est
pas question de terre.
Sourate LXXX,40.
Succession ouverte p.21.
Sourate IV,34.
Sourate II, 223.
Sourate II, 187.
Sourate II, 222.
Recueil de hadiths.
Driss Chraïbi 1995, L’homme du livre. Balland-Eddif. Dans ce livre, l’auteur imagine une joute oratoire
entre deux poètes devant un large public. Il ne fait ici que reprendre une tradition ancienne des débuts
de l’islam. Les poètes d’alors s’affrontaient à l’aide de qasidas, oeuvres poétiques en strophes. Pour plus
d’informations, consulter René R. Khawam 1995, Anthologie de la poésie arabe. Phébus.
Celui qui enseigne Le Coran aux enfants.
Kadra-Hadjadji, ib p.333 démontre entre autres les parallèles existant entre Moussa, personnage de
L’âne, troisième livre de Chraïbi, avec la personnalité de Gandhi.
Interview de Chraïbi. Eva Seidenfaden, Ein kritischer Mittler zwischen zwei Kulturen : der
Marokkanische Schriftsteller Driss Chraïbi und sein Erzählwerk. Ibid p.451.
Basfao Kacem Trajets : structure(s) du texte et du récit dans l’oeuvre romanesque de Driss Chraïbi. Ibid.
Aucune interview de l’auteur n’atteste d’un intérêt pour l’étude des chiffres.
Tahar Houchi 2001, L’éclatement du discours identitaire dans la littérature maghrébine de langue
française. Les cas de “Mémoire de l’absent” de Nabile Farès et de “La Mère du Printemps” de Driss
Chraïbi. DEA. Faculté des Lettres, Université de Lyon, pp.75-80.
Kadra-Hadjadji, ib. nommait à l’époque ce roman le Vipère au poing maghrébin.
Jacques Madelain 1983, L'errance et l'itinéraire. Sindbad, p.25.
Définitions données par l’auteur : “hargma est un plat lourd de résistance populaire à base de pieds de
mouton et de pois chiches, épices comprises et quelles épices” (Une enquête au pays, 141). “Mhencha est
une pâtisserie de monarque, dont la seule préparation par tout un harem, dure bien trois jours “(ib.141).
“Meslalla littéralement “touche la dame”. La recette existe encore à Fès” (Naissance à l’aube, 181) et le
dernier est de la viande séchée (Une enquête au pays, 144).
Robert Sayre 1990, La sociologie de la littérature, une tentative de synthèse critique. Thèse soutenue à
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l’université de Paris VIII. Op cit. Itinéraires et Contacts de Cultures. Vol. 10 Littératures Maghrébines.
L’Harmattan.
Goethe, Hugo, Gide par exemple sont cités dans le texte ou en épigraphe.
Ces titres nous indiquent également que les études de chimie de Chraïbi sont encore récentes.
C’est ce que déclare Chraïbi dans un questionnaire auquel il a répondu dans le cadre de la thèse de
Abderrazak Haouach Essai d’analyse du personnage dans Le passé simple, Les Boucs, Succession ouverte de
Driss Chraïbi. UFR de Lettres Paris Nord. 1994/1995.
Inspecteur Ali, p.22.
Le passé simple, p.35.
Succession Ouverte, p.15.
Une enquête au pays.
Succcession ouverte, pp.33, 125-126
Thomas Demulder 2000, Révolte et quête des racines culturelles dans l’oeuvre de Driss Chraïbi et dans la
peinture de Ahmed Cherkaoui. Mémoire de maîtrise. Université de Grenoble 3.
L’étranger d’Albert Camus et Une enquête au pays de Driss Chraïbi.
Nous voulons rapidement noter que Chraïbi et Camus partageaient ce militantisme anti-raciste, Chraïbi
lui rend d’ailleurs hommage dans la post-face d’une réédition des Boucs mais sa position a été clairement
exprimée dans un article intitulé “Sur Camus”, La Parisienne, revue littéraire mensuelle n.5,
nov/déc.1957 : “Je ne suis pas un admirateur de Camus et de ses livres, L’Etranger et La Peste
notamment, ont le don de me mettre hors de moi parce que, de toute ma nature je m’oppose au
désespoir de quelque forme qu’il soit”.
Exemple dans Le passé simple p.31 : “ Juif fils de Juif, salaud fils de salaud, pourriture..”
Dans La Mère du Printemps, les Yahouds, les juifs, vivent sous la protection des Berbères. Lorsque
l’invasion islamique approche, le rabbin de la communauté va aider Azwaw à la préparer en protégeant
la tribu. L’idée du rabbin de conseiller à Azwaw de donner le nom de Yassin à son fils sera déterminant
pour sauver la tribu. En effet Ya Sin est le nom de la sourate XXXVI du Coran, ce sera perçu par les
musulmans comme un signe d’allégeance à l’islam.
Dans Le Monde à côté 2001, il évoque l’époque où seul Le passé simple était paru : “Faulkner fut pour
moi une révélation, un éblouissement [...]. L’influence de William Faulkner était telle que j’eus grandpeine à retrouver mon langage et mon identité” p.78.
Entre autres, “Les livres et l’Afrique du Nord”, Le Figaro. 3 février 1955.
Thomas Demulder, Révolte et quête des racines culturelles dans l’oeuvre de Driss Chraïbi et de la peinture
de Ahmed Cherkaoui. Ibid.
Interview 1985, Eva Seidenfaden, ib. p.467.
Ibid. p.467.
Demulder développe dans sa thèse, p.31, les parallèles entre les trois auteurs, parlant de la Géorgie pour
Caldwell, du Mississipi pour Faulkner et du pays Amazight pour Chraïbi. Il signale également “la
similarité des personnages” dans leurs romans.
Kadra Hadjadji. Ib.
A. Mdarhri-Alaoui 1996, “Le roman marocain d’expression française”. Littérature Maghrébine
d’expression française. Edicef/Aupelf, coll. Universités francophones. Vanves, p.141-145.
Nejib Ouerhani, “Espace et exil dans la littérature maghrébine de langue française”. Corps, Espaces-temps
et traces de l’exil. Incidences cliniques, Sous la direction de Abdessalem Yahyaoui. La Pensée
sauvage/A.P.P.A.M. Grenoble, 1989.
Lettre de Freud à Zweig, 21/2/1936, citée par R. Menahem “Langage et folie”. Les Belles-Lettres. 1986, p.26.
Jacques Hassoun 1993, L’exil de la langue. Fragments de langue maternelle. Points Hors ligne, p.45.
Abdellatif Chaouite 1990, “Ethnopsychanalyse et littérature plurielle : quelques remarques”. Itinéraires
et contacts de cultures. Vol.10. Littératures maghrébines. L'Harmattan. p.83.
Dictionnaire universel des littératures sous la direction de Béatrice Didier. PUF. 1994
Lahcen Benchama 1994, L'oeuvre de Driss Chraïbi. Réception critique des littératures maghrébines au
Maroc. L'Harmattan p.78.
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Interview Magazine littéraire. Juillet 1985.
Jean Déjeux 1973, Littérature maghrébine de langue française. Ottawa, Naaman p.295.
Houaria Kadra-Hadjadi, Contestation et révolte dans l'oeuvre de Driss Chraïbi. Ib.
La coprésence de deux discours que l’on peut nommer dialogisme dans le sens donné par Mickhaïl
Bakhtine. Les structures dialogiques que ce chercheur a mis en évidence dans certains romans indiquent
l’émergence contestataire et populaire d’une culture visant à échapper à la littérature dominante.
Un exemple extrait de Une enquête au pays, p.13 : “j’ai cru que tu étais un de ces insectuels…tu es une
victime du matriarcat” nous montre le paradoxe entre le mot intellectuel que le pauvre homme n’arrive
pas à prononcer et celui de matriarcat relevant d’une terminologie spécialisée.
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Chapitre IV : Méthodes de travail
L’étude d’un auteur maghrébin de langue française nous fait naviguer entre l’Occident et
l’Orient. Non seulement notre formation occidentale est confrontée à l’univers d’un auteur
d’origine maghrébine, mais Driss Chraïbi a vogué, lui-aussi, entre les deux rives. Il va même
plus loin et dit avoir vécu trois vies d’homme, sur trois continents221. En somme, qui veut
comprendre une écriture construite à partir d’imaginaires différents, se trouve confronté à un
problème de référents culturels. Il nous a semblé qu’un regard socio-culturel permettrait de
mesurer la portée du monde maghrébin dans l’écriture de Chraïbi. L’enjeu est d’assimiler
l’imaginaire de la société marocaine pour saisir le texte littéraire qu’il a contribué à produire. Il
faut donc tenir compte de la place que la femme, l’homme et l’enfant occupent dans la cellule
familiale et dans la société, ainsi que du rôle joué par la religion. La sociologie n’accompagne
qu’en arrière-plan le cours de notre recherche car elle ne permet pas, à notre avis, une approche
suffisante car le texte littéraire raconte au-delà des particularismes sociologiques,
essentiellement le parcours intérieur d’un écrivain. “Comme le rêve, certes, le roman a structure
de métaphore : il dit ce qu’il dit, ce que son auteur a consciemment voulu dire et il dit autre
chose. Cet “autre chose” dans lequel se loge le plaisir de la lecture”222. Nous nous approcherons
de cet “autre chose” en faisant appel à la psychanalyse. Cette méthode prendra tout son intérêt
si l’on considère que la littérature se situe elle-même à la croisée de la grande histoire, celle qui
touche le collectif et de la petite histoire, celle de l’individu. L’analyse socio-culturelle permettra
de mettre en avant les comportements que la société maghrébine attend de ses membres, quant
à la psychanalyse, elle nous aidera à étudier la perception et la réception opérées par l’auteur
concernant cette attente. Nous rappelons d’abord les principes élémentaires de la psychanalyse
en montrant les particularités maghrébines, ce qui permet de situer les difficultés auxquelles le
chercheur peut se heurter. Nous ne nous arrêtons pas sur les théories sociologiques, mais nous
aborderons le domaine sociologique au travers des légendes populaires et des récits religieux
propres au Maghreb. Nous pourrons constater qu’elle accompagne de très près la plupart des
théories de l’inconscient.
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ET LES AUTRES
Freud utilisa, lui aussi, la littérature pour développer ses théories, cependant son but premier
était l’élaboration d’une pratique thérapeutique. Des théoriciens contemporains ont poursuivi
le travail de Freud, exploitant le fait que le processus marche dans les deux sens comme Freud
lui-même l’avait montré. En effet, si la psychanalyse est un échange entre un praticien et un
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patient qui, grâce à “l’association libre” et à “l’attention flottante”, va libérer la parole du
dernier ; dans un texte littéraire l’auteur essaie également de dire une vérité inconsciente qui
lui est propre. La psychanalyse peut également aider le lecteur à mieux lire, à lire autrement, et
à se lire lui-même. Le complexe d’Oedipe, pierre angulaire de la théorie freudienne, indique
avant tout la nécessité où nous sommes tous de prendre une attitude, de faire des choix d’une
part du côté de la mère et du monde de la mère, celui du corps, de sa sécurité, de son plaisiret d’autre part du côté du père, son monde étant celui de l’autre, des désirs de l’autre, de ses
codes, et de la loi de la société humaine ; et ce sera notre méthode : l’étude des figures parentales
à l’aide des concepts psychanalytiques développés par Freud et ses successeurs223.
Charles Mauron et Marthe Robert nous ont apporté des clefs pour comprendre l’oeuvre de Driss
Chraïbi qui, en première lecture, nous avait intriguée, puis irritée, sentiments qu’il s’agissait
d’expliquer224. Charles Mauron a montré que le travail sur l’oeuvre dévoile des métaphores
obsédantes, noyaux inconscients qui ressortent par l’écriture, et qui amènent à découvrir le mythe
personnel de l’auteur. Par mythe personnel, il entend une expression de la personnalité
inconsciente que dévoilent des métaphores et que l’on peut retrouver dans la vie de l’auteur. Ce
dernier aspect est remis en question par certains théoriciens225. Mais dans notre travail, si nous
avons fouillé avant tout le texte, nous nous sommes autorisée à avoir également recours à des
indices biographiques car le contraire nous aurait privée d’un enrichissement. Quant à Marthe
Robert, nous lui sommes particulièrement redevable ; ses travaux sur l’utilisation du roman
familial dans l’étude d’oeuvres littéraires ont soutenu notre postulat de départ, à savoir que les
trois protagonistes du roman familial sont importants pour comprendre la structure psychique de
Driss Chraïbi. Nous avons donc cherché à repérer leurs places et leurs fonctions dans la relation
triangulaire et cela en tenant compte de la spécificité du contexte maghrébin.
Rappelons donc la théorie du roman familial. Elle fut élaborée par Sigmund Freud et
Otto Rank226 et a été reprise par Marthe Robert. Celle-ci a montré à quel point l’Oedipe est
omniprésent dans les textes littéraires227. L’appellation de roman familial désigne une expérience
normale de la vie infantile, commune à tous les hommes. C’est un expédient auquel recourt
l’imagination pour résoudre la crise du complexe d’Oedipe. L’enfant construit ce scénario au
moment où, grandissant, il reçoit de ses parents moins d’attention, et se sent lésé. Le petit
enfant a cru que ses parents, dispensateurs d’amour et de soins à volonté, possédaient un
pouvoir absolu, il les a même divinisés, s’accordant au passage la place d’enfant-dieu. Mais il
va réaliser qu’il n’est pas le seul, qu’il va devoir partager cette attention qu’il avait cru lui être
due, et regardant autour de lui, il s’aperçoit qu’il y a d’autres parents en dehors des siens. Pour
se consoler de la désillusion d’être l’enfant de parents qui ne sont finalement pas aussi parfaits
qu’il le pensait, il invente une histoire où il redistribue les rôles. Dans ce nouveau scénario,
l’enfant imagine que ses vrais parents l’ont perdu et qu’il a été recueilli par de faux parents. Il
s’affuble de parents beaucoup plus importants que les siens, qui sont à la mesure de son
narcissisme de petit enfant, c’est l’enfant trouvé. Un auteur peut préférer en rester à ce stade si
l’enfant trouvé domine en lui. Le lecteur reconnaît cette empreinte dans l’écriture des contes
de fées ou les récits oniriques car l’enfant trouvé :
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A conscience de n’être pas initié ou de l’être incomplètement ; aussi, se sentant mal
doué pour montrer les dessus et les dessous de la création, biffe-t-il d’un trait toutes
les choses créées en suscitant des pays imaginaires où l’aventure est à proportion de
sa fantaisie, des îles désertes dont il est l’ingénieux et despotique Robinson […]228.
L’auteur laisse libre cours à la rêverie et écrit une histoire qui commence par il était une fois.
Cervantès est un bel exemple, il a écrit un roman en ignorant les réalités du vrai monde, les
romantiques se retrouvent également souvent dans pareille apologie du rêve. Mais la plupart
des écrivains passent à un second chapitre, celui de l’enfant bâtard. Il correspond au
développement du garçon229, qui en grandissant, découvre la différenciation et la sexualité. Son
père et sa mère sont des personnes différentes, il peut donc les aimer ou les détester
indépendamment l’une de l’autre. La connaissance de la sexualité l’amène à conclure que mater
certissima et que pater semper incertus, c’est-à-dire que sa mère est bien sa mère, mais que
l’incertitude de la généalogie tient au père ; son roman prend une nouvelle tournure. A ce stade
la mère est désirable pour l’enfant, mais il l’avilit, et de son trône de reine, il la fait chuter à
celui de servante ou de prostituée car elle appartient au monde de la réalité. Quant au père, il
est relégué ailleurs :
Dans un royaume de fantaisie, dans un au-delà de la famille qui a le sens d’un
hommage et plus encore d’un exil […] ce père royal et inconnu, cet éternel absent
pourrait tout aussi bien ne pas exister […] quelqu’un dont la place est vide et qu’il
est tentant de remplacer230.
L’enfant s’offre une ascendance plus intéressante mais illégitime, fils de roi il devient l’enfant
bâtard. Cette fiction aide l’enfant à maîtriser la crise oedipienne, en d’autres termes elle tente
d’éviter à l’enfant le piège dans lequel Oedipe est tombé : tuer son père et épouser sa mère.
Marthe Robert grâce au roman familial définit le genre romanesque ainsi :
Le roman n’est qu’un genre oedipien […], il imite un phantasme d’emblée romancé
[…]. Il n’a de loi que par le scénario familial dont il prolonge les désirs (62-63) […].
L’écrivain qui imite les conflits humains […] n’a pas le même âge psychique que le
romancier dont l’imagination engendre d’emblée monts et merveilles sans leur donner
la moindre touche de naturel. Le premier montre une certaine maturité en ce qu’il
reconnaît le monde comme extérieur à sa propre personne […] rend hommage aux
choses telles qu’elles sont […] et devient en somme l’émule du Bâtard oedipien ; alors
que le phantaste fasciné par ses rêves et ses métamorphoses, créant à l’écart du monde
et contre le monde un peuple de chimères sans proportion avec l’expérience, reste de
toute évidence à l’âge de l’Enfant trouvé231.
Des jeux de l’enfance, l’écrivain est passé par les rêves éveillés, le roman familial et la capacité
de fantasmer pour aboutir à l’oeuvre littéraire. L’enfant trouvé n’utilise pas les mêmes armes
que l’enfant bâtard, l’un marque un roman plus que l’autre, mais presque toujours, ils jouent
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ensemble l’alternance. Les deux stades, et surtout leur mélange, correspondent à des manières
différentes de fantasmer et de créer des récits. Dans chaque oeuvre littéraire, on retrouve des
traces de chacun des deux stades. L’étude du roman familial permet de déceler le frottement qui
s’opère entre l’instance paternelle qui se rapporte au principe de réalité et l’instance maternelle
qui, elle, est gouvernée par le principe de plaisir.
Le complexe d’Oedipe n’est pas reconnu par tous dans son universalité. Freud, le premier
a émis des doutes concernant l’utilisation de la psychanalyse en milieu musulman à cause du
mektoum, sentiment puissant de la fatalité qui conditionne le musulman, mais Freud n’a pas
vraiment connu le milieu maghrébin et l’augmentation permanente de psychanalystes
musulmans peut démontrer l’erreur du père de la psychanalyse. D’autres chercheurs jugent de
nos jours l’Oedipe inadéquat pour l’étude de la culture maghrébine pour une autre raison.
L’argument majeur consiste à dire que le complexe d’Oedipe s’avère inapplicable à d’autres
cultures car il est trop imprégné de la culture occidentale. “En quoi une oeuvre littéraire
appartenant à la culture de l’Athènes du Ve siècle avant J.-C., [...] peut-elle confirmer les
observations d’un médecin du XXe siècle sur la clientèle de malades qui hantent son cabinet ?”
se demandent Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet232. Montserrat-Cals répond à leur
question de manière explicite. Il existe une : “inadéquation de la théorie freudienne au champ
de la représentation romanesque marocaine”233, dit-elle, sans pour autant écarter totalement
une approche psychanalytique. Pour ce chercheur, le père dans la famille marocaine “opère dans
un espace ambigu de la présence/absence”, permettant à l’idylle entre la mère et l’enfant de ne
pas être troublée par le père. Son argument majeur repose sur la mésentente conjugale que l’on
rencontre dans tous les romans. Sous cet angle, elle a raison de dire que la révolte envers le père
dans le monde maghrébin se révèle superficielle, qu’il ne peut y avoir de vraie jalousie envers
cet absent de l’univers de l’enfant maghrébin, que seule la mère omniprésente se place en
situation duelle face au fils. Un tel point de vue l’amène à conclure que le complexe d’Oedipe
en milieu maghrébin tient plus à un sentiment fort éprouvé pour la mère qu’à l’hostilité
ressentie face au père, ce qui ampute le complexe oedipien d’une partie importante. Pour elle,
la famille maghrébine se montre plus proche d’un autre aspect de la tragédie grecque :
Aussi n’est-il pas sans intérêt de revenir à la légende d’Oedipe-roi et de souligner,
avec Tirésias, la parité entre Oedipe, son père et ses fils. L’oracle lui prédit des maux
qui le feront égal à (lui-même) en (le) faisant égal à (ses) parents. L'aporie de la
situation tient à ce que le héros instaure une double égalité à Laïos d’une part, à
Etéocle et Polynice d’autre part [...] à un père déjà mort, il faut suppléer ; l’image
paternelle réclame un remplacement et non un meurtre234.
Montserrat-Cals délaisse la grille d’interprétation freudienne et propose d’utiliser les travaux du
psychanalyste Georg Groddeck235, qui a mis l’accent sur l’amour pour la mère au détriment de
l’hostilité à l’égard du père : “le triangle freudien se transforme en dualité”236. L’interprétation
ne manque pas d’intérêt ; cependant son analyse pose la question de l’existence d’un Oedipe
maghrébin sur un plan purement biologique dans la mesure où elle s’en tient uniquement à
une histoire familiale et semble oublier la dimension anthropologique que nous venons de
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signaler. Dimension chère à Freud, puisqu’il a vu dans l’Oedipe les origines de toute culture.
La psychanalyse actuelle considére l’Oedipe avant tout sur un plan symbolique, c’est-à-dire
comme les choix que tout être humain doit opérer entre le monde du corps et celui de la loi.
L’argumentation de Montserrat-Cals paraît également faible au regard de la littérature
occidentale. N’y trouve-t-on pas pléthore de pères absents ?237 Une oeuvre est d’abord le reflet
d’un phénomème universel qui trouve une traduction littéraire adaptée à la culture
environnante, et les arguments critiques ne nous amènent pas à renier la pensée freudienne. Il
est clair que les mythes sont des calques de la psyché humaine ; de tous temps, il a fallu un
homme et une femme pour établir une relation avec l’enfant, et quels qu’en soient les éléments
culturels interprétables à volonté, il n’en reste pas moins vrai que tout se joue entre le père, la
mère et l’enfant. Ramener la relation triangulaire à une dualité nous semble réducteur.
Parallèlement aux chercheurs qui ont remis en cause l’universalité de l’Oedipe, d’autres,
issus du monde maghrébin, ont suivi Freud dans cet universalisme. C’est le cas entre autres
d’Abdelhadi Elfakir238 :
Par l’avènement oedipien, l’enfant accède au langage et à l’ordre de la culture. La
structure oedipienne tient au niveau psychique la fonction de jointure entre les
systèmes culturels et l’ordre symbolique langagier. Ainsi pour acquérir son statut de
sujet et de membre de la société, l’infans doit entrer et être traversé par l’ordre
symbolique constitutif du langage et de la culture qui ne sont efficaces que parce
qu’ils agissent à travers la fonction médiatrice de l’institution familiale. Or celle-ci
n’est pas sans être en rapport étroit avec les systèmes sociaux, économiques de
parentés et de représentations qui par leur articulation dialectique donnent aux
relations de filiations, aux idéaux collectifs, aux rapports intersubjectifs des styles
spécifiques239.
En d’autres termes, le complexe d’Oedipe a valeur universelle mais les propositions visant à sa
résolution peuvent varier en fonction de l’environnement socio-culturel, selon les codes et les
normes culturels. Son application nécessite donc de faire la part de ce qui est de l’ordre de
l’universel et de ce qui relève du proprement spécifique à une culture. On retrouvera cette
distinction dans l’étude des personnages de l’oeuvre de Driss Chraïbi car elle permet de mettre
à jour certains ressorts conscients et inconscients de son écriture. Mais on sera également
confronté à la spécificité de comportements maghrébins sans que cela fasse obstacle à
l’utilisation d’une grille d’interprétation psychanalytique freudienne. Le complexe d’Oedipe est
universel mais l’enveloppe culturelle, c’est-à-dire les images derrière lesquelles vont se nicher les
représentations de l’inconscient, peut prêter à confusion. Les mythes, les légendes et contes
font partie de cet habit culturel, ils se présentent comme des rejetons de l’inconscient collectif,
à savoir de tout ce qui sous-tend la société au fil des siècles et qui l’a, d’une certaine manière,
modelée. Ils sont “les représentations qui fondent une personnalité du groupe ou de classe,
(qui) instaurent une connivence et régissent des convictions et des conduites communes”240
permettant à chacun de se retrouver au sein d’un groupe cohérent. On se trouve ici au carrefour
de la sociologie et de la psychanalyse, entre le groupe et l’individu, or toute la problématique
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des écrivains maghrébins se situe dans le frottement entre le collectif et l’individuel. La question
reste de savoir si le sujet peut avoir une identité propre au sein d’un groupe dans lequel il doit
se fondre.
2 L’ I S L A M
AU T R AV E R S D E S L É G E N D E S P O P U L A I R E S D E
J AW DA R
ET D’ALI
Sociologie et psychanalyse, produits de la civilisation occidentale, peuvent nous aider à entrer
dans cette littérature empreinte de religion musulmane et de sa tradition propre. Les deux
disciplines se croisent, se complètent :
Toute oeuvre d’art s’enracine dans un lieu, un temps, une culture, une âme ; elle
appartient à un genre, à une idéologie, à une langue ; elle a une dimension sociale,
philosophique, esthétique [...] et il est légitime de l'envisager de tous ces points de
vue. Qu’on estime cela central, complémentaire ou supplémentaire – à chacun son
option- elle peut bénéficier d’un regard psychanalytique curieux de son substrat
inconscient241.
Pour comprendre l’impact de l’islam sur la vie et la littérature du Maghreb, nous proposons
deux lectures qui mettent en évidence l’importance de la relation mère-enfant, à travers deux
légendes du domaine populaire, puis de la relation avec le père au sein de cette religion, par
deux textes religieux. Nous commençons par les traditions populaires. De la même manière
que les contes d’Andersen ont transmis à des générations d’enfants occidentaux une culture
identitaire, les contes de Jawdar et d’Ali sont inscrits dans l’imaginaire maghrébin. En leur
qualité de repères culturels et de marqueurs d’une société, ils dévoilent la place de l’homme au
sein de la société. C’est la raison pour laquelle nous présentons ces deux exemples et nous
verrons qu’ils ne sont pas sans rappeler certains éléments de l’histoire d’Oedipe.
Dans le mythe de Jawdar, un des récits des Mille et Une Nuits242, le héros Jawdar, simple
pêcheur, guidé par un magicien, part à la recherche d’un trésor au fond de la terre. Pour ce faire,
il doit passer 7 portes en récitant à chaque fois la formule magique. A chaque fois, il recevra un
coup mortel dont il lui est assuré qu’il renaîtra, il doit donc faire preuve de courage. Jawdar
passe avec succès les 6 premières portes. A la septième porte qui est aussi la dernière, le
magicien lui explique ce qui va se passer :
Ta mère sortira et te dira : “Bienvenue à toi mon fils, viens me saluer”. Tu lui diras
alors : “reste éloignée et ôte tes vêtements”. Elle te dira : “Mon fils, je suis ta mère.
J’ai sur toi les droits que donne l’allaitement et l’éducation. Comment veux-tu que
je t’expose ma nudité”. Tu répondras : “Enlève tous tes vêtements sinon je te tue”.
Regarde alors à ta droite, tu trouveras un sabre accroché au mur, prends-le, dégainele et dis-lui : “Enlève tes vêtements !”. Elle cherchera encore à biaiser, à implorer ;
mais point de pitié. Chaque fois qu’elle enlève un vêtement, dis : “Il faut tout
enlever”. Menace-la de mort jusqu’à ce qu’elle ait ôté tous ses vêtements et
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apparaisse entièrement nue. Alors tu auras déchiffré les symboles, annulé les
blocages et mis ta personne en sécurité243. Bien que prévenu par le magicien que ce
n’était pas sa mère mais une ombre sans âme, Jawdar a beaucoup de mal à s’adresser
à sa mère de la sorte et lorsque sa mère lui dit que c’est illicite244, il renonce à son
projet et accepte que sa mère garde son cache-sexe. Il perd le trésor. Un an plus tard,
Jawdar qui ne s’est pas avoué vaincu, tente à nouveau l’expérience et parvient alors
à résister aux supplications de sa mère. Complètement dénudée, la mère redevient
une ombre sans âme. Jawdar a vaincu, il a gagné le trésor et peut vivre heureux avec
sa vraie mère.
Le second conte est celui d’Ali245. Dans la pratique, les chercheurs, sociologues et
psychanalystes, travaillent le plus souvent sur le conte de Jawdar, le trouvant plus représentatif
de la culture orientale mais il appartient à la culture perse alors que le conte d’Ali relève
totalement de l’aire géographique du Maghreb.
Il était un sultan qui avait épousé sept femmes. Elles enfantèrent, donnant naissance
à des garçons. Elles les élevèrent jusqu’à ce qu’ils fussent grands. Le plus jeune
d’entre eux s’appelait Ali. Cet Ali était très fort ; nul ne le surpassait dans tout le
monde. Il aimait beaucoup la chasse et y allait chaque jour. Un jour le père dit à ses
sept garçons : “Celui qui égorgera sa mère est mon fils. Aucun autre n’est mon fils”.
Ils allèrent trouver leur mère, et chacun d’eux égorgea la sienne. Quant à cet Ali, le
plus petit d’entre eux, il se rendit chez sa mère en soupirant. Sa mère s’approcha de
lui, lui dit : Que t’arrive-t-il mon fils ?
- Mère, c’est mon père qui nous a dit : Egorgez vos mères ; alors les autres les ont égorgées.
Il ne reste plus que moi qui ne t’ai pas égorgée.
- Mon fils, si tu veux m’égorger, égorge-moi.
- O mère, je te jure devant Dieu de ne pas t’égorger.
- Que Dieu te bénisse, O mon fils.
La mère et le fils quittent alors le village pour s’installer ailleurs. Ali tous les matins part
à la chasse. Un jour il voit une maison, entre et découvre que l’ogresse y habite. Elle
l’accueille aimablement, Ali fait le geste de saisir le sabre pour se défendre, l’ogresse le
rassure et lui propose de téter son sein. Elle le nomme son fils. Une relation se crée entre
eux, tous les jours Ali va chasser et lui apporte une partie de son butin et le reste va à sa
mère. La mère ne sait rien de tout cela. Elle n’est plus intéressée par son fils, pire elle ne
l’aime plus, elle désire seulement trouver un mari. Elle le trouve en la personne d’un ogre
à qui elle demande de manger son fils. Ali exprime un dernier voeu, que ses os soient mis
sur son cheval et que l’on dise au cheval d’aller là où il a l’habitude d’aller. La mère refuse
mais l’ogre promet. Et il réalise sa promesse. Les os sont ramenés à l’ogresse qui leur
redonnera vie peu à peu.
Que nous enseignent les deux contes ? Le fond des contes est universel, on y lit la projection
de l’inconscient humain. Les variantes ne sont que les reflets de la diversité de l’univers
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proprement culturel de chaque région géographique. L’inconscient de l’homme comprend du
matériel qui n’a jamais été conscient et du matériel qui l’a été puis a été refoulé. Georges
Dévereux a établi qu’à l’intérieur de ce dernier, se trouve le segment inconscient de la personnalité
ethnique246, sorte d’inconscient culturel. Il est cette part, transmise par une sorte
d’enseignement, que l’homme possède en commun avec la plupart des membres de sa culture.
Dans cet inconscient collectif, nous pouvons noter par exemple que, dans le premier conte, le
chiffre sept représente un indice culturel car, en Orient, il est considéré comme un chiffre
magique et joue un rôle assez marquant dans le domaine de la numérologie islamique247. Ou
encore dans le conte d’Ali, la spécificité orientale se révèle dans le personnage très classique de
l’ogresse248, et dans l’allaitement, paramètre essentiel de la culture orientale. Les contes
racontent donc un mode de fonctionnement d’un groupe, ce qui relève de l’ordre du
sociologique, mais aussi quelque chose qui se rattache à l’ordre psychologique. Ici, il désigne la
puissance des mères, et comme le dit Malek Chebel “il faut donc réduire le pouvoir maternel
pour atteindre la femme, sans quoi la seule femme possible que l’homme affronte est toujours
une femme castratrice, qui n’est au fond qu’un substitut de sa propre mère”249. Ainsi le conte
de Jawdar comme celui d’Ali développent la leçon à laquelle aboutit l’histoire d’Oedipe : l’enfant
doit quitter sa mère. Dans une perspective psychanalytique, les contes de Jawdar et d’Ali peuvent
être lus comme une illustration de la face maternelle du complexe d’Oedipe alors que le mythe
d’Oedipe représente le texte fondateur englobant les autres mythes à portée plus restreinte.
Arrêtons-nous sur quelques propositions de chercheurs qui se sont penchés sur la
spécificité maghrébine de Jawdar. Pour Abdelwahab Bouhdiba, le conte de Jawdar “apporte une
réponse archétypale mais spécifique”250. Il nous apprend “combien la relation utérine peut être
source de blocage et que c’est de la liquidation de ces survivances du désir maternel que dépend
la maturation psychologique”251. Boudhiba, posant Jawdar en parallèle avec Oedipe, concède
que ce dernier a sa place également au coeur de la société maghrébine, mais que le “complexe
de Jawdar” exprime une spécificité de cette société. Pour ce sociologue, Jawdar au contraire
d’Oedipe, ne peut être accusé de meurtre et d’inceste, car il n’a affaire qu’à de fausses
apparences. Son voyage initiatique a servi à “tuer” la fausse image de la mère pour en libérer la
bonne. Acte libérateur, positif pour lui et la mère, car, comme le raconte la fin du conte, ce
trésor trouvé leur assure à tous deux sécurité et bonheur. Boudhiba conclut que ce mythe “où
tout commence et tout finit dans la mère”252 est révélateur de la relation des hommes et des
femmes qui se limiterait à une relation maternelle. On peut se poser la question de savoir si la
restriction émise par Boudhiba concernant la culpabilité de Jawdar ne reflète pas une prise de
position subjective d’un chercheur maghrébin en faveur d’un héros de même culture. Il paraît
évident qu’aucune culpabilité au sens strict ne peut être attribuée à Oedipe pas plus qu’à
Jawdar. Retenons que le conte de Jawdar renferme un aspect essentiel de la culture maghrébine :
l’ampleur du maternel et comme le résume Malek Chebel253 :
Cette histoire est une belle allégorie du rempart maternel qui, constamment, cache
les femmes arabes à leurs hommes. Or aucun homme ne peut triompher
véritablement que lorsqu’il aura remporté une victoire décisive sur la possessivité de
la mère, élevée dans cette culture au rang de déesse inexpugnable et terrorisante.
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Abdelhadi Elfakir souligne un autre point pertinent, à savoir que le père préfère Jawdar, son fils
cadet, aux autres. Dans la culture maghrébine, le fils aîné détient tous les pouvoirs après le père,
porter son choix sur le cadet n’est pas insignifiant. Son interprétation le conduit à considérer
que “par ce choix paternel il (Jawdar) est invité à remplir la fonction de phallus manquant à la
mère”254. Le conte nous fait glisser sur le plan fantasmagorique vers l’accomplissement de
l’inceste. Ce que Bouhdiba nommait en toute bonne foi, libération de Jawdar et de sa mère,
signifie pour Elfakir tout autre chose : “Jawdar est en position de toute-puissance phallique
toujours prêt à combler des attentes maternelles”.
Nabile Farès rejoint les autres chercheurs. En effet, il considère l’amour pour la mère
comme illicite, “le père exige la rupture”255, il désigne la figure d’Oedipe dans le conte d’Ali.
Mais le fils transgresse l’interdit et ce refus de la parole du père les place hors de la
communauté. Cet enfermement entre le fils et la mère revêt un caractère dangereux. La mère
veut s’en échapper en cherchant une autre parole d’homme, parole qui supprime le danger
d’une telle relation. Le fils, en partant vers l’extérieur va rencontrer l’ogresse qui lui donne le
sein, l’adopte. Elle représente sur un plan symbolique un moindre danger par rapport à la vraie
mère ; de plus Ali est muni d’un sabre : “ce sabre, en substitution du pénis par rapport à une
hantise de la dévoration”256. Ali n’encourt plus le danger de la castration du père interdisant
l’installation en couple du fils et de la mère. La trame oedipienne se retrouve donc aussi dans
ce conte : “celui qui égorgera sa mère est mon fils” dit le père, en d’autres termes, les fils doivent
quitter le monde maternel pour rejoindre celui du père. Camille Lacoste-Dujardin propose le
“complexe d’Ali” pour faire office de pendant oedipien dans la culture maghrébine, il serait,
selon elle, plus représentatif 257. Le père impose la rupture du lien maternel (il faut égorger la
mère), le refus du fils entraîne la révélation de la sexualité de la mère, qui s’accompagne de
haine pour le fils (le fils aimant sera tué par l’amant de celle-ci). Cette thèse nous semble être
compatible et avec Jawdar et avec Oedipe, si l’on accepte une différence importante entre les
deux mythes qui est le rôle plus actif tenu par la mère d’Ali que par Jocaste. Quant au complexe
d’Ali, il propose, lui aussi, un aspect du complexe d’Oedipe, quand il insiste sur le danger des
mères pour les fils qui ne pourraient se détacher d’elles. Oedipe n’est jamais très loin. Somme
toute le “duel” ne saurait exister sans la triangulation.
La forme change, les mots, les référents culturels de la culture maghrébine lui donnent
un autre aspect, mettent d’autres accents mais l’archétype demeure le même. Ces contes se
rapportent à la relation parents-enfant et dans le contexte de notre recherche, il s’avère
nécessaire de rappeler souvent ce cadre. Tous les chercheurs évoluant dans l’univers maghrébin
trouvent finalement dans les mythes leur propre réponse. Ils se prêtent à diverses
interprétations mais ils ramènent inlassablement le lecteur à l’archétype universel qu’est
l’Oedipe, c’est-à-dire au triangle père-mère-enfant. La présentation de ces contes et de leur
interprétation montre l’intérêt qu’il y a à utiliser aussi bien l’analyse socio-culturelle que la
psychanalyse pour lire un auteur maghrébin. La définition d’Elfakir mettant en avant une
articulation tripartite qui joue un rôle dans la formation de la personnalité musulmane, à savoir
“l’aspect théologico-mythique, l’aspect social et communautaire, l’aspect psychologique et
inconscient”258, représente une grille qui rejoint en fait celle que nous venons de proposer. La
littérature et l’analyse littéraire s’inspirent à leur tour de ces différentes sources d’interprétation.
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AU T R AV E R S D E S R É C I T S R E L I G I E U X D ’ A B R A H A M E T D E
JOSEPH
Dans l’islam la psychologie ne saurait exister sans une composante religieuse, ce qui amène
Mohammed Arkoun à dire : “la question pertinente serait de reconstituer le type d’imaginaire
construit par la littérature maghrébine, notamment à partir des données liées à la religion”259.
C’est pourquoi après avoir interrogé les mythes populaires, nous nous tournons maintenant
vers deux autres récits, piliers de l’islam. Dans une perspective psychanalytique, nous avons
présenté les mythes de Jawdar et d’Ali comme inspirés par le poids du matriarcat, le père n’étant
que rapidement évoqué. Nous allons découvrir maintenant que les mythes d’Abraham et de
Joseph abordent exclusivement le monde paternel. On peut d’ores et déjà avancer que les
légendes populaires se présentent comme la réponse aux récits proposés par la religion. L’islam
au travers des mythes d’Abraham et de Joseph transmet un cadre à la puissance du père, les
textes populaires y répondent en comblant le vide laissé par ces mythes au monde maternel. Et
si le populaire osait dire ce que l’islam rejette ? L’islam jugule, semble-t-il, par la négation
l’inévitable puissance de la mère, de la femme, le populaire lui répond et s’en défend en
désignant sa puissance. Les mythes d’Abraham et de Joseph apparaissent d’un intérêt
particulier dans le cadre de notre étude qui se propose de situer la place du père dans un
contexte maghrébin. Dans une société où le père détient un tel pouvoir sur la famille, le
sacrifice d’Abraham permet de mesurer la portée et la signification d’un père potentiellement
meurtrier de son fils. On retrouve cette disposition de la société musulmane dans les mythes
fondateurs de l’islam, celui d’Abraham et celui de Joseph. Nous transcrivons ici la version
coranique de ces textes que se partagent les grandes religions mais que l’islam a mis plus en
avant, d’abord Abraham260 :
Lorsqu’il (Ismaël) fut en âge d’accompagner son père, celui-ci dit : O mon fils ! Je
me suis vu moi-même en songe, et je t’immolais ; qu’en penses-tu ? Il dit : O mon
père ! Fais ce qui t’est ordonné. Tu me trouveras patient si Dieu le veut ! Après que
tous deux se furent soumis261, et qu’Abraham eut jeté son fils, le front à terre, Nous
lui criâmes : O Abraham ! Tu as cru en cette vision et tu l’as réalisée ; c’est ainsi que
nous récompensons ceux qui font le bien : voilà l’épreuve concluante262.
Ce récit a suscité quelques prises de position parmi lesquelles nous retiendrons d’abord celle de
Claude Montserrat-Cals. Selon elle, le mythe d’Abraham est fondateur de la culture
maghrébine. Comme elle rejette le complexe d’Oedipe dans un cadre maghrébin, cela l’amène
à lui préférer le mythe d’Abraham263 :
Ce sacrifice exigé et consenti, marque tout père d’un signe mortuaire. Il est le
meurtrier en puissance du fils et cette loi qu’il accepte détruit en lui le père […] le
prix de ce meurtre onirique, inversé par rapport à celui de la psychanalyse classique,
est le consentement admirable du fils264.
Le meurtre intentionnnel d’Abraham “dépaternise” le père ; le fils, ayant, lui, accepté, se
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retrouve en situation d’égalité avec le père. La conséquence est que, sur le plan symbolique, il
y a une vacance de poste, celle de père, qui justifie l’argument majeur que Montserrat-Cals
avait avancé, confondant le père absent au foyer et son absence symbolique. Un père peut ne
pas figurer dans le champ familial tout en étant présent entre autres grâce au discours et aux
projections de la mère. A l’argumentation de Montserrat-Cals, la réponse la plus évidente
consiste à rappeler que dans l’histoire d’Oedipe de Sophocle, le premier à souhaiter un meurtre,
en l’occurrence du fils, est le père, Laïos, et que cette tentative de meurtre du père sur le fils
constitue le point de départ de toute l’histoire. Il n’y a donc pas vraiment lieu de parler comme
elle le fait de “meurtre inversé par rapport à la psychanalyse classique”. Dans la tradition
classique, la tentative de meurtre du père sur le fils est établie. Ce désir de meurtre préside
l’origine dans les mythes d’Oedipe et d’Abraham, mais la psychanalyse, elle, s’intéresse
uniquement au sort du Fils, et aux choix qu’il doit opérer. L’interprétation de Montserrat-Cals
rejoint celle de Khatibi265 quand celui-ci oppose le complexe d’Abraham à celui d’Oedipe. La
théorie de Freud266 a attribué à Moïse une place déterminante au détriment d’Abraham,
l’importance de ce dernier serait donc, selon Khatibi, à revoir.
On pourrait dire que le mythe d’Abraham, de la même manière que les contes de Jawdar
et d’Ali, offre une image tronquée du mythe d’Oedipe. En effet il ne présente que le rapport
duel père/fils alors que le mythe d’Oedipe recouvre celui de la triangulation père-mère-enfant.
Sur le plan de l’imaginaire collectif, le mythe d’Abraham n’est pas à privilégier par rapport à
l’Oedipe. L’islam l’a projeté sur la société atteignant l’homme dans son individualité. Le père,
personnage puissant, sert de maillon entre sa descendance, l’ancêtre Abraham et Allah. Le récit
religieux dit que la place du fils lui enjoint de se tenir dans la lignée du père, en respectant celuici dans ses choix, même les plus mortifères, pour faire partie de la communauté des croyants.
Cette considération entraîne Ortigues267 à parler pour la culture arabo-musulmane du phallus
collectif, de l’ancêtre inégalable qui empêche de s’attaquer à la fonction symbolique du père qui
s’y rattache. La fonction symbolique de père échoit au frère aîné, vers lui se tournent les
pulsions agressives et le désir de le dépasser. Egalement pour Ortigues, le mythe ibrahimique
remplace pour les musulmans le mythe d’Oedipe. Mais il ne s’agit que d’un détournement
symbolique et non d’un remplacement. Elfakir explique le mythe ibrahimique268 en soulignant
la composante masculine, en effet l’idéal viril n’est atteint que par la preuve d’une soumission
inconditionnelle à l’instance divine269. Ainsi Ibrahim ne peut faire preuve de son obéissance à
la volonté de Dieu que si le fils, c’est-à-dire la descendance mâle, réagit de même à son égard.
Voyant que son désir de mort est parfaitement accepté par le fils, Ibrahim se sent capable
d’assumer ses souhaits de mort à l’égard du père et d’annuler la part d’agressivité à son égard.
Pour Guy Rosolato “le musulman se soumet à un seul Dieu, en déniant le sens du
sacrifice divin”270. Freud a été le premier à évoquer l’absence éventuelle de meurtre du père dans
l’islam271. L'explication tiendrait au fait que le Prophète Mohammed a discerné, à l’origine du
monothéisme, le crime originel, mais qu’il en a absous l’islam. La faute, selon le Prophète, en
revenait aux deux aînés de la ligne abrahamique, au judaïsme et au christianisme qui ont
commis le crime avant l’islam et sans lui272. Il n’y a pas pour l’islam de meurtre d’un père, le
sacrifice d’Abraham occupe la place symbolique du meurtre, il est fondamental. Que se passet-il alors en l’absence de “meurtre du père”, si comme le dit Freud, le meurtre structure le
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rapport à la Loi, à travers la faute initiale ? La réponse est apportée par Rosolato : le sacrifice
est lié au développement triadique des générations masculines273. Cette triade est essentielle car
sur elle repose le principe de l’Alliance, il faut être trois pour que l’Alliance se fasse entre l’ascendant et le descendant. L’origine perdure par la filiation, l’ancêtre peut transmettre la Loi qui
sera poursuivie par le petit-fils. La triade de l’islam, sur un plan symbolique, se situe entre Dieu,
son Prophète et le Livre274. L’importance du livre ainsi que la soumission sont à la base de l’islam
-le mot d’islam signifiant, nous le répétons, “soumission”- l’enfant les recevra en partage avec
le père. Sibony insiste sur ce point 275 : l’absence de meurtre du père ne signifie pas absence du
père. Ce meurtre qui pour Freud structure le rapport à la Loi, l’islam le remplace par la
soumission et l’intégration de l’autre. En d’autres termes ce sont les “insoumis” qui ont tué le
père, pour les “soumis” la Charia, la loi juridique fait office de loi structurante, renforçée par
la Umma, la communauté des croyants, qui absorbe l’Autre. Etre soumis c'est être sans faute.
La Oumma276 intègre l’Autre, elle incarne elle-même son Autre, puisque l’Autre,
divin, grâce au fait que c’est lui qui parle dans le Coran d’un bout à l'autre, ou presque, devient co-extensif au don de la langue qu’il sacralise [...]. L’Autre est bien là,
mais on le soumet comme on peut en se soumettant à lui ; on l’intègre en
l’intégrant277.
Etre musulman implique être soumis à Dieu et à un ensemble de règles, de traditions et
d’interdits qui structurent la communauté des croyants et au travers de celle-ci l’individu.
“L’Oum (mère) relaie la Oumma (matrie) et lui donne sa racine ; et la Oumma rassemble les
oum, les surplombe, prend appui sur elles via la langue-mère sacralisée, pour déployer l’Origine
matricielle, pour l’incarner”278. Rappelons que l’arabe, la langue du Coran, et de ce fait sacrée,
est nommé la mère des livres. Que de mères !
La divinité coranique pourrait bien être une forme sublimée du féminin comme
principe générateur de vie et de jouissance [...] n’est-elle pas à l’origine de l'homme
et des richesses dont l’homme jouit, nourriture, repos et sexe ? Etant surtout ce qui
a existé en premier, comme la mère pour l’enfant, comme la terre-mère, la languemère, cette divinité est même appelée la Matrice de tout livre. Elle serait le support
matériel et vivant où s’inscrit le sacré, tout comme le Corps de la mère est le support
du sacré qu’évoquent l’inceste et son interdit279.
Et si le judaïsme est présenté habituellement comme la religion du père, le christianisme celle
du fils, peut-on dire de l’islam qu’il est la religion de la mère ? Cette idée peut à première vue
étonner au regard des lois et traditions régissant la société musulmane, à savoir une société
patriarcale où le statut de la femme est inférieur à celui de l’homme. Le père, de par sa fonction
de transmetteur, garant de la Loi, a dans la religion islamique une place centrale : “A l’instar du
judaïsme, tout concourt en effet dans l’islam à imposer la primauté du mot sur l’image et le
règne de la Loi, pour le plus grand profit de la figure paternelle, autour de laquelle est construit
le monothéisme”280. Le père est le premier soumis à Dieu et à travers lui se transmet la
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soumission. Mais il faut croire, vu la prégnance de la mère dans la vie, qu’elle occupe, elle aussi,
une place stratégique. Derrière la figure du Dieu d’Abraham au visage paternel se cache une
figure maternelle qui prend soin de tout. Ce roman de la préhistoire de l’humanité fait partie
des mythes créateurs et colle à la préhistoire réelle de l’enfant. A sa façon le mythe d’Abraham
explore le noeud oedipien et l’organisation de la fonction paternelle avant la révélation du
complexe d’Oedipe.
Notons également la place occupée par le mythe d’Abraham dans les traditions
populaires, place plus importante que dans les autres religions. La tabaski est pour les
musulmans africains la fête de commémoration du sacrifice d’Abraham, à cette occasion, on
habille les enfants de neuf. Pour les musulmans arabes, la fête de l’Aït-el-kébir, pendant laquelle
un mouton est sacrifié, rappelle aussi le sacrifice d’Ismaël. La force de ces pratiques montre
l’impact sur l’imaginaire collectif lorsqu’un mythe est présenté par la religion comme élément
fondateur.
Un autre récit religieux chargé symboliquement et, selon Jean-Michel Hirt, plus adapté à
la société maghrébine est le mythe de Joseph. Nous résumons en quelques lignes la Sourate de
Joseph281.
Les frères de Joseph, jaloux de l’amour que lui porte le père, le jettent dans un puits.
Des voyageurs sauvent l’enfant, puis le vendent en Egypte. Des années plus tard,
celle qui l’avait recueilli dans sa maison, s’éprend du jeune homme et s’offre à lui.
Joseph, en homme sage refuse ses avances. La femme déchire alors sa tunique et
accuse Joseph devant son mari d’avoir voulu la séduire. Mais celui-ci comprend la
ruse de sa femme, la tunique est déchirée par l’arrière. La Sourate continue sur le
même mode ; Joseph déchaîne les passions des femmes mais résiste grâce au soutien
de Dieu.
Hirt pose que la fratrie, au-delà de la jalousie qui l’anime, sert de médiateur en s’interposant
entre la mère et l’enfant. Les frères évitent de rendre trop unique la relation, mais n’y
parviennent pas tout à fait car chacun d’entre eux se trouve pris dans la mouvance maternelle.
Elfakir confirme l’interprétation de Hirt :
L’axe des pairs, dans la formation de la personnalité en milieux maghrébins
traditionnels, est aussi important que celui des pères. Les liens de fraternité sont
aussi indestructibles que les liens de parenté [...]. C’est par le biais de la fratrie et
plus largement le groupe d’âge que le système éducatif maghrébin transmet à
l'enfant ses valeurs de conduite, ses normes de comportements [...] inculque
indirectement la Loi ancestrale et communautaire à tout enfant [...] cette loi n’est
donc pas transmise directement de l’adulte à l’enfant […] La fratrie prend le relais
aussi de la mère, puis le groupe d’enfants. Le groupe est donc un facteur
prépondérant dans la socialisation de l’enfant282.
Germaine Tillon rapporte que le frère aîné est presque aussi respecté que le père, on doit baisser
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les yeux devant lui dans certaines familles, les plus jeunes l’appellent Sidi (seigneur), et le grand
frère fait preuve de dévouement quasi-paternel. Il devient de fait l’homme à abattre :
déplacement du fantasme fondamental du meurtre du père sur l’aîné. Tillon rejoint là les
arguments d’Elfakir, de Hirt et d’Ortigues. Ce point sur lequel tout le monde s’accorde, ce
pouvoir de l’aîné est évoqué aussi dans le conte de Jawdar. Sans être le fils aîné, Jawdar est
pourtant traité comme tel par le père283. Les autres frères pourtant plus âgés ne pouvant pas se
révolter contre le père, attendent la mort de celui-ci pour laisser libre cours à leur sentiment de
frustration et de haine d’avoir été évinçés dans le rôle de fils aîné, pour se venger sur leur frère
Jawdar. Ce conte, très représentatif de la culture maghrébine, nous apprend deux
caractéristiques du monde paternel : d’une part aucun membre d’une fratrie ne peut aller à
l’encontre de la volonté du père, d’autre part si le père ne respecte pas l’ordre établi de la fratrie,
il crée du désordre284. Le mythe de Joseph, récit religieux, rejoint en partie le mythe de Jawdar,
récit populaire, il l’enrichit des éléments intéressants que nous venons de noter.
On peut dire en conclusion que les mythes, contes et textes religieux sont des récits
entiers et autonomes. Ils illustrent des aspects importants de la psychologie humaine mais ont
tendance à privilégier le rôle du père, comme le récit populaire privilégie le rôle de la mère.
L’histoire d’Oedipe permet une approche plus complète où Mère et Père sont impliqués tous
les deux, comme dans la réalité familiale et la communauté humaine. L’Oedipe nous aide à
comprendre le triangle fondateur : moi-instances maternelles-instances paternelles. La
spécificité culturelle ne doit pas faire perdre de vue l’universalité oedipienne. Elfakir l’a
démontré en décrivant, sans remettre en question le mythe même, la différence dans la manière
qu’a l’enfant maghrébin de sortir de la crise oedipienne285. La spécificité arabo-musulmane ne
comporte ni meurtre fantasmatique direct du père, ni anéantissement du fils, car le désir du
meurtre et les pulsions agressives sont détournés contre le double fraternel et la classe des pairs,
tandis qu’une attitude de soumission s’installe à l’égard des représentants socioculturels de
l’instance paternelle. Dans une culture régie par le principe de soumission à la loi de “l’Un
inatteignable” dont le père est le principal représentant vis-à-vis de sa descendance, les souhaits
de mort exprimés franchement à l’égard de ce dernier sont frappés d’impossibilité, et sont
reportés sur le frère, mais le frère n’est que substitut du père.
La lecture du Passé simple illustre une telle haine. Le héros chraïbien peut être interprété
comme un Jawdar des temps modernes pour plusieurs raisons. Tout d’abord au sein de la
fratrie, il n’a pas la place de fils aîné et pourtant il en reçoit la fonction : dépositaire de l’héritage
moral du père. Comme figure de leader au sein de la fratrie, il leur impose le respect, la
conséquence s’avère dans sa mise à l’écart par la fratrie. Enfin, le récit rapporte le chemin que
le héros doit parcourir pour quitter la mère. Au niveau de la fratrie, on peut relever que le
dépassement et la sublimation du malaise qui accompagnent la séparation d’avec la mère
provoquent chez le sujet une division culminant par l’identification au double qui polarise la
haine. L’agressivité de l’aîné vis-à-vis du cadet est d’autant plus puissante que la position de ce
dernier réactualise chez lui les désirs incestueux à l’endroit de l’objet maternel. Les écrits de
Chraïbi ne sont pas très éloignés du conte de Jawdar. Driss devra passer lui aussi des épreuves
pour arriver à “tuer la mère” avant de vivre enfin apaisé. Nous verrons que l’islam avec ses
particularités fait fonction d’instance parentale dans l’écriture de Chraïbi. Il ne faut pas s’arrêter
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au discours qu’il tient un temps contre les pratiques religieuses, il porte les séquelles de la
rebellion d’adolescent. L’auteur attendra de dépasser la soixantaine pour polariser sa réflexion
sur l’islam, ce qui n’empêche pas auparavant la religion d’imprègner ses textes, consciemment
ou non. Au-delà des apparences, et l’étude de l’oeuvre de Driss Chraïbi le montrera,
l’importance de la mère va s’avérer unique. Mais la dureté de la Loi du Dieu musulman qui
nous renvoie à l’instance paternelle, se remarquera dans la rigueur de la langue dans les textes
de Chraïbi.
La suite de notre étude tentera au travers de la description et de l’analyse du monde
féminin, du monde masculin et de celui de l’enfant de comprendre les interdits religieux
enfreints par les héros chraïbiens tels que désobéir à ses parents, se marier avec une femme
d’une autre religion, avoir des contacts sexuels pendant les menstruations, avoir des contacts
sexuels avec son ascendant, et son descendant, ou encore approcher une femme impure lors de
l’accouchement. Ils ne sont pas tous zina286 mais ils sont tous interdits. Pourquoi enfreindre la
loi ? Quel en est le risque ? On pourrait croire d’abord que le héros chraïbien cherche à être
exclu de la communauté des croyants. Or enfreindre la loi ne signifie pas sortir de la umma :
“on entre dans l’islam on n’en sort pas”287. En réalité, le héros enfreint la loi pour essayer de
trouver la sienne propre. “Ma religion était ma révolte”, dit Driss dans Le passé simple. Mais le
sentiment d’exclusion s’avère difficile à vivre. Après des tentatives d’intégration douloureuses,
l’écrivain resitue son héros au centre du groupe, des frères de la umma, qui, eux, ont maintenu
le lien à la religion. C’est ainsi que Driss Chraïbi ramène le personnage principal parmi les siens
dans Les Boucs. Une des grandes interrogations que soulève l’écriture de Driss Chraïbi concerne
la religion : comment vivre dans l’insoumission sans être rejeté, comment vivre
individuellement sans se sentir repoussé par le groupe ? La umma constitue le corps de
transition entre l’instance maternelle et l’instance paternelle. Tel un sas, elle réceptionne
l’enfant à la sortie du monde maternel. La chaleur, la sécurité qu’apporte la communauté des
frères tempère la dureté du monde paternel, monde de la Loi. Elle tente d’éviter à l’homme
maghrébin les turbulences de l’un et de l’autre. On verra que l’individualiste Chraïbi rejette
l’emprisonnement du collectif. Seul face à tous, sans l’aide de la umma, son écriture porte le
frottement entre les deux instances expliquant le sentiment d’angoisse qui sourd de ses textes.
La fuite vers des terres où une autre religion, une autre instance tient lieu inconsciemment de
ciment entre les membres de la communauté peut faire un temps illusion, mais peut-elle
remplacer la fonction de la umma ?
L’islam : religion de la mère était l’éventualité envisagée précédemment du fait de la
surreprésentation de l’image de la mère. La tradition musulmane enlève tout pouvoir temporel
à la femme/mère, peut-être afin de la charger d’un pouvoir sans limites dans l’au-delà mais
peut-être aussi parce qu’elle a tout pouvoir dans l’en-deça, dans l’inconscient. Ce travail essaiera
de le montrer. Le héros chraïbien semble se débattre entre une instance maternelle hyperpuissante au niveau de l’inconscient collectif et, au niveau individuel, une situation oedipienne
à régler, donc un père à affronter. L’islam ayant la fonction d’instance parentale se trouve alors
un temps conspué, mais réintégré lorsque les conflits intérieurs sont apaisés. La religion
musulmane est comme la religion chrétienne d’essence narcissique car elle voit la mort comme
l’accès à la félicité éternelle, le parfait retour au temps de la mère, retrouvailles avec le paradis
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préoedipien d’où l’enfant fut chassé. Avoir refoulé hors de son univers la religion peut avoir
procuré à l’auteur un sentiment de libération par rapport à son monde de l’origine. Sentiment
provisoire car seule l’écriture va arriver là où la révolte a échoué : le réconcilier avec son enfance.
Afin de montrer le travail de l’écriture dans l’oeuvre de cet auteur, notre méthode sera
d’analyser le monde de la femme et de la mère, le monde de l’homme et du père, puis celui de
l’enfant, en nous servant de concepts psychanalytiques et en évoquant quand cela se révèle
nécessaire le contexte socio-culturel dans l’intention d’arriver à cerner la représentation du
couple chez Driss Chraïbi
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Eva Seidenfaden, Ein Kritischer Mittler Zwischen Zwei Kulturen : Der Marokkanische Schrifsteller Driss
Chraïbi und sein Erzahlwerk. Ib.
L’apport Freudien. Eléments pour une encyclopédie de la psychanalyse. Sous la direction de Pierre
Kaufmann. Bordas. 1993. p236.
Freud situait le passage oedipien entre 3 et 5 ans, avec une reviviscence à la puberté. L’expérience
complexe vécue par l’enfant est du reste schématisée par Freud de la manière suivante : “le petit garçon
n’a pas seulement une attitude ambivalente envers le père et un choix d’objet tendre dirigé sur la mère,
mais il se comporte en même temps comme une petite fille en montrant une attitude féminine tendre
envers le père, et l’attitude correspondante d’hostilité jalouse à l’égard de la mère”. Le complexe
d’Oedipe ne s’arrête pas à l’attrait pour le parent de l’autre sexe et au rejet du parent de son propre sexe,
les deux formes, amour-rejet, peuvent co-exister en même temps vis-à-vis du même parent. Une telle
ambivalence est moins connue. La résolution de l’Oedipe est essentielle car elle va produire des effets sur
la structuration de la personnalité. La force du complexe d’Oedipe réside dans la triangulation pèremère-enfant, mais la relation purement duelle, préoedipienne, la monade mère-enfant qui précède le
temps de la structure triangulaire, est aussi déterminante. On s’aperçoit que le petit Oedipe essaie en
vain de reconquérir sa place auprès de la mère. Le moment préoedipien constitue un moment de
jouissance maternelle et la crise oedipienne amène l’enfant à sortir de ce monde sécurisant, et à se
confronter au père, à la Loi. Cette confrontation lui permet également d’accéder à la génitalité par la
voie de l’identification. Pour le garçon “la menace de castration”, exercée par le père, va le faire renoncer
au désir incestueux. La conséquence a une portée sociale aussi car interdire l’inceste fait passer l’homme
de l’état de “nature” à celui de “culture”. L’enfant doit sortir de l’enclos maternel pour aller à la rencontre
de l’autre. Les choses ne se manifestent, bien entendu, pas d’une manière aussi tranchée. Entre le
maternel et le paternel se joue une articulation plus ou moins bien huilée, articulation que révèle la
littérature.
Paul-Laurent Assoun 1996, Littérature et psychanalyse. Ellipses, p.32 résume notre propos : “voici donc
le point de départ de l’interrogation freudienne : où puise donc l’écrivain pour produire son oeuvre et
comment parvient-il ainsi à “faire mouche” sur son lecteur ?”. Freud part du point de vue du lecteur et
de sa perplexité sur l’auteur pour apporter grâce à la psychanalyse une réponse.
Jean Bellemin-Noël 1996, La psychanalyse du texte littéraire. Introduction aux lectures critiques inspirées de
Freud. Nathan université, coll.128. Cet auteur émet des réserves sur cet aspect théorique. Pour lui
l’interprétation d’une oeuvre se doit d’être convaincante par elle-même et non par la vie de l’auteur.
C’est ce qui l’a amené à créer la textanalyse, c’est-à-dire la psychanalyse du texte seul, la relation établie
entre le texte et l’auteur importe le plus.
Freud évoque le roman familial dans une lettre à Fliess dès 1897. Il a donné cette découverte à Otto Rank
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qui l’a développée dans Le mythe de la naissance du héros. 1909. Payot, 1983, p.93. Freud accorde par la
suite un caractère névrotique général à ce phénomène.
Marthe Robert 1972, Roman des origines et origines du roman. Grasset, coll. Tel.
Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman. Ib. p.78.
Le développement psychique du garçon diffère de celui de la fille, nous nous en tenons ici à celui du
garçon, l’auteur étudié étant un homme.
Marthe Robert, ib. p.51.
Marthe Robert, ib. p.73.
Op cit. Montserrat-Cals 1989, Le rôle et l’image de l’enfant dans le roman marocain d’expression française.
Ib. p. 481.
Ib. p.58.
Ib.
Georg Groddek 1973, Le livre du ça. Gallimard.
Psychanalyse et textes littéraires au Maghreb, ib. pp.57-59.
On peut évoquer également le psychanalyste Eric Fromm pour qui n’existe pas d’attirance entre Oedipe
et sa mère, la tragédie se jouant entre le père et le fils.
Dans une perspective lacanienne très éclairante ici.
Elfakir. Ib.
Claude Abastado 1979, Mythes et rituels de l’écriture. Ed. Complexe, p.12.
Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte littéraire. Introduction aux lectures critiques inspirées de
Freud. Ib.
Mille et une Nuits, 606 à 624e nuit. Rochdi Salah, tome II, trad. A.Guerne et repris par Abdelwahab
Boudhiba 1975, La sexualité en Islam. PUF p.275.
Ib. p.275.
Le licite et illicite sont des notions extrêmement fortes dans la religion musulmane.
Rapporté par Camille Lacoste-Dujardin 1985, Des mères contre les femmes. Maternité et patriarcat au
Maghreb. La Découverte/Poche. 1996, pp.222-223.
Georges Devereux 1970, Essais d’ethnopsychiatrie générale. Trad. J.Tolas et H.Gobard. Gallimard. 3ème
éd.1977.
Dans Le Coran : sept cieux (sourate XXIII, 17 ; sourate LXV, 12 ; sourate LXXVIII, 5), sept terres
(sourate LXIV,12), sept mers (sourate XXXI,26), sept divisions de l’enfer qui a sept portes (sourate
XV,44), sept jours, sept planètes. Malek Chebel 1995, Dictionnaire des symboles musulmans. Rites,
mystique et civilisation. Albin Michel.
Lire à ce sujet le livre de Nabile Farès1994, L’ogresse dans la littérature orale berbère. Karthala.
Malek Chebel 1996, La féminisation du monde. Essai sur Les Mille et Une nuits. Payot & Rivages, p.266.
Abdelwahab Bouhdiba 1975, La sexualité en Islam. PUF, p.277.
Ib.
Ib. p.279.
Malek Chebel, ib. p.268.
Abdelhadi Elfakir 1995, Oedipe et personnalité au Maghreb. L’Harmattan, pp.22-23-24.
Nabile Farès, L’ogresse dans la littérature orale berbère. Ib.
Ib. p.46.
Camille Lacoste-Dujardin 1996, Des mères contre les femmes. Maternité et patriarcat au Maghreb. La
Découverte. p.226. Elle a clairement privilégié le conte d’Ali “qui a l’avantage d’être tout à fait
maghrébin […] dans son extrêmité, dans son intensité dramatique”.
Abdelhadi Elfakir 1989, L’Oedipe dans le milieu traditionnel. Thèse de 3ème cycle. Université de
Versailles.
Mohammed Arkoun dans sa préface au livre de Jean Déjeux 1986, Le sentiment religieux dans la
littérature maghrébine de langue française. L’Harmattan, p.11.
Pour rappel Abraham reçoit en rêve l'ordre d'immoler son fils. Il acceptera avec l'assentiment de son fils.
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Le crime n'aura pas lieu, au moment suprême l'ange arrête le bras d'Abraham et le sacrifice sera accompli
sur un bélier.
Nous reviendrons à la soumission qui est le sens même de l’islam.
Version du Coran, sourate XXXVII, 102-106. Signalons que le mythe biblique ne mentionne pas tout
à fait le songe d’Abraham de la même manière et que les sources juives parlent d’Isaac et les sources
musulmanes Ismaël.
Abraham personnage historique inscrit dans les textes religieux peut-il être un mythe ? Cela semble
acceptable tant que mythe veut dire récit symbolique exemplaire. Mircea Eliade 1963 dans Aspects du
mythe, Gallimard, écrit : “le mythe raconte une histoire sacrée”, p.14.
Claude Montserrat-Cals 1991, “Questionnement du schéma oedipien dans le roman Maghrébin”.
Etudes littéraires maghrébines, n.1 Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb sous la direction de Charles
Bonn et Yves Baumstimler. L’Harmattan, p.57.
Abdelkebir Khatibi 1974, Vomito blanco. U.G.E.
Sigmund Freud 1923, Totem et tabou. Rééd. Petite collection Payot, 1992.
Marie-Cécile et Edmond Ortigues 1973, Oedipe africain. Plon.
Nous conservons l’orthographe utilisée par l’auteur pour Abraham.
Abdelhadi Elfakir, Oedipe et personnalité au Maghreb. Ib. p.127.
Guy Rosolato 1969, Essais sur le symbolique. Gallimard, coll. Tel, p.85.
Sigmund Freud 1939, L’homme Moïse et la religion. Traduction C.Heim. Gallimard, Coll. Folio 1986, p.186.
Il y a tellement peu de reconnaissance de meurtre dans l’islam que même la crucifixion du Christ n’est
pas reconnue par le Coran, une légende musulmane rapporte que Jésus a été remplacé sur la croix par
un disciple.
Démonstration effectuée par Rosolato. Ib.
Dans le judaïsme la triade est Dieu, Moïse et les tables de la Loi, dans le christianisme, c’est Dieu, Jésus
et le Saint-Esprit.
Sibony, Les trois monothéismes. Ib.
Orthographe de l’auteur.
Daniel Sibony, 1992 Les trois monothéismes. Juifs, Chrétiens, musulmans entre leurs sources et leurs destins.
Seuil, p.83.
Sibony. Ib.
Sibony. Ib. p.85.
Jean-Michel Hirt 1993, Le miroir du Prophète. Psychanalyse et Islam. Grasset, p.11.
Sourate XII.
Elfakir, ib. pp.157 et 172.
Nous trouvons la même configuration chez Chraïbi.
Comment ne pas penser au personnage de Driss dans Le passé simple, le second fils dans lequel le père a
tout investi, et qui aura tant de mal à trouver sa voie.
Elfakir, ib. p.171.
Le mot zina signifie le péché le plus grave.
Hirt, Le miroir du Prophète.Ib.p.18.
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Deuxième partie
La place occupée par les femmes et les hommes
dans la société maghrébine.
Monde féminin, monde masculin :
les personnages de Driss Chraïbi.
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Introduction
Cette deuxième partie vise à analyser des personnages dans les romans de Chraïbi. Mieux les
cerner permet de comprendre la place qu’occupe notre auteur dans la culture maghrébine et
dans la culture occidentale.
Aux prémisses de la vie, l’enfant découvre le monde à travers les projections de l’univers
intérieur des parents, projections tout à fait inconscientes. La monade du nourrisson et de sa
mère occupe l’essentiel des débuts de l’enfant ; plus tard celui-ci se détache pour explorer
l’environnement et pour prendre le chemin vers le père. Nous suivons la chronologie de
l’enfant dans son chemin de la mère au père, en partant de l’observation des femmes et des
hommes dans leur devenir parental. Nous suivons à peu près le même chemin en développant
le monde féminin en premier puis le monde masculin avant d’aborder celui de l’enfant.
Adopter une telle méthode qui dresse l’inventaire des personnages en analysant leurs rôles
respectifs dans le monde imaginaire de l’auteur offre l’avantage d’avancer avec clarté et
précision vers ce que nous souhaitons montrer, à savoir de quoi sont construits ces personnages.
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Chapitre I : Le monde féminin
1 LA
FEMME
1.1 La femme au Maghreb
“ L’artifice des femmes est fort et l’artifice de Satan est faible”288.
Né au Maroc dans une famille musulmane, Driss Chraïbi a vécu la plus grande partie de sa
jeunesse sous le tutorat français (soit de 1926, date de sa naissance, à 1946, date à laquelle il
s’est rendu en France), il a quitté son pays juste aux approches de la décolonisation. Sa
perception du monde et de la femme recouvre une période pendant laquelle le Maroc vit
encore au rythme des traditions ancestrales, en même temps qu’une vague de modernité
apportée par la culture du protectorat français déferle. Le “frottement” de ces deux mondes qui
en résulte, ébranle la société jusque dans ses fondements, en particulier dans le domaine qui
nous intéresse : la position des femmes. Parler de choc culturel n’est pas exagéré tant les
habitudes et traditions du monde marocain diffèrent de celles de la France. Dans un tel
contexte, il faut se rappeler les grandes lignes du statut de la femme marocaine dans la première
moitié du 20e siècle.
Au Maroc, comme dans tant de pays traditionnels, la femme est la gardienne du feu,
c’est-à-dire qu’elle maintient la cohérence du foyer et de la famille. Elle assure ainsi la
perdurance et la transmission des valeurs traditionnelles, piliers structurants du groupe. Dans
la communauté maghrébine la religion se révèle comme l’une des valeurs essentielles, grâce à la
Loi divine : la chari’a, qui fournit un cadre aux comportements et actions de l’individu en
société. La chari’a est interprétée et complétée par les juristes-théologiens dans le fiqh qui : “a
pour but de régler jusque dans ses plus petits détails, la vie entière du croyant et de la
communauté familiale”289. La religion ressort du domaine de l’homme, la femme n’y joue pas
un rôle actif. Une telle constatation amène certains à conclure que le Coran fait preuve de
mysogynie, accusation réfutée par d’autres. En recensant la place des femmes dans les textes
religieux, Boudhiba290, l’un d’entre eux, a tenté de démontrer que le Coran ne serait en fait pas
aussi mysogyne qu’il en a l’air. Remarquons toutefois que la plupart des femmes citées ne font
partie de l’histoire qu’au titre de proches de personnages importants ou d’épouses du
Prophète291. De grandes figures religieuses, saintes ou autres, ne sont pas célèbres et célébrées
par l’islam, comme dans le catholicisme292. La Chari’a lie le sujet au chef ; dans les siècles passés,
le chef dans les pays arabes était le khalife, celui qui remplaçait le Prophète dans sa fonction
d’intermédiaire entre Dieu et les croyants. Le khalife était toujours arabe, musulman et
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homme ; le mot n’a d’ailleurs pas de féminin en arabe. Au XIe siècle, Mawerdi affirme :
“L’imam ne peut être du sexe féminin, ni hermaphrodite, ni muet, ni affligé d’un défaut de
prononciation”293. De nos jours, les pouvoirs séculier et spirituel sont séparés au Maroc mais
tous deux ont conservé les mêmes qualificatifs, et aucune femme n’y détient un quelconque
pouvoir294.
Si la religion ne laisse pas d’espace à la femme en tant que telle, elle lui accorde une grande
valeur dès lors qu’elle remplit la fonction de génitrice. “Coïtez et procréez” a dit le Prophète, la
sexualité porte le sceau du sacré grâce à sa fonction de procréation. La mère est respectable et
respectée, le message de l’islam au croyant est clair : “respecter les entrailles qui vous ont
porté”295. Le Coran invite hommes et femmes à s’accorder considération et respect : “Homme
ou femme […] vous dépendez les uns des autres”296. Il insiste sur une certaine équité à respecter
vis-à-vis des femmes : “une part de ce que les hommes auront acquis par leurs oeuvres leur
reviendra ; une part de ce que les femmes auront acquis par leurs oeuvres leur reviendra”297.
Mahomet a établi une réforme hardie pour l’époque car les anciens Arabes faisaient reposer le
droit successoral sur le fait d’avoir contribué à l’acquérir. Or la fortune venait des razzias
opérées lors des guerres dont les femmes étaient évincées. Mahomet a moralisé cette pratique
en désignant à la succession ceux qui étaient l’objet de l’affection du défunt. A partir de là, la
femme hérite mais avec une restriction, c’est-à-dire que le sytème coranique lui accorde une
part fixée à la moitié de l’homme. Les propos rapportés sont parfois contradictoires, ce qui est
donné aux femmes d’une main, leur est repris de l’autre. Par exemple, quand un homme meurt
sans laisser d’enfants, sa soeur se voit attribuer la moitié de sa succession, mais si la soeur meurt
sans laisser d’enfants, le frère hérite de la totalité ; de même, si parmi les héritiers il y a des frères
et des soeurs “Dieu vous ordonne d’attribuer au garçon une part égale à celle de deux filles”298.
Il faut comprendre et Mansour Fahmy l’a fort bien démontré, que les nombreuses
contradictions du texte coranique viennent de la tradition qui rapporte des propos “qui ne font
qu’exprimer ce que fut la société islamique dans sa période de formation”299.
Ainsi la sourate IV du Coran intitulée Les femmes comporte 176 alinéas qui ne s’adressent
pas à la femme, mais à l’homme comme une sorte de mode d’emploi de la femme, de la mère
et des enfants. En tant que femme et de culture occidentale, nous lisons la sourate IV comme
un texte infantilisant la femme, qui ne la considére pas comme un être à part entière mais
comme l’appendice d’un homme : “les hommes ont autorité sur les femmes, en vertu de la
préférence que Dieu leur a accordée sur elles, et à cause des dépenses qu’ils font pour assurer
leur entretien”300. La préférence de Dieu pour le genre masculin se retrouve dans la vie pratique.
Les hadith accentuent le sens des versets du Coran : “la perfection a existé chez un grand
nombre d’hommes. Mais il n’y a pas eu de femmes parfaites”, ou encore : “jamais un peuple
ne prospérera s’il confie l’autorité à une femme”301. Les textes religieux établissent avec
conviction un statut supérieur à l’homme.
Dans la plupart des sociétés, les religions monothéistes ont restreint l’importance de la
place de la femme en regard de celle des hommes. L’islam apparaît toutefois avoir des interdits
plus stricts qui ont encore plus empêché le développement des femmes. Comment interpréter
une telle spécificité ? Françoise Couchard propose une interprétation. Selon elle, l’absence de
la femme dans le mythe originaire lui vaudrait la place qu’elle occupe dans l’islam. Les femmes,
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dit-elle, n’ont pas participé au meurtre originaire302, fondateur de la culture : “elles ont donc été
reléguées à la nature, sommées de se taire ou si elles parlent, jaugées à l’aune de la parole
masculine, risquant de ne proférer alors que de l’inintelligible et de l’inintelligent”303. Une telle
analyse ne nous convainc pas car elle ne porte aucune marque spécifique du texte musulman.
L’argument invoquant l’absence des femmes dans le mythe originaire pourrait être à l’origine
d’une même discrimination dans d’autres religions ou cultures. Il rejoint d’ailleurs
l’argumentation d’Eric Fromm, qui sans différenciation culturelle, explique la prise de pouvoir
des hommes sur les femmes par la jalousie des hommes de n’avoir pas reçu la capacité de
procréer ; se sentant amoindris, les hommes se seraient alors emparés de tout le reste304.
Germaine Tillon écarte le raisonnement pointant la religion comme responsable de la situation
de la femme :
Cette mise à l’écart de la femme […] correspond à une zone géographique qui
couvre une surface dont les frontières ne sont pas celles de la religion musulmane,
puisqu’il faut y inclure, encore aujourd’hui, tout le littoral chrétien de la
Méditerrannée305.
Tillon a établi de nombreux parallèles entre l’oppression subie par les femmes du sud de l’Italie
et les femmes maghrébines. Elle en conclut qu’on ne peut incriminer la religion musulmane
d’une telle situation. L’origine de la scission entre les hommes et les femmes doit se cacher
ailleurs dans l’histoire de l’humanité. L’explication la plus satisfaisante nous est proposée par
Mansour Fahmy306 :
Mahomet eut beau vouloir relever, en théorie, la condition du sexe dont les charmes
ont agi si profondément sur sa sensibilité poétique ; en dépit de ses intentions,
l’islam le dégrada. Il a protégé les femmes contre l’agression de l’homme, mais il les
a étouffées en rendant difficile l’échange entre elles et la société qui les entoure, et
par là il leur a ôté les moyens mêmes de cette protection.
On peut donc parler d’un effet pervers à partir d’une intention louable.
L’islam reconnaît à la femme musulmane la tâche importante de la maternité à laquelle
s’ajoute celle de participer à la préparation des enfants à la soumission, concept fondamental
de l’islam. La mère inculque tôt à ses enfants la soumission au chef de famille, sentiment qui
s’étendra par la suite à la communauté des croyants, la umma. Principe fondateur de l’islam, la
soumission en est la clef de voûte, c’est le sens même du mot islam307. “Baume musical sur la
faille originelle”308, elle apporte l’apaisement car être soumis signifie déculpabilisation pour le
croyant. Nous ne poursuivons pas ce développement théologique qui dépasse le cadre de cette
recherche, mais il importe de garder en mémoire l’importance de la soumission et de ses
conséquences sur les membres des deux sexes de la communauté musulmane.
En conclusion, la femme en tant qu’individu autonome n’existe pas dans le Maroc du 20e
siècle. La femme est fille de, puis épouse de et mère de. En cas de veuvage, elle ne reprend sa
place dans la société qu’avec un remariage. Si elle subit la répudiation, la pire sanction touchant
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une femme, elle doit retourner chez son père, redevenant à sa charge, et il sera difficile de la
remarier. Une femme s’assumant de manière autonome, par son travail, n’existe pas dans la
société marocaine de la première moitié du 20e siècle. La situation de la femme va commencer
à évoluer peu à peu à partir de l’après-guerre, environ vers 1947, lorsque le roi Mohamed V
décide de la nécessité de réformer la société, trop patriarcale à son goût et de ce fait entravée
dans son avancée vers le modernisme309. Mais à cette époque, Driss Chraïbi avait déjà quitté le
Maroc. Sa représentation de la femme réside essentiellement en celle de la femme marocaine
traditionnelle dont nous venons de tracer les grandes lignes. Dans son enfance, il a vécu
entouré de préceptes, d’hadith tel : “Il est bon de dire que cette infériorité est la règle dans tout
le fiqh, ou peu s’en faut. D’abord vient l’homme, ensuite (car il faut tout prévoir)
l’hermaphrodite, enfin la femme”310. Le tableau dressé ci-dessus nous apporte une information
nécessaire mais incomplète, dans la mesure où la réception et l’assimilation par Chraïbi des
idées reçues sur les femmes nous demeurent inconnues. Les personnages de ses romans
apporteront cet éclairage.
1.2 Les femmes dans “les romans de la famille”.
L’étude des personnages de femmes, respectant une trajectoire temporelle, commence par “les
romans de la famille” : Le passé simple, Succession ouverte, et La Civilisation, ma Mère, trois
romans qui se déroulent dans un intérieur familial. Nous ne sommes pas étonnée de n’y
rencontrer que des femmes maghrébines.
Le premier personnage féminin dans Le passé simple, la tante maternelle de Driss, se
retrouve répudié par son mari pour lui avoir servi une soupe froide. Séance tenante, acte est
passé et la femme se retrouve “dé-mariée”. Peu de temps après, le mari, ayant changé d’avis,
retourne chez le Cadi 311 et la tante redevient son épouse. C’est l’occasion que saisit Driss
Chraïbi pour nous décrire l’univers des femmes : “Ses ballots étaient là, trois frusques
casseroles, un matelas, un tabouret - les biens d’une femme”(96). Ainsi la première femme
évoquée par l’écrivain se présente sous l’étiquette de femme répudiée. Aborder la déchéance de
la femme dans un livre de révolte contre la puissance et l’abus de pouvoir des patriarches, nous
semble révélateur de l’oeil critique du jeune homme sur son entourage familial. Chraïbi s’est
singularisé dès les premiers écrits par des prises de position virulentes, laissant éclater son
indignation face au traitement infligé à la femme marocaine. Le même sentiment de révolte
l’amènera, des années plus tard, à écrire le livre La Civilisation, ma Mère. Ce livre retrace le
parcours d’une femme typique de son époque et de sa culture. Aidée par ses fils, elle se libère
du joug de la tradition pour enfin se réaliser en tant que femme. Le discours de l’auteur
“libérateur de la femme” nous a cependant peu convaincue. Certes Chraïbi présente la
répudiation comme une coutume un peu barbare, et son ton ironique tend à dénoncer une
telle pratique. Mais, en même temps, il ne nous montre pas la tante et les femmes en général,
sous un jour sympathique : “Elles étaient là, mère, tante, parlant beaucoup, à tour de rôle,
gesticulant ensemble. Et leurs lèvres mentaient.”. Cette phrase débute une longue tirade
critique de Driss sur les lèvres des femmes transformant le plaidoyer en propos ambigu. Il
semble dire qu’il trouve la répudiation une pratique injuste et machiste, mais aussi que les
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femmes, peut-être, par leur comportement la méritent. Il ne cherche pas à comprendre
pourquoi leurs lèvres mentent. Driss ne prend pas réellement parti pour les femmes. Protégé
par son statut d’homme, il dénonce une situation à combattre sans prendre de risque, ce
combat n’est pas le sien. Un tel refus d’implication de la part de l’auteur, à travers le
personnage, peut s’expliquer par son appartenance à une époque traditionnelle ou encore par
le fait que la loi de la répudiation, comme tant d’autres, a été créée par Dieu. Un simple mortel
ne peut alors toucher à un domaine relevant du divin. Et quand bien même l’étude des textes
de Chraïbi montre des connaissances approximatives en matière de religion, ce type de prise de
position tend à montrer que la religion s’infiltre néanmoins dans les moindres interstices de
doute. La loi religieuse pèse sur l’auteur plus lourdement que la volonté d’une remise en
question d’une société archaïque envers la femme. Il se révèle ici avant tout croyant.
La seconde figure féminine, également dans Le passé simple, se présente sous les traits de
la prostituée. Driss, en révolte contre l’autorité paternelle, est mis à la porte. Il choisit de passer
ses premiers moments de liberté au bordel, qu’il paie avec l’argent obtenu par la vente du
dentier volé au père312. Il se rend chez Noémie, tenancière d’une maison close qui n’accepte pas
les Arabes. Les prostituées portent des noms occidentaux, ce qui relève sans doute plus d’un
folklore propre à attirer le chaland que d’une réalité. Driss, royal, ne peut pas choisir parmi les
dames et décide d’en prendre autant que sa jeune virilité le lui permet. Le seul échange de
paroles se situe à la fin de la séance lorsqu’il demande une tasse de thé qu’on ne peut lui servir
car il n’y a plus de thé sur le marché. Et le détail apparemment insignifiant de la tasse de thé
ramène le fils vers le père, alors qu’il tentait de s’éloigner de lui. En effet, au bord de la faillite,
le père, commercant influent, avait décidé avec d’autres marchands de bloquer le marché du
thé pour pouvoir ensuite en contrôler la distribution. La scène du bordel prend l’allure d’une
allégorie qui s’inscrit dans le combat mené par Driss contre son père. Signalons que la scène du
bordel dans un contexte particulier nous indique clairement que le personnage principal est en
pleine crise oedipienne. En effet elle se situe juste après que Driss a crié son amour à sa mère,
amour accompagné de la jalousie qu’il éprouve à la voir se farder pour séduire le père et après
que le père a mis le fils à la porte. Ce bordel “occidental” ou tout du moins interdit aux arabes,
offre une issue au jeune Driss pour s’échapper d’un fantasme étouffant. Le fils doit tuer
symboliquement la mauvaise mère, souvenons-nous du mythe de Jawdar, pour se protéger,
mais aussi pour montrer au père-rival ce dont lui, le fils, est capable. L’analyse de la prostitution
par Abdelhak Serhane décrypte bien la scène du bordel :
Rabaisser la prostituée, c’est profaner en soi l’image de la mère, la démythifier, elle
permet d’assouvir les fantasmes incestueux censurés pendant l’enfance [...] en
considérant l’âge, souvent avancé, de certaines prostituées, on s’aperçoit que cet
élément contribue à donner une touche de maternalisme à la prostitution313.
La crise oedipienne qui occupe une grande partie de l’oeuvre de Chraïbi, se laisse découvrir peu
à peu et nous le remarquerons avec de plus en plus de netteté.
Le recensement des femmes maghrébines dans “les romans de la famille” se résume en
trois images de femmes : la mère, la répudiée et la prostituée. Cette énumération ressemble à
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un beau titre de roman où le lecteur pourrait s’émouvoir de la dure vie des femmes. En fait,
dans l’imaginaire du fils, les deux autres figures se confondent avec celle de la mère. La
répudiation arrangerait le petit oedipe, car elle libérerait la mère du père, quant à la prostituée,
elle assouvit le fantasme incestueux. Les femmes chez Chraïbi sont des ombres aux contours
incertains. Sur un plan sociologique, leur unique fonction consiste à servir le discours
dénonciateur tenu par l’auteur sur le patriarcat et la misère sexuelle qui ne laisse aux jeunes que
le choix du bordel. Pour un lecteur non averti, le monde dans lequel les femmes ne sont que
des servantes de l’homme, est un monde étrange qu’il faut apprendre à décrypter. La
description que nous en donne Chraïbi reflète une société, à une époque donnée, dans laquelle
la mère domine dans les coulisses au détriment de la femme. Par ailleurs, n’oublions pas que
“les romans de la famille”, romans de l’intérieur, du huis-clos, opèrent dans le lieu par
excellence de la mère. Elle reste cachée aux yeux de l’étranger à cause du tabou recouvrant le
domaine du privé. Mais elle est présente. Rien ne peut être explicite, tout est suggéré. En
conclusion, on peut remarquer que Chraïbi a intégré le fait que la femme maghrébine n’a pas
de fonction autre que celle de la maternité, seul le bordel semble proposer une alternative
professionnelle.
“Les romans de la famille” se caractérisent par la présence de femmes maghrébines,
pourtant deux étrangères apparaissent, d’une manière fugace, dans Succession ouverte. La
première est Isabelle, la femme du héros, très brièvement évoquée et d’une manière positive. La
seconde, une jeune femme française que son mari, émigré marocain, ramène au pays. Il a fabulé
sur sa famille et leur arrivée au Maroc donne lieu à une scène déchirante. A la descente de
l’avion, un pauvre père se débat pour pouvoir serrer dans ses bras son fils enfin de retour, et
celui-ci, ayant honte de son père, feint de ne pas le reconnaître comme son père. Il fait croire
à sa femme que le vieux fou n’est qu’un domestique. A l’amour du père répond la honte du fils.
Cette anecdote sur la confrontation culturelle à laquelle doit faire face un homme maghrébin
marié à une femme française, introduit la question du couple mixte. Chraïbi l’a abordée dès
son second livre Les Boucs, ainsi que dans Mort au Canada. Dans “les livres de l’ailleurs” nous
rencontrons comparativement plus de femmes occidentales, ce qui à première vue semble
évident, mais il nous faut surtout souligner qu’elles sont décrites avec plus de précision que les
femmes maghrébines. Cette particularité correspond à une double réalité sociologique, à savoir
la position des femmes occidentales plus présentes dans la société et le tabou qui cache la
femme maghrébine au regard de l’étranger.
1.3 Les femmes dans “les romans de l’ailleurs”
“Les romans de l’ailleurs”, Les Boucs et Mort au Canada ne correspondent pas exactement au
moment précis de l’émigration de Chraïbi puisque toute son oeuvre a été écrite en France. Ils
ont été publiés à vingt ans d’écart, à des périodes distinctes. Contrairement aux autres romans,
le héros se déplace non pas au Maroc, mais en France et au Canada. Ils racontent la rencontre
du héros avec un autre monde, alors que “les romans de la famille” retracent l’univers familier
marocain de l’écrivain et que “les romans de la tribu” ramènent le héros au Maroc. “Les romans
de l’ailleurs” forment alors une sorte de passerelle entre les deux mondes, celui du monde
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familial et celui du monde de la tribu. Leur particularité réside dans la mixité des deux couples.
Comment l’auteur voit-il la femme occidentale ? C’est une des questions à laquelle nous allons
répondre.
Dans Les Boucs, Simone vit en concubinage avec Yalann Waldick, écrivain inconnu.
L’homme a passé la plupart de sa vie en France, en prison. Ensemble, ils ont un enfant, Fabrice.
Au début du roman, le lecteur comprend que le couple a connu jadis une histoire d’amour,
mais que maintenant il en est au stade de l’épilogue. Un amour qui “comme tout concept
européen à l’usage d’un bicot” s’était transformé “en un visqueux magma de folies….Un amour
dont les bases étaient le coït, la faim, les détresses mentales- et sept condamnations de droit
commun”(19). La fin de leur passion pourrait devenir meurtrière, mais cela ne sera pas le cas :
“Je serrai encore un cran. C’était le cou de Simone que je serrais” (18). Dans le roman, l’auteur
ne présente pas les femmes occidentales spécialement à leur avantage. Simone est une femme
“petite, jeune, belle” (18), mais de caractère passif. Est-ce dû au fait qu’elles sont étrangères ?
Pour Anissa Chami il y a tout lieu de le penser, elle a relevé un réseau d’images dévalorisantes
les concernant314. En particulier, Driss Chraïbi décrivant la vieille Josepha, une voisine, parle
“d’une poignée de poudre blanche” (55), expression que l’on retrouve en substance dans
Succession ouverte : “Isabelle bâtie sur le sable en guise de roc”(19). A propos de Simone, il écrit :
“paupières rigides comme en ciment”(122). Chami lit dans cette métaphore l’expression de la
haine de Yalann. Mais la désagrégation des corps en poussière et la rigidité du ciment ne
renvoient-elles pas surtout à l’image de la mort, mort omniprésente dans le livre, comme dans
les autres romans ? Notre interprétation permet de mieux comprendre l’image utilisée pour
Isabelle, la femme qui sauve Yalann dans ce roman. Il n’éprouve pas de haine pour elle, au
contraire, il la voit comme une femme fragile car mortelle.
En quels termes Yalann parle-t-il de l’intimité partagée avec Simone ? “Avec révolte et
haine- et ce n’était pas autrement que j’aimais Simone, même mon sperme giclait haineux” (16)
; “Je la connaissais poil par poil. Même ses mictions m’étaient familières, goût, aspect, débit,
couleur, odeur” (18). La violence du verbe renvoie à une intimité devenue insupportable ;
quand la haine a remplacé l’amour, le vocabulaire de l’amour devient technique, renvoyant à
des tournures impersonnelles, à la limite du cru. Simone déchue “est ce miroir qui lui renvoie
sa propre dégradation”315. Le mépris qu’éprouve Yalann pour lui-même est projeté sur l’autre,
la femme étrangère. Il l’a entraînée dans la folie en lui laissant croire qu’un émigré arabe pouvait
sortir de la case dans laquelle la société l’avait placé :
Il a la prétention, l’ambition, la naïveté de vouloir […] imposer l’Orient en Europe. Les
résultats étaient inévitables […] : fille-mère, sans métier, sans stabilité, sans argent, sans
famille, sans avenir, sans espoir –sinon le trottoir ou le suicide ou l’avilissement quotidien
(72).
Simone incarne la concrétisation de l’échec de Yalann. On ne peut se tromper sur le sens du
message de l’auteur : le couple mixte est pervers, funeste et mortifère. Et même si Simone l’a
trompé, la mort de leur couple relève de sa responsabilité à lui, de son incapacité à l’aimer.
D’ailleurs, était-ce vraiment le tromper que de tomber dans les pièges d’un écrivain célébre
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habitué à utiliser son statut pour profiter des femmes démunies comme elle ? Et puis, Simone
n’était-elle pas allée le voir pour aider à la sortie de son livre ? Vie misérable, amours misérables.
L’échec de la relation avec Simone n’empêche pas Yalann, à la fin du roman, de commencer
une nouvelle relation avec une autre femme étrangère. L’échec du couple n’est pas dû à la
femme étrangère, l’homme pris dans la tourmente de ses ambivalences en est la cause.
Dans le roman, Josepha, la vieille voisine française, soutient Simone contre ce Noraf 316.
Vieille dame un peu sectaire, elle représente une certaine morale bien pensante, prête à
intervenir pour rétablir l’ordre des choses. L’ordre est qu’un Arabe ne vit pas avec une
Française : “nous vous sauverons malgré vous de ce fou” (170) dit-elle à Simone.
Isabelle est la troisième femme française dans Les Boucs. Elle prend la place de Simone.
La passation d’une femme à l’autre s’effectue d’une manière curieuse. La dernière phrase
prononcée par Simone, seule et abandonnée de tous, est “ je suis folle” ; peu après Isabelle entre
dans la vie de Yalann. Les femmes se succèdent dans la vie des hommes, semblant indiquer que
lorsque l’une ne fonctionne plus, une autre peut aussi bien faire l’affaire. Isabelle, endurcie par
sa douloureuse expérience de la guerre, se montre lucide sur l’avenir de leur couple, il ne s’agit
pas d’amour, seulement d’un bout de chemin que lui et elle vont partager. Elle veut aider
Yalann à remonter la pente. Elle se raconte peu, elle parle de lui. Isabelle va forcer le respect de
cet homme meurtri en ne s’apitoyant pas sur son sort mais au contraire en ne lui épargnant pas
la vérité. Isabelle est une rescapée de la guerre : “dix ans après la libération, (elle) n’était et ne
serait jamais qu’un squelette aux dents décalcifiées [...], cette femme plus maigre et plus pure
que sa mère”317. Le personnage d’Isabelle revient dans le roman suivant, Succession ouverte,
endossant le rôle de l’épouse : “je pensais à Isabelle, à certains de ses propos sur la vie, le bien
et le mal, et qui m’avaient toujours paru idiots et que je commençais seulement à comprendre
à présent”318. Rien d’autre n’est dit sur leur couple. Observons qu’Isabelle est la seule femme à
avoir été comparée à la mère directement ou indirectement par l’utilisation de métaphores que
l’auteur utilise habituellement pour la mère, “les trous”, pour parler des yeux, qu’ils soient de
lumière ou de tendresse, (178), “cette femme plus pure que sa mère”. L’homme est toujours à
la recherche de sa mère, disait Freud. Dans ses mémoires, Chraïbi raconte comment,
fraîchement installé à Paris, il tomba amoureux de la fille de sa logeuse, et réciproquement.
Lors d’un dîner, elle lui a raconté que, pendant la guerre, elle avait travaillé dans une ferme en
Bavière et qu’à son retour, elle avait subi la tonsure de la honte. Driss Chraïbi s’était alors levé
et était parti. L’auteur marqué par cette partie de notre histoire reporte sur le personnage
d’Isabelle les traces de ce premier amour, une femme dure, marquée par la guerre, mais là
s’arrête la comparaison.
Les Boucs présente trois femmes françaises, le plus grand nombre en un seul livre et cela
tient sans doute au fait qu’il est le second roman écrit en France. Le premier était un réglement
de comptes avec son père ; le second, écrit un an plus tard crache tel un jet de salive toute la
misère vue et ressentie pendant les premiers temps de l’immigration, y compris dans ses
rapports avec les femmes. Le couple y vacille et chavire, image de deux êtres perdus s’accrochant
l’un à l’autre. L’extrême violence du roman crée une atmosphère de malaise et ne laisse aucun
espoir sur la situation du couple mixte. Chacun tente de sauver sa peau. Simone est exclue de
son groupe parce qu’elle vit avec un Noraf et le Noraf la rejette car elle fait partie d’une société
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xénophobe, qui l’agresse, lui. Une issue au problème ainsi posé paraît incertaine.
Mort au Canada ne va pas inverser la tendance. La femme y est évoquée sous les traits de
la prostituée. Patrik, le personnage principal, découvrit un soir le tabac, l’alcool, et ce qu’il avait
pris pour l’amour “d’une pure jeune fille” se révéla être l’art d’une péripatéticienne : “Il eut une
horreur maladive de tout ce qui touchait de près ou de loin à la prostitution. Le mensonge et
le côté trouble chez la femme le faisaient fuir à toutes jambes” (177). La prostituée semble être
une représentation tangible du danger que représente la femme pour l’homme. Dans ce
domaine, l’islam envoie un message double car d’une part la prostitution est frappée d’un strict
interdit (elle entraîne l’homme dans le péché) mais d’autre part, la religion promet aux croyants
un paradis avec des houris à leur disposition : “Chaque fois que l’on couche avec une houri, on
la trouve vierge. D’ailleurs la verge de l’Elu ne se replie jamais. L’érection est éternelle. A chaque
coït correspond un plaisir, une sensation délicieuse, tellement inouïe en ce bas monde que si
on l’y éprouvait on tomberait évanoui”319. Ces vierges remplissent au paradis le même rôle que
les prostituées sur terre, apporter la jouissance à l’homme. En attendant le plaisir éternel, la
religion recommande à l’homme de jouir sur terre exclusivement avec sa femme, mot à mettre
au pluriel si nécessaire, et non avec des professionnelles. Dans ses mémoires320, Driss Chraïbi
rapporte son expérience avec les prostituées. Jeune homme naïf débarqué à Paris, après des
mésaventures, il s’installe dans un hôtel, sorte de pension très sympathique. Là, il est choyé par
les jeunes femmes qui y vivent, il les aime comme ses soeurs, ses 9 soeurs, et il faut
l’intervention de la police pour qu’il comprenne que les jeunes femmes sont en fait des
prostituées. Chraïbi ne porte alors aucun jugement négatif sur les prostituées, de même que
dans Le passé simple où Driss fait usage de leurs services sans états d’âme. Aussi le discours de
Patrick vilipendant les prostituées dans Mort au Canada peut étonner si on ne comprend pas
que la critique ne porte pas tant sur la fonction de la prostituée que sur le fait d’avoir été
trompé. La blessure d’amour-propre le rend agressif vis-à-vis des prostituées, blessure d’avoir
été choisi pour son argent et non pour ses charmes. Il faut se méfier des femmes.
La culture arabo-maghrébine cultive la méfiance et donc la peur envers les femmes. Le
Coran met les hommes en garde contre la femme : “cet être qui grandit parmi les colifichets et
qui discute sans raison”321. Mahomet, de retour d’un de ses voyages miraculeux, rapporte que
“l’enfer est surtout peuplé de femmes”322, ce qu’il explique par le fait “qu’elles sont très ingrates
envers leurs époux, et qu’elles reconnaissent mal les bienfaits”323. Il faut savoir que Mahomet,
connu pour sa sensualité exacerbée, redoutait de rester seul avec une femme, sa propre angoisse
de ne pouvoir se contenir se retrouve projetée sur la femme : “Gare aux femmes”. De plus, le
Prophète avait fort à faire avec ses femmes, qui se disputaient et le harcelaient de leur jalousie.
D’une manière générale, la culture arabo-musulmane entretient plus ouvertement qu’ailleurs la
peur de la femme. Les charmes et les attraits de la femme risquent d’entraîner l’homme vers la
damnation. Sur cette mise en garde de la religion se greffe l’organisation sociale qui sépare les
hommes des femmes, les rendant inaccessibles, mystérieuses, ce monde inconnu pour l’homme
est effrayant. De plus la femme, sans pouvoir religieux, s’est emparée de ce qui “entoure” la
religion. Elle règne dans le domaine du quasi illicite, telles les pratiques autour des marabouts,
de la sorcellerie, tout un univers qui inquiète l’homme. Au sentiment que connaît l’homme
maghrébin à priori contre la femme, va se superposer un autre danger concernant la femme
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étrangère. Elle est perçue comme désirable, érotique. Elle incarne l’altérité par excellence sur
laquelle fantasme l’homme maghrébin, mais elle n’en reste pas moins la plupart du temps un
objet inconnu, inaccessible et aussi effrayant. La défense de l’homme consiste à la dévaloriser
en lui prêtant tous les vices, ce dont la mère ou la soeur maghrébines sont épargnées. La
littérature maghrébine de langue française regorge de femmes effrayantes dont on trouve des
représentations dans l’oeuvre de Chraïbi.
Ainsi Maryvonne, le personnage principal de femme dans Mort au Canada va s’avérer de
plus en plus effrayante au fil du livre. Psychiatre canadienne, elle rencontre Patrik, musicien,
dont le pays d’origine n’est pas précisé. Néanmoins deux points laissent penser que Patrik est
d’origine maghrébine. Le premier, peut-être moins concluant, est que son nom Pierson
correspond à l’écriture phonétique du mot “personne”, prononcé avec l’accent arabe. Le second
point, le plus révélateur, est dans la description de Patrik qui rappelle des détails de la
biographie de Driss Chraïbi, ainsi : “lorsque mourut son père, il renonça à tout héritage, en
dépit de sa bohème [....] Son enfance avait été dorée – très pauvre en tendresse” (172). Chraïbi
avait déjà livré cet aveu dans Le passé simple, un petit morceau de sa vie. Il reconnaît à l’histoire
de Patrik et Maryvonne un caractère autobiographique324. Les noms des personnages nous ont
intriguée. Faut-il voir derrière les initiales des deux noms MM et PP (Maryvonne Melvin et
Patrik Pierson) l’effet du hasard ou comme le hasard est rare, sur le plan inconscient renvoientelles aux initiales de maman et de papa ? Doit-on alors les rapprocher du nom de famille :
personne ? Rien n’autorise à affirmer de tels rapprochements, mais pour toute clarté, retenons
que dans “les romans de l’ailleurs” le héros s’appelle Patrik Personne.
Le coup de foudre entre Maryvonne et Patrik évince sa compagne du moment, la douce
écossaisse Sheena. Enceinte de huit mois, elle est priée de plier bagages toutes affaires cessantes
et d’aller accoucher ailleurs. Exit la brune Sheena, Maryvonne la blonde devient la préférée ; la
remarque concernant la couleur des cheveux ne relève pas d’un souci de minutie, nous attirons
l’attention sur ce détail car le blond fait partie des motifs récurrents de Chraïbi. Comme dans
Les Boucs, le même jeu se déroule : une femme sort par une porte, l’autre rentre de suite par
l’autre porte. L’homme n’exprime aucun jugement, remords ou scrupule. Visiblement les
hommes chraïbiens ont peur du vide affectif. Ils doivent le combler rapidement pour éviter de
se retrouver dans un entre-deux angoissant. Driss Chraïbi décrit ensuite l’amour fou que vivent
Maryvonne Melvin et Patrik Pierson. L’histoire est exclusivement racontée du point de vue de
l’homme. Il rapporte sa version sans jamais laisser poindre la part de la femme. Peut-on parler
de choix conscient de la part de l’auteur ? Cela correspond sans doute plutôt à l’incapacité pour
lui de pénétrer le monde de la femme, à la peur du “continent noir” accompagnée du besoin
de préserver son monde propre, et ce dernier point est essentiel. En effet l’analyse des
personnages montrera de plus en plus un héros enfermé dans son propre univers qui ne peut
laisser d’espace à la relation à l’autre. Maryvonne, possessive, castratrice, telle une mante
religieuse, va s’emparer de Patrik, l’amener à renier ce qu’il avait été avant de la connaître. Elle
qui, le temps de la passion, l’appelait mon âme, finira, tel Faust, par s’emparer de son âme.
Patrik devenu complètement sa chose, elle s’en désintéresse et le jette.
“Il y a quelque chose de pourri au royaume du couple” (30). L’histoire de leur rencontre
est celle de deux mondes éloignés. Est-ce le choc des deux cultures qui est à l’origine du
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naufrage ? Faut-il l’attribuer à la personnalité des deux protagonistes ? Ou n’est-ce pas plutôt le
concept de couple remis en cause par l’auteur ? Chraïbi répond à ces questions en désignant la
passion comme le personnage principal du livre325. Or passion et mort vont de pair, ce qui
confirme le poids du motif de mort oeuvrant dans les textes de Chraïbi. Il n’y a pas d’amour
heureux entre un homme et une femme. La mixité, que l’on aurait pu tenir pour responsable
de l’échec, ne sert qu’à masquer la difficulté de la relation amoureuse. Pourtant dans ce roman
il y a un couple réussi : celui de Patrick, l’homme adulte et de Dominique la petite fille ; réussi
surtout pour l’homme car l’enfant lui apporte, sans compter, l’amour dont il a besoin. Dans le
couple mixte des Boucs, la femme n’était que le réceptacle de la frustration et de l’échec de
l’homme, elle n’était pas coupable. Dans le couple de Mort au Canada les choses sont un peu
plus complexes dans le sens où l’auteur a tenté de décortiquer les mécanismes de la passion
pour en dénoncer les pulsions destructrices. Mais le lecteur, à cause de la critique virulente
portée sur Maryvonne, comprend que la dénonciation vise surtout la femme. L’homme
amoureux se laisse piéger par Méduse, et une fois pris dans ses filets ne comprend pas pourquoi
il en est éjecté. L’auteur voulait mettre la passion au banc des accusés mais son propos dérape
dans une diatribe contre la femme326.
Peut-on établir des parallèles entre les deux couples mixtes ? L’étude du champ
sémantique de la sexualité des deux couples -Simone et Yalann dans les Boucs, Maryvonne et
Patrik dans Mort au Canada- livre quelques indications. D’une manière générale, le style de
l’auteur dans l’évocation de la femme peut parfois désarçonner le lecteur “...de la Médina
montait une petite odeur de pourriture […] à son réveil, sentez une femme, sentez une ville”
(Le passé simple, 190). Caractéristique du même style, la métaphore est sans équivoque,
concrète et d’une forme poétique palpable. L’odeur du sexe feminin comparé à celle d’une ville
pourrie du premier livre se transforme en un objet plus attrayant dans Mort au Canada (34)327 :
Si j’étais aveugle, je sentirais ton sexe avec mon nez et mes mains. Et je me rendrais
compte en une très longue seconde que c’est ce que tu as de plus beau [...] or j’ai
des yeux que Dieu m’a donnés et ils sont au service, eux aussi, de la beauté [...] Vu
de face, ton sexe est très beau, très gracieux [...] je vois ton sexe et quelque chose
m’étreint et me bouleverse à chaque fois328.
Au fil de ses écrits le nez demeure chez Chraïbi un organe important dans la découverte du sexe
féminin. Il ne sert plus ici à critiquer, il est associé à l’objet tactile essentiel à la découverte du
corps. Cependant le nez n’occupe pas la place de favori, la fonction scopique prédomine dans
le passage. Freud disait que l’homme à la vue du sexe féminin ne peut que ressentir un certain
effroi car il est alors renvoyé à la crainte de la castration. On peut l’observer par le jeu
d’inversion entre le bas et le haut ; en d’autres termes : qui voit le bas, l’interdit, peut être frappé
en haut, par l’outil de la transgression, l’oeil ; cela correspond au “si j’étais aveugle”. L’oeil
englobe également une fonction de plaisir, permettant la jouissance anticipée. La fonction de
l’oeil vogue entre le plaisir et la peur.329 Pour les écrivains maghrébins s’y ajoute le tabou
religieux. L’islam, comme le judaïsme, a promu le monothéisme à la place des idoles et de
l’idolâtrie. Interdire la représentation d’Allah procédait au départ d’une volonté de montrer la
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différence avec ceux qui adoraient une image. Pour les musulmans il est impossible de retrouver
dans une image l’étendue des qualités divines. De plus un tel interdit de représentation divine
a servi à renforcer la puissance et le mystère de Dieu. On comprend alors l’importance
fondamentale prise par la fonction scoptophilique que l’on rencontre dans de nombreuses
traditions et préceptes religieux ; certains exégètes l’ont utilisée pour prétendre que regarder le
sexe d’une femme rend aveugle. Dans la mesure où les femmes musulmanes sont cachées au
regard des hommes, elles en deviennent plus excitantes, paradoxe qui rend l’infraction de
l’interdit certainement encore plus attrayant pour un maghrébin. L’oeil fait aussi partie des
motifs récurrents de l’auteur sur lequel nous reviendrons.
Revenons au texte330 :
(Son regard se noya, devint liquide, elle se mit à haleter :
Chéri...Ché-ri, chériiii !...
Elle était couverte de sueur tandis que l’orgasme montait, montait, intense, intense.
Et, au moment de la jouissance, jamais connaissance, quelle qu’elle soit, jamais art,
quelqu’il soit, n’aurait pu fixer l’instantané de ce visage-là, devenu soudain nu,
bouleversé et bouleversant, surgi de son enfance. Et jamais aucune musique n’aurait
pu traduire le cri qu’elle lança, éperdu, primitif :
- je te donnerai tout, tout, tout...
Un peu plus tard, il se releva et la but. But la sueur chaude et bonne qui couvrait
encore son corps. (Mort au Canada, 26).
La mise en italiques de certains mots, de tournures lexicales ou encore du doublement des
qualificatifs indique clairement le caractère répétitif. Chraïbi est possédé d’une telle volonté de
faire comprendre la jouissance de la sexualité, qu’il a besoin de doubler le vocabulaire. Il s’agit
d’un procédé cher à l’auteur :
Donc pour moi, le langage, les mots ont valeur de quête et de remise en question
de l’autorité. De la même façon, lorsqu’un mot n’est pas assez fort pour moi, je le
souligne pour le mettre bien en évidence. D’où l’emploi de l’italique [...] et parfois
de majuscules331.
En ce qui concerne le vocabulaire, les mêmes mots reviennent dans les deux romans,
notamment dans l’insistance de la description du liquide : se noyer, liquide, sueur, but la sueur332.
La première remarque ici vise l’oeil qui “se noie” au moment de l’orgasme, comme un rideau
qui empêche de regarder. On peut également établir un rapprochement avec l’eau déjà
surreprésentée dans les romans de Chraïbi. L’eau, le lait, la sueur qui rappelle le hammam sont
autant de symboles qui ramènent vers le monde de la mère.
Patrik est vantard, et parle de lui comme d’un puissant étalon : “A soixante-dix liaisons,
il cessa de compter” (Mort au Canada, 177). Rencontrant une femme pour la première fois il
était capable de lui dire : “je sens l’odeur féminine de votre désir”(177), et la femme de se pâmer
devant une telle compréhension de sa féminité. Les méthodes d’approche de l’autre sexe par
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Patrik laissent pensif. Elles placent la femme dans un rôle passif, dévalorisant. Il suffit à la
femme d’être belle : “tu ne peux pas être psychiatre avec le joli corps que tu as. Il est plus vrai,
plus fort que ton cerveau” (32). Le ton est résolument machiste, la femme doit tout à l’homme
ou tout du moins à cet homme-là “dans ses bras, le corps d’une femme se libérait de l’angoisse,
devenait la beauté, la joie et le chant du monde phénoménal”. (179). Le héros devient un
démiurge quand Maryvonne lui dit que, grâce à lui, elle : “est née. Je me sens comme neuve. Je
suis apaisée” (70), il s’avère aussi mégalomane lorsqu’il dit : “car, en aimant, même si on pouvait
le traiter de paranoïaque il savait de science certaine qu’il était proche de dieu”. Le personnage
de Patrik se retrouvera dans Azwaw, figure centrale de La Mère du Printemps. Azwaw remplit à
la fois les rôles de père, de mère et d’amant, quant à Patrik, il cumule les attributions, il se veut
pour Maryvonne amant, médecin, psychanalyste et à Dominique, la petite fille, il offre la
paternité, l’amitié, l’amour. Sa manière d’être tout pour l’autre, donne l’impression qu’il
s’arroge le bienfait de sa propre création ainsi que de celle des autres. Un tel univers renvoie à
celui de l’enfant bâtard qui se veut le créateur absolu de son univers, univers dans lequel la
femme n’est qu’un objet à utiliser mais qui par ailleurs ne craint pas d’utiliser les femmes pour
parvenir à ses fins333. Dans le cas de Patrik, on peut penser qu’être l’amant d’une femme
psychiatre lui ouvre une porte culturellement. Le statut social de Maryvonne le flatte, lui
l’étranger entrant dans le monde occidental : “ce fut grâce aux femmes qu’il évolua et s’ouvrit
de plus en plus au monde” (Mort au Canada, 176) :
Une fois qu’il a acquis la certitude essentielle qu’on peut arriver par les femmes […],
le Bâtard emploie toutes ses forces à les séduire afin d’obtenir grâce à elles le pouvoir
social que sa naissance obscure lui a refusé. Arriviste et séducteur par définition.334
La question du choix de femmes étrangères dans un roman maghrébin, en regard de ce qui est
dit ci-dessus, se pose également. On pense qu’il ne s’agit pas d’un hasard. Evidemment nous
n’oublions pas le caractère autobiographique. Les Boucs a été écrit quelques années après
l’installation de Chraïbi en France, il vient de découvrir la femme occidentale et Mort au
Canada est la romantisation d’une histoire vécue par l’auteur. Mais au-delà de l’autobiographie,
il y a tout lieu de croire que la femme occidentale pose un défi au père. Le fils veut se mesurer
à lui. La possession d’une femme étrangère, de même culture que le colon et de ce fait
inaccessible au maghrébin, peut démontrer la supériorité du fils sur le père. Il faut lire derrière
de tels jeux de pouvoir et de concurrence l’enjeu oedipien : le désir profond du fils de dépasser
le père et, paradoxalement, de retrouver la mère là où on ne l’attendait pas, à savoir cachée sous
les traits de l’étrangère. Jacques Madelain observe un fort pourcentage de couples mixtes dans
le groupe socio-professionnel des écrivains maghrébins de langue française et note que dans
l’ensemble le constat est “à quelques exceptions lumineuses près, sombre et décevant”335. Il
explique un tel échec par le fantasme du tout permis sexuel que porte l’imaginaire collectif et
primaire sur l’étrangère :
L’étranger-objet d’amour peut être l’équivalent symbolique de l’objet d’amour
oedipien ou- ce qui est du même ordre- le refus total de l’objet d’amour oedipien ;
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comme si on pouvait poser l’équation symbolique : Etranger (interdit) = Mère
(interdit). Le mariage mixte serait un simulacre de transgression, un compromis qui
pourrait satisfaire aussi bien un désir qu’une crainte extrême de l’inceste, mais au
niveau du comme si, l’homme “névrosé” fuyant vers les femmes qui seraient les plus
éloignées de l’image de la mère, ou de la soeur336.
C’est un élément propre à la littérature maghrébine de langue française prise entre deux
cultures, mais qui n’est pas si éloigné de ce que André Green exprime d’une manière générale
lorsqu’il dit : “c’est comme si en se liant d’amour à l’image la plus lointaine de la mère- non
autre que celle-ci mais exactement inverse, c’est encore celle-ci qu’il retrouve. Il accomplit à son
insu un inceste à l’envers. En chérissant son contraire, il retombe sur la même, la mère
inévitable”337. La figure de femme occidentale cache donc la figure de la mère ; dans la
chronologie de l’oeuvre, elle est une étape qui nous fait nous approcher de l’inceste magnifié
que nous lirons dans les romans suivants.
Ainsi, l’analyse sociologique de la femme nous a fait découvrir la peur de l’homme
maghrébin pour la femme maghrébine mais aussi pour la femme étrangère. L’homme invente
une parade : ne pouvant affronter la première, il se tourne vers la seconde, se donnant ainsi
l’illusion de contrôler la situation. Le champ sémantique de la sexualité renvoie à la mère et
soulève l’un des fantasmes les plus angoissants pour l’homme, celui qui tourne autour de la
mère. L’attirance pour les femmes étrangères n’est qu’un détour qui permet de ne pas risquer le
mélange avec celle de l’origine mais là est l’illusion : l’opposé rapproche l’homme maghrébin
plus sûrement de la mère qu’il ne l’éloigne d’elle.
De même, posséder beaucoup de femmes comme le revendique ce Don Juan qu’est Patrick, et
avant lui Driss, revient à n’en posséder aucune. Laissons la conclusion à Camille LacosteDujardin :
Dans cette famille, [arabo-musulmane] la relation entre la mère et le fils est de
beaucoup la plus forte et la plus profonde qui unisse étroitement et durablement un
homme et une femme ; mère et fils constituent le seul couple hétérosexuel
véritablement uni et stable dans cette société patrilinéaire et patriarcale338.
Le couple adulte/enfant commence à se profiler sous la forme du couple mère-fils que nous
laissons pour l’instant en attente, afin de faire connaissance des femmes “des romans de la
tribu”. Notons brièvement que Chraïbi autant en ce qui concerne les femmes “des romans de
la famille” que celles “des romans de l’ailleurs” n’arrive à rendre compte de leurs sentiments, ce
qui peut dénoter d’une écriture narcissique.
1.4 Les femmes dans “les romans de la tribu”
L’étude des femmes dans “les romans de la famille” avait désigné principalement la femme
maghrébine, celle “des romans de l’ailleurs” la femme occidentale. Dans un mouvement de
balancier, “1es romans de la tribu” vont, à leur tour, nous ramener dans le monde des femmes
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maghrébines. Dans la trilogie qu’ils forment : Une enquête au pays, La Mère du Printemps et
Naissance à l’aube, les deux derniers romans constituent un diptyque. Les trois livres sortent le
lecteur du huis clos familial pour élargir la narration au groupe, à la tribu dans un retour sur
la terre des ancêtres.
Dans Une enquête au pays la femme de l’inspecteur Ali n’est que vaguement évoquée. Il
se plaint d’elle car elle ne remplit pas les tâches traditionnelles d’une bonne épouse, telle par
exemple, celle de se lever le matin pour préparer un petit-déjeuner à son mari. Elle symbolise
la femme nouvelle dans le jeune Etat marocain, femme n’acceptant plus la soumission totale au
mari. Dans son nouveau rôle de femme moderne, elle ne soutiendra pas la comparaison aux
yeux de son mari, avec Hajja, la femme traditionnelle, mère de la tribu dont les manières
renvoient Ali à son passé, à sa mère. L’utilité de ce personnage consiste à autoriser le discours
passéiste et machiste de l’inspecteur Ali, pour qui l’idéal féminin demeure celui de la tradition.
Dans le second roman, La Mère du Printemps, nous rencontrons deux femmes qui
apparaissent surtout comme des mères, mais dont quelques détails sur leur vie de femme,
apportent des informations utiles. Il s’agit d’Hineb et de sa fille Yerma, toutes deux berbères.
La première, Hineb est décrite à son arrivée dans la tribu de son mari comme une jeune femme
fragile, pas assez rembourrée pour “faire la femme”. Ses sentiments se dévoilent au travers des
dialogues qu’elle échange avec la nourrice qui doit la préparer au métier de femme. Jeune
femme d’abord effrayée par la virilité de son mari, elle tombe amoureuse de lui, et malgré sa
pudeur, elle se sent vraiment sa femme. Elle sera répudiée lorsqu’elle se montrera incapable
d’allaiter son enfant. Quelques années plus tard le lecteur retrouve le personnage d’Hineb.
Mère d’un garçon et ardente amante de son mari, elle s’est transformée en une femme
épanouie. Elle n’est pas jalouse de la relation qui s’est installée entre sa fille et son mari. La mère
accepte le partage et regarde sa fille avec indifférence339. Elle entend au loin leurs ébats sans que
cela n’entache son bonheur. Sa nouvelle maternité et le plaisir sexuel que lui donne Azwaw la
comblent.
Il est extrêmement difficile de porter un jugement sur ce personnage de femme.
Personnage créé par un homme, il correspond probablement au fantasme masculin classique
de polygamie. Femme passive, elle accepte son destin. A la fin de La Mère du Printemps, elle
n’aura pas la chance qu’auront son fils, sa fille ou son mari, elle sera au moment de l’invasion
musulmane la seule à mourir. Femme valorisante pour l’homme, est-elle une reproduction de
la femme vue par l’auteur dans son environnement familial, social ou simplement l’expression
d’un fantasme ? Peu importe la réponse car Hineb a pour fonction de mettre en valeur son père,
son mari et son fils. En cela, cette berbère incarne tout à fait la femme musulmane. Quant à
Yerma, nous la suivons de la naissance à sa vie de femme et de mère. En tout point semblable
à son père, elle lui voue une adoration totale qui la rend exclusive. Elle est furieusement jalouse
de sa mère en qui elle voit une rivale : “ Yerma lui adresse à peine la parole, a souvent mal à la
tête, surtout à l’approche de la nuit. Comme il ne peut pas se couper en deux ou être dans deux
couches à la fois, il se dépense sans compter d’une chambre à l’autre” (La Mère du Printemps,
164).
Enfin dans le troisième roman, Naissance à l’aube, un nouveau personnage de femme
apparaît, celui de la maîtresse de Tariq Bnou Ziyyad, général conquérant au nom de l’islam.
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Jeune captive340 au visage disgracieux, sur un claquement de doigts de son maître, elle vient
s’asseoir auprès de lui “la vulve soudain gonflée” (Naissance à l’aube, 91). La virilité
exceptionnelle de l’homme est mise en avant, virilité comblant la femme au point de la rendre
totalement asservie. Magnanime, le maître veut lui rendre sa liberté mais elle refuse de le
quitter, prisonnière des liens qui la retiennent auprès de lui. En femme soumise, elle occupe les
absences de l’homme en cuisinant pendant des heures pour lui. Le moment fort de leur relation
est celui où elle lui demande un enfant. Elle représente la femme parfaite aux yeux d’un homme
oriental stéréotypé : maîtresse, cuisinière et mère341. Un rapide résumé de l’image de la femme
dans “les trois romans de la tribu” nous permet de découvrir la femme qui alimente l’imaginaire
de Driss Chraïbi marqué par sa culture. L’homme répudie la femme qui ne sait pas cuisiner
(L’inspecteur Ali), il évince la femme qui remplit mal sa fonction maternelle (La Mère du
Printemps), il conserve celle qui le fait jouir (La Mère du Printemps). La femme amante, soumise
et mère (Naissance à l’aube) incarne la perfection. Driss Chraïbi iconoclaste dans de nombreux
domaines, ne se démarque pas des autres écrivains de même culture : il demeure fidèle à l’idéal
de l’homme maghrébin pour qui la femme doit être soumise. Sa tentative d’écrire un livre sur
l’émancipation de la femme, La Civilisation, ma Mère avait montré d’une certaine manière qu’il
est pris entre deux images mais le roman n’est pas assez convaincant pour que l’on puisse
réellement dire que cet écrivain a renié l’idéal masculin maghrébin.
Hineb, Yerma et l’esclave partagent un point commun : la soumission envers leur mari,
leur père, leur amant. Un exemple parmi d’autres est dans l’attitude de l’inspecteur Ali qui se
plaint de sa femme, mauvaise cuisinière, ce à quoi le chef rétorque apportant une solution que
l’on peut estimer radicale : la répudiation. Chraïbi semble ici ironiser sur le conservatisme de
la société marocaine. Mais de nouveau, l’ironie ne nous prouve pas un engagement réel de
l’auteur pour la libération de la femme maghrébine. Chraïbi demeure attaché aux valeurs
traditionnelles de la femme, les louanges concernant les talents de cuisinière de Hajja, le
prouvent. Il recherche le monde de la tradition, celui de l’avant, du “comme au temps de ma
mère”. Le langage ironique révèle plutôt un sentiment de malaise. Le pauvre inspecteur est
malade à cause de sa femme qui ne respecte pas les coutumes, mais lui, jeune marocain
moderne n’est pas encore assez libéré pour oser refuser la répudiation. Pratique ancestrale et
reconnue par l’islam, elle est plus aisée à manier dans les romans historiques. La répudiation
d’Hineb, en l’an 681, correspond aux moeurs de l’époque. Son mari n’a aucun état d’âme,
aucun apitoiement sur la jeune parturiente, lorsqu’il lui enlève son nourrisson, l’expulsant ainsi
de la famille car il est dans son bon droit. Hineb recouvre sa position et son bonheur lorsqu’elle
remplit sa tâche de femme traditionnelle, mère d’un fils, elle l’allaite et elle accepte la bigamie
sans se plaindre. L’ironie de l’écriture chraïbienne exprime une sorte de compromis entre ce que
son développement intellectuel lui souffle à l’oreille et le poids de la tradition. Les femmes “des
romans de la tribu” occupent la place que les hommes leur attribuent, se tenant à leur
disposition.
L’analyse des femmes dans “les romans de la tribu” se réduit à un paragraphe court car
elles se définissent principalement au travers du regard de l’homme, du père. “Les romans de
la tribu”, très ancrés historiquement, représentent la recherche de l’écrivain quant à ses racines
et aux traditions qui l’habitent. La place de la femme y est secondaire.
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L’exploration du monde féminin nous a révélé un certain nombre de points assez
pertinents. Remarquons en premier le mouvement de balancier. “Les romans de la famille”
nous laissent entrevoir les femmes maghrébines, “les romans de l’ailleurs” s’en éloignent, tandis
que “les romans de la tribu” les ramènent sur les devants de la scène. Un tel balancement
correspond au travail de l’exil et de la maturation. Exprimer dans les premiers temps l’univers
le plus proche que l’on vient de quitter, l’univers familial, pour ensuite se frotter à la découverte
du nouveau monde, semble répondre à un processus d’adaptation assez classique. Les années
passent et la douleur du déracinement, qui sous l’effet de la volonté d’acculturation s’était
estompée, revient, lancinante. L’écrivain, parvenu à cette phase de la vie, prend la plume pour
retourner sur les terres mythiques de l’origine.
Dans le cycle “des romans de la famille” nous avons relevé trois femmes -la mère, la
femme répudiée et la prostituée-, nous en avons conclu qu’elles pouvaient se regrouper sous la
figure de la mère. Enfin, l’étude des femmes occidentales “des romans de l’ailleurs” nous a
montré l’ambivalence de l’auteur. D’une part apparaît l’attachement de Chraïbi à sa culture ;
les figures négatives de Simone et de Maryvonne illustrent sa conception de la femme idéale
(mère et épouse). De l’autre, la femme étrangère attire et fait fantasmer l’homme maghrébin
car elle lui donne l’illusion de s’éloigner définitivement de la première femme de sa vie.
Chimère, on n’échappe pas à l’image de la mère, le malheur pèse sur le couple mixte. Enfin
dans “les romans de la tribu”, Chraïbi ose décrire la femme idéale. Hineb, Yerma ou l’esclave,
soumises à l’homme, remplissent leur contrat avec la société et au-delà, avec l’islam.
S’accomplir dans la maternité, apporter la jouissance sexuelle à l’homme et se soumettre en
toutes occasions, tels sont les devoirs qui définissent la femme. Ainsi du monde de la femme
dans les romans de Chraïbi surgit une image forte, celle de la mère
2 LA
MÈRE
2.1 La mère au Maghreb
Un homme vint voir l’Envoyé de Dieu (à lui bénédiction et salut) et dit : “O
Envoyé de Dieu, qui a le plus de droits quant aux bonnes relations à entretenir avec
quelqu’un ? Ta mère, répondit-il. Et ensuite, qui ? Ensuite ta mère. Et ensuite, qui ?
Ensuite, dit-il encore, ta mère. Ensuite qui ? – Ensuite ton père342.
Avant de répertorier les mères arabes dans les romans de Chraïbi, il importe, comme cela a été
fait pour la femme, d’apporter un éclairage général sur la place de la mère dans la société
maghrébine. Que signifie être une bonne mère ou une mauvaise mère en termes sociologiques
dans la culture maghrébine ? Qu’en est-il par rapport aux critères occidentaux ? Répondre à ces
questions nous permettra d’introduire l’étude des mères dans “les romans de la famille” et dans
les “romans de la tribu”.343
Le monde du garçon et celui de la fille n’ont que peu de points en commun. L’écrivain
et son héros étant des hommes, nous mettons l’accent sur le cadre du petit garçon. Sur un plan
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psychologique, aux yeux de tout enfant, bonne et mauvaise mère alternent. Cette observation
se nuance culturellement selon les représentations sociales de l’allaitement, du sevrage et de la
circoncision. Pour l’enfant maghrébin, la bonne mère344 donne le plaisir du sein sans restriction,
allaitement souvent long et intense tandis que la mauvaise mère le sèvre, souvent de manière
brutale, pour s’occuper du bébé suivant. La bonne mère fait découvrir à l’enfant la jouissance
du hammam alors que la mauvaise mère l’éjecte plus tard de ce monde pour l’envoyer dans le
monde des hommes.
D’un point de vue socio-religieux, la mère, ainsi que cela a déjà été dit, est une bonne
mère quand elle donne des enfants à son mari, à sa famille et à la umma ; quand elle met au
service de la communauté sa jeunesse, sa vitalité, ses potentiels, son corps. Le choix de procréer
et d’allaiter qu’ont les femmes en Occident ne se pose pas : une femme arabe procrée et allaite.
Donc, “bonne mère” signifie accepter le choix total de la maternité ou plutôt ignorer le choix
possible entre la maternité et l’épanouissement personnel. La mauvaise mère, cette fois-ci aux
yeux de la société, est celle qui ne remplit pas ou mal ces fonctions. Dans ce domaine s’affichent
les différences de statut entre la mère arabe et la mère occidentale, que l’on peut schématiser
dans l’équation suivante : être femme arabe signifie être mère, être une bonne mère signifie
remplir exclusivement son rôle de mère. La femme arabe est valorisée à travers ses enfants, et
surtout ses fils. La mère, cette ancienne petite fille à qui personne n’a prêté attention, du moins
pas autant qu’à son frère, vivra son heure de gloire par l’intermédiaire de son fils. Comme l’a
résumé Abdelwahab Bouhdiba, “le lien vaginal est un lien exemplaire”345. Les maris peuvent
partir, répudier la femme, les fils, eux, restent avec la mère. Ils lui confèrent sa valeur, lui
assurent sa vieillesse et lui donnent pouvoir et prestige grâce aux brus qu’ils lui offrent. La
relation mère-fils est lourdement chargée. L’analyse de certaines berceuses montre à quel point
le fils peut être porteur des rêves ambigus de la mère, telle la berceuse qui raconte un fils beau
et fort qui nourrira sa mère jusqu’à sa mort et ne la laissera jamais seule, le seul souhait du fils
étant de rendre la mère heureuse ; celle-ci n’a ainsi plus besoin de ses frères ou de son mari :
elle a un fils346. La différence flagrante entre les deux cultures ressort : les mères de fils au
Maghreb et les mères de fils en Occident ne remplissent pas les mêmes attentes, d’où des
réponses adaptées dans leurs comportements.
Germaine Tillon observe que l’éducation de la fille vise d’abord à protéger son unique
trésor, sa virginité, trésor de courte durée. Sa vie durant, elle est avilie alors que les hommes
sont divinisés. Devenue mère, elle élève à son tour son fils comme un dieu, ainsi perdure
l’injustice qui touche son propre sexe au Maghreb. Tillon appelle cet enchaînement “le virus
préhistorique”347. Chebel, pour parler du phénomène qui pousse la mère à n’exister qu’au
travers de son fils a inventé le terme de manternel 348. Situation inextricable car si les femmes se
transmettent “le virus préhistorique” de mère en fille, qui va délivrer les fils des mères ?
2.2 Les mères dans “les romans de la famille”
Dans “les romans de la famille”, se profile une seule mère qui est maghrébine. Elle oeuvre dans
Le passé simple, revient dans Succession ouverte et dans La Civilisation, ma Mère. L’analyse du
personnage de cette mère va mettre en évidence que “les romans de la famille” épousent le
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parcours et l’évolution de l’auteur, qui revit fantasmatiquement son propre roman familial. Si
le premier livre met en avant un fils absorbé par la relation à son père, la mère n’en est pas
moins présente. Le travail de deuil après la mort du père, dans Succession ouverte, va libérer et
mettre à jour le lien puissant qui unit le fils à la mère dans La Civilisation, ma Mère.
Dans Le passé simple, la mère ne porte pas de nom tandis que ses sept fils, eux, sont
nommés. Elle est l’épouse de Haj Fatmi Ferdi, la fille de “feu son père, le marabout”, et la soeur
de Kenza “celle qui sera répudiée à Fès”, son mari s’adresse à elle en disant “la femme” (125).
Dans Succession ouverte, nous ne connaissons que “la mère de” et La Civilisation, ma Mère parle
d’ “elle” ou de “la mère”, de “la tante” ou encore de “petite mère”. Chraïbi utilise le vrai nom
de famille de sa mère Zwitten349 au détour d’une phrase mais sans autre référence que celle d’un
état civil. Cette absence de nomination trouble car elle laisse penser que la mère n’existe qu’en
tant qu’attribut des gens autour d’elle. Or un tel déni de nomination n’est pas une spécificité
propre à cet auteur350, il relève d’une problématique collective d’ordre sociologique : la place de
la femme dans la société arabe. La femme représente le monde de l’intérieur, de l’intimité que
l’homme se doit de tenir secrète. C’est la raison pour laquelle l’on ne nomme jamais l’épouse
par son nom et encore moins par son prénom351. On utilise de préférence des périphrases telles
que “la fille d’untel” ou “la mère de mes enfants” ou encore “ma maison” 352. Au père, au frère,
au mari ou au fils revient le port et la transmission du nom (au Maghreb on accole souvent ben
qui signifie en arabe être fils de).
Dans Le passé simple et Succession ouverte, la mère apparaît sous les mêmes traits. Le fils
conserve de sa mère l’image d’une vieille femme : “trois rides transversales sur le front, une
médiane, deux rictus. D’ordinaire son teint est pâle” (Le passé simple, 147). Elle se comporte
comme une petite fille qui n’a pas grandi, dominée par la figure de maître de son mari : “ma
mère, logée dans un angle de murs, petit rat de terreur haletant” (Le passé simple, 116).
Totalement sous la férule de son mari, elle ne peut se rebeller -“oui ma mère était ainsi, faible,
soumise, passive”- (Le passé simple, 44). La terreur la maintient paralysée lorsque son fils tente
de l’entraîner dans sa révolte contre le père. La mère ne remet pas en question sa situation et
ne prend jamais parti contre son mari. Elle craint la parole de cet homme mais la valorise en
tant que parole de père. Dans le premier livre, elle occupe la place qui lui échoit en tant que
femme : à l’arrière-plan. Seule la scène de la mort d’Hamid, le plus jeune de ses fils, la met en
avant. Abattue dans un premier temps par la douleur, elle se ressaisit. Driss s’aperçoit alors
qu’elle “s’est batifolée, peinturlurée, parfumée”. La mère ne peut s’élever contre la mort de son
petit, Inch Allah, Dieu l’a voulu ainsi, mais elle sait que seul un nouvel enfant lui redonnera,
peut être, sa raison de vivre, ainsi elle s’apprête pour séduire son mari : “avec un peu de chance,
un peu de doigté, il est possible que l’époux en tire cette nuit des sécrétions copolatives” (Le
passé simple, 148).
De retour de l’enterrement d’Hamid, Driss retourne voir sa mère et poursuit son
interrogatoire mais sur un autre ton. Il lui dit :
Ceux qui sortent du ventre de leur mère savent ce qu’ils font. Comme moi, un jour
ils s’assoiront à leurs pieds, leur prendront la main et leur demanderont des comptes
(145) […] Passant à l’exécution, ils se retrouvent vagissants. Ma mère allait me
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prendre sur ses genoux, me remplirait la bouche de sa mamelle, puis me talquerait
les fesses (146).
Ce passage semble curieux. La première partie du passage semble désigner une faute commise
par les mères vis-à-vis de leurs fils puisqu’un jour ils : “leur demanderont des comptes”, tandis
que la fin de la phrase pourrait désigner la réponse apportée par les mères : les fils qui réclament
risquent la régression et la dépendance. Le ton est chargé de menaces. Ainsi, oser demander à
la mère de s’expliquer [et sur quoi ?], fait encourir au fils le grand danger de la régression au
stade de la dépendance absolue de la mère. Les mères sont-elles si puissantes qu’elles peuvent
rattraper les fils et les enfermer dans les mailles de leur filet ? Est-ce là le message ? Cela signifie
alors clairement le danger que représentent les mères. Cette scène forte a lieu au moment de la
mort du petit frère et n’intervient pas au hasard. Elle rappelle au fils la sexualité des parents353,
ce qui le renvoie à la triangulation. Ce passage porte la crainte d’un enfant face à une mère, qui
ne lâche pas prise et qui se montre capable de profiter de la moindre faiblesse du fils pour le
reprendre. La femme est effrayante dans ses aspirations à devenir mère non pour l’enfant mais
dans son propre intérêt, pour s’éviter la souffrance : lorsqu’un enfant meurt, la mère voudrait
en porter un autre pour satisfaire son besoin de maternité. La permutation des enfants dans le
coeur d’une mère a quelque chose de destructeur car elle signifie que l’on n’est pas l’élu ni
l’unique. Ce passage renvoie à une angoisse de régression mortifère. Quand Driss reproche à sa
mère des “tendresses monstrueuses”(78), il laisse percevoir l’angoisse de ne pas arriver à se
libérer d’elle. Mais il demeure ambivalent quand il lui reproche de ne vouloir que séduire le
père, alors que lui, petit garçon, attendait : “je n’ai cessé de t’aimer. De te soutenir, de prêter
une oreille fidèle au moindre de tes adages, à la moindre de tes chimères. Unilatéralement.” (Le
passé simple, 151). Quel cri d’amour déchirant.
La déception domine la suite de la scène. Driss donne libre cours à ses attentes déçues. Il
insulte la mère, la traite “d’imbécile, de loque”, lui crachant “la honte” qu’il a eue d’elle (Le passé
simple, 153). L’injure est à la taille de la déconvenue et de ce qui a été vécu comme une trahison.
L’enfant a cru qu’il était le préféré, celui qui la comblait. N’était-il pas son confident, n’était-il
pas plein d’amour pour elle ? La mort du petit frère l’oblige à voir qu’il ne suffit pas aux besoins
de la mère. Il faut remplir le vide laissé par Hamid et cela passe par la copulation avec le père.
Driss se sent alors de nouveau éjecté du monde de la mère et les douleurs de l’enfance
ressurgissent.
Comment sortir d’un tel imbroglio ? En faisant mourir la mère354. Driss revient à la
maison et cherche sa mère. Le père, d’un doigt solennel, lui désigne “le drap ensanglanté”
(228). Une semaine plus tard et quelques pages plus loin, le mot suicide est prononcé.
Supprimer la mère dans un scénario fantasmatique incestueux représente une forme de prise de
distance par rapport à celle-ci. L’enfant, qui vit dans l’auteur, préfère tuer symboliquement
l’objet qu’il ne peut et n’a pas le droit de posséder (la mère) puisqu’elle appartient au père. Ainsi
se justifie le suicide. Dans le premier livre, l’approche de la mère constitue la première pierre
d’un scénario fantasmatique mettant en scène le désir incestueux. Encore voilé, le fantasme va
se révéler, peu à peu, tout au long de l’oeuvre de Driss Chraïbi jusqu’à sa concrétisation
littéraire libératrice. Dans Le passé simple, peu de passages citent la mère, car la problématique
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la concernant est encore plus ou moins refoulée, mais la richesse de leur contenu laisse deviner
son importance. A l’omniprésence du père s’oppose l’absence de la mère, absence qui la
sacralise.
La mère morte dans Le passé simple va ressusciter dans Succession ouverte. Ce livre
n’apporte sur la mère que peu d’éléments nouveaux par rapport au roman précédent, il sert de
lien avec le suivant La Civilisation, ma Mère. Néanmoins, signalons quelques éléments. De
retour chez lui au Maroc pour l’enterrement de son père, Driss retrouve sa mère après des
années d’absence. Le reconnaît-elle ? Hésitante, elle a besoin de la confirmation d’un
hochement de tête de son autre fils pour se jeter dans les bras de Driss. Driss décrit sa mère de
façon curieuse :
Ce fut un volatile de basse-cour, fiévreux et secoué de soubresauts […] Son visage
n’avait pas une seule ride […] Toute chair en était absente, la peau avait rétréci et
avait pris les dimensions et le moule des os, une peau crayeuse et desséchée – mais
ce n’était pas cela qui me faisait mal et honte. C’étaient ses yeux : des yeux sans cils,
aux paupières aussi minces qu’une feuille à cigarette (Succession ouverte, 68).
On reconnaît la mère du Passé simple dans les yeux sans cils, mais sur le visage osseux ont
disparu les rides car le visage n’a plus de peau. Le fils est choqué par le visage de sa mère,
masque de la souffrance à laquelle il comprend que son départ a contribué. Et si la mère s’est
plainte du fils pendant son absence parce qu’il ne donnait pas de ses nouvelles, maintenant elle
se réjouit de son retour. Son retour rend la mère “si animée et si joyeuse” qu’il s’interroge sur
la réalité de la mort du père : “des funérailles pouvaient fort bien ressembler à une fête en
l’honneur du fils prodigue” (73). La dualité des sentiments de la mère, bouleversée par la mort
de son époux et comblée par le retour de son enfant, peut laisser croire au fils que le coeur de
la mère contient des préférences inexistantes en réalité, mais que son narcissisme exacerbé le
pousse à imaginer.
De la même manière que Driss avait été désigné pour accompagner sa mère en pélerinage
à Fès, qu’il avait partagé avec elle l’annonce de la mort de Hamid dans Le passé simple, dans
Succession ouverte, il la soutient après l’enterrement. Morte vivante, submergée de chagrin, elle
partage avec Driss sa solitude : “c’est comme si elle se retrouvait seule, enfin toute seule”. Leur
intense intimité autorise la mère à être elle-même en présence de son fils. L’auteur rapporte ici
sa propre expérience : “Je vous certifie qu’un enfant, moi, était son seul confident, son seul
soutien”355. Mais dans ses attributions de mère, elle sait rester claire face à Driss. Seule face aux
autres fils adultes, elle doit accepter ce qu’ils sont devenus. Elle cache les bouteilles de bière de
son fils Nagib pour préserver l’honneur de la famille. Et si son fils qui découche la rend malade
à vomir, elle refuse d’être assistée par Driss : “Ce ne sont pas tes enfants, ce sont les miens” ditelle (94). Dans le chapitre 9, la mère prend la parole et s’adresse à Driss. Elle lui raconte le frère
qui a mal tourné, la fin du père malade, qui vécut ses cinq dernières années sur une île avant
de revenir à la maison pour y mourir, ses regrets de ne plus pouvoir enfanter, sa solitude, la
vieillesse, sa maison qui fut sa prison pendant trente ans. Ce chapitre dans lequel la mère
exprime la dureté de sa vie, sert de lien transitoire entre l’histoire du personnage de la mère
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dans Le passé simple et celui qu’elle va devenir dans La Civilisation, ma Mère.
A la première lecture, La Civilisation, ma Mère, semble être dédié à la gloire de la mère.
Driss Chraïbi raconte dans ce livre la transformation d’une femme simple, illettrée en une
femme lettrée, fine politicienne. Ce parcours emmène la mère de l’intérieur -du domaine privé-,
vers l’extérieur -domaine public-, et s’achève sur son départ pour une terre étrangère. Parcours
incroyable si l’on pense aux tabous qui, dans la culture arabe, dressent des barrières étanches
entre les domaines du privé et du public dans la vie des femmes. Il faut remarquer également
le caractère prodigieusement provocateur qui consiste à faire partir la mère vers la France,
laissant derrière elle son mari seul au pays, alors que dans la pratique les hommes partent et les
femmes restent. Ce livre sur la mère et pas de la mère est raconté par les deux fils, en deux
parties. La première a pour titre être, Driss y tient la parole et à la fin il part pour la France afin
d’y suivre des études. Dans la seconde, intitulée avoir, Nagib, le second fils, prend la relève et
écrit à son frère pour lui narrer la suite de l’histoire. Les autres enfants des romans précédents
ont disparu et leur absence rend la transformation de la mère plus crédible. En effet une mère
de deux enfants se prête mieux au modèle occidental que la mère va adopter. L’auteur a voulu
écrire un texte sur la modernité, avec une conception de la famille dans laquelle la femme
tiendrait un rôle différent de celui de la femme marocaine traditionnelle. Une mère ayant
moins d’enfants a plus d’espace pour s’émanciper. Le premier pas est donc de la “dématerniser”
en quantité, mais pas totalement, car il est tout à fait exclu qu’une femme arabe ne soit pas
mère et La Civilisation, ma Mère se veut un récit inspiré en partie par la mère de l’écrivain :
Au terme d’une oeuvre déjà longue, après avoir vécu trois vies d’homme, sur trois
continents, j’ai fermé un jour les yeux et j’ai comprimé ma mémoire. Et,
brusquement, d’un seul jet, a coulé ce livre356 [...] Comme une source. Je n’avais pas
à inventer des héros, des archétypes, des personnages fictifs. Un être humain, réel et
vivant, était là, avec son rire et sa pureté, sa joie de vivre face à la crise des
civilisations et face à l’angoisse du monde : ma mère, elle vit encore, elle a 58 ans357.
Le roman commence par la mère penchée sur ses deux jeunes fils. Le texte offre d’abord au
lecteur une ode d’amour que les fils adressent à leur mère, femme illettrée mais inventive,
créative. Il s’agit de souvenirs d’un monde de rires, de tendresse. Cette époque s’achève sur la
réminiscence d’un détail apparemment anodin, mais relevant du jamais entendu : le père
complimente la mère : “tu es jolie, tu sais”. La mère, qui visiblement, n’est pas habituée à une
telle démonstration de tendresse, vécut :
Une tempête de joie qui bouleversait son visage, fibre par fibre” (24), “rendue
désirable et femme pour une nuit. […] Quand, quelques jours plus tard, retomba
sur elle la trappe de la colonisation, que fit-elle ? Vint-elle se plaindre à moi, qui
pouvais tout écouter dès mon plus jeune âge ? Non (25).
Remarquons que la mère, comme précédemment dans Le passé simple, pose clairement les
limites entre elle et son fils. Cette scène de tendresse se superpose sur celle des mouchoirs dans
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Le passé simple : le fils tente d’observer la sexualité du père et de la mère.
Ensuite débute l’éducation de la mère par les fils, d’abord avec l’introduction d’une radio,
première fenêtre sur le monde. La mère la personnalise en la nommant Monsieur Kteu car les
fils lui ont fait croire, pour lui faciliter l’appréhension de l’engin, qu’un génie se cache derrière.
Monsieur Kteu “devint pour elle l’homme qu’elle avait toujours attendu : le père qu’elle n’avait
jamais connu, le mari qui lui récitait des poèmes d’amour, l’ami qui la conseillait et lui parlait
de ce monde extérieur” (39). Les fils lui offrent l’homme idéal. Le fils inventera un autre génie
pour expliquer l’arrivée du téléphone que la mère personnalise de nouveau. Le ton appliqué de
la mère attendrit Driss qui lui dit : “je t’aime, maman” (53). Ces mots simples résument
l’époque du bonheur, de l’enfance.
Après les cadeaux disons éducatifs arrivent des présents moins innocents. En effet les
garçons se sont mis dans la tête d’acheter une robe pour leur mère, une robe occidentale
s’entend, ainsi que des chaussures. Aux questions que pose la vendeuse, Driss répond : “C’est
pour une femme comme vous n’en avez jamais vu à un siècle à la ronde. Et elle a du goût et
ses idées, je vous l’assure. Et je l’aime plus que ma peau. Ce que je désire pour elle, c’est une
robe...simple et pure comme elle” (61). Le dimanche, le père parti, les fils affublent la mère de
la robe et des chaussures : “brusquement elle avait un corps de femme, brusquement nous
découvrions qu’elle avait des jambes élancées, une taille fine, des hanches, une poitrine...”(63).
Et pour la première fois depuis son mariage, la mère va sortir de sa maison, entourée de ses fils.
Le fils mène un combat de libération pour la mère, contre le père considéré comme un geôlier.
On sent alors le sentiment jubilatoire que procure au sauveur sa bonne action lorsqu’il endosse
le costume du justicier. L’étape suivante sera d’amener la mère à assister à la projection d’un
film. On peut imaginer le bouleversement que la rencontre avec le cinéma provoque chez une
femme de 35 ans, qui ne connaît rien du monde. De nouveau, comme dans Succession ouverte,
elle se tourne vers Driss et lui parle une nuit durant de ses angoisses. Comment peut-elle faire
coïncider dans sa tête le monde de femme cloîtrée qu’elle a connu jusque-là et la vie qui
bouillonne à l’extérieur ? A la fin, Driss ne trouve plus les mots pour lui expliquer : “je l’ai prise
dans mes bras, je l’ai assise sur mes genoux – et je l’ai bercée. Sans un mot. Jusqu’à ce qu’elle
s’endormît” (85).
La mère en élargissant son univers découvre l’autonomie de ses fils “existant de nousmêmes, en dehors de notre père, en dehors d’elle” (95), elle réalise alors que sa vie n’a plus de
sens, elle se sent vieille alors que son fils lui explique que c’est le contraire : “tu viens de naître”
(96). La première partie s’achève sur les angoisses existentielles de la mère, et sur le rôle joué
par Driss pour faire éclore le papillon de sa chrysalide : il a amené sa mère à être, il a réussi, fin
de la première partie portant ce titre. Nagib, l’autre frère raconte la deuxième partie. La mère
gagne peu à peu son autonomie, soutenue et stimulée par lui. Maintenant, elle s’empare des
rênes de son destin mais sa prise d’indépendance ne l’empêche pas de respecter la tradition. On
remarque ce dernier point lorsque le père devient menaçant pour montrer la parcelle d’autorité
qui lui reste, Naguib intervient pour défendre sa mère mais elle refuse l’assistance du fils contre
le père, le fils doit respecter le père. Le combat de la mère pour son indépendance trouve sa
motivation dans le désir d’aller retrouver son fils Driss en France. A la fin elle a gagné, elle
embarque sur le bateau en partance vers un autre monde, celui de son fils. La mère voyage
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librement mais chaperonnée par un homme : en effet l’autre fils Nagib ne peut la lâcher, il
s’installe de force dans le bateau pour l’accompagner. L’usage et les coutumes demeurent saufs,
une femme maghrébine ne voyage pas seule.
La Civilisation, ma Mère laisse un sentiment étrange. Il se peut que cela tienne à
l’antagonisme entre le discours explicite de l’écrivain et l’interprétation que nous pouvons en
faire. Le roman se veut une glorification “à la créatrice de ses jours”, et il est indéniable que les
qualités de la mère se retrouvent largement mises en valeur. Pourtant au-delà de l’hommage
filial, c’est avant tout l’histoire d’amour qui attache la mère à ce fils-là qui ressort du texte avec
le plus de violence. Le roman porte les rêves de l’enfant, celui de libèrer la mère du joug du
tyran, pour qu’elle devienne toute à lui. L’enfant croit que le couple mère-fils peut exister grâce
à la vacance de pouvoir laissée par le père. Le caractère exclusif de l’enfant l’amène à utiliser le
frère, Naguib, dans la mesure où il aide à concrétiser le fantasme du couple qu’il pourrait
former avec la mère et à condition qu’il reste à l’arrière-plan. Enfin ce roman, plus que les autres
peut-être, renvoie à une image idéalisée de l’enfance : pureté, amour, tendresse, exacerbation
des sentiments de justice, de révolte, tout en racontant le fantasme d’une relation érotisée entre
la mère et le fils.
Notre analyse sur les mères “des romans de la famille” nous permet de conclure sur la
présence imposante de la mère. Tandis qu’à première vue Le passé simple désignait un père
surpuissant, qui prenait tout l’espace du roman, l’impressionnante description de la mère dans
La Civilisation, ma Mère démontre que le regard de Driss ne l’a finalement jamais quittée.
Chraïbi nous donne à lire dans le dernier livre “des romans de la famille” l’histoire d’une mère
marocaine avec des composantes occidentales et cela crée une confusion troublante. La lecture
approfondie des “romans de la famille” nous a confirmée dans l’idée que chez Driss Chraïbi la
force du lien mère-fils domine.
2.3 Les mères dans “les romans de la tribu” 358
Une enquête au pays, La Mère du Printemps et Naissance à l’aube, les romans de la tribu
délaissent le huis clos familial des romans précédents pour remonter aux temps anciens de la
vie tribale. Les personnages appartiennent maintenant à l’histoire. Trois générations de mères
de fils se rencontrent dans les ouvrages. Dans Enquête au pays il y a la mère de l’inspecteur Ali,
dans La Mère du Printemps et Naissance à l’aube la mère de Azwaw, puis Hineb, la mère de
Yerma et Yassin, et enfin Yerma la mère de Mohammed. Quatre mères de fils359 en comparaison
des deux mères de filles, Hineb et Oum-Hakim, la concubine-esclave de Tariq Bnou Ziyyad,
cette différence mérite d’être signalée.
Le premier des “romans de la tribu” raconte l’histoire d’Ali, fonctionnaire de police qui
accompagné de son chef, se retrouve en mission dans la montagne, auprès de la tribu des Aït
Yafelman. Sous couvert d’un roman policier, technique dont se sert pour la première fois
l’auteur360, Driss Chraïbi oppose temps anciens et temps modernes. Nous faisons la
connaissance de deux mères : celle de l’inspecteur Ali, de son vivant domestique dans une
grande maison ; et Hajja, la mère de la tribu : “elle était de la même espèce que sa mère, pure
et fruste, protégée du monde des chacals par son inexpérience même, par son manque de
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pensée. Car sa mère ne pensait pas” (44). L’aura maternelle dégagée par Hajja renvoie Ali à ses
souvenirs d’enfance et en particulier, à celui de sa mère :
Il n’avait jamais vu sa mère à la lumière du jour. Lorsqu’elle rentrait après sa journée
de domestique, c’était le soir- et le four où ils habitaient était noir par tous les
temps. Une seule fois il avait pu l’apercevoir en plein soleil de printemps, paisible
et apaisée sur une civière en bois- avant que le fossoyeur l’eût descendue dans la
tombe. [...] Il devait avoir dix ou onze ans. Peut-être neuf. (44)
Nous observons des similitudes frappantes avec les romans précédents. La première concerne
le caractère de la mère qui se révèle identique à celui de la mère “des romans de la famille” : pur
et fruste. Ensuite il y a la découverte tardive par le fils de la réalité corporelle de la mère. De
même que l’habiller d’une robe dans La Civilisation, ma Mère avait révélé au fils le corps de sa
mère, le jour dévoile à Ali ce que la nuit lui avait toujours caché. Une telle répétition montre
à quel point le corps de la mère demeure un objet mystérieux pour le petit garçon. Une autre
similitude réside dans le rapprochement entre soleil et mort. La découverte par l’enfant de la
réalité corporelle de sa mère se produira au moment de sa mort, au grand soleil et de même le
soleil avait durement frappé pendant l’enterrement d’Hamid361. Notons que le soleil, symbole
paternel, accompagne la mort de deux proches essentiels : le petit frère et la mère. Enfin au
moment de la mort de la mère d’Ali l’enfant a l’âge qu’avait Hamid, le petit frère dans Le passé
simple et le vrai frère de Chraïbi, au moment de sa mort. Il y a tout lieu de voir ici une inversion
symbolique : le petit frère mort à cet âge-là assiste maintenant au même âge à la mort de la
mère. A ce stade de développement de nos travaux, on peut signaler de nouveau l’existence
d’un faisceau de concordances entre les romans, qui désigne une surprésence du couple mère
et fils, le lecteur assiste à une même scène qui se répéte mais où les rôles changent.
La mère Hajja encensée comme mère de la grande famille, la tribu, présente un tout autre
profil que celui de la mère d’Ali. Elle endosse le prestige de la tradition. Chef de tribu, fine
tacticienne sous des aspects simples, elle parviendra à protéger le groupe contre l’invasion
bureaucratique des temps modernes, en tuant le chef de police. Elle a totalement conquis Ali.
Ses talents de cuisinière éblouissent l’inspecteur. Sa cuisine traditionnelle et les descriptions
dithyrambiques qu’en donne Ali nous laissent deviner qu’il associe la nourriture d’Hajja à celle
de sa mère. Tout au long du roman, le personnage d’Ali n’éprouve du bonheur que dans le
monde traditionnel de l’avant. Un tel attachement indique qu’il ne peut se défaire de la
nostalgie du rapport symbiotique avec la mère.
Les autres romans de la tribu La Mère du Printemps et Naissance à l’aube racontent un
volet de l’histoire des Berbères arabisés et islamisés, situé par Driss Chraïbi à “la 3e décade du
printemps, en l’an 681”362. Pour la première fois, l’auteur introduit deux mères maghrébines,
mères de fille. La première, Hineb, mère de Yerma, est séparée de sa fille à la naissance
puisqu’elle ne peut l’allaiter. Plus tard, elle revient prendre sa place auprès de son mari à qui
elle donne un fils, mais elle ne reprend pas son rôle de mère auprès de sa fille. La seule chose
que partage la mère avec sa fille est son mari, Azwaw. Dans son rôle de mère de fille, Hineb
semble indifférente à l’enfant, alors que mère de fils, elle rayonne du bonheur de la maternité.
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On dirait que Chraïbi éjecte le personnage d’Hineb sans aucun état d’âme, il fait preuve d’une
facilité déconcertante pour poser l’adéquation : la jeune femme n’a pas de lait, elle est donc une
“mauvaise mère”. Puis il réintroduit Hineb avec la même simplicité quand elle devient mère
d’un fils : “il a tout pardonné puisqu’elle “fait la femme” dit Azwaw (La Mère du Printemps,
165), et “faire la femme” dans la bouche de Azwaw signifie être femme et mère capable
d’allaiter. Le lecteur ignore ce que devient Hineb pendant sa répudiation. Elle sort tout
simplement du champ de l’histoire. L’indifférence de la mère pour sa fille peut s’expliquer par
le ressentiment, sinon la haine qu’Hineb a dû éprouver lorsqu’elle a été répudiée à cause de
l’enfant. Mais aucune indication dans le texte ne confirme une telle interprétation. Hineb,
femme traditionnelle, n’embarrasse pas l’homme avec ses états d’âme et fait contre mauvaise
fortune bonne grâce. N’incarne-t-elle pas la représentation idéale de la femme pour un
Maghrébin ? Chraïbi veut-il intentionnellement rendre compte du monde d’où il vient ou les
représentations de la femme sont-elles inscrites dans son inconscient refaisant surface avec
l’alibi d’un roman à caractère historique ? Il est difficile de trancher, l’écriture relève des deux
champs, le champ du récit historisant conscient et le champ de l’auteur inconscient, et leur
entrelacement est parfois inextricable, rendant l’analyse aléatoire. Cependant il nous semble
que l’auteur n’a pas par rapport à ses origines la distance que la lecture de certains romans
pourrait laisser croire363.
La seconde mère de fille, Oum-Hakim, la concubine-esclave du général Tariq Bnou
Ziyyad “une captive impure” (Naissance à l’aube, 175), aura une fille, Jawal. Enfant naturelle,
elle épousera Mohammed, lui-même petit-fils de Azwaw. L’union des deux enfants montre que
nous sommes au point de rencontre entre la culture berbère et l’islam. Ce couple aura pour
descendance un fils, Abdallah qui fera revivre la dynastie berbère des Almoravides. Sans aucun
doute, Oum-Hakim incarne un personnage loué pour ses qualités de maîtresse, mais la
valorisation s’arrête là à cause de son statut d’esclave. Elle met au monde une fille, enfant
naturelle. Sa fille devenue la mère d’Abdallah, lui accorde enfin la valeur que possède la grandmère d’un petit-fils. On ne peut plus clairement schématiser le rapport au monde des mères de
fille et des mères de fils.
Driss Chraïbi transmet par son écriture ce que son monde d’origine lui a inculqué.
Consciemment et inconsciemment, il reproduit le schéma culturel de la société islamique. Et
comment pourrait-il en être autrement dans une société aussi dichotomisée ? Le fait que son
oeuvre comporte aussi peu de mères de filles semble montrer que malgré l’éducation
occidentale parallèle reçue et la vie passée en France, l’image qu’il porte au fond de lui de la
mère ne s’est pas beaucoup modifiée. Si la distance l’a rendu conscient des différences
culturelles, et s’il a pu les intégrer sur un plan intellectuel, l’assimilation émotionnelle s’avère
probablement plus délicate. L’absence de relation mère-fille peut s’expliquer aussi par l’absence
de modèle de référence au sein de sa famille. Il a eu comme modèle une mère de fils. Est-ce
que Chraïbi constitue une exception dans le monde d’écrivains maghrébins ? Non, il raconte,
comme les autres écrivains, en puisant son inspiration dans son univers proche, ce dont il est
imprégné, c’est-à-dire sa culture. C’est la mère de garçon que Chraïbi se plaît à transcrire.
Hineb, mère de fille éjectée du roman, revient donc glorieuse en mère de garçon : “Son
fils. Hineb rejette la tête en arrière dans un mouvement de fierté. Elle se sent jeune. Et, bien
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vivante, elle remercie la vie”. Montserrat-Cals explique la ségrégation entre les mères de filles
indifférentes et les mères de garçons aimantes par la soumission des femmes à donner aux
hommes ce qu’ils attendent d’elles, à savoir la procréation de mâles. De plus les femmes qui
ont des filles “en se reproduisant, transmettent la puissance dangereuse de la féminité à un autre
soi-même”. Montserrat poursuit : “La différenciation des personnages prend sens ici : si l’on
dénie l’attribut maternel aux mères de fillettes, c’est que d’un certain point de vue, elles
contrecarrent un ordre établi et exercent timidement une force subversive”364. Avoir des filles
serait donc un acte de résistance ? Théorie prometteuse mais à laquelle l’étude d’un écrivain
masculin ne peut rien apporter. La littérature maghrébine féminine pourrait sans doute
confirmer cet aspect moins connu de la maternité arabe. Dans le livre La Mère du Printemps,
dès les premières lignes la mère de Hineb meurt, sous les coups des Arabes, comme mourra
Hineb quelques années plus tard, se souvenant avant de mourir du cri de sa mère. L’écrivain
fait subir à Hineb le même sort que celui vécu par sa mère : mourir sous les coups des
Musulmans. Faut-il y lire une intention particulière de la part de l’auteur ? Cela semble peu
probable sur un mode conscient, l’auteur ne s’éternise pas sur le destin tragique des deux
mères ; il focalise sur le drame du héros face à son destin.
La mère d’Azwaw, personnage important dans La Mère du Printemps, est présentée
comme “une femme simple” qui s’accompagnait d’un instrument de musique pour raconter à
son fils la création du monde. Il dit qu’“elle lui a tout appris, depuis la faim jusqu’à la soif de
la vie” (94). Servante, comme l’était la mère de l’inspecteur Ali, la mère d’Azwaw était très
pauvre et “nourrissait ses enfants des légendes de l’autrefois”. Toute l’admiration qu’il porte à
la mère est associée à une époque passée, aux temps de ceux qui “ont peut-être eu la chance de
vivre plus près de l’aube de la création” (94). Il n’y a pas de père. Nous reconnaissons une
constante dans les romans de Chraïbi où toujours les fils laissent éclater leur admiration envers
leur mère : dans “les romans de la famille” le père est absent (Le passé simple), inexistant (La
Civilisation, ma Mère) ou mort (Succession ouverte). De nouveau Chraïbi évoque le corps de la
mère à l’état de mort comme dans l’inspecteur Ali. Longtemps après sa mort, Azwaw retrouvera
dans un champ les ossements de sa mère : “elle portait encore autour du cou son collier de
plumes de coq”.
Naissance à l’aube reparle de Yerma. A la fin du livre elle donne naissance à Mohammed
grâce à son père qui après des années de recherche l’a retrouvée. Au terme de sa grossesse, Yerma
risque la mort car elle ne parvient pas à expulser l’enfant. Son père l’accouche et lui sauve la
vie. Ne pouvant allaiter son enfant (n’oublions pas que sa mère n’avait pas pu l’allaiter non
plus), Yerma doit confier son enfant très vorace à deux nourrices. Le nourrisson rejette
violemment sa mère, elle en perd la raison. Ce rejet la plonge dans une période d’apathie qui
lui fait perdre le contact avec la réalité. Réfugiée dans son monde, celui de son enfance, elle
attend son père : “il peut tout mon père” (171) et elle meurt. Les bonheurs de la maternité tant
désirés par Yerma lui sont refusés, et comme sa propre naissance avait rejeté sa mère de la
maternité, Yerma n’accède pas à cette part du statut féminin. Trois générations de femmes
meurent de mort violente : la mère de Hineb, Hineb elle-même et sa fille Yerma. Hineb et
Yerma partagent l’incapacité à allaiter, et toutes les deux ont été élevées sans mère, seules face
à leur père.
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La rencontre entre la mère et la fille s’avère impossible car un homme occupe le centre
des deux scènes : Azwaw. En instigateur des relations, il place les êtres par rapport à lui et les
sépare, ce qui explique l’absence de relation entre Hineb et Yerma. Les personnages de Chraïbi
évoluent dans une relation duelle, laissant le troisième en-dehors du cercle. Avant de mourir,
Yerma sombre dans un accès maniaco-dépressif qui la pousse à tout laver, elle voit son univers
comme entaché de “honte et de péché”. De quelle honte veut se laver Yerma ? Est-ce d’avoir
aimé son père ? D’avoir évincé sa mère ? De ne pas l’avoir aimée ? Ou bien d’avoir eu un enfant
d’un autre que de son père ? La honte peut révéler la conscience qu’elle a de l’interdit enfreint
mais l’amour pour son père se révèle plus fort que les normes de la société, plus fort que le lien
du sang avec sa mère. Avant de mourir, elle sombre dans le délire :
Azwaw va entrer, la prendre dans ses bras, la connaître et la remplir de sa semence,
comme autrefois. Il est là, dans l’Oum-er-Bia, nageant avec elle et la soulève... il va
m’inonder de son lait.. et ...et son lait va couler de mes seins.. (171).
Elle meurt le même jour que son père, l’amour s’avère plus fort que tout. Le père, âgé, choisit
la mort, son oeuvre sur terre étant accomplie, une mort honorable en somme. Peut-on en dire
autant de la mort de Yerma ? Elle part dans la folie, dans le mal que lui procure l’absence de
l’autre, elle n’a pas eu, elle, le choix de sa mort. L’enfant a été jusqu’à la fin l’instrument de
l’homme. Chraïbi ose ici un mariage troublant entre la culture maghrébine et occidentale. En
effet dans une saga de la culture berbère, il s’autorise un inceste qui s’achève par la mort en
même temps du père et de sa fille, fin digne des héros de la littérature aussi bien occidentale
que maghrébine.
Que penser de l’image que donne Chraïbi de la mère ? Mahomet a dit : “le paradis se
trouve sous les pieds des mères”365 mais à la lecture de la vie des mères décrites par l’auteur, on
se prend à douter de l’existence même d’un paradis pour les femmes. Le “sous les pieds” signifie
peut-être que la femme se trouve en dehors du paradis. Chraïbi offre une vision dure de la
maternité. Est-ce sa manière de se distancer du monde maternel, ou nous rapporte-t-il une
représentation dramatisée de son vécu ? Les mères “des romans de la famille” aussi bien que
celles “des romans de la tribu” sont frappées du sceau du malheur. On les abandonne, elles
meurent ou deviennent folles.
Et pourtant la maternité représente la seule protection et arme pour les femmes
maghrébines. En perpétuant les traditions à travers leurs fils, elles les enferment dans une toile
dont ils ne pourront se libérer, et là réside leur pouvoir. Au royaume des mères arabes, les
enfants ont une place particulière. Cette place revêt d’autant plus d’importance que leur vie de
femme n’est faite que de frustrations conjugales et sociales. Leur trop plein d’amour se reporte
sur les enfants. Au prestige et à l’honneur procurés par les enfants, se greffe la gratification
qu’offre le statut de belle-mère quand, enfin, elle possède une parcelle de pouvoir sur ses brus.
Dans un système patriarcal comme celui de la société maghrébine, il s’avère, curieusement, que
le vrai maître est la mère du mari. Aucune belle-mère n’apparaît dans les romans de Chraïbi,
mais cette absence peut s’expliquer par sa propre inexpérience. Enfant, il n’a pas connu de
présence de belle-mère aux côtés de sa mère, son père étant orphelin, et plus tard en épousant
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des femmes étrangères il a mis fin aux traditions. Sa propre mère n’a certainement pas pu
exercer son pouvoir de belle-mère auprès de ses femmes occidentales. Finalement ce mixage lui
a sans doute permis d’être le seul maître à bord dans sa famille. Une telle incursion dans la vie
privée de l’auteur ne trouve pas de confirmation dans les textes, la seule référence à une bellemère se trouvant dans Succession ouverte, et concernant une belle-mère française.
Force est de reconnaître à la fin de ce développement sur les mères maghrébines la
prépondérance de la relation duelle qui semble satisfaire le fils. Parcourir l’univers des mères
maghrébines dans l’oeuvre de Chraïbi ramène inlassablement vers l’image du couple mère-fils,
unis dans une relation dans laquelle la mère appartient tellement à l’enfant que le lien qui les
attache ne peut plus se dénouer. Il lui appartient comme elle est une part de lui-même.
2.4 Les mères dans “les romans de l’ailleurs”
Nous avons pu constater que dans “les romans de la famille” et “les romans de la tribu” les
mères sont essentiellement maghrébines, “les romans de l’ailleurs” proposent quelques
exceptions de mères occidentales. Leur nombre restreint nous a amené à les analyser en dernier
et non à suivre la logique chronologique. Il s’avère cependant important de les aborder pour
découvrir la perception qu’en a Chraïbi. Rappelons que “les romans de l’ailleurs” sont Les Boucs
et Mort au Canada.
Dans Les Boucs Simone, Française, concubine de Yalann a un fils, Fabrice. Au début du
roman, le père demande des nouvelles de l’enfant malade, la mère répond par un “haussement
d’épaule”. Le père prend la décision d’appeler une ambulance qui emporte l’enfant à l’hôpital.
On devine sa mort imminente, le diagnostic de méningite est posé plus tard. La mère reste
amorphe, apathique, étrangère à ce qui se passe autour d’elle. Seuls, quelques mots simples
laissent imaginer sa douleur : “si jamais, criait-elle, jamais, vous entendez ? jamais mon enfant
venait à mourir [...] fous-moi le camp” (41). L’expression de la douleur varie selon les cultures,
la mère occidentale et la mère maghrébine respectent des codes propres à leur culture366. Les
informations sur Simone-mère sont floues, et seule son apathie face à la mort de son enfant
peut être interprétée comme le signe d’une femme au bord de la folie. Le personnage de
Simone, en tant que mère, ressemble à celui de Ruth, dans un autre roman de Chraïbi Un ami
viendra vous voir. Ruth dans un désespoir profond, tue son enfant367. Les deux femmes
occidentales vivent aussi mal leur couple que leur maternité. Toutes les deux s’échappent dans
la folie. Les représentations des mères occidentales chez Chraïbi nous incitent à penser qu’il
place la femme occidentale en situation d’échec parce qu’elle ne remplit pas son rôle principal
selon la conception maghrébine : être mère.
Mort au Canada présente de manière quasi furtive une mère française, la mère de
Dominique. Elle parle d’elle-même dans le rapport qu’elle entretient avec les hommes, que ce
soit dans l’amour qu’elle éprouvait pour son mari ou dans l’admiration qu’elle ressent pour le
héros du livre Patrik Pierson. Chraïbi la décrit comme une personne aux réactions un peu
infantiles, comme par exemple lorsqu’elle fait la connaissance de Patrik, et qu’elle reconnaît en
lui le musicien célèbre, elle s’exclame : “Youpi ! Vous permettez que je vous embrasse” (64).
Dans sa fonction de mère, elle apparaît peu crédible, notamment quand elle autorise sa fille,
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une enfant de 11 ans, à partir avec un homme qu’elle ne connaît pas. Plus tard, elle demandera
quand même à sa fille de prendre ses distances avec cet homme, et de se faire des amis parmi
les enfants de son âge. Quel danger pressent-elle pour sa fille ? Son comportement inconstant
déstabilise sa fille qui se demande pourquoi sa mère, après lui avoir accordé une telle liberté,
lui parle maintenant comme à un bébé. Il y a une telle distance entre mère et fille, qu’à aucun
moment leur relation n’est crédible. Chraïbi ne s’attarde pas sur la relation entre la mère et la
fille. Il n’y a ni dialogue entre elles deux, ni réel regard de la mère sur son enfant. Comme
Simone, la mère française reste floue dans son rôle maternel. Dans Les Boucs Patrik évoque la
femme et les enfants qu’il a eus en France et qu’il a abandonnés. Le lecteur n’en saura pas plus,
si ce n’est que le couple formé par Patrik et la mère de ses enfants l’avait poussé à fuir vers
ailleurs : “Je suis parti il y a longtemps de cela. Il y a quelque chose de pourri au royaume du
couple. De la famille.” (Mort au Canada, 30). Cette femme/mère n’est là que pour nous
apporter des informations sur le personnage principal. La situation se reproduit, le couple
vacille et dans le tumulte, les enfants souffrent.
Enfin, toujours dans ce roman, il y a la jeune future mère Sheena, abandonnée par Patrik.
Enceinte de huit mois, elle repart dans son pays. Là encore Chraïbi décrit une femme
malheureuse d’avoir perdu l’amour de son amant. La maternité de Sheena n’affecte en rien le
cours du livre et n’apporte aucune dramatisation à la séparation. L’enfant et la mère n’existent
pas, le plaisir de l’homme prédomine. Par deux fois, le héros, dans une relation avec une
étrangère, ne se soucie pas de ses enfants. Peut-être que l’importance de la paternité est à
relativiser lorsqu’elle fait partie du couple mixte.
Ce tour rapide des mères occidentales n’autorise pas à tirer de conclusions. Les trois mères
ne sont pas définies par leur statut de mère mais bien plutôt par celui de femme. Le fait qu’elles
soient mères paraît à la limite superflu, à tel point que dans plusieurs cas l’enfant disparaît. On
peut alors se demander pourquoi les personnages sont accompagnés d’enfants. Leur fonction
sert principalement à relancer le discours de l’homme sur lui-même mais leur absence ne se
remarquerait pas. Dans ce genre de détail se glisse peut-être un amalgame culturel : pour un
écrivain maghrébin une histoire entre un homme et une femme ne peut être complète qu’avec
la présence d’enfants car le couple dans la société maghrébine signifie avant tout parentalité.
L’empreinte culturelle demeure vivace chez Driss Chraïbi.
Si nous résumons la vision que donne l’auteur de la vie de femme occidentale, elle est
plutôt sombre : les quatre femmes séparées de leur mari ont raté leur vie de couple. La première
a mis son concubin à la porte mais celui-ci ne l’aimait plus vraiment. Quant aux trois autres,
elles ont été abandonnées. Il n’y a aucun point commun dans leur statut social. La première,
Simone partage la misère de son ami. Pour la seconde, la mère de Dominique, aucune
information n’est apportée, de même que pour l’épouse abandonnée avec ses enfants. Quant à
Sheena, elle retourne vivre chez ses parents, femme répudiée, elle retourne chez son père,
comme le ferait une femme arabe. Les femmes n’existent pas par elles-même, mais par et pour
l’autre, ce qui correspond également à une définition de la femme maghrébine. Aux yeux de
Chraïbi, la femme occidentale n’est pas mère par essence, mais d’abord maîtresse et elle en est
malheureuse. Autrement dit, sans maternité, point de bonheur pour la femme, peut être la
conclusion à tirer de la description que Chraïbi nous donne des femmes occidentales.
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L’écrivain éprouve une certaine incapacité à trouver les mots pour définir les mères, leurs
sentiments. Elle s’explique sans doute par l’éloignement culturel entre l’auteur et les mères
occidentales. Celles-ci fonctionnent selon des critères dont il semble ne pas posséder les clefs
pour les comprendre. Enfin dans “les romans de l’ailleurs”, il s’agit avant tout de l’histoire d’un
homme qui se cherche, s’examine, et qui à force de trop se regarder, ne voit plus l’autre.
Pour résumer nos propos concernant la mère dans les trois catégories de romans, nous
souhaitons en relever les points saillants. Le principal se résume dans la surprésence de la mère
maghrébine. On y retrouve les schémas culturels qui la rendent spécifique. Dans “les romans
de la famille” comme dans ceux “de la tribu”, la mère revêt la figure d’un personnage infantile,
pur et fruste. La “bonne” mère, bonne dans l’acceptation des codes de la société maghrébine,
se dévoue à ses enfants et à son mari. Elle n’est que mère, d’ailleurs on ne découvre l’existence
d’une réalité corporelle chez elle que lorsqu’elle est morte (le corps voilé du cadavre dans Le
passé simple, la dépouille mortelle découverte au grand jour dans L’inspecteur Ali ou sous forme
d’ossements dans La Mère du Printemps) ou quand le fils devient le créateur de la femme
enfouie dans la mère, dans La Civilisation, ma Mère. D’autre part, la mère traditionnelle dans
sa fonction alimentaire rend l’homme heureux, car les goûts et les odeurs le renvoient aux
temps bénis de l’enfance. Enfin la mère doit de préférence enfanter des garçons. Ce dernier
point atteint son apogée dans le personnage d’Hineb : mère de fille, elle est répudiée et son
enfant lui est pris alors que devenue mère d’un garçon elle reprend sa place auprès de son mari
et s’épanouit grâce au pouvoir que lui confère la naissance d’un fils. “Les romans de l’ailleurs”
confirment le bien fondé de l’idée qu’une femme n’est heureuse qu’en tant que mère
traditionnelle dans la conception maghrébine, ils décrivent tous des mères occidentales
malheureuses. Simone perd son enfant et sombre dans la folie, la mère de Dominique n’a pas
de vraie relation avec sa fille et Sheena, enceinte, est abandonnée. Ce détail montre que dans
le couple mixte l’enfant n’a pas d’importance. Nous nous étions demandé ce qui avait motivé
l’auteur à faire de ces femmes des mères, la conclusion est qu’en maghrébin, il ne peut
concevoir une femme sans la maternité. Mais la femme occidentale émancipée disfonctionne
dans sa relation avec l’enfant là où la mère maghrébine traditionnelle triomphe. Et quand bien
même les mères maghrébines sont abandonnées ou meurent, l’admiration du fils à l’égard de
la mère ne comporte aucune limite leur donnant une totale puissance. Les faveurs de Chraïbi
vont vers cette dernière car il porte en lui l’image de la femme maghrébine fortement incrustée.
Il tente de s’échapper, il va vers un autre mode, mais cela ne le satisfait pas, il reste maghrébin.
Le couple adulte-enfant s’avère le lieu dans lequel il se retrouve le plus volontiers : mère-fils
dans “les romans de la famille”, pseudo-père-enfant dans “les romans de l’ailleurs”. Le héros
s’épanouit dans le couple qu’il forme avec sa fille dans “les romans de la tribu”.
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Proverbe arabe populaire
G.H Bousquet 1966, L’éthique sexuelle de l’Islam. Maisonneuve et Larose, p.2.
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Boudhiba 1975, La sexualité en Islam. PUF, chapitre III.
On parle souvent de l’influence exercée par quelques unes des quinze femmes du Prophète, comme
Aïcha qui alla même sur le champ de bataille combattre Ali, le gendre du Prophète.
Annemarie Schimmel 1995, L’Islam au féminin. Traduction S.Thiek. Albin Michel 2000. L’auteur tente
bien de démontrer le contraire en recensant les femmes qui ont joué un rôle surtout dans le soufisme,
mysticisme islamique du début du VIIIe. Le Coran parle rarement des femmes ou en parle sans les
nommer ; la seule à être abordée et vénérée explicitement, surtout par les mystiques, est Marie, Maryam,
la mère de Jésus. Les autres femmes se retrouvent souvent définies par leur appartenance à un roi ou au
Prophète. L’amour du Prophète pour les femmes ne peut être, selon l’auteur, mis en doute car n’a-t-il
pas affirmé “de votre monde Dieu m’a fait aimer les femmes et les parfums agréables ?”p.28. La
démonstration ne nous a pas convaincue, nous croyons plus à l’adhésion suscitée par une sentence
formulée au XIIIe en Inde du Nord : “celui qui cherche le Seigneur est viril ; celui qui cherche l’au-delà
est un homosexuel passif ; celui qui cherche le monde est une femme” p.90. La femme, embarrassée par
sa réalité corporelle, ne peut s’élever vers le monde spirituel.
Op cit. Malek Chebel 1996, La féminisation du monde. Essai sur Les Mille et Une Nuits. Payot & Rivages,
p.119.
“L’institution du califat, au lendemain de la mort du Prophète, a été imposée par les circonstances ;
élevée au rang de dogme, elle a néanmoins disparu en 1924”. Alain Gresch “Une fausse unicité”. Le
Monde diplomatique, novembre 1994.
Sourate IV,1.
Sourate III,195.
Sourate IV, 32,
Sourate IV, 11.
Mansour Fahmy 1913, La condition de la femme dans l’islam. Rééd. Allia, 2002, p.48.
Sourate IV, 34.
El Bokhari 1964, L’authentique tradition musulmane. Traduction de G.H Bousquet. Grasset, pp.203 et
280.
Freud a développé l’idée d’un meurtre originaire dans Totem et Tabou, il a nommé ce scénario le mythe
de la horde primitive. Il renvoie aux débuts de l’humanité lorsque le père jaloux régnait en maître absolu,
gardant toutes les femmes pour lui. Les fils ont alors décidé de le tuer et de le manger -le repas totémique-.
La culpabilité va lier les fils entre eux. Ce lien et le fait qu’ils vont être amenés à établir des règles pour
ne pas s’entretuer vont les transformer en êtres sociaux.
Françoise Couchard 1994, Le fantasme de séduction dans la culture musulmane. PUF, p.19.
Eric Fromm 1953, Le langage oublié. Payot 1975. Il oppose dans ce livre à l’envie du pénis, théorie de la
sexualité au féminin de Freud, l’envie de fécondité, l’homme devra prouver son pouvoir de production
par la bouche, par la parole, la création, c’est ce qu’il appelle le mythe de Marduk.
Germaine Tillon 1966, Le harem et les cousins. Seuil, p.22.
Mansour Fahmy, ib. p.25.
Les traductions des mots essentiels se trouvent en annexe.
Daniel Sibony 1992, Les trois monothéismes. Juifs, chrétiens, musulmans entre leurs sources et leurs destins.
Seuil, p.71.
D’après Maurice Borrmans 1971, Statut personnel et famille au Maghreb de 1940 à nos jours. Thèse
Université Paris IV.
G.H Bousquet, L’éthique sexuelle de l’Islam. Ibid. p.115.
Juge des affaires familiales
Notons au passage l’inversion symbolique -dentier du père- et -sexe du fils-, le haut de l’un paie pour le
bas de l’autre. Ou faut-il y lire l’expression “avoir une dent contre” ? Ou encore “se faire les dents”,
apprentissage que le jeune Driss effectue aux dépens des dents du père, celui-ci se retrouvant comme un
vieux loup sans dents, il ne peut plus mordre.
Abdelhak Serhane1995, L’amour circoncis. EDDIF, p.159.
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Anissa Chami, “Figures de l’étrangère dans l’oeuvre de Driss Chraïbi”. Littératures maghrébines, vol 11.
tome 2. Ib.
Ib, p.75.
Abréviation familière de Nord-Africain.
Les Boucs, p.174.
Succession ouverte, p.15.
Hadith de Suyûti, cité par Bouhdiba, La sexualité en Islam. Ibid p.96.
Driss Chraïbi 1998, Vu, lu, entendu. Denoël.
Sourate XLIII, 18.
Hadith célébre du Prophète.
Mansour Fahmy. Ib. p.45.
Interview avec Basfao, 1975 : “ Patrick c’est moi” dit Driss Chraïbi. Ib.
Interview avec Basfao, ib.
Interview accompagnant la thèse de Basfao. Ib. p701 : “ Mon propos était de décrire tous les
mouvements de la passion…l’usure du couple, en prenant comme personnage non la femme, ni
l’homme, mais la passion elle-même”.
Nous avons ajouté les caractères en italiques pour souligner les termes se rapportant à la vision.
Relevons ici le même procédé d’inversion : -aveugle (haut) pour avoir vu le sexe (bas)- que celui évoqué
dans la lecture du Passé simple : -plaisir du sexe du garçon au frais des dents du père-.
Nous pensons au type de pathologie à caractère hystérique qui fait perdre au patient(e) l’usage de la vue
dans une problématique sexuelle.
Nous avons souligné les mots importants en italiques.
Interview avec Basfao Kacem, 1975. Ib. p.714.
“Et ce fut dans une fièvre liquide […] qu’il lui arracha les vêtements”. Les Boucs p.134.
Cf . Marthe Robert 1972, Roman des origines et origines du roman. Grasset, Coll.Tel.
Marthe Robert 1994, La traversée littéraire. Grasset, p.240
Jacques Madelain 1983, L’errance et l’itinéraire. Sindbad, p.97.
Madelain, Ib. p.101.
André Green, Psychanalyse et critique littéraire. Ib.p.102.
Camille Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes. Maternité et patriarcat au Maghreb. Ib. p.148.
Nous reviendrons sur ce sentiment dans l’analyse du rapport maternel.
Chraïbi, à travers le personnage de l’esclave, rappelle une page de l’histoire des Arabes. En pleine période
de conquête, les Arabes avaient un nombre considérable d’esclaves. Les traditions littéraires traduisent
avec éloge leurs qualités, à tel point qu’elles participaient à la vie des hommes alors que les femmes
légitimes, considérées comme inintéressantes, étaient enfermées. Mansour Fahmy relève qu’à un certain
moment les esclaves sont si bien acceptées par la société que les hommes les épousent : “l’esclavage est
si peu méprisé en pays musulman que les sultans de Constantinople, chefs sacrés de l’islam, naissent tous
de femmes esclaves et n’en sont pas moins fiers”. Ib. p.92.
Notons la double connotation : la mère de ses enfants incarne l’accord avec la tradition et la religion
mais elle renvoie également l’homme à son statut de fils.
Hadîth du Prophète, répertorié par Bokhâri, L’authentique tradition musulmane. Ib. p.168.
Dans “les romans de l’ailleurs” ne se trouvent que des mères occidentales. Nous les étudierons à la fin
de ce chapitre.
Pour Mélanie Klein les premiers objets pulsionnels, qu’ils soient partiels (sein et pénis) ou totaux
(parents, fratrie) sont déformés dans la vie fantasmatique de l’enfant en “bon” ou en “mauvais”. D’abord
il y a le “bon” sein gratifiant, généreux mais aussi le “mauvais” sein celui qui est retiré, qui frustre.
L’enfant projette son amour sur le “bon” sein et son agressivité sur le “mauvais” sein, la dualité des
pulsions de vie et de mort, entre libido et destructivité est à l’oeuvre. Ce clivage est le premier mode de
défense contre l’angoisse.
Bouhdiba, La sexualité en Islam. Ibid, p.262.
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Berceuse relevée par G.Boris 1951, Documents linguistiques et ethnographiques sur une région du Sud
Tunisien (Nefzaoua), pp.160-163 op. cit. A. de Premare 1973, “La mère et la femme dans la société
familiale traditionnelle au Maghreb. Essai de psychanalyse appliquée” Bulletin de psychologie XXVIII
1973.
Tillon Le harem et les cousins. Ibid, p204.
Chebel Malek 1998, “Mères, sexualité et violence”, pp.49-59. Etre femme au Maghreb et en Méditerranée.
Du mythe à la réalité. Sous la direction de Dore-Audibert Andrée et Khodja Souad. Ed. Khartala.
Si l’on en croit la dédicace de La Civilisation, ma Mère : à H. Zwitten, ma mère.
Driss Chraïbi Vu, lu, entendu.Ib. Il parle de sa mère en la nommant “la créatrice de mes jours”.
C’est sans doute ce qui explique que Chraïbi cite le nom de sa mère aussi furtivement.
Pierre Bourdieu 1972, Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de trois études d’etnologie Kabyle. Droz,
pp. 36-38
Scène des mouchoirs cachés sous le lit de la mère qui renvoie à la sexualité des parents : “Elle cachait les
mouchoirs conjugaux sous son matelas et lorsque je venais à les découvrir elle s’empressait de
m’expliquer : j’ai été enrhumée cette nuit, je m’y suis mouchée –et je psalmodiais : ce-sont-lesmouchoirs-où-maman-s’est-mouchée”. Le passé simple, p.131.
Julia Kristeva 1987, Soleil noir. Gallimard : “Le matricide est notre nécessité vitale”, p.38.
Chraïbi répondant à un questionnaire établi par A.Laâbi dans la revue Souffles n.5. 1967, p.5.
La Civilisation, ma Mère.
Interview en 1972, citée par Eva Seidenfaden, Ib.
Nous conservons l’appellation de Basfao qui les nomme ainsi car ces romans se passent aux temps
anciens de la tribu berbère.
Et sept dans les huit romans traités.
Remarquons que Chraïbi est également un précurseur du genre policier dans la littérature maghrébine.
Ce rapprochement sera explicité dans le paragraphe sur le petit frère.
622, an 1 de l’Hégire est le départ du Prophète vers Médine. L’islam est en route et atteint le Maroc
quelques années plus tard.
La Civilisation, ma Mère ou Mort au Canada.
Montserrat-Cals. Ib, p.232. Sans être réellement vécu comme un acte de résistance, on peut espèrer que
les femmes ont néanmoins conscience que l’acte de procréation ne saurait exister sans elles.
Cité par Boudhiba, La sexualité en Islam. Ibid. p.144.
La mère de Driss, haletante de souffrance dans un premier temps, se farde ensuite pour séduire son mari
dans l’espoir d’enfanter de nouveau. Simone réagit apathiquement, n’arrive pas à exprimer ses
sentiments, puis elle rejette son amant.
Driss Chraïbi 1967, Un ami viendra vous voir. Denoël.
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Chapitre II : Le monde masculin
1 L’ H O M M E
Le comportement de l’homme maghrébin différe-t-il de celui de l’homme occidental ? De
quelle manière ? A quel moment le petit garçon dans la société maghrébine acquiert-il le statut
d’homme ? La lecture d’un auteur maghrébin nous amène à poser ce type de questions.
L’observation du monde féminin a cerné la place de la femme dans l’univers chraïbien tout en
entrouvant une fenêtre sur celle occupée par l’homme. Maintenant l’étude des personnages
masculins et de leurs caractéristiques doit être poursuivie pour être tout à fait complète. Dans
un souci de clarté nous conservons un distinguo entre l’étude des hommes occidentaux et celle
des hommes maghrébins. Les premiers nous intéressent car ils nous montrent quelle est la
perception de l’écrivain de l’autre monde, celui qu’il a adopté. Quant aux seconds, ils dominent
bien évidemment les trois cycles romanesques puisqu’ils ont été créés à partir du monde de
notre auteur, celui de l’origine. Nous appliquons la même organisation que celle choisie pour
l’étude des femmes, c’est-à-dire un orde chronologique, en partant du monde de l’origine, “de
la famille” puis en passant par celui de “l’ailleurs” qui nous ramène vers le lieu de l’origine, “la
tribu”. Nous accordons aux “romans de la famille” un développement plus détaillé. Ce choix
s’explique par l’approche psychanalytique où l’enfance compte plus particulièrement.
1.1 Les hommes dans “les romans de la famille”
• Le personnage principal
Le personnage principal se résume au seul homme occupant les devants de la scène dans “les
romans de la famille” : Driss, de sexe masculin, de culture maghrébine et de confession
musulmane. Les mêmes souvenirs d’enfance reviennent : une fratrie, qui au fil du temps va
s’étioler, un père fort, dominant et une mère adorée. Le milieu social, celui de la bourgeoisie
des commerçants, demeure identique dans les trois romans. Le lecteur reconnaît, dans ces traits
communs mais aussi dans l’idéal de vie et les angoisses du héros qui se profilent, la source
biographique de l’inspiration. De même au cours du temps, le personnage expérimente et
vieillit comme son créateur ; la constance des traits de la personnalité du héros témoigne du
caractère autobiographique.
Driss se définit en premier lieu comme fils, ce qui ne surprend pas dans l’univers “des
romans de la famille”. Le passé simple raconte son face à face avec son père. Dans Succession
ouverte, il devient le fils prodigue, la mort a écarté le père physiquement sans lui ôter son
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pouvoir vis-à-vis de Driss. Et dans La Civilisation, ma Mère, il dénie toute autorité au père, le
désarmant. Driss se situe dans ces romans face au père. Quant à son rapport à sa mère, on
observe exclusivement un amour constant du fils pour elle, amour qui l’autorise à prendre tous
les rôles. Il est tantôt son confident, tantôt son accompagnateur, tantôt son initiateur, tantôt
son “amoureux” plaintif, revendicatif, frustré.
L’enfance passée, que deviennent les “Driss” ? Sont-ils mariés ? Ont-ils des enfants ? Un
emploi ? Dans le premier livre, Driss, grand adolescent presque un jeune adulte, mais encore
célibataire se penche sur son enfance. Dans Succession ouverte on retrouve un Driss plus âgé,
marié à une étrangère, il a des enfants qu’il adore et une belle-mère, “une brave femme”, sur
laquelle il s’acharne. Ses statuts de mari et de père ne sont que rapidement évoqués. Il s’exprime
principalement en sa qualité de fils et il retourne seul dans sa famille. Ses frères évoquent son
départ, sa vie d’homme avec ses choix mais le héros ne réagit pas. Il n’est pas là pour justifier
ses choix d’homme, il est venu en tant que l’enfant de ses parents. De la même manière dans
le livre suivant La Civilisation, ma Mère, il se souvient essentiellement de lui-même enfant, puis
adolescent, donc uniquement dans un rapport avec sa mère.
Dans sa vie d’homme, sa sexualité le pousse vers les femmes malgré la présence, dans Le
passé simple, d’une allusion à une éventuelle relation homosexuelle avec Roche. A notre avis,
dans ce contexte l’homosexualité relève plutôt de la culture maghrébine que de la personne de
Driss ou de Roche. Les allusions verbales à la sexualité sont fréquentes et s’inspirent d’une
échelle de valeurs entre la virilité de l’homme pédéraste actif et la passivité de l’autre. Selon
Bouhdiba “l’islam est hostile à toutes formes de déviation de la sexualité, car elles vont à
l’encontre de cette dualité masculin/féminin”368 ; la condamnation de telles pratiques sexuelles
par la religion n’empêche pas qu’elles sont extrêmement courantes au Maghreb car toujours
selon Boudhiba “la non-mixité finit par valoir promiscuité”369. Mais, encore une fois, nous
n’avons relevé l’homosexualité dans les romans de Chraïbi qu’accessoirement. Quant aux actes
de pédophilie racontés dans Le passé simple, ils appartiennent à la culture de l’écrivain et il les
condamne. La sexualité de Driss, jeune adulte, se limite aux prostituées avec lesquelles il se
comporte en étalon viril, la quantité nécessaire à la satisfaction de sa libido palliant la qualité
des rapports. Dans Succession ouverte, nous savons seulement que Driss est marié, situation
n’entraînant aucun commentaire. A travers la femme du frère, ce livre ébauche une vision de
la sexualité comme unique plaisir des pauvres, au grand désespoir des femmes acculées à
accoucher tous les ans. En résumé, le héros “des romans de la famille” raconte la sexualité, sans
grande particularité, d’un jeune adolescent en train de devenir un homme.
L’observation du personnage principal, à travers ses représentations sociales dans les
romans, le désigne comme un maghrébin, jeune, intellectuel, formé par l’école française. Les
mêmes déception et amertume habitent tous les héros. Ils ont vécu dans l’admiration de la
culture française, y ont cru, et un jour se sont aperçus de leur erreur. Dans Le passé simple Driss
vénère la culture dite cartésienne et les valeurs du monde français, mais aux moments difficiles
il ne trouvera aucun soutien chez ses amis ou professeurs français. Plus tard, dans Succession
ouverte, il vit en France et somatise son mal d’être dans une culture qui s’avère finalement si
étrangère. Les personnages ont partagé la même fascination et la même idéalisation pour la
culture française, ils se sentent pareillement trahis par cette société. Leur parcours se transforme
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en une difficile tentative de réconciliation entre des éléments antagonistes qui les composent.
La Civilisation, ma Mère, le dernier livre “des romans de la famille”, peut se lire comme
un tournant pour le héros. Il est devenu un jeune homme solide, fort, à tel point qu’il arrive à
évincer le père et à libérer la mère de sa condition d’esclave légale. L’époque du jeune homme
fragile qui demandait de l’aide à la mère, aux copains, à une étrangère, à un curé ou encore au
médecin s’avère révolue. “Les romans de la famille” illustrent le chemin parcouru pour grandir,
chemin qui va de l’absence de maturité du héros des premiers romans à l’homme adulte de La
Civilisation, ma Mère. Ils nous racontent aussi une tranche de vie qui révèle le travail du temps
et du deuil. Au moment de l’écriture de La Civilisation, ma Mère, Chraïbi vit en France depuis
à peu près 20 ans. La société française reconnaît sa qualité d’écrivain. Son père est décédé
depuis une dizaine d’années et il est devenu à son tour pater familias. Ce faisceau d’éléments
de la vie privée de l’écrivain semble lui permettre de remonter le fil de sa mémoire ; apaisé,
l’écrivain attribue rétrospectivement à son héros le rôle dont rêve tout enfant, celui de donner
à la mère tout ce qu’elle n’a pas reçu du père. Son assise dans le monde occidental l’a auréolé
d’un pouvoir qui apparemment le libère de certains tabous, l’autorisant à fantasmer librement
à travers son personnage mais toujours de façon narcissique.
Le personnage central de Driss condense une plage de vie qui va de la révolte de la
jeunesse du premier livre, à l’assurance de l’homme mûr du dernier. “Les romans de la famille”
s’achèvent, Driss ferme une porte sur le passé et va à la rencontre du nouveau monde. Il revient
sous d’autres noms : Yalann et Patrik dans “les romans de l’ailleurs” puis, devenu héros des
temps anciens, il s’appelle Azwaw dans “les romans de la tribu”. Notre observation de Driss
s’interrompt le temps de recenser les personnages secondaires des “romans de la famille” qui,
indirectement, racontent Driss.
• Les personnages secondaires
Maghrébins
Parmi les personnages secondaires, nous proposons la distinction entre maghrébins et
occidentaux afin d’évaluer si l’auteur raconte les deux mondes avec autant d’aisance. Les
premiers, dans Le passé simple, sont des copains de Driss. Il y a Kilo, qui, lorsque tout le monde
tourne le dos à Driss, n’hésite pas à l’héberger, et à dérober le dentier du père de Driss pour que
ce dernier ait un peu d’argent. Il y a aussi le chauffeur de car, Jules César, qui répond à l’appel
de Driss lorsqu’il a besoin de lui. Ils appartiennent à un milieu social et intellectuel autre que
celui de Driss ; Kilo et César : des “paillards et des truands”-, mais comme lui, ils sont
maghrébins et leur fidélité en amitié les différencie des copains français. On ne rencontre des
copains que dans les premiers romans, écrits à un âge où socialement le copain a détrôné la
famille et où la propre famille n’existe pas encore. Ils sont présentés à travers l’amitié qui les lie
au personnage principal et éclairent le lecteur sur les états d’âme de Driss.
Dans Le passé simple figure une brochette colorée de personnages tous plus ou moins
curieux. Ils se répartissent en deux groupes inégaux : les hommes que l’on rencontre dans le
huis-clos des demeures et ceux que l’on côtoie dans la rue. Les premiers comptent le groupe
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des frères mais, hormis le petit frère, Hamid, qui joue un rôle important dans la vie de Driss,
les autres interviennent peu dans l’histoire. Driss entretient avec eux des relations qui vont de
la haine à l’amour en passant par l’indifférence. Un couple de frères revient à trois reprises, celui
de Driss et Nagib. Un réel dialogue n’existe pas entre eux et leur relation passe en fait à travers
la mère ou le père. Nagib est à chaque fois décrit comme un homme, grand, “un géant” fort,
pas très intelligent mais affectueux pour ses parents. Dans Le passé simple, il est le frère exclu de
la relation entre Driss et Hamid. A la mort du petit frère, Driss surprend Nagib dans sa
chambre et furieux -pour lui, Nagib a sa part de responsabilité dans la mort de Hamid- il
l’oblige à se masturber devant lui pour l’humilier. Dans Succession ouverte, Nagib stupide mais
d’une fidélité irréprochable représente le bras droit du père ; dans La Civilisation, ma Mère, il
tient le même rôle vis-à-vis de la mère, il est le protecteur dans les deux cas. Même si son rôle
semble secondaire dans le couple fraternel, il tient une place de choix par les liens qu’il a tissés
avec ses parents. Driss se sert de Nagib comme d’un instrument pour arriver à ses fins. Dans
La Civilisation, ma Mère, sorte de journal écrit à quatre mains par Driss et Nagib, les frères
travaillent ensemble en toute complicité à l’émancipation de leur mère. Cependant Driss
domine la situation et le roman se termine sur la perspective des retrouvailles entre lui et sa
mère. Pourtant Nagib s’est glissé sur le bateau qui amène la mère à Driss, de la même manière
qu’il s’était infiltré dans la relation entre sa mère et son frère : en passager clandestin. L’intrusion
de Nagib peut indiquer qu’à un niveau inconscient, il fait fonction de tierce personne, censeur
évitant le tête-à-tête entre la mère et Driss. Le père a été plus ou moins destitué de son autorité
dans l’imaginaire de l’enfant, ainsi il ne peut plus séparer mère et fils. Mais la censure intervient
empêchant mère et fils de s’enfermer dans une relation duelle, à travers la présence du frère.
Les autres frères sont pitoyables, que ce soit l’aîné alcoolique ou celui qui vit dans un
gourbi avec une femme noire, pauvre et vieille ou encore l’autre, dément. Socialement ratés, les
frères vivent de l’héritage laissé par le père. Si ce dernier n’avait pas pris le soin d’organiser leurs
vies, ils auraient éprouvé des difficultés encore plus grandes. Mais peut-être que le fait que le
père ait tout préparé n’a pas laissé aux enfants l’espace de liberté nécessaire pour construire leur
vie. Dans les romans, l’auteur ne parle à aucun moment d’éducation pour les frères, ce qui
correspond à la réalité biographique : “aucun de mes frères n’allait au lycée, Mohammed, l’aîné,
fréquentait l’école primaire des fils de notables”370. Le père de Driss Chraïbi avait tenté de
stimuler tous ses fils à suivre des études mais il n’a réussi qu’avec Driss. Dans une interview,
l’auteur parle de ses frères comme d’enfants gâtés, laissant penser qu’ils n’ont pas été les laisséspour-compte que l’on pourrait imaginer371. Driss apparaît comme le seul enfant à s’en être
sorti ; loin de sa famille, il semble avoir eu plus de chance que ses frères pour s’épanouir. La
note autobiographique la plus tangible concerne les prénoms de ses frères attribués à certains
de ses personnages.
Dans la sphère familiale sont également évoqués un oncle et un cousin. Le premier, mari
de la soeur de la mère, répudie sa femme pour un motif futile. Il dispose d’une certaine aisance
qui l’autorise à recevoir les autorités religieuses dans sa demeure. Ce personnage secondaire
détient néanmoins l’importance d’avoir servi un temps de substitut au père absent, lors de la
circoncision de Driss. Que ce rôle, que l’on pourrait croire comme incombant au père, soit
tenu par un autre membre de la communauté est une pratique courante. Mais Driss se
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souvenant des années passées chez l’oncle, ne l’associe qu’à des événements graves et
douloureux de sa jeunesse : école coranique, circoncision, maladies, et poux. La période passée
auprès de l’oncle offre l’occasion à l’auteur de critiquer tout autant le milieu familial que la
société. Enfin en ce qui concerne le cousin, il n’est évoqué qu’à travers sa philosophie du travail
qui plaît à Driss : “Ali Souda asservissait le travail” (69), en clair, le cousin ne travaille que
quand le besoin devient pressant. Une telle philosophie séduit le jeune héros. Le cousin indique
un trait de caractère propre à cet âge-là de Driss. La famille est présente autour de Driss mais
comme une toile de fond. Les frères, l’oncle ou le cousin n’exercent pas d’influence sur lui.
Le cercle restreint de la famille s’accompagne de quatre personnages : le fiqh de l’école
coranique, le religieux de Fès, nommé Si Kettani, le cadi de Fès et le sultan du Maroc. A travers
les trois représentants religieux Chraïbi exprime ses critiques. Le fiqh de l’école coranique a
laissé de mauvais souvenirs à l’enfant, l’énurésie en sera une des séquelles. Si Kettani, rencontré
par Driss à Fès dans la demeure de l’oncle, va focaliser la haine de l’adolescent pour son père.
Il retrouve chez cet homme la rigidité en matière religieuse et l’hypocrisie de son père. Si
Kettani, opportuniste, se sert de la religion pour s’enrichir, faisant payer ses services d’un quart
d’heure d’intimité. Quant au cadi qui signe les papiers de répudiation, le portrait n’est pas plus
flatteur. Sa signature n’avalise pas un précepte religieux, elle ne sert qu’à faire rentrer de l’argent
à moindre effort. Enfin, il y a le sultan qui accorde sa bénédiction à Driss avant qu’il ne parte
pour la France. Autorité absolue, il couronne les plans du père de Driss, et Driss ne peut se
rebeller. Ainsi les hommes rencontrés sont des hommes de pouvoir contre lesquels le
personnage principal s’oppose plus ou moins ouvertement. Dans son rejet de la société
patriarcale, Driss refuse tout ce qui s’y rattache : l’autorité, les pouvoirs religieux et politique.
Les personnages secondaires servent à mêler critique de la famille et critique de la société. On
le sait, dans les contes, les héros ont toujours une dent contre la société ou ses représentants.
Les noircir magnifie le héros et lui attire la sympathie du lecteur. Driss en est un exemple.
Les hommes rencontrés dans la rue sont plus difficiles à cerner. Ils forment un groupe
hétéroclite de voleurs (15), de truands paillards (140), d’un gardien de passage à niveau
manchot (16), d’un berbère analphabète qui lit le journal à l’envers (73), d’un ouvrier agricole
dont la subtilité égale celle du sphinx de Delphes (105) ; ou encore de deux noirs, dont l’un
fait cuire les petits pois avec leurs gousses, puis d’un cycliste qui perd ses merlans en route. Le
lecteur plonge au milieu d’un tableau surréaliste. Aucun lien direct entre ces personnagesanecdotes curieux, déplacés, et l’histoire, et pourtant, ils ont leur raison d’être. Driss les situe
aux moments importants de la crise avec son père. Ils désignent les tentatives de Driss pour
désamorcer l’explosion qui le menace. Quelque chose de grave est en train de se passer dans sa
tête. Observer qu’ailleurs le film de la vie parfois dérisoire se poursuit, l’aide à relativiser et à
diminuer la tension.
Deux autres groupes plus homogènes et plus présents, les mendiants et les marchands, se
croisent dans la rue. Ils reviennent souvent372 et apportent plus qu’une coloration sociologique
du monde dans lequel évolue Driss. Chaque ville possède ses mendiants distincts de ceux des
autres villes ; ils se fondent tels des caméléons dans l’atmosphère propre à la ville et en donnent
une image (75). Ils sont le bruit de la ville (13), partout présents (14), ils sont les yeux et les
oreilles de la cité. A la manière d’un choeur grec, ils racontent la vie du héros (31), connaissent
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la vie des autres, s’en mêlent (224) en insistant parfois lourdement (33). Pourtant aux yeux des
autres, ils demeurent transparents (266) car ils n’intéressent pas les hommes (175,221). Les
mendiants forment une sorte de caste avec une double fonction : observateurs et réceptacles de
la conscience des hommes qui doivent faire l’aumône pour être de bons musulmans. Ils
appartiennent en quelque sorte à l’une des cinq obligations de la religion : faire l’aumône373.
Ajoutons que faire du commerce est également une des quatre activités licites de l’islam374. Les
deux activités, mendiant et commerçant, auréolées de tradition coranique montrent l’influence
du milieu sur l’écrivain. Enfin leurs descriptions interviennent toujours de la même manière,
ils offrent au lecteur une sorte de répit dans un texte rapide et violent.
Les récits des marchands se glissent dans le texte sous la même forme digressive mais le
message s’avère plus difficile à décoder. Par deux fois, ils surgissent dans un contexte de
violence. Au début du livre, la famille assise en triangle attend le bon vouloir du père pour avoir
l’autorisation de commencer le repas du soir pendant le ramadan. La tension monte et Driss
s’évade en se racontant une histoire courte, celle d’un enfant et d’un marchand375. La deuxième
histoire376 se situe entre des historiettes sans rapport les unes avec les autres, sortes d’instantanés
d’un marcheur dans une rue qui regarde autour de lui, pour oublier le principal, à savoir
comment rentrer chez son père après avoir été chassé. Les deux histoires racontent des actes de
pédophilie. Leur sens reste difficile à interpréter, car elles sont totalement en décalage avec le
texte principal. La pédophilie n’y est pas dénoncée avec virulence mais rapportée comme
quelque chose faisant partie du paysage. On peut penser que l’adolescent, mis à la rue, ouvre
les yeux sur certaines réalités de la vie, l’amenant à une prise de conscience qui relativise ses
propres difficultés. Mais c’est surtout à travers les marchands que la voix de l’écrivain veut se
faire entendre sur les pratiques de pédophilie au sein de sa société. Le naturel du ton de
l’écrivain montre que la situation est quotidienne et non exceptionnelle. Ecoutons par exemple
le Père Abbou s’adresser au jeune garçon :
-Je te baise à toutes les prières du soir, c’est entendu. Mais tu manges plus de
sauterelles que n’en valent ton derrière et tes yeux de gazelle. […] Ecoute, mon fils.
Tu es impossible. J’ai été plus qu’un père pour toi. Je t’ai recueilli, sauvé de la rue et
des mauvaises fréquentations. (51)
Chraïbi rapporte ces histoires de manière détachée, c’est-à-dire sans jugement moral ou autre,
son accusation en devient plus forte.
Avant de poursuivre, il nous semble nécessaire de faire le point sur la place particulière de
la pédophilie dans la société maghrébine. Deux lieux propices à la pédophilie, lieux
caractéristiques de la culture maghrébine reviennent souvent sous la plume des écrivains
maghrébins : l’école coranique et le hammam. Chraïbi évoque l’école coranique dans Le passé
simple, comme un lieu de découverte de la pédophilie, à l’initiative d’enfants plus âgés sur les
plus jeunes ou du maître même. Le M’sid est une école dure où les méthodes visant à inculquer
la soumission à l’enfant se caractérisent par la violence et l’agression : “Très souvent c’est avec
les faveurs de son corps que l’enfant contourne l’agressivité du maître. Il peut ainsi faire
l’apprentissage de la sodomisation qu’il subit dans la peur, la soumission et la violence”377. De
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telles pratiques dans une école religieuse, avec la complicité du maître quand ce n’est pas avec
sa participation, ne sont pas rares. En tant qu’occidentale on aurait envie de savoir où sont les
parents et pourquoi ils n’interviennent pas mais le viol est apparemment connu et accepté par
le corps social : “Qui veut apprendre, doit passer sous le maître” dit le proverbe378, signifiant
que la violence sexuelle fait partie de la formation religieuse. Dans certains milieux
traditionnels les parents accordent même un goût de sainteté au sperme du fiqh : “une dose
d’intelligence et de bénédiction divine qu’il est souhaitable que le maître coranique transmette
directement à l’élève”379. La place de l’apprentissage précoce de la soumission dans les écoles
coraniques a déjà été soulignée ; la sexualité se révèle un instrument de plus pour briser la
volonté des enfants :
En hiver, confesse-t-il, j’aime beaucoup somnoler et le maître n’y peut rien car je lui
fais du chantage : l’année dernière il m’a fait des propositions malhonnêtes et je les ai
acceptées afin qu’il me laisse en paix [...] Tout le monde accepte les propositions du
maître coranique ! Il nous caresse furtivement les cuisses et quelque chose de dur nous
brûle le coccyx. C’est tout ! Je sais que ce n’est pas grave [...] Les parents généralement
ferment les yeux pour ne pas mettre en accusation un homme qui porte en son sein
la parole de Dieu...380.
Les pratiques de pédophilie des fiqh peuvent être considérées comme une réponse à deux faits
de la société maghrébine. Elles pallient la frustration créée par la séparation des deux sexes,
scission si hermétique qu’elle empêche les hommes de s’approcher des femmes librement, les
enfermant dans leur solitude sexuelle. La seconde réponse tient dans les us et coutumes en
vigueur qui exigent que pour se marier l’on dispose de moyens financiers. Or les hommes qui
enseignent le Coran sont pauvres. “Plus tard, j’ai compris que c’est la pauvreté qui incite le
“taleb” à l’homosexualité, car dans notre ville il faut avoir beaucoup d’argent pour se marier.
Les femmes se vendent sur la place publique, enchaînées aux vaches, et les bordels sont
inaccessibles aux petites bourses”381. La pauvreté sexuelle due à la culture religieuse ou/et la
misère expliquent les violences exercées sur de jeunes enfants et éclairent des zones sombres de
la société maghrébine. Notons les termes qu’utilise Françoise Couchard pour évoquer le
problème : “les séducteurs du monde du dehors” et “l’enfant détourné”, de belles expressions
pour évoquer une dure réalité382.
La pratique des bains communautaires semble également représenter une tentation pour
les hommes, le hammam se présente comme un lieu coutumier de la pédophilie. Les jeunes
garçons, qui viennent de quitter le monde de leur mère, constituent une proie facile pour des
hommes mûrs. Cette situation renvoie au problème de la sexualité de ces hommes et de ces
femmes qui ne peuvent s’approcher que dans le cadre du mariage, nous l’avons dit, à but
procréateur. Que faire des pulsions de la libido ? La question imprègne les rapports dans les
pays du Maghreb.
Quelle position tient la religion quant à la pédophilie ? “La pédérastie entre enfants ou
jeunes gens ne soulève pas d’indignation bien grande ; s’il s’agit d’enfants, elle n’est d’ailleurs
pas théoriquement un zina”383 (péché). Ainsi la sexualité entre garçons d’une même classe d’âge
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est tolérée mais avec les limites clairement indiquées par le texte religieux. Les rapports sexuels
entre enfants et adultes sont en partie causés par la séparation des sexes. Le garçon impubère,
dont l’identité sexuelle n’est pas reconnue par la religion, se trouve refoulé du côté féminin. Il
représente une tentation pour les hommes plus âgés : “Ne vous asseyez pas à côté des fils des
riches et des nobles : ils ont des visages comme ceux des vierges et ils sont encore plus tentateurs
que les femmes”384. La sodomie, interdite par la loi coranique était même punie par le feu,
grand purificateur de tous temps385, mais il y a moindre mal à la pratiquer avec l’enfant car le
péché est moins grave. La doctrine islamique extrêmement poussée de la pureté illustre le peu
d’importance à accorder à l’enfant. Par exemple, elle préconise la janâba, c’est-à-dire la
purification des organes sexuels qui doit se faire après l’émission de sperme, mais
“l’intromission dans le sexe d’un animal, d’un cadavre ou d’un enfant non susceptible
normalement d’être coïté n’entraîne pas l’obligation du ghusl....Soit un garçon de 10 ans qui
coïte avec une femme pubère, la femme doit se laver mais non pas le garçon”386. L’interdit
religieux, s’appliquant moins à l’enfant, le transforme de fait en objet de convoitise des adultes.
La position de la religion explique en partie la permissivité dont jouit la pédophilie et
l’islamité387 complète la dimension de cette pratique. L’islam recouvre la foi et la pratique du
culte alors que l’islamité représente une culture, une manière d’être. Cette différence,
rencontrée dans pratiquement toutes les religions, explique des comportements parfois
contradictoires et la formation d’un espace flou moins controlé. Considérons l’exemple de la
différence de traitement entre garçon et fille. La fille est moins touchée par la pédophilie car la
famille et le groupe social surveillent jalousement son seul trésor, sa virginité ; mais la loi est
contournable avec la pratique de la sodomie qui permet de conserver l’hymen intact. Une telle
sexualité est moins fréquente car les filles font l’objet d’une surveillance plus sévère que les
garçons. L’appétit pédophile des patriarches se satisfait tout naturellement avec les jeunes
garçons plus facilement accessibles. La littérature maghrébine rapporte fréquemment des
attouchements pédophiles, comme Abdelhak Serhane :
Tu as de la chance avec les gamins, dit le boutiquier d’en face à l’Eléphant. Moi, je
ne sais pas leur parler. Mon truc c’est le hammam. C’est là que je procède à
l’exécution de ma stratégie. D’abord, je déniche l’enfant solitaire..388.
ou encore :
Dans le bain des hommes, tout m’invitait à l’homosexualité. J’avais toujours peur
de m’y rendre seul. Les hommes nus étaient aux aguets. Ils attendaient l’arrivée de
l’enfant pour tracer sur son corps les signes violents de leur désir389.
Tahar Ben Jelloun évoque cette situation également :
Plus personne n’embrasse mes testicules...je suis l’homme promis à la mort par une
vie longue et étrangère.....venez vite recueillir mon message...prenez vos enfants et
offrez-les moi pour mes nuits de solitude390.
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Chraïbi comme ses confrères n’a pu éviter, racontant la rue marocaine, de rapporter lui aussi la
pédophilie à travers deux récits dans son premier livre. La sexualité est utilisée comme arme
pour soumettre l’enfant et pour acquérir le pouvoir sur l’autre : “Dans notre quartier, il y avait
deux catégories de gosses : les faibles, ceux qui donnent leur cul, et les autres, ceux qui le
prennent. Tout tournait autour de cette division”391.
Les écrivains maghrébins tendent à mettre en scène de manière délibérée des pratiques
sexuelles outrancières. Montserrat-Cals refuse l’hypothèse soutenue par certains critiques, selon
laquelle une telle violence ne répond qu’à une forme de provocation de la part d’écrivains à la
recherche de leurs marques392. Elle relève d’autres manques qui justifient, à son sens, pareil
débordement littéraire :
La mise en scène de la perversion, comme la mise en scène du fantasme mythique,
comme la mise en scène de l’absence, élaborent une littérature du vide, axée avec
force autour d’un non-être. L’idée latente de cette répétition nous semble puiser aux
sources de la pulsion de mort ; Thanatos oeuvre activement dans l’écriture 393.
En tout homme et dans toute société Eros et Thanatos se combattent. Le poids de la religion
musulmane, des traditions, des interdits, rend le combat dans la société maghrébine plus
violent. Quelque chose de l’ordre du mortifère empoisonne les rapports des hommes, en même
temps que les forces de la vie et de l’amour ne se laissent pas mettre de côté. Par l’écriture,
l’homme maghrébin essaie de se défendre des pulsions de mort, pulsions agitant tout humain
mais qui dans un cadre musulman sont exacerbées par les traditions.
S’arrêter sur la pédophilie s’imposait pour mieux saisir la portée de ces petits récits, textes
courts mais non anodins. Dans les romans de Chraïbi, ils témoignent d’une époque, d’une
société. En tant que Marocain, il a baigné dans une atmosphère de contrainte sexuelle. La
pédophilie ressort surtout dans le premier livre car c’est le roman de la révolte. On peut
envisager une corrélation entre le fait que le père de Driss est commerçant, comme les
pédophiles des récits, et c’est faire injure au père que de sembler l’associer à de telles pratiques.
En périodes de confrontation violente, tous les coups sont permis. La violence de l’adolescent
se déchaîne de manière extrême, démesurée. Il crache sur ce qu’il a abhorré pendant sa jeunesse,
mélangeant sa haine du milieu familial à celle d’une société sclérosée à ses yeux. Ces textes
posent la question de la place de l’enfant, instrument sexuel des hommes, il n’a personne pour
le défendre. La coalition entre les parents, la religion et le groupe social maintient l’enfant dans
un état de soumission et lui fait garder le silence.
Au-delà de la nécessité de comprendre la pédophilie dans le contexte particulier de la
société maghrébine, nous nous y sommes arrêtée car son évocation dans le premier livre peut
être interprétée comme une sorte d’introduction à une autre sexualité déviante, qui, elle, nous
occupera plus longuement : l’inceste. L’auteur, qui semble dans le premier livre se démarquer
d’une sexualité qui ne tient pas compte de l’enfant, la glorifie ensuite dans le contexte
incestueux d’un amour liant un père à sa fille. La manoeuvre est subtile, si subtile qu’elle
requiert du temps, du recul, de l’analyse pour être mise à jour. Elle ne fait pas partie d’une
stratégie d’écriture volontaire de la part de l’auteur, l’inconscient doit jouer un rôle dans
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l’anodin des petits récits.
Nous retiendrons également de l’étude des figures secondaires, que pauvres (Kilo, César,
les mendiants, les commerçants) ou riches (l’oncle, les religieux, le sultan), ils sont cantonnés
dans le rôle de figurants. Ils donnent la répartie à l’acteur principal, miroirs des états d’âme de
Driss, ils témoignent d’une écriture narcissique, tout tourne autour du JE. Le héros est si replié
dans son univers égocentrique qu’il ne voit pas l’autre dans ce qu’il vit réellement. Le
narcissisme le pousse à utiliser l’autre pour satisfaire son désir. Dans le cas présent pointer d’un
doigt accusateur une sexualité marginale permet d’établir, d’une manière peut-être
inconsciente, une différence entre la pédophilie humiliante pour l’enfant pratiquée par l’autre
et l’inceste chargé d’amour pour l’enfant que met en avant l’auteur.
Occidentaux
Les personnages secondaires occidentaux occupent quant à eux encore moins de place. En effet
Chraïbi semble éprouver de la difficulté à raconter le monde occidental des hommes. Il décrit
bien évidemment ce qu’il connaît le mieux, à savoir la culture dans laquelle il a baigné et non
pas celle qui l’a formé intellectuellement. L’homme occidental reste un personnage incomplet
et uniquement perçu de l’extérieur, il va d’ailleurs disparaître peu à peu des livres de Chraïbi.
Berrada, Tchitcho et Roche, les copains de Driss brilleront par leur absence lorsqu’il aura
besoin d’eux394. Les copains maghrébins répondaient à une définition classique de l’amitié alors
que les copains français se révèlent plus sensibles aux pressions de leur milieu et s’esquivent au
premier problème. Le passé simple parle surtout de la relation de Driss avec Roche, les autres
semblant quantité négligeable. Plus âgé que Driss et ses copains, Roche possède une forte
personnalité, il porte des pantalons annamites, tenue jugée excentrique pour un colon de cette
époque. Roche est “pour moi un adultère, deux heures par jour et trois jours par semaine,
depuis un an. Dans l’intervalle, je suis au point mort”(14). Figure de maître à penser, il incarne
le rationalisme cartésien dans lequel baigne Driss au lycée français ; grâce à Roche, le ciel ne lui
fait pas peur(15). Driss le traite de pédéraste actif, ce qui doit être lu comme un compliment,
395
car être actif est culturellement plus apprécié qu’être passif : “hurler à ce pédéraste passif
(l’actif a nom Roche)”(16). Roche se place dans la position du maître qui bouscule les idées
reçues : “Nous, Français, sommes en train de vous civiliser, vous Arabes. Mal, de mauvaise foi
et sans plaisir aucun. Car, si par hasard vous parvenez à être nos égaux, je te le demande : par
rapport à qui ou à quoi serons-nous civilisés nous ?”(208).
Dans ses Mémoires396, Driss Chraïbi consacre quelques pages au vrai Roche, dont il a
conservé le nom dans le roman. Roche était un juge français qui réprouvait tant la politique de
la France colonisatrice qu’il n’avait pas pu se résoudre à rentrer en France, après des années
passées à l’étranger. La bêtise de ses concitoyens lui faisait peur et l’avait poussé à préfèrer la vie
au Maroc. Il fut une sorte de maître à penser, un agitateur de conscience. Le vrai Roche
correspond à l’image de l’homme français juste, justicier, à laquelle le personnage de Driss,
adolescent, s’identifiait et qu’il désinvestira plus tard. Sa crise achevée, l’adolescent va rentrer
chez lui, désabusé et déçu par ce mirage de la civilisation française. Sortant d’un entretien avec
Joseph Kessel, proviseur du lycée, Driss découvre que les rôles définis restent les mêmes. Même
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habillé en Occidental, il reste un Arabe pour le Français, chacun à sa place. Roche attend le
jeune homme à la sortie de cet entretien et Driss le rejette, comme Kessel. Il se sent trahi par
les deux : “des illusions crevées comme bulles de savon” (218).
Quand l’Occident ne fascine plus l’adolescent, la révolte s’empare de lui. Elle emporte
l’image idéalisée de la France. Driss, qui fonctionne selon le principe du tout ou du rien, blessé
dans ses rêves, rejette en bloc ses représentants. Le passé simple se distingue des autres romans
par les références nombreuses à des écrivains européens comme Victor Hugo, André Gide,
Goethe, Valéry que l’auteur cite d’une manière ambigüe. Ainsi nous lisons à la mort du petit
frère Hamid : “Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent” (115). La phrase de Hugo
peut être lue comme consolation d’un poète qui a connu la souffrance de la perte, et qui
témoigne du travail du temps. Ici prononcée trop tôt, elle exprime une dénégation de la
douleur par le jeune Driss. Plus tard, évoquant la mort de sa mère, il associe le poète Valéry à
sa douleur397 : “pourquoi gémir à cette heure Valéry ? Une semaine s’était déjà écoulée depuis
le suicide de ma mère” (230). Gardons à l’esprit que le livre a été écrit par un jeune homme
formé par le système scolaire français. Il est à un âge où le plaisir ressenti lors de la découverte
des poètes s’accompagne de la fascination des adolescents pour une poésie morbide.
Un prêtre catholique incarne une autre figure d’homme occidental. Driss, en plein
désarroi, s’adresse à lui en vain car il n’obtient ni réponse à ses interrogations existentielles ni
aide. Mais Driss cherchait-il vraiment de l’aide ou venait-il jouer avec le feu de l’interdit, lui le
musulman chez un catholique ? La deuxième possibilité s’accorde plus avec l’époque de
provocation que traverse le jeune homme.
Dans Succession ouverte, deux médecins et un conférencier complètent le tableau des
occidentaux. Driss se trouve en consultation dans le cabinet du docteur Kraemer lorsque lui
parvient la nouvelle de la mort de son père. Le journal intime du médecin révèle le
questionnement et le sentiment d’impuissance du praticien face aux maux psychosomatiques
que provoque l’acculturation chez certains de ses patients. L’autre médecin a assisté le père du
héros pendant sa maladie et dévoile au fils les circonstances exactes de sa mort. Enfin le
conférencier, assis à côté de Driss dans l’avion, reconnaît l’écrivain célèbre, et va en profiter
pour tester trois heures durant sa conférence sur lui. La visite chez le premier docteur et la
rencontre avec le conférencier offrent l’occasion au personnage de dresser le bilan de sa vie en
France. Les frustrations d’immigré s’évanouiront au moment du retour au pays et des
retrouvailles avec sa famille. Les trois personnages occidentaux représentent, comme les
personnages secondaires maghrébins, un miroir grossissant de ce que Driss ressent. Sur le plan
narratif, leur fonction consiste à apporter des informations sur la personnalité, le caractère du
héros. Notons l’admiration qu’éprouve l’auteur pour le monde médical, sentiment qui peut
s’expliquer par son bref passage, pour faire plaisir à son père, dans le monde des études de
médecine.
Dans La Civilisation, ma Mère Chraïbi évoque une autre sorte d’homme occidental, le
général de Gaulle, figure on ne peut plus emblématique de la France de cette époque. La mère
nouvellement libérée de son statut de femme enfermée, pense pouvoir faire confiance à
De Gaulle pour que les femmes, les enfants, les pauvres soient entendus. C’est l’occasion pour
Chraïbi de dresser la caricature du grand homme : un roc inébranlable, pour qui rien n’existe
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en dehors de sa personne et à qui il suffit de lever les bras pour faire éclater l’enthousiasme des
foules. Un dialogue des plus cyniques entre la mère voulant rendre visite à De Gaulle et le
soldat marocain de faction désacralise la figure légendaire au profit de la sagesse populaire.
L’humour de Chraïbi ici est plus percutant qu’un long discours.
D’après cette revue des occidentaux décrits par Chraïbi, force est de constater qu’ils n’ont
pas le beau rôle. Leur nationalité française leur confère le pouvoir du colon, de sa culture et de
sa civilisation dominantes. Ils possèdent tous un statut social élevé, juge, proviseur, médecin,
ou conférencier. Sont-ils malgré tout sympathiques ? Non. Driss n’éprouve aucune amitié pour
eux, et même Roche qu’il présente comme le plus intéressant, le trahit en s’alliant avec le père.
Roche a représenté pour le jeune homme une figure idéalisée, mais sa maturation atteinte,
Driss n’a plus besoin de s’identifier à lui. Les occidentaux, comme les personnages secondaires
maghrébins, n’ont pas la consistance de vrais personnages. Leur différence réside dans la
connaissance que l’auteur a du monde occidental, monde qu’il perçoit de l’extérieur alors que
le Maroc appartient totalement à son imaginaire. Il raconte, décrit alors plus facilement, même
si les personnages demeurent secondaires. Et s’il est vrai comme l’a dit René Girard que : “tout
personnage de quelque importance représente une variante d’une figure mythique”398, ces
personnages secondaires ont leur fonction dans la composition du mythe de l’auteur.
1.2 Les hommes dans “les romans de l’ailleurs”
Dans “les romans de l’ailleurs” le héros a quitté sa famille et son pays, il continue à se raconter
mais le contexte diffère. Yalann, la figure centrale dans Les Boucs et Patrik, celle de Mort au
Canada évoluent entourés de quelques figures d’hommes français et arabes que nous étudierons
ensemble. Nous nous intéresserons surtout aux personnages principaux des deux livres et
tenterons de voir s’ils partagent des points communs.
Yalann présente beaucoup d’intérêt car il rapporte l’expérience vécue par l’auteur en
France, peu de temps après son arrivée. Yalann est un jeune homme maghrébin, qui a des
velleités d’écriture ; il a achevé un roman intitulé Les Boucs mais sa vie se déroule plus en prison
que dans les salons littéraires. L’idéalisation du pays d’accueil apportée dans les valises se heurte
à la réalité. Le pays des droits de l’homme s’avère être le pays de l’exploitation humaine et de
la xénophobie, un monde froid, dur, impitoyable. Yalann vit avec Yvonne dans un pavillon de
banlieue. Mal dans sa peau et dans sa vie, il l’entraîne dans sa déchéance. Il reproche
essentiellement à Simone de lui renvoyer le reflet de son propre échec ce qui explique sans
doute sa violence. Le couple se déchire, leur sexualité devient hargneuse, brutale, elle constitue
le champ de luttes pour le pouvoir ; ils vont se séparer. Chraïbi semble désigner la misère
comme la grande coupable de l’échec du couple. La société malmène l’homme qui ne peut
résister à une telle inhumanité, et qui devient fragile.
Quelques personnages gravitent autour de Yalann. Il y a d’abord Raus, l’ami fidèle
possédant toutes les qualités d’un vrai ami, mais l’amitié est à sens unique. Yalann reçoit mais
ne donne pas beaucoup, il n’est préoccupé que par ses propres problèmes. Lui et Raus se situent
socialement aux antipodes, le premier étant un intellectuel, le second un manuel. Par contre ils
se ressemblent physiquement de manière si troublante que la compagne de Yalann pourrait les
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confondre. Raus va introduire Yalann, mis à la porte par sa compagne, auprès des Boucs, ce
groupe de travailleurs émigrés vivant ensemble à l’écart399. La solidarité arabe joue. Bien qu’ils
traitent Yalann de chrétien car il est loin de pratiquer l’islam comme eux, ils lui font une place
et l’acceptent avec ses différences. Maghrébins, les personnages secondaires sont toujours les
faire-valoir du personnage principal mais aussi le symbole de la générosité et de la fraternité.
Beaucoup de détails à caractère biographique laissent penser que Chraïbi s’est projeté dans le
personnage de Yalann. Aussi est-il surprenant de constater que les qualités chères à l’auteur,
telles que l’amitié, la fidélité, l’humanisme auréolent Raus, l’ami arabe, l’homme toujours
présent dans l’ombre et non le héros lui-même. Mais toutes ces qualités sont adressées au héros,
elles rejaillissent ainsi sur lui.
Le vrai méchant dans l’histoire est un écrivain français célèbre Mac-O-Mac. Non
seulement il abuse de sa notoriété pour amener l’amie de Yalann dans son lit, mais en plus il
exploite la misère des arabes en se présentant comme leur défenseur pour se faire valoir. Cet
homme de lettres ne possède aucune morale. On peut s’amuser en lisant comment Yalann
rabaisse son rival, Mac-O-Mac, en se moquant de la longueur de son appareil génital : “la
mienne est plus longue que la tienne”, argument infantile pour répondre à la blessure
narcissique d’avoir été trompé. Derrière le personnage ridicule de Mac-O-Mac se cache, paraîtil, un réglement de comptes de l’auteur avec François Mauriac. Ecrivain chrétien, Mauriac avait
pris position dans les années 50 pour l’indépendance du Maroc, prise de position jugée
opportuniste par Chraïbi400. Le patron de chantier représente le dernier personnage français, il
est assassiné par Les Boucs, donc son rôle se réduit à celui d’une victime.
L’autre personnage principal, Patrik, maghrébin comme Yalann, est décrit dans Mort au
Canada, où se déroule l’action, à un moment particulier de sa vie. Musicien célébre, Patrik se
sent détaché des contingences matérielles et cette distance lui procure un sentiment de liberté.
Profondément égoïste, et sans aucun sens des responsabilités, il abandonne sa compagne
enceinte pour vivre un nouvel amour. Mais tout ceci est sous couvert de philosophie libertaire ;
ce roman, photo de l’époque des années 70, a pour décor la révolution sexuelle, la liberté pour
tout et pour tous. Patrik, homme sûr de son attrait, provoque le désir des femmes au premier
regard : “il avait ce don rare entre tous : celui d’aimer” (29)401. L’homme, infatué de sa propre
personne, se raconte avec beaucoup de complaisance. Patrik, pris ensuite dans le piège de
l’amour, dévoile enfin ses faiblesses. On assiste alors à une inversion des rôles, la femme devient
l’élément dominant et l’homme une pauvre chose qui subit. Patrik donne une image de la
femme somme toute peu flatteuse. Au début elle se pâme et joue la midinette, puis elle se
transforme en une réelle harpie lorsque l’homme se retrouve désarmé. Il est pieds et poings liés
à un monstre qui va le déposséder, avant de le jeter comme un objet usé. Chraïbi dit qu’il a
voulu dans ce livre dénoncer la passion. Au delà de cette attaque, le réglement de comptes
désigne d’un doigt accusateur la femme. “Le langage du personnage féminin est le sien propre”
reconnaît l’auteur à posteriori402, ce qui signifie que lui, en tant qu’homme, était incapable de
s’identifier à la perfidie de la femme.
Le récit de la passion révèle la peur de l’auteur, comme il le dit lui-même “d’entrer dans
un système qui risquerait de m’étouffer et de me faire ranger des voitures. Car alors c’est
‘l’officialité’. C’est la maison-tombeau, le bureau-tombeau, le diplôme linceul”403. Le motif de
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la mort, redondant chez Chraïbi, touche l’amour aussi. L’angoisse exprimée par Patrik d’être
absorbé par la femme, nous amène à penser qu’il revit une angoisse primaire, mortifère, comme
celle qui lie un homme à la première femme, la mère.
Les similitudes flagrantes entre le père de Dominique, personnage secondaire, et le
personnage principal, Patrik Pierson, font apparaître l’un comme le double de l’autre. Artiste
comme Patrik, il avait, lui aussi, abandonné ses enfants pour refaire sa vie ailleurs ; ils partagent
les mêmes tics, la même voix.
Yalann et Patrik ressemblent tellement aux personnages marocains des autres livres, que
même leurs noms aux consonances européennes ne les cachent pas. Ils sont arabes404, au
contraire des femmes qui dans “les romans de l’ailleurs” sont occidentales. Chraïbi projette son
univers familier et quotidien dans ses livres, et même romancé on le reconnaît derrière le héros
qui parcourt l’oeuvre. Sorte de double de l’écrivain, le héros raconte la rencontre d’un
Maghrébin avec le monde occidental, et cela sans véritable effort d’entrer dans la peau, l’esprit
d’autrui, révélant ainsi de nouveau une écriture à dominante narcissique.
1.3 Les hommes dans “les romans de la tribu”
Pour étudier les hommes dans les romans de la tribu, il n’y a plus lieu de classer les personnages
selon leur appartenance culturelle. L’histoire remonte le temps, celui d’avant l’invasion par les
occidentaux. Tout se joue maintenant entre le Berbère et le conquérant arabe, entre le
polythéisme et l’islam, sur les lieux même de l’histoire, au Maroc. Ainsi la vie de Raho et de ses
descendants est rapportée à ce jour dans l’épilogue de La Mère du Printemps et de Naissance à
l’aube avant que ne soient repris les fils de l’histoire. Raho sert de lien entre les trois livres, Une
enquête au pays, La Mère du Printemps et Naissance à l’aube. Jeanne Fouet précise que le lien
entre les livres en la personne de Raho, répond à des nécessités éditoriales. Il a servi de
fédérateur pour permettre la publication des trois ouvrages au Seuil, libérant provisoirement
Driss Chraïbi d’un contrat avec sa maison d’édition405. Mais au-delà de l’argument éditorial,
l’écrivain semble éprouver une tendresse particulière pour Raho, vieil homme, gardien de la
mémoire des Berbères. En sage, il plie l’échine devant l’adversité, qu’elle vienne de l’islam ou
de la colonisation, pour se redresser la tempête passée. Il conserve ses certitudes et ses croyances
intactes. Un idéal de liberté, cher à l’auteur, porte Raho, symbole de la sagesse des ancêtres.
Un autre symbole que l’auteur veut, selon qui il représente, encenser ou démolir, est le
chef. Le mauvais chef se reconnaît dans le supérieur d’Ali, borné et stupide, il sert le discours
critique de Chraïbi contre la hiérarchie et les fonctionnaires. Le bon chef se trouve dans La
Mère du Printemps et Naissance à l’aube sous les traits du conquérant musulman, l’ennemi. Il
est celui que l’on doit combattre mais ne s’avère pas moins un adversaire honorable et
respectable. L’ambigüité apparaît clairement dans le second roman lorsque Azwaw se
transforme en Imam Fittani, voix de l’islam. Cette conversion, un moyen à l’origine de se
faufiler partout pour retrouver ses enfants et de soutenir la survie des siens, l’amène à douter.
Peu à peu, un sentiment de respect pour ses deux ennemis, les conquérants Oqba ibn Nafi et
Tariq bnou Ziyyad, l’envahit malgré lui. Il admire le message qu’ils apportent : “l’Islam jeune
et pur, qui avait tout à espérer, tout à aimer.”(Naissance à l’aube, 126). Le héros ne réagit pas à
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l’invasion de l’islam de la même manière que le héros “des romans de la famille” face à la
colonisation. Cette dernière avait provoqué la révolte contre l’Occident. Azwaw, en homme
mûr, accomplit tout ce qui est en son pouvoir pour conserver sa berbérité, tout en se laissant
séduire par l’islam. Pas totalement convaincu mais fasciné, il comprend que le monde n’est
peut-être pas aussi absolu, manichéen que le croyait le jeune héros des cycles précédents.
Une figure moins forte mais qui a son intérêt est le père d’Hineb, il apporte dans les
“romans de la tribu”, une partie de l’histoire des invasions. Il vient de loin et fait profiter la
tribu d’Azwaw des connaissances avancées de la région de son origine, là-bas il bâtissait des
maisons en dur, procédé inconnu au Maroc de cette époque. L’homme a dû tout quitter, pour
fuir l’islamisation, et y a perdu sa femme. Arrivé sur une terre amie, le chef de la tribu les
accueillant, Azwaw prend sa fille pour épouse afin d’unir leurs deux tribus. Il meurt écrasé sous
un bloc de pierre. On peut parler de cruel destin, même si ce dernier était habituel en ce temps.
Sa sépulture sera le rocher trop lourd à déplacer sur lequel sa petite-fille Yerma chantera son
bonheur d’être aimée par son père, ignorant l’existence en dessous du grand-père mort. Un tel
détail peut passer inaperçu mais à notre avis il n’est pas anodin. Montrer une scène d’amour
entre le père et la fille sur le cadavre du grand-père semble relever d’un désir de rejet de la
filiation maternelle ; Azwaw possède sa fille corps et âme, la mère niée, il est son unique créateur
et ne s’embarrasse pas d’une autre origine pour son enfant. En outre, le grand-père étant mort,
impuissant, il assiste symboliquement à un acte incestueux sans pouvoir le sanctionner406.
A ces figures individuelles, il faut ajouter des personnages qui possèdent ensemble un
rôle. Ce sont, à l’instar des groupes de mendiants et de voleurs “des romans de la famille”, trois
groupes de personnages qui occupent l’arrière-plan. Dans La Mère du Printemps, il y a la tribu
de Hineb (tout du moins, ce qu’il en reste), les veilleurs, et les Yahouds. La tribu de Hineb ne
comporte que quelques survivants du massacre perpétré par les musulmans, ils ont tout perdu
et ils vont être absorbés par la tribu d’Azwaw. Ensuite, il y a le groupe des tueurs rassemblant
des fidèles prêts à tout pour Azwaw et enfin, les Yahoud, juifs vivant en bonne intelligence dans
la communauté sous la coupe d’Azwaw. Les deux derniers groupes protègent Azwaw pour des
raisons différentes, leur fonction est de le maintenir en vie.
Pour compléter le tableau de ces hommes, on peut ajouter qu’ils sont mariés et pères de
famille. Ali mal marié -“une fainéante comme ça, qui se prélasse au lit, ne vaut rien pour un
fonctionnaire” (12)- ne dit rien de ses enfants. Azwaw épouse Hineb et devient le père d’une
fille Yerma et d’un garçon Yassin. Aux premiers temps de son mariage, quand Hineb est très
jeune, il est un bon mari. Par la suite, il concilie les divers rôles en devenant l’amant de sa
femme et celui de sa fille. Au cours de la lecture d’Une enquête au pays, on apprend
incidemment qu’Ali fait partie d’une fratrie de sept enfants. Quant à la mère d’Azwaw on peut
supposer qu’elle a eu d’autres enfants mais rien ne le confirmant n’est explicitement formulé,
laissant penser qu’Azwaw est fils unique ou en tout cas qu’il se vit comme tel.
Parmi les rares Occidentaux, on relève dans le diptyque un personnage de Français
significatif. Alors que dans les courts récits qui précèdent le texte principal, les Occidentaux
sont décrits comme des gens aux moeurs exotiques – ils se parlent à travers un fil (téléphone)
au lieu de s’asseoir sous le figuier pour palabrer- dans Naissance à l’aube, Raho entretient une
vraie relation d’amitié avec un Français, un coopérant. Ce passage touche car il illustre une
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relation possible entre l’Arabe et le Français, malgré les différences sociales et culturelles.
Quand le Français quitte son poste, un Marocain le reprend, ce dernier refuse que Raho
travaille sans papiers. Raho a perdu un ami et ses privilèges. Tout en caricaturant les
personnages occidentaux, l’ami est nommé “Monsieur Boursexe” et Raho lui dit : “tu travailles
trop du ciboulot. Faut pas accrocher les femmes au mur. Faut les mettre dans ton lit” (25),
l’auteur paraît vouloir exprimer deux choses. La première est que la sagesse populaire peut
valoir tous les diplômes, il rend ainsi hommage à ses concitoyens non éduqués. En second
l’auteur montre avec pudeur que l’amitié peut unir un Arabe illettré à un Français à l’éducation
poussée. C’est l’unique regard bienveillant porté sur le Français dans toute l’oeuvre. Peut-être
l’auteur fait-il un clin d’oeil à un ami français ?
L’observation des hommes dans l’oeuvre de Chraïbi fait ressortir une évolution du héros
entre le premier et le dernier livre. Dans “les romans de la famille” le héros se définit comme
“le fils de”, il est fragile, sollicite de l’aide et n’a pas encore gagné son autonomie matérielle et
psychologique. On le sent embourbé dans les questionnements de l’enfance et de l’adolescence.
Dans “les romans de l’ailleurs” il a pris son envol, mais sa situation demeure encore difficile.
Simone, Maryvonne, Isabelle ou encore Dominique l’entourent pour le soutenir. L’homme a
cru s’être débarrassé de son passé et pouvoir conquérir le monde. La vie sentimentale ne lui
apporte pourtant pas les satisfactions escomptées. Dans Une enquête au pays, une femme, Hajja,
intervient de nouveau pour le protéger et le sauver de la mort. C’est la dernière fois que le héros
doit son salut à une femme. Paraît ensuite le diptyque dans lequel l’acteur principal, Azwaw,
assume toutes les responsabilités. Il aide son peuple à vaincre et à survivre lors de la grande
épidémie et à plus long terme, à perdurer après l’invasion musulmane. Le héros ne requiert
l’aide de personne. Autonome, indépendant, puissant et seul, Azwaw se démarque des héros
des romans précédents. Cette évolution se révèle à travers une écriture qui, si elle semble gagner
une dimension sociale, demeure surtout narcissique. En effet sur un plan affectif, le parcours
du héros suggère l’image d’un tapis roulant sur lequel il a longtemps couru sans avancer. Le
petit garçon transi d’amour devant sa mère a tout tenté, en vain, pour la posséder. Le combat
est perdu d’avance, le père s’avère un adversaire de taille. Plus tard, s’étant éloigné de
l’inaccessible, il croira un temps le posséder à travers la femme étrangère. Mais l’insatisfaction
de l’enfant semble toujours ressurgir. Là se révèle le miracle de l’écriture, un subterfuge va
permettre au héros de transposer l’amour du petit garçon pour la mère dans une relation
amoureuse d’un père à sa fille. L’acte amoureux/incestueux verbalisé libère le héros du premier
fantasme qui occupait les romans précédents : le désir pour la mère. Mais on peut alors
s’interroger sur la place du père dans la triangulation père-mère-enfant. Nous allons dans un
premier temps observer les pères des romans d’une manière générale.
2 LE
PÈRE
Notre regard sur le monde du père restera ici parcellaire car il fera l’objet d’un développement
ultérieur dans le cadre du couple –père/fille-. L’analyse des différentes figures de père met en
évidence un réseau de concordances entre elles et désigne l’évolution de la fonction de père.
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Ainsi au bout de l’oeuvre un père fort va s’effacer au profit d’une mère envahissante. La
question, à poser ultérieurement, sera de savoir si cette dernière laissera à son tour la place à la
femme ou non.
Dans Le passé simple, le père représente le pouvoir incarné : il sait tout, décide de tout de
manière arbitraire, son entourage le nomme le Seigneur, lui conférant une autorité absolue.
Tout le vocabulaire le concernant exprime le pouvoir. Bourgeois riche et puissant, il incarne le
symbole d’une époque où le patriarcat dominait la famille. Driss, le second fils, hait son père,
mais ses rapports avec lui traduisent une ambivalence où la haine se mêle à l’admiration et à
l’amour. “Le soleil qui verra cet acier se réduire en rouille ne luira pas : inoxydable, l’acier” (90),
ainsi parle Driss de son père. Cet homme si sévère, au discours inflexible quant au respect des
préceptes de vie et de religion sera mis à nu par Driss à la fin du roman. On découvre ses
faiblesses humaines : l’alcool, les femmes, la maîtresse-enfant, les enfants naturels. Aux yeux du
lecteur, il en devient plus humain. Pour le fils la situation se révèle plus complexe car de telles
découvertes confirment le bien-fondé de ses critiques mais en même temps il se sent plus près
de son père “Tel, je commence à l’aimer” (237). Le père a élevé ses enfants avec dureté mais il
sait se comporter aussi en père sensible et sensé. Il comprend le besoin que son fils a éprouvé
de se mesurer à lui, il lui donne les moyens pour partir en France poursuivre des études. Il
souhaite assurer sa propre succession mais aussi un avenir pour son fils. Driss est son préféré.
Après cette figure de père fort et puissant, le jeune père dans Les Boucs nous semble bien
faible. Sorti de prison, il trouve son enfant mourant, il n’exprime aucune douleur. Quand
l’enfant part à l’hôpital, le père détruit son lit, ainsi devine-t-on la mort imminente de l’enfant.
Insensibilité, pudeur ou fatalisme de la part du jeune père ? On doit accepter le destin, la
religion n’a-t-elle pas appris aux hommes que la volonté de Dieu est juste ? Comme le dit
Elfakir : “dans la conception musulmane, un enfant est essentiellement une offre de Dieu”407.
Mais la religion ne suffit pas à expliquer l’absence de réaction. Le père, à ce moment-là, règle
ses problèmes face à sa femme, et dénonce l’injustice du monde qui l’entoure. La violence qui
le possède cache peut-être aussi une autre douleur, celle du père. Il ne faut pas oublier que le
père maghrébin n’a pas de place dans le monde de la petite enfance. Ce père, dépossédé de sa
paternité, se nomme Yalann Waldik. Le nom, traduit de l’arabe littéraire, signifie maudit soit
ton père. Chraïbi a peut-être voulu faire endosser au père du héros la responsabilité d’avoir laissé
partir son enfant dans ce pays de misère. L’injure au père peut également s’adresser sur un plan
symbolique au père colon, la France. De nombreuses interprétations s’avèrent possibles, aucune
n’est totalement satisfaisante. Le fils critique face au père dans Le passé simple se révèle être luimême un piètre père, il se cherche mais ne s’est pas encore trouvé. Le héros n’est peut-être pas
tout à fait prêt à assumer la paternité ; d’autant plus qu’elle reviendrait à maintenir un couple
mixte apparemment voué à l’échec.
La préférence du père pour Driss qui transparaît dans le premier roman se confirme dans
Succession ouverte. Quant au fils, son regard sur le père a évolué :
Il était mes tenants et mes aboutissants, la base même de ma vie. […] Il y avait si
longtemps, si longtemps que je m’étais révolté contre le Seigneur, à un âge où je ne
savais rien de la vie. L’orgueil aidant, j’avais oublié l’objet même de cette révolte (23).
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Il a mûri et la haine a fait place à un sentiment de fierté pour l’homme qui a contrôlé sa vie du
début à la fin. Nous pensons au télégramme envoyé par le père après sa mort, à l’argent laissé
en prévision des dépenses du fils. Le père, même mort, continue de remplir son rôle de père en
aidant son fils. Le fils, depuis longtemps exilé loin de son pays, apprend la mort de son père en
consultation chez le médecin. Il souffre d’un mal général et diffus que le médecin interprète
comme trouble psychosomatique. La mort du père ramène le fils sur sa terre natale. Le retour,
que le fils n’aurait peut-être pas envisagé de lui-même, permet au héros de se réconcilier avec
ses origines, au moment où il en a besoin. Le fils constate qu’il est resté le fils aimé. Quelques
signes le lui confirment : la famille a couché le mort dans son ancien bureau, à lui est réservé
l’honneur de fermer les yeux du mort et de jeter la première pelletée de terre sur le cadavre.
Driss, seul, connaîtra la vérité sur les circonstances de la mort du père, en l’occurrence un
suicide. Il reçoit l’héritage spirituel symbolisé par la métaphore de l’eau : “Creuse un puits et
descends à la recherche de l’eau. La lumière n’est pas à la surface, elle est au fond, tout au fond.”
(185)408. Les dernières volontés du père montrent son désir de passer le relais à ce fils-là.
Succession ouverte est paru en 1962, trois ans après le décès du père de Driss Chraïbi. Le livre a
été écrit, comme le dit l’auteur dans une émission de radio, pour “réhabiliter sa mémoire et
assumer son passé” 409.
Lorsque j’ai appris la mort de mon père, j’étais sur une montagne, en face de la
Forêt Noire, et je n’ai pas pu bouger pendant trois jours. Je n’ai même pas pu
prendre l’avion pour accomplir ce qu’on appelle les rites. Il s’est emparé de moi une
espèce d’immobilité410.
La mort du père a anéanti l’auteur, sentiment accentué par la culpabilité de son absence. Mais
le père mort garde toute sa puissance de père aimé et respecté. Ainsi le lien se poursuit grâce à
l’écriture : “L’écriture s’adresse à l’absent, au père mort, dans la plupart des cas, et oblige à vivre
dans la séparation”411. La mise en scène romancée de l’enterrement se comprend mieux lorsque
l’on sait que Chraïbi n’y a pas assisté. Il charge son héros des rites qu’il aurait sans doute voulu
accomplir, se désignant lui-même comme le fils préféré.
Un père, étranger à la famille de Driss, incarne avec violence la déchirure provoquée par
le clivage entre deux cultures, césure à l’origine des troubles somatiques du héros. Nous avons
déjà évoqué ce fils émigré en France qui rentre au pays avec sa femme française. Le père, fou
de joie, attend avec impatience de pouvoir serrer dans ses bras le fils prodigue, mais ce dernier
ignore le père, honteux devant sa femme d’un père si misérable. Le travail du temps qui
généralement réunit le fils au père, est ici empêché par le choc culturel. L’auteur pressent le
danger de l’exil. Partir repousse les problèmes mais ne les résout pas, et le risque de ne plus
retrouver les siens, que ce soit à cause de la mort ou bien de la distance culturelle, s’avère
inévitable.
Avec La Civilisation, ma Mère, qui se déroule sur toile de fond de décolonisation et
d’indépendance du Maroc, nous est livré un personnage de père complètement transformé par
rapport à celui du premier roman. Dans l’absolu il demeure celui que l’on doit craindre, mais
au quotidien son autorité s’est relâchée. Le changement radical de sa femme a remis en question
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sa position de patriarche dans la famille. A la fin du roman, le père devient un personnage un
peu falot. Renversement spectaculaire dans la culture maghrébine, sa femme est devenue celle
qui agit, qui sort et lui celui qui reste à la maison à attendre. Il subit la revanche de la mère,
elle-même manipulée par le fils. Le discours de l’auteur prenant parti pour une libéralisation
du statut des femmes ressemble à un règlement de comptes. Le père de Chraïbi est mort et le
travail de deuil s’est opéré entre autres grâce à l’écriture de Succession ouverte. L’écrivain
désacralise le père en montrant qu’à quelques années près, son pouvoir n’aurait pas existé. Le
père n’a pu exercer sa terreur et son pouvoir qu’avec la confiscation sociale et religieuse des
droits de la femme. “Les romans de la famille” s’achèvent sur ce constat. Le père, obstacle
absolu, anéanti, l’enfant se prend à rêver devant l’immense champ libéré qu’il peut façonner à
sa manière. Donner un statut de femme à la mère fait partie de la première partie du plan
enfantin, ensuite pourra se jouer la scène de séduction. Bien sûr, les désirs inavoués du roman
familial de l’enfant ne vont pas ouvertement être révélés, l’inconscient utilise une parade. Ce
subterfuge se traduit par l’inversion des personnages qui autorise la représentation de la scène
amoureuse. Une première forme d’inversion se trouve dans La Civilisation, ma Mère. L’enfant,
devenu un homme, occupe la place du parent et la mère celle de l’enfant ; elle s’abandonne sur
les genoux du fils, les rôles sont déplacés. Cette scène annonce la prochaine mise en place de
l’inceste raconté, qui, lui, est entièrement inversé.
Mais avant d’atteindre ce but, inconsciemment recherché, qui est de jouer la scène de
l’inceste, il faut temporiser. A ce titre la fonction du roman Mort au Canada se révèle
importante. La relation mère-fils semble provisoirement mise en retrait pour laisser les devants
de la scène à la relation amoureuse entre le fils et une femme, relation adulte dont l’échec peut
servir d’alibi au désir de régression incestueuse. Dans un tel roman, est-il utile d’invoquer la
paternité ? A priori, elle peut paraître inutile. Pourtant Chraïbi affuble les deux hommes
d’enfants, tout en leur faisant à tous deux refuser une telle charge. Ils ont choisi de vivre la
passion avec une femme et ont abandonné pour cela leurs enfants. Leurs manières
occidentalisées ne les empêchent pas de reproduire des comportements relevant de leurs
origines. Quand bien même le père dans la culture maghrébine assume la charge de la famille,
il est tout autant considéré comme le grand absent de l’éducation des enfants. Et si le sens de
la cohésion familiale fait également partie de cette culture, cette qualité n’empêche pas un père
d’abandonner femme et enfants pour refaire sa vie ailleurs. Comme dans Les Boucs et La
Civilisation, ma Mère, l’image de père dans Mort au Canada est dévalorisée, la paternité passe
au second plan. Mort au Canada dépeint un homme volage, ne prenant pas ses responsabilités,
un peu comme un grand adolescent. Au rôle de père, il préfère celui d’amant mais ne trouve le
bonheur que dans la projection amoureuse qu’il opère sur l’enfant, Dominique. La place du
père s’avère mouvante, elle va prendre un autre tournant dans “les livres de la tribu”.
Les pères qui animent La Mère du Printemps et Naissance à l’aube sont bien différents. Le
premier de moindre importance, le père d’Hineb offre sa fille à Azwaw pour que les deux tribus
s’unissent. Le second, Azwaw, père de Yerma et Yassin incarne la figure emblématique des deux
livres. La relation qui unit le père à la fille se transforme assez rapidement en une relation incestueuse. Séparé d’elle à la fin du premier roman du dyptique, il passe, dans le second, le reste de
sa vie à la chercher. Quand il la retrouve, Azwaw lui sauve la vie en la délivrant de son premier
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enfant, pendant un accouchement où amour fusionnel et retour aux origines naturelles du
peuple berbère se mélangent. Azwaw incarne le premier personnage pour qui le sentiment de
paternité se révèle plus fort que tout. Nous en voulons pour preuve la répudiation immédiate
de sa femme Hineb qui ne peut allaiter l’enfant et l’amour pour son enfant, si fort qu’il devient
amour sans son épithète paternelle. De son rôle de père face à Yassin, on ne peut rien dire,
l’enfant est important parce qu’il est son fils mais insignifiant parce que bébé, il appartient à la
mère. Dans la saga des Berbères, le père devient une figure charismatique. Sa puissance est telle
qu’elle lui permet de vivre son amour pour sa fille jusqu’à l’interdit. Le personnage de père s’est
éloigné de celui “des romans de la famille”. Le temps, la distance lui ont donné la carrure d’un
mythe ; Azwaw est comparé à Goliath (La Mère du Printemps,169). Il est divinisé par son
peuple :
Il nous connaît tous. Les vivants et les morts. Chacun de nous par son nom et son
histoire [...] Il a le temps du temps [...] Il est mort il y a longtemps. Et le revoilà
debout et c’est tout à fait naturel [...] Sa main peut ressusciter les morts, elle peut
tout faire” (Naissance à l’aube, 134).
Sa puissance est si grande qu’il touche à l’immortalité, immortalité pressentie dans le premier
livre lorsque le fils donnait du père une représentation symbolique de soleil. Immortel signifie
également intouchable, la condamnation d’un acte prohibé par les hommes, l’inceste, ne peut
l’atteindre. C’est l’immunité absolue accordée au héros du mythe.
Le répertoire des pères est ainsi complet. Sur huit livres, un seul ne contient pas de
personnage de père-acteur, Une enquête au pays. Ali y fait juste une allusion à son père avec des
accents misérabilistes et moralistes : le père remplit son devoir paternel en donnant le pain à
ses enfants. Un père par livre donne une impression de père acteur indispensable du roman. Il
est à noter que “les romans de la famille”, fortement imprégnés de l’histoire familiale de
l’auteur ne présentent pas le même type de père que “les romans de la tribu”. Dans les premiers
romans, le père est un Seigneur, un homme qui par sa position dans la société, dispose
d’énormes pouvoirs, jusqu’à celui de forcer la porte du sultan et y être bien reçu. Sur un plan
religieux, le pèlerinage à la Mecque lui octroie le titre de Haj, importante reconnaissance. Dans
les sociétés maghrébines, “l’homme qui se marie se rend possesseur de la moitié de la religion”412
et ne devient vraiment un homme qu’avec la paternité. Le père “des romans de la famille” avec
ses nombreux fils et son titre religieux remplit pleinement les deux conditions. Son assise est
complète : familiale, sociale et religieuse. Dès lors on comprend que son influence est si grande
qu’elle s’exercera au-delà de la mort, ce qui lui donne un parfum d’immortalité. “Il était nos
tenants et aboutissants” ainsi parle le fils de son père à plusieurs reprises. Cet homme fort perd
son panache lorsque la mère gagne son indépendance grâce à ses fils dans La Civilisation, ma
Mère. Père et mère ne peuvent se tenir ensemble sur le podium au même moment. Quand
l’image du père est forte, celle de la mère est avilie, et vice-versa, ce qui correspond plus ou
moins aux temps du roman familial. A la fin du cycle de la famille, le père apparaît sous un
aspect dévalorisant, mais cette nouvelle image n’empêche pas le lecteur d’éprouver de la
sympathie pour lui. Les vaincus prennent parfois des allures de héros. D’un point de vue
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sociologique, l’écrivain signale là une transition difficile entre deux modes de vie, entre la
tradition et la modernité. Il y a frottement entre les deux mondes, et il ne sait comment les
intégrer afin qu’ils fonctionnent ensemble.
D’une manière générale, le père tient les devants de la scène en seigneur dans “les romans
de la famille” ou en chef dans “ceux de la tribu” car il est muni de pouvoirs le rendant
incontournable. Le père se présente toujours dans un rapport privilégié, que ce soit avec le
personnage central, le fils préfèré ou avec la fille, l’amante. On peut parler de rapport
passionnel entre le père et l’enfant, rapport de force écrasant pour l’enfant. Et si pendant quelques livres le père fut la source de conflits pour le fils, le temps fait son oeuvre dans la vie de
l’écrivain ainsi que dans les personnages projetés sur le papier. Pour établir sa propre place, le
fils a dû bousculer le père, cette évolution fait partie des schémas classiques du développement
de l’enfant : “le petit garçon se pose en s’opposant”413. Les personnages de pères de fils nous
racontent l’histoire d’une relation en construction entre un père et un fils, avec les épisodes à
rebondissements de la maturation. Les pères de filles, quant à eux, nous plongent dans un
univers plus sombre, celui du fantasme de l’interdit.
Une synthèse de l’image des hommes et des pères s’impose avant de pénétrer dans le
monde de l’enfant. Les héros chraïbiens possèdent un point commun : l’amour qu’ils portent
aux femmes. Trois histoires d’amour dont la première s’adresse à la mère dans Le passé simple,
Succession ouverte, La Civilisation, ma Mère, puis à la femme étrangère dans Les Boucs, Mort au
Canada et enfin à la fille dans La Mère du Printemps et Naissance à l’aube. Le premier amour
pour la mère est éternel, le second pour la femme étrangère possède un caractère passager et le
dernier pour l’enfant va au-delà de la mort. L’amour sans limites est endogène, il doit rester à
l’intérieur de la bulle familiale.
Sur le plan social, les héros sont plutôt nantis. Dans “les romans de la famille” ils étudient
ou écrivent, puis l’un devient compositeur dans Mort au Canada, et enfin Azwaw accède au
rang de chef charismatique. Intelligents, créatifs, et brillants stratèges, ils peuvent diriger. Les
hommes partagent un même idéal : un espoir si fort en l’homme qu’ils croient qu’un jour celuici pourra se réconcilier avec lui-même. L’homme reviendra aux vraies valeurs enseignées par la
nature car la civilisation moderne n’est pas bonne pour l’homme, elle ne respecte pas l’humain.
Un rêve idéaliste d’humanisme, d’harmonisation d’éléments qui, à première vue semblent
incompatibles, les anime ; tel celui des différences entre musulman et berbère :
C’était en toute bonne foi. […] Il accomplissait sans faille ses cinq prières
quotidiennes, jeûnait pendant le mois de ramadan, donnait la “zaka” à plus déshérité
que lui […] Ce faisant, il restait ce qu’avaient été ses ancêtres, depuis l’origine : un
Berbère de la berbérité antique, à l’intérieur de son foie et jusque dans la moelle de
son sexe (Naissance à l’aube, 24).
Les hommes chez Chraïbi tentent de retrouver l’islam au visage tolérant et universel des
débuts414. Il faut insister sur les qualités que partagent les héros : sens du pur, respect de
l’homme, refus des compromissions. Un bel idéal qui isole le héros du commun des mortels,
ce qui d’après Claude Abastado fait partie de la composante héroïque : “isolement ou
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communion ; c’est le dilemne du héros. Il s’enferme dans une solitude dédaigneuse ou
douloureuse, ou bien il assume une mission civilisatrice, sans jamais se mêler à ceux qu’il
éclaire”415. Yassin, le fils d’Azwaw et de Hineb, dont le nom sauvera sa tribu à l’arrivée des
musulmans416, reprend le flambeau de son père en créant la dynastie berbère des Almoravides.
Tariq combat pour le triomphe et la gloire de l’islam pur des débuts417. Les hommes chez
Chraïbi sont chargés de grandes missions, leur destin n’a rien de comparable à celui des
femmes.
Enfin, sur un plan affectif, tous les personnages se situent dans un face à face entre un
adulte et un enfant : Driss enfant face à son père et sa mère ; Driss, grand, face au petit frère ;
Driss, grand, face à sa mère redevenue enfant ; Patrik, adulte, face à l’enfant Dominique ;
Azwaw face à sa fille. Nous avions présenté en introduction une scène qui nous semblait à
l’origine de l’inspiration : un homme, une femme, un enfant, image de la relation triangulaire
qui unit père-mère-enfant. Mais l’observation des personnages nous amène à conclure que le
héros n’aspire en fait qu’à la relation duelle, écartant à chaque fois le troisième pour rester seul
avec l’autre. Et dans cette relation duelle, le héros, seul, est essentiel, son incapacité à entrer
dans les sentiments et idées d’autrui le prouve.
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Bouhdiba. Ib. p.46.
Ibid.
Chraïbi Vu, lu, entendu. Ibid. p.59.
Revue Souffles, n.5, p.5 1967 : “les ouvriers qu’employait mon père sur ses terres, ils bouffent un bout de
pain et j’entendais mes frères dire “y en a marre, toujours les tajines”. Dans le dernier livre de Mémoires
de Chraïbi, Le monde à côté. Ib. la critique contre un des frères et contre la famille est virulente, pp.22-28.
Le passé simple, entre autres, pp.13, 14, 31, 33, 175, 221, 225, 266 .
Les obligations appelées les piliers de l’islam sont : la profession de foi, la prière, l’aumône, le jeûne et le
pèlerinage.
“Les trois autres domaines sont l’agriculture, l’élevage et sur le tard, le salariat. L’activité marchande
symbolise l’accumulation des biens matériels ; elle évoque les plaisirs de ce monde, contrairement aux
métiers spirituels, qui tendent vers la vie dans l’au-delà”. Malek Chebel, La féminisation du monde. Ib.
p.168
Cette histoire sera développée dans le paragraphe sur les petits garçons.
Voir ci-dessus.
Serhane. Ib. p.45.
Serhane. Ib. p.46.
Ib.
Boujedra Rachid 1969, La répudiation. Denoël, p.94.
Ib. p.95.
Françoise Couchard 1994, Le fantasme de séduction dans la culture musulmane. PUF, p.266.
G.H Bousquet L’éthique sexuelle de l’Islam. Ib. p.72.
Al Hassan ibn Dhakwâm op cit. Bouhdiba, La sexualité en Islam. Ib. p.46.
Ib. Observons qu’à notre époque l’homosexualité est toujours répréhendée comme l’ont montré les
procès de nombreux homosexuels en Egypte en 2002.
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Fatâwa Hindya op cit. Bouhdiba. Ib. p.67. Janâba est l’impureté majeure (émission de sperme, des
menstrues et des lochies), à cette impureté majeure correspond la purification majeure : ghusl.
Concept établi par Albert Memmi et repris par de nombreux chercheurs. Cf chapitre 1
Abdelhak Serhane1986, Enfants des rues étroites. Seuil, p.23.
Abdelhak Serhane 1983, Messaouda. Seuil p.38.
Tahar Ben Jelloun Tahar 1978, Moha le fou, Moha le sage. Seuil, p.69.
Tahar Ben Jelloun, 1983 L’écrivain public. Seuil, p.32.
J.F.A Clément 1974, “Panorama de la littérature marocaine d’expression française”, Revue Esprit.
“L’auteur maghrébin, face aux autres, ne se permet pas d’être lui-même. Son écriture fait diversion. Elle
est une manoeuvre d’obstruction. L’auteur ne dit pas tout ce qu’il pense et il ne pense pas tout ce qu’il
dit. Il parle fort et attire l’attention pour mieux la détourner, il avance masqué. Dans tous les cas, c’est
pour préserver leur identité que ces auteurs refusent d’être identifiés”.
Montserrat-Cals. Ib. p.290.
Les copains sont inspirés de la vie de Chraïbi, il leur a accordé un chapitre dans ses Mémoires, Vu, lu,
entendu. Ib.
Malek Chebel L’Esprit de sérail. Ib. : “l’homosexuel actif, au-delà d’une critique superficielle, ne
provoque pas l’invective générale, ni le mépris réservé à l’homosexuel passif ”, p.29.
Abdelhak Serhane 1995, L’amour circoncis. EDDIF. “Les tendances homosexuelles font l’objet d’une
importante répression , il faut cependant considérer que l’homosexualité ‘active’et l’homosexualité
‘passive’ n’ont pas la même signification symbolique dans l’imaginaire collectif des Marocains. La
première est considérée comme une manifestation de virilité par opposition à la seconde qui est vécue
comme une source d’humiliation et de dégradation”.
Driss Chraïbi Vu, lu, Entendu. Ib. chapitre7.
Certainement choisi pour Le cimetière marin, Chraïbi adresse des clins d’oeil aux lettrés.
René Girard 1978, Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset, p.61.
On est dans un système de poupées russes, le roman intitulé Les Boucs raconte l’histoire d’un écrivain
qui vient d’achever un roman Les Boucs, et il raconte aussi la vie d’un groupe d’émigrés surnommés Les
Boucs.
A la première publication du Passé simple, Chraïbi avait dédicacé son livre à Mauriac. Celui-ci ne voulant
pas être associé à un livre aussi polémique, avait très mal réagi et rejeté ce roman. La dédicace a disparu
des éditions suivantes, mais un sentiment de rancune est resté. Vingt ans plus tard Chraïbi confiait à
Basfao Ibid. p.700 : “j’ai dédié ce livre à François Mauriac parce que c’était soi-disant le représentant, le
défenseur du Maroc…il s’est senti ulcéré par cette dédicace : lui a compris”. Chraïbi, dans un accès
d’orgueil, veut faire croire après coup que la dédicace n’était pas un hommage de sa part à Mauriac mais
une critique.
Comme cela ressemble parfois à l’auteur : “Je peux te le dire parce que tout le monde le sait, et que je
n’ai rien à cacher, j’ai aimé à peu près quatre vingt fois…et je continue”. Interview avec Basfao. Ib. p.701.
Basfao. Ib. p.713.
Ib. p.731.
S’exprimant à propos de ce livre, Chraïbi dit : “…tout est dit là dedans : la charge émotive, le
comportement amoureux…c’est bien arabe”. Interview avec Basfao, Ib. p.702.
Jeanne Fouet 1997, Aspects du paratexte dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. Thèse de doctorat d’Etat.
Besançon. “L’équipe directoriale de Denoël avait changé en 1979. C’était un nouveau PDG. Je ne
m’entendais pas avec lui. Je suis donc passé au Seuil”. Telle est l’explication fournie par Chraïbi en 1995
à Jeanne Fouet. Il oublie de dire que, tenu par un contrat à la maison d’édition Denoël, il lui fallait
trouver un subterfuge justifiant le changement temporaire d’éditeur. L’aspect trilogique a été l’argument.
Cela ressemble à notre avis à une jolie provocation. Au J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian,
Chraïbi semble répondre par un j’irai aimer sur vos tombes.
Elfakir. Ib. p.99.
Phrase que nous retrouvons mot à mot dans les Mémoires de l’auteur, Vu, lu, entendu. Ib. p.91.
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Emission de Jean Paget, France-Culture, 4 mars 1967.
Interview accordée à Eva Seidenfaden en 1985. Ib. p.458.
Antonia Fonyi 1994, Lire, écrire, analyser. La littérature dans la pratique psychanalytique. L’Harmattan,
p.125.
Hadith cité par Bouhdiba. Ib. p.20.
Elisabeth Badinter 1992, XY de l’identité masculine. Ed. O.Jacob, p.91.
“Tuer un seul être humain, c’est tuer tout le genre humain” : principe commun aux religions catholique
et musulmane cité dans La Mère du Printemps, p.148 et Naissance à l’aube, p.90.
Claude Abastado 1979, Mythes et rituels de l’écriture. Ed. Complexe, p.65.
Rappelons que Yas-sin est le nom d’une sourate du Coran, et que le choix de ce nom sera la preuve de
la volonté d’allégeance de la tribu de Azwaw à l’islam.
Naissance à l’aube.
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Troisième partie
Le monde de l’enfance : petites filles et petits garçons.
Le monde de l’adulte et les diverses représentations
du couple dans les romans.
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Chapitre I : le monde de l’enfance
Quant à vos enfants
Dieu vous ordonne d’attribuer au garçon
une part égale à celle de deux filles. Sourate IV, 11.
La place qu’occupent les enfants dans une société, varie selon la culture et les traditions
dominantes. Dans le cas de la société musulmane, il convient de souligner que l’islam est une
religion d’adultes dans laquelle “l’enfant n’a pas de devoirs moraux envers Dieu”418 ; au
contraire du christianisme qui requiert un engagement précoce de l’enfant, l’âge de raison
commençant à six ans. L’enfant musulman impubère, comme le dormeur et le fou, n’est pas
responsable devant Dieu de ses actes. Précisons encore que l’islam est non seulement une
religion d’adultes mais encore d’adultes hommes, auxquels elle réserve des prérogatives dont les
femmes et les enfants sont exclus. Cette particularité de l’islam entraîne une nonreconnaissance de l’enfant en tant qu’être à part entière et explique sans doute les pratiques
parfois dégradantes de l’école coranique envers les élèves. La mission d’éduquer sur un plan
religieux peut sembler au fiqh d’autant moins sacrée que les enfants ne sont pas considérés
comme appartenant à part entière à la communauté religieuse. Ses élèves représentent
essentiellement une manière de subvenir à ses besoins. Cependant, bien que non reconnu en
tant que tel, l’enfant, comme tout un chacun dans la communauté musulmane, voit sa place
codifiée par l’islam. Cette codification sera différente selon le sexe de l’enfant. La religion
constitue pour l’enfant mâle un guide moral et spirituel à partir du moment où il quitte le
monde de la mère pour rejoindre le monde des hommes419. Pour la petite fille la religion est
également un guide spirituel mais qui règle aussi son quotidien de manière contraignante.
Nous nous proposons de développer ces réflexions en regardant de plus près les personnages
d’enfants rencontrés dans les romans de Driss Chraïbi. A travers l’étude du monde de l’enfant,
nous espérons mieux appréhender le monde intérieur de l’auteur. Nous allons aborder en
premier lieu l’étude de la situation de la fille de façon à mieux mettre en valeur les différences
qui existent entre les deux sexes.
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PETITES FILLES
1.1 Les petites filles maghrébines
“Habituez vos femmes à vous entendre leur dire –Non–”420.
Les livres La nuit sacrée et L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain
contemporain de Driss Chraïbi, racontent l’histoire d’un père qui n’avait que des filles. Dans
l’islam ce sort est ressenti comme un tel échec que le père va mentir sur le sexe de son enfant
et faire passer la naissance de sa dernière fille pour celle plus glorieuse d’un garçon. Cette
négation de la féminité, avec la souffrance qui l’accompagne, rend ces deux romans poignants.
Ils présentent mieux que de longs discours la place accordée à la fille dans le monde maghrébin.
Et si, comme le stipule le Coran, il faut apprendre à dire non aux femmes, il est clair qu’elles
doivent apprendre tôt à connaître leur place et à y rester. La vie de la fille au Maghreb diffère
de celle du petit garçon et paraît très éloignée de celle de la fille occidentale. Dès la naissance,
les différences se font sentir. On peut dire d’une manière schématique que si la naissance d’un
fils donne lieu à des festivités, celle de la fille apporte des condoléances. Aucune grande fête
–telle la circoncision– ne la célèbre. Petite, on lui offre des boucles d’oreille, attributs de sa
future féminité. La seule célébration en son honneur sera plus tard celle de son mariage. Cette
différence de traitement s’explique sur un plan sociologique. Dans la société maghrébine la fille
constitue un fardeau, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord la préservation de sa virginité,
qui représente son seul bien, sa valeur marchande, entraîne une permanente tension au sein de
la famille. L’importance accordée à la chasteté de la femme est bien antérieure à l’arrivée de
l’islam : “l’hymen des vierges, perçu comme étant à la fois la meilleure pièce du trousseau, le
lien identitaire avec le clan et la preuve de l’adhésion de la fille aux valeurs de celui-ci, est une
affaire d’hommes”421. Les moeurs arabes avec l’islamisation n’ont pas changé, l’hymen de la fille
demeure la preuve de sa pureté et le signe d’attestation de sa soumission aux hommes422. La
famille devra donc surveiller la jeune fille étroitement et lui trouver un bon parti, le plus tôt
possible, pour lui éviter le risque de perdre sa virginité, perte qui rend le mariage impossible.
Ensuite, une fois mariée, elle quittera sa famille pour appartenir à celle de son mari où elle
servira de domestique à tous et surtout à sa belle-mère. La fille n’est donc pas rentable pour ses
parents qui la considèrent comme un investissement à perte d’autant plus que ses enfants feront
partie de la famille de son mari. On doit à l’islam la situation de la fille. En effet chez les anciens
Arabes, si la venue du petit garçon était davantage estimée car il représentait un guerrier de plus
pour la tribu, celle de la fille était également bien accueillie car elle pouvait, grâce à la dot que
son mari verserait pour elle, enrichir les parents de la fille. Mahomet a modifié le système ; il a
conservé le principe de la dot à payer mais celle-ci doit être maintenant versée à la femme. Avec
ce nouveau système que le Prophète a conçu pour favoriser la femme, la famille de la fille
devient perdante car l’argent versé par le mari reste dans sa famille à lui, même si à priori c’est
la jeune femme qui en est bénéficiaire.
De plus la religion, en survalorisant chez la femme sa fonction de génitrice, accentue la
pression sur les parents qui craignent une éventuelle stérilité de leur fille. Un tel handicap
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signifie que leur fille peut leur être “rendue” et retomber à leur charge. Enfin dans le cas où la
fille est féconde, il lui faut impérativement devenir mère d’un fils. Seule une –ou plusieurs–
naissance (s) de mâle(s) confirme la position de la fille dans sa nouvelle famille et assoit son
autorité pour l’avenir. Tant d’écueils à passer justifient le peu d’empressement de la famille à
fêter la naissance des petites filles. Les parents préparent la fille à son devenir de mère et à une
vie de soumission. Soumise, elle le sera aux parents, aux frères, au mari, à la belle-famille et
enfin à ses fils. Elle n’existe que par et pour les autres membres de la communauté. Le fils, par
contre, comblera d’emblée la famille puisqu’il est de sexe mâle : fierté des parents procréateurs
et futur bâton de vieillesse, notamment de la mère. De même au quotidien autant le petit
garçon pourra se promener nu, “son sexe peut même devenir “l’orgueil” de la famille, sexe
embrassé, touché et caressé”, autant le sexe de la fille est traité comme honteux : “la fille très
vite sera habillée, revêtue. Et son sexe ne sera jamais montré au public”423. De telles pratiques
révèlent l’origine et la conséquence de la peur éprouvée par l’homme face aux femmes : sexe
mystérieux, caché, sexe détenteur de pouvoirs, transmetteur de vie, transmetteur de maladies.
Ce qui inquiète doit être relégué et gardé à distance. La petite fille intègre très tôt ces
données424. Avec une telle répartition des valeurs entre les sexes, les préférences s’expliquent.
Cette courte évocation de la situation des filles au Maghreb permet de dresser le décor dans
lequel évoluent les personnages de filles maghrébines dans les romans de Driss Chraïbi.
Dans Le passé simple, Aïcha est l’enfant-maîtresse du père, “une adolescente couleur de
pain brûlé”, “le soleil sur elle et dedans elle” (233). Le père, ébloui par la blancheur de ses seins
entrevus sous une tente, va s’approprier l’enfant. Elle donne naissance à un premier enfant à
l’âge de 12 ans, à un second deux ans plus tard. Aïcha se comporte comme une enfant capable
de rire mais terrorisée par le père. Un jour, l’objet d’amour et de jouissance du vieux libidineux,
retourne dans son douar “qu’elle n’aurait pas dû quitter” (235). Elle a alors 16 ans et elle repart
avec un coq sous les bras ; juste un coq en récompense pour les années de service. Une petite
fille n’a point de salut hors de sa famille, tous les dangers la guettent. Driss ne s’apitoie pas sur
le sort de la jeune fille qui est presque de son âge, pas plus qu’il n’émet de critique sur le
traitement subi par l’enfant. Il réagit en homme, comprenant l’attirance sexuelle de son père
pour Aïcha. La connivence masculine lui permet d’accepter pareille situation.
La seconde petite fille, décrite par Driss Chraïbi, dans La Mère du Printemps, s’appelle
Hineb, elle est berbère. Sa mère et sa tribu, les Far’oun, ont été assassinées par les Arabes lors
de leur avancée pendant la guerre sainte. Hineb a fui, emportée par son père et quelques
hommes, seuls rescapés du carnage. La petite fille, plongée dans la violence du combat, va
pleurer de joie en entendant “le chant ample des cavaliers Allah akbar”425 (55,56). Leur chant
fait naître en elle une “émotion coranique”, première et presque unique émotion exprimée au
nom d’Hineb. Aucune description ne fait état de la souffrance de l’enfant, des souvenirs qu’elle
emporte, elle n’est que ce que les hommes feront d’elle. Une relation forte unit Hineb à son
père car elle constitue “la seule descendante femelle” et pendant les deux ans que dureront
l’exode, le père se chargera de lui transmettre leur histoire et leurs traditions. “Un jour sortira
de ton ventre un fils, moitié toi moitié l’homme qui t’aura couverte. Tant que ce fils ne sera
pas né, tu ne couperas pas un cheveu de ta tête. C’est la loi de la patience.”(63). La tradition
berbère rejoint la religion islamique dans la mission de la femme et la valorisation du statut de
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mère de fils. Lorsqu’ils trouvent la tribu d’Azwaw qui les adopte, Hineb devient la femme du
chef, scellant ainsi l’union entre les deux groupes. La tâche du père aura été de la préparer à son
destin de femme, donc de mère. Que sait-on du personnage physique d’Hineb ? “Une
chevelure couleur de blé, jusqu’à la taille”, “des cheveux de soleil”, des cils “qui ont poussé si
longs, sont devenus tout noirs”. Elle a 13 ans, maigre comme “un sac d’os” elle devra être
engraissée pour pouvoir “faire la femme”. Abderrazak Haouach constate que “les personnages
chraïbiens sont d’abord particularisés par leur corps, avant d’être dotés d’un caractère”426. C’est
exact, mais il omet de préciser que les descriptions physiques et psychologiques sont minimales,
surtout en ce qui concerne les figures féminines. Par exemple on ne sait rien sur ce que ressent
l’adolescente au passé chargé de tant d’horreurs lorsqu’elle se retrouve mariée à un homme
d’âge mûr. Elle pleure dans ses cheveux la première fois que son mari la prend et apprend à
simuler pour lui faire croire qu’elle éprouve le plaisir que toute femme doit éprouver à “faire la
femme”. Le lecteur n’apprend que peu de choses sur elle car la vocation de son personnage est
d’être rattachée au personnage central ; de plus cette économie de détails, cette parcimonie fait
partie du style de l’écrivain. Chraïbi ne verse pas dans l’analyse psychologique et encore moins
lorsqu’il s’agit du monde de l’enfance des filles si éloigné du sien.
La petite fille suivante, évoquée dans le même livre, sera la fille d’Hineb et d’Azwaw,
Yerma. A sa naissance, elle est baptisée par son père avec le sang d’une génisse tuée sur place
dans la chambre du nouveau-né. Le sang sert à tracer le signe des “temps anciens : un poisson
entouré d’une étoile”, le symbole berbère. Remarquons le caractère exceptionnel d’un tel geste
symbolique pour fêter la naissance d’une fille. On ne sait s’il faut l’attribuer au contexte berbère
ou si cet acte a un rapport avec la place que Yerma va occuper dans la vie de son père. Sa mère
Hineb, ne pouvant l’allaiter, est répudiée sur le champ et remplacée par une nourrice. Azwaw
s’occupe jalousement de sa fille et personne n’a le droit de parler à l’enfant de sa mère, ni de
son grand-père. Tout son passé lui est ainsi dérobé. Azwaw remplit les fonctions de père et de
mère, il lui tient lieu de famille entière. Yerma est vaguement décrite. Quelques détails sur son
physique : elle a de longs cheveux, blonds (information apportée par l’âne dont s’occupe la
petite fille), la petite maîtresse a “une crinière dorée” (La Mère du Printemps,51). Elle apparaît
comme une petite fille “rieuse et avide de la vie”, elle n’a d’admiration que pour son père ; son
premier souvenir est formé par “une paire de mâchoires en mouvement, couvertes de poils. Au
dessus, deux trous de tendresse noire : les yeux de son père” (88). Quelques années plus tard,
Yerma a “un jeune corps aux formes menues et pleines à la fois”. Depuis l’âge de 9 ans, elle est
la maîtresse de Azwaw (104). Est-ce que cet âge innocent est dicté ou influencé par l’histoire
du Prophète qui déclara Aïcha nubile à 9 ans, pour pouvoir l’épouser ? Cet élément,
apparemment anodin, peut signifier soit des résurgences inconscientes de la religion chez
Chraïbi, soit une volonté de sa part de faire référence au texte coranique pour légaliser cette
union. Aucun élément ne permet de justifier une interprétation plus que l’autre. Yerma et
Azwaw s’aiment et leur amour charnel ne suscite aucun commentaire. Or l’inceste n’est pas un
élément culturellement si intégré, même dans les sociétés berbères du VIe siècle, pour qu’il soit
raconté avec tant de naturel. La passion du père pour l’enfant n’entraîne pas une énumération
élogieuse des qualités de la femme aimée ou un discours amoureux. Azwaw est un homme
autoritaire et solitaire, et sa fille, Yerma, constitue son unique réconfort, la seule en qui il a
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confiance et pour qui il éprouve vraiment de l’amour. Ainsi le lecteur doit accepter la relation
telle quelle, sans plus d’informations.
Un dernier personnage de petite fille, de moindre importance, est dans Naissance à l’aube
le bébé né des amours du général Tariq et de son esclave427. L’enfant épousera plus tard le fils
de Yerma. Elle n’existe qu’en sa qualité de future mère d’un garçon qui comptera pour la
dynastie berbère des Almoravides.
Nous n’avons pas trouvé, comme c’est souvent le cas dans les romans maghrébins, de
personnages de soeur ou de cousine. Faut-il y voir l’influence de la vie de Chraïbi ? Il décrit sa
famille comme une large fratrie sans soeur428, mais l’absence de cousines ou de voisines nous
semble néanmoins étonnante. Cependant son appartenance à une famille composée
essentiellement de garçons peut fournir une explication partielle à leur maigre représentation,
de même que son appartenance au monde maghrébin où la distance entre les deux sexes est si
grande. Nous avons souhaité savoir si des chercheurs, sociologues, ethnologues s’étaient
penchés sur le rôle des petites filles maghrébines. Nous n’avons trouvé que très peu
d’informations. Les chercheurs maghrébins sont essentiellement des hommes et ce domaine
semble les avoir peu intéressés, peut-être est-ce l’insignifiance de ce monde, à leurs yeux, qui
est à mettre en cause. Les quelques femmes chercheuses d’origine maghrébine, comme par
exemple, Fatima Mernissi429, se sont attaquées principalement au problème de la position des
femmes dans la société du Maghreb. Nous devons de mieux connaître la vie de la petite fille
grâce aux travaux d’ethnologues françaises, telles Camille Lacoste-Dujardin et Germaine
Tillon430. Dans une société où le monde des femmes est recouvert d’un voile, il se pourrait que
les femmes maghrébines se sentent retenues par un sentiment de pudeur qui explique un tel
silence. Il est alors bien naturel que ce soient plutôt des étrangères qui aient étudié cet univers.
Quant aux écrivains maghrébins de la même génération ou plus jeunes que Driss Chraïbi, une
rapide observation nous conduit à constater que peu se sont épanchés sur la condition des filles.
Seul Tahar Ben Jelloun a raconté la misère des filles. Quant aux auteurs féminins,
majoritairement écrivains de la seconde génération, nées et vivant en France, si elles sont plus
libres que leurs soeurs vivant au Maghreb, elles doivent encore braver des interdits. Dans la
culture maghrébine, se singulariser, ce qui est le propre d’une femme écrivain, reste proscrit.
Ainsi la romancière tunisienne Hahsia Jalila a-t-elle vu ses écrits qualifiés d’exhibitionnistes431.
Comment mieux exprimer le fait que ce ne sont pas les écrits mêmes qui sont exhibitionnistes
mais que l’acte d’écrire en lui-même pour une femme est considéré comme exhibitionniste ?
Une telle constatation souligne le fait que même si l’homme et la femme font partie du
même groupe social, les tabous sont toujours plus puissants en ce qui concerne la femme. Aussi
les petites filles maghrébines les subissent très jeunes, elles doivent apprendre tôt à tenir le rôle
que la société attend d’elles. Elevées dans l’attente de l’homme qui va les rendre mères, les
années d’enfance sont tournées vers cet avenir où rien ne dépend d’elles. Elles doivent rester
dans l’ombre et seuls leurs rêves leur font peut-être espérer autre chose. Que peut savoir un
écrivain maghrébin des songes des petites filles ?
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1.2 Les petites filles occidentales
L’étude des petites filles occidentales sera rapide car elles sont peu nombreuses et peu décrites,
mais nous ne pouvons en faire l’économie dans le cadre d’une étude sur un auteur vivant dans
un monde occidental. La première, un personnage secondaire, se trouve dans Le passé simple,
une fille : “ un fleuve de cheveux blonds et qui fleure l’adolescence à peine déféquée” (194),
Driss parle d’elle comme d’une “petite fille”. Elle n’est pour lui qu’une épaule sur laquelle sa
main se pose : “je ne suis plus qu’une main” (195) dit-il, sa main va décharger sur cette épaule
toute sa hargne. Driss se trouve à un carrefour et se pose la question de savoir s’il doit rejeter
la famille, la religion, la société marocaine toute en bloc et opter pour la culture occidentale.
Son discours, à ce moment-là, est extrêmement chaotique, à la limite du délirant. La fille,
effrayée par la violence de Driss, s’évanouit. Driss l’utilise pour se libérer et l’état second dans
lequel se trouve l’adolescent l’empêche de réaliser la peur qu’il provoque en elle. Son désarroi
le rend insensible aux autres et l’amène à réduire l’enfant à l’état d’objet, objet réceptacle de son
mal-être. “Elle avait eu le pouvoir de me vidanger –si les pensionnaires de Noémie m’avaient
fait jouir”432 (203). Remarquons au passage que la fonction attribuée aux petites filles est très
proche de celle qu’il attend des femmes : l’aider en le vidant.
La seconde petite fille occidentale, Dominique, dans Mort au Canada remplit également
cette tâche. Enfant “vive et sautillante [...] à la longue chevelure blonde”, elle a 11ans et demi,
orpheline de père, elle vit avec sa mère et son frère. Dès leur première rencontre, la relation qui
s’installe entre Patrik, le héros, et la petite fille, s’inscrit dans l’ambiguïté, à la fois amicale, filiale
et plus encore. L’enfant entend l’homme lui parler et “sans qu’elle sût pourquoi, une infime
partie d’elle-même remua. Remua comme un foetus dans le sein de sa mère” (20)433. Puis
Dominique se retourne pour voir qui lui parle et sans comprendre pourquoi elle est “déçue […]
quelque chose venait de se passer en elle, comme une fièvre d’enfant”. Patrik insiste : “j’aurais
pu être cet homme. Il aurait pu être ton père”. Le glissement de sens peut faire croire à l’enfant
qu’il aurait pu être son père. D’autres signes alimentent le malentendu laissant imaginer à
l’enfant que Patrik est une résurrection de son père, comme la chanson que Patrik siffle et que
seul son père connaissait ou encore le geste de couper les allumettes en deux morceaux, manie
de son défunt père. A la relation amicale et filiale s’ajoute en filigrane une relation moins facile
à nommer, celle exprimée par le regard de l’homme qui voit dans les yeux de la fillette son
ancienne maîtresse :
Il vit les yeux de cette enfant baignés d’inconnu et de découverte et de tendresse
intense. Et derrière eux, il vit encore les yeux de Maryvonne qui l’avaient regardé ainsi,
pendant des nuits et des jours. Sa main était indépendante de sa volonté, comme
détachée de son corps – caressant, lentement caressant les cheveux de la petite fille.
L’aria montait et descendait dans son corps avec des accents graves d’orgues (21).
L’univers familial de l’enfant se déroule entre un frère avec qui elle ne s’entend pas vraiment et
sa mère. Son père lui manque, elle est en manque d’amour et la rencontre avec Patrik ravive la
blessure. Patrik a déclenché chez l’enfant une véritable vague d’amour occupant l’espace laissé
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par l’absent : “Elle l’aimait. Elle en était effrayée et en même temps heureuse” (108). A la fin
du livre, Dominique est persuadée que Patrik et son père ne font qu’un. L’homme avoue à
demi-mots s’être servi de la fillette parce qu’elle ressemblait à sa propre fille au même âge et
qu’il a cru la retrouver. D’une certaine manière Patrik tente de renouer les fils de son passé dans
l’espoir de cicatriser les blessures du présent. Il trouve chez l’enfant l’épaule dont il a besoin :
“Il surveilla attentivement sa main, l’immobilisa sur l’épaule droite de Dominique” (22). Le
lecteur reconnaît le geste de Driss dans Le passé simple. L’épaule sur laquelle le héros s’appuie,
pourrait être un symbole de l’aide qu’il espère du monde des enfants. Leurs (supposées)
innocence et pureté seraient susceptibles de l’absoudre, de le sauver, lui l’adulte en proie aux
tourments d’adulte. De nouveau le personnage de l’enfant avec tout ce qu’il peut vivre, espérer
ou croire se réduit au minimum. Le grave trouble que cette relation provoque chez Dominique,
importe peu pour Patrik : l’essentiel semble de se retrouver lui-même, se reconstituer.
L’énumération des petites filles occidentales se limite à ces deux fillettes, qui sont si
semblables qu’elles pourraient se confondre en un seul personnage. Elles ont les mêmes
cheveux longs, blonds, à peu près le même âge, l’âge qui hésite à basculer de l’enfance à
l’adolescence, cet âge qui voit la féminité s’affirmer. Elles sont toutes deux sensibles à des voix
d’inconnus qui les renvoient à quelque chose profondément enfoui en elles. Les deux
personnages se ressemblent également dans le rôle qui leur est imparti, rôle de miroir dans
lequel l’homme se regarde à un moment critique de sa vie, où il recherche des réponses à son
malaise. Se distinguent-elles de leurs soeurs maghrébines ? Non, les petites filles, qu’elles soient
maghrébines ou occidentales ont le même profil. Driss Chraïbi, nous le savons, n’est pas un
écrivain prolixe en ce qui concerne les descriptions des personnages, il les dépeint
sommairement, utilisant avec constance les mêmes traits. Il en est de même pour le
comportement et surtout le rôle que les petites filles tiennent. Nous n’avons trouvé nulle part
de petite fille dans un rapport avec un/une camarade ou dans un rapport sororal/fraternel, ou
encore une petite fille avec sa mère, ou même une fille en personnage principal. Hineb et sa
fille Yerma en constituent un exemple flagrant : elles coexistent comme deux épouses d’un
même homme sans se rencontrer ni se parler, ce qui est extrêmement curieux de la part d’une
mère et d’une fille. De même Dominique et sa mère ne fonctionnent que dans le regard de
l’homme, elles ne sont rien en dehors de la relation établie avec Patrik. C’est lui qui éclaire à
tour de rôle mère et fille mais sans jamais les mettre en perspective l’une face à l’autre. Leur
utilité repose dans la projection de l’image qu’elles renvoient du personnage masculin.
Comment expliquer de telles similitudes entre les filles ? La ressemblance physique semble être
le fruit d’une figure mythique qui hante l’écriture de Chraïbi. Il est occupé à redessiner
inlassablement la même petite fille, la seule qu’il donne l’impression de connaître. Nous avons
dit précédemment que le monde des petites filles est lointain, étranger et étrange pour Driss
Chraïbi ; cet éloignement l’entraîne à se rattacher à une image unique qu’il a intériorisée.
Pour illustrer le monde des filles tel qu’il a été perçu par l’auteur, nous rapportons une
anecdote qu’il cite dans ses Mémoires434. La scène se passe pendant l’occupation allemande alors
que des Français se réfugiaient au Maroc. Surgissent alors dans sa vie de jeune lycéen deux
éléments féminins : une femme professeur, qui lui fit découvrir les mystères des aisselles
féminines et encore une petite fille blonde qu’on fit asseoir à côté de lui. La petite fille n’était
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pas particulièrement belle, mais sa proximité provoqua en lui un tel émoi sexuel qu’il ne put
aller au tableau comme le lui demandait le professeur et dut simuler un malaise pour cacher
son érection. Au-delà des pulsions sexuelles naturelles du petit garçon, cet émoi au contact du
monde féminin illustre aussi combien ce monde-là lui paraissait lointain et inaccessible. Dans
sa formation scolaire française, des textes littéraires ou autres ont fait entrevoir à l’auteur
l’univers des petites filles étrangères, mais une telle approche ne pouvait que demeurer abstraite
et en aucune façon compenser l’absence de contacts avec des jeunes êtres du sexe opposé.
Chraïbi raconte l’étonnement de son professeur français, après la lecture d’un poème qu’il avait
écrit à 14 ans435. De l’apparente précocité sexuelle de l’élève, le professeur en avait conclu qu’elle
tenait à la culture islamique, alors qu’en réalité, l’élève Chraïbi racontait une expérience
sexuelle purement rêvée. Son imagination s’était aussi nourrie de tout ce qu’il avait aperçu,
deviné de sa mère. La muse du poème était-elle vraiment la petite fille blonde ? Une certaine
méconnaissance du monde des petites filles, l’éloignement et l’interdit alimentent les
fantasmes, des plus doux aux plus violents. Dans ce domaine, si la femme, comme l’a montré
l’étude sur les femmes, se définit comme dangereuse, la petite fille l’est peut-être moins. Cette
moindre “dangerosité” expliquerait que, à deux reprises, le couple dans les personnages de
Chraïbi est celui d’un homme et d’une enfant.
2 LES
PETITS GARÇONS
Dans les livres de Driss Chraïbi n’apparaissent que des petits garçons maghrébins. Cette
caractéristique semble peu étonnante compte-tenu du caractère hautement autobiographique
de ses romans. Nous nous efforcerons tout d’abord de cerner l’environnement sociologique du
garçon marocain afin de comprendre les personnages. Dans cette perspective nous présentons
les grandes étapes qui structurent l’enfant masculin en milieu arabe : le sevrage et la
circoncision, temps forts du petit garçon que Françoise Couchard synthétise ainsi : “le sevrage
le prive du sein de la mère, la seconde le prive de son prépuce”436. De telles privations sans doute
déjà traumatisantes en elles-mêmes vont également être lourdes de conséquences pour la place
attribuée à l’enfant dans le groupe social. Que signifient le sevrage et la circoncision et quels en
sont les enjeux ?
2.1 Le sevrage
Le sevrage représente la fin de l’allaitement, la première séparation entre l’enfant et la mère.
Nous ne reviendrons pas sur son importance vitale pour le développement physique et
psychique du nourrisson mais nous développerons son analyse dans le contexte socio-culturel
marocain. Au Maghreb, l’allaitement dure jusqu’à l’âge de 2 ans : “les femmes allaiteront leurs
enfants deux ans complets si le père veut que le temps soit complet”437. Une période aussi
longue s’explique d’abord sur un plan économique. Dans les pays pauvres le lait est d’autant
plus important qu’il est à la fois rare et vital pour la survie des enfants438. L’islam réaffirme son
importance, les textes religieux enseignent que les liens créés par le partage du lait sont aussi
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importants que ceux du sang439. Que le Coran soit aussi précis dans un domaine intime à la
mère –la durée de l’allaitement-, constitue une preuve de plus de l’importance qu’il lui attribue.
D’ailleurs le Coran promet aux fidèles de trouver au paradis des “fleuves de lait au goût
inaltérable”. N’est-ce pas une confirmation de ce que Freud disait du paradis : “il n’est rien
d’autre que la somme de tous les fantasmes de notre enfance” ? Le lait au Maghreb, autant pour
des raisons économiques que religieuses, a une portée symbolique puissante. Dans la pratique,
l’allaitement se déroule de manière identique pour fille et garçon, mais, comme le fait
remarquer Camille Lacoste-Dujardin, “en général on ne laisse pas pleurer le bébé, surtout le
garçon”440 et de noter aussi que le sevrage est plus tardif chez le garçon que chez la fille. La mère
maghrébine allaite à volonté, de jour comme de nuit, c’est un don total de la mère à son
nourrisson. La nuit elle le couche contre elle, tel un prolongement de son corps. La pratique
de l’allaitement est un acte gratifiant pour la mère car il constitue l’acte que la société, la
famille, attendent d’elle. On peut penser que la femme compense dans la maternité la
valorisation qui lui est refusée sur un plan personnel. Pour l’enfant, ce moment extrêmement
fusionnel est “un paradis où coule en permanence le lait nourricier et où règne une plénitude
parfaite”441. Mais tout connaît une fin. La mère doit sevrer son enfant et cet acte se produit
souvent au moment d’une nouvelle grossesse, rendant ainsi le sevrage doublement douloureux :
perdre la jouissance du sein et le voir donner à un autre. Petit garçon et petite fille vivent à ce
moment la même frustration, la différence se joue dans l’après-sevrage. Le sevrage représente
en effet la première phase réelle qui marque la distinction entre les sexes, car si celui de la petite
fille n’entraîne pas de changement notable concernant sa place dans le groupe, il en est
autrement pour le petit garçon. Il va être considéré par l’entourage comme un futur homme,
et s’il vit encore dans l’univers des femmes, il a des droits et des privilèges dus à son statut viril.
Penchons-nous un peu plus sur le sort du garçon. Le sevrage met un terme à une période
unique de tête-à-tête entre le fils et sa mère, moment de symbiose totale, pendant laquelle il a
pu croire qu’aucun tiers ne troublerait leur félicité. Le sevrage transforme la mère en figure de
frustration infligeant à l’enfant sa première blessure narcissique. Le passage entre l’avant et
l’après est difficile. L’avant lui offre un cocon chaud dispensateur de vie, chaleur et satisfaction
libidinale. L’après, au-delà de la perte du plaisir, lui fait découvrir la frustration et la jalousie
lorsqu’il réalise que la jouissance lui est enlevée pour être donnée à un autre. De nombreuses
études sociologiques ont souligné le caractère passionnel de la jalousie propre au bassin
méditerranéen. Il relèverait du contexte particulier de l’allaitement et du sevrage. Ainsi le code
de l’honneur si puissant au Maghreb, selon lequel le frère se comporte en gardien de sa soeur
–celui-ci pouvant aller jusqu’au meurtre, s’il est nécessaire au maintien de l’honneur de la
famille– trouverait son origine dans la frustration du sevrage. “Le petit despote, le jeune chef
de famille, est aussi, normalement, un être qui a été frustré”442. Germaine Tillon qui a beaucoup
étudié l’univers familial au Maghreb, rapporte les traditions populaires à but thérapeutique
pour l’enfant qui vient d’avoir un petit frère ou petite soeur. Pour prévenir le choc émotif dû
surtout à la perte du sein et pour l’empêcher “de haïr le nouveau-né (et d’être malade ou de
mourir de cette haine) on lui prépare un oeuf, gourmandise appréciée, après l’avoir mis entre
les cuisses du bébé jusqu’à ce qu’il le salisse- opération à coup sûr de caractère magique”443. De
telles pratiques montrent que l’apprentissage du partage ne se fait pas sans mal. L’enfant déchu
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de sa place de petit roi, va se défendre en développant des comportements agressifs ou
régressifs. Dans les deux cas, la réaction de la famille sera répressive. L’enfant va alors découvrir
qu’en se conduisant selon les attentes des adultes, il obtient son acceptation dans le groupe et
reçoit les privilèges accordés à son nouveau statut d’homme. C’est grâce à la soumission au
groupe, principe essentiel de la société islamique, qu’il va s’intégrer.
Du fait du caractère long et extrêmement fusionnel de l’allaitement, beaucoup de
chercheurs ont tiré la conclusion que le sevrage au Maghreb était plus traumatique pour
l’enfant qu’ailleurs. Traumatisme que ne reconnaissent pas des psychanalystes comme
Abdelhadi Elfakir et Moustafa Safouan. Ils n’accordent pas un caractère pathologique à la
frustration du sevrage, pour eux : “ce n’est pas l’alternance de la présence de sa mère et son
absence qui angoisse l’enfant [...] mais (le fait que) sa mère ne le quitte pas”444. L’angoisse n’est
donc pas causée par le sevrage mais au contraire par le sevrage différé, l’allaitement prolongé
qui sont à la source du sentiment d’angoisse. Et Elfakir d’insister : “Plus les réponses de la mère
sont pressantes, intarissables et immédiates, plus l’enfant y est en proie et ses demandes
illimitées et insatiables engendrent culpabilité et angoisse”445. Si l’absence de limites engendre
culpabilité, angoisse, le sevrage représente pour le nourrisson une sorte de libération, une
délivrance et lui évite un rapport fusionnel avec la mère qui risquerait même de l’entraîner vers
un état psychotique. Pourtant cette libération bénéfique pour l’enfant n’exclut pas un
sentiment de nostalgie. Pour le sociologue Boudhiba, cette société connaît un désir constant de
retourner au sein maternel, pour y retrouver la jouissance de l’allaitement446. Les fréquentes
allusions au plaisir du sein exprimées par les écrivains maghrébins semblent lui donner raison.
Alors que la mère s’inscrit en retrait dans la littérature maghrébine, cachée aux yeux de
l’étranger, aucun tabou ne recouvre son sein. Les écrivains usent de l’alibi de la pureté du petit
enfant pour encenser l’image esthétique et romantisée de la mère allaitant. “Connais-tu la
douceur du sein entre les lèvres d’un enfant”447, ou encore “Le rire fuse du ciel, tel un sein entre
les lèvres d’un enfant”448. Quant à Mohammed Khaïr Eddine, évoquant sa mère, il l’appelle
“Maman-le-lait de mes ténèbres”449. Montserrat-Cals abonde dans le sens de Boudhiba, le
sevrage de l’enfant maghrébin constitue une épreuve douloureuse, épreuve qui se répète dans
la littérature maghrébine, lui donnant un caractère spécifique : “le thème de la nostalgie du sein
maternel occupe la plupart des romans”450. Que le sevrage ait marqué l’homme d’une manière
ou d’une autre, Elfakir relativise ce fantasme ; cette époque désignée par les écrivains comme
le paradis ne serait pour lui “qu’une construction fantasmatique” faite après coup, dans un
mouvement qui porte tout homme se retournant vers l’enfance à l’idéaliser451. Laissons la
conclusion à Sylvie Garnero : “Bonne nourrice, mais séductrice, la mère ne deviendrait-elle pas
castratrice ?”452. Poser la question apporte une partie de la réponse, elle met en évidence la
problématique de l’allaitement prolongé et les difficultés qui s’ensuivent à se détacher de cet
univers lacté453.
Retrouve-t-on pareil sentiment de nostalgie chez Driss Chraïbi ? Certainement, mais il
ne le présente pas dans un tel débordement lyrique. La nostalgie concerne la nourriture. Chez
lui les seins se référent essentiellement à leur fonction alimentaire : “par ce sein qui t’a nourri”
(Le passé simple, 32), ou “me remplirait la bouche de sa mamelle” (Le passé simple, 146)”. Les
seins de la femme d’Azwaw sont nommés “des mamelles” (La Mère du Printemps, 84), les seins
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vides provoquent la répudiation. Puis il parle avec tendresse de petites mamelles quand elles
ont du lait : “il est bon, Azwaw l’a goûté” (La Mère du Printemps, 165). L’enfant au sein est
pour l’auteur “l’enfant à la mamelle”(La Mère du Printemps, 112). Driss Chraïbi utilise un
vocabulaire animalier et réducteur, en n’accordant d’attention qu’à la fonction nourricière du
sein, semblant ignorer sa fonction érotique car derrière le vocabulaire de la nourriture, se cache
toute une charge de plaisir sensuel. Lahcen Benchama a noté les répétitions du mot iben (petitlait) dans le discours de Hajja, la mère du village dans Une enquête au pays, lorsqu’elle parle de
cuisine454. L’évocation de la nourriture éveille des sentiments nostalgiques certains chez
l’inspecteur Ali. Une seule fois Chraïbi parle de l’allaitement et du sevrage du point de vue de
l’enfant, et en exprime la douleur : “Ils ont têté un an, pleuré deux ans- le temps strict accordé
à la prime enfance” (Le passé simple, 36). Et lorsqu’il évoque l’allaitement pour la mère, Chraïbi
montre qu’il a été sensible aux arguments religieux : “Tu lui donneras le sein aussi longtemps
que tu pourras, même quand il lui poussera des dents. Tant que tu l’allaiteras, tu seras plus une
mère qu’une femme”(La Mère du Printemps, 83). Driss Chraïbi est sensible à l’argument plaisir
de la nourriture, il l’évoque surtout dans le petit lait. Le lait même est moins explicitement
présent, mais on le retrouve, par un glissement de sens, au travers de la symbolique qu’il partage
avec l’eau. Lait et eau renvoient à la mère, et l’insistance de l’auteur concernant ces deux
éléments dénote chez lui une fixation puissante sur la mère. Comme l’a dit Gaston Bachelard :
“l’eau est un lait dès qu’elle est chantée avec ferveur, dès que le sentiment d’adoration pour la
maternité des eaux est passionnée et sincère”455. L’auteur projette, lorsqu’il s’exprime sur le
fleuve, La Mère du Printemps, des fantasmes propres à l’univers maternel : “la terre s’est
réveillée, l’Oum-er-bia456 l’a nourrie durant son sommeil” (47), il appelle le fleuve couramment
“la mère nourricière”(112) et le place toujours en relation avec la satisfaction de besoins
primaires. Chraïbi rejoint ses pairs dans le sentiment de nostalgie pour l’allaitement, nous le
constatons d’une part dans le langage clair et valorisant du lait, d’autre part dans l’association
avec l’eau dans son oeuvre.
L’insistance sur l’allaitement aide à comprendre les étapes qu’un petit garçon maghrébin
doit parcourir. La question de savoir si au Maghreb un certain type de comportement est dû à
l’allaitement trop fusionnel pour certains ou aux circonstances qui entourent le sevrage, dépasse
le cadre d’une lecture de textes littéraires. L’important consiste à dresser un état des lieux des
spécificités propres à la culture maghrébine. Gardons à l’esprit que l’allaitement et le sevrage
tissent une partie du fond socio-culturel et forment la personnalité future de l’adulte,
personnalité qui va s’épanouir dans la littérature.
2.2 La circoncision
La circoncision constitue la deuxième étape décisive pour le petit garçon ; elle mérite que l’on
s’y arrête car les incidences sur l’enfant s’avèrent nombreuses et complexes. L’acte par lequel le
prépuce est coupé chez le jeune garçon peut intervenir entre 7 et 12 ans457. Ghazali justifie cette
tardive circoncision ainsi : “elle est pratiquée par les juifs au septième jour. Il convient de se
différencier d’eux et d’attendre que les duvets de l’enfant aient poussé”458. La circoncision,
empruntée au judaïsme où elle est une obligation religieuse, ne se définit pas comme un acte
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religieux pour les musulmans et aucune prière n’accompagne cette fête dans les pays arabes.
Toutefois cet acte est si profondément ancré dans les pratiques qu’il en est devenu une
attestation d’appartenance à la communauté musulmane, “davantage une pratique des
Musulmans qu’une pratique de l’islam” résume Boudhiba459. La circoncision est un passage
quasi obligatoire pour le garçon musulman, au contraire de l’excision qui, tolérée pour les filles,
se pratique peu au Maghreb. L’habitude veut que l’oncle ou le grand-père présente l’enfant au
barbier qui pratique l’opération à l’aide de ciseaux ou d’un rasoir. Il est de bon augure qu’avant
la circoncision, la famille emmène l’enfant chez un marabout, un saint protecteur de la famille.
L’enfant sera ensuite choyé et recevra des habits neufs, des gâteries. Pendant la cérémonie il y
aura beaucoup de bruit, sans doute pour couvrir cris et pleurs de l’enfant.
Les théoriciens proposent diverses interprétations de la circoncision. Sur un plan
psychanalytique, pour Sigmund Freud, Theodor Reik, Georg Groddeck460 et d’autres encore, la
circoncision incarne un substitut rituel de l’événement historique qu’a constitué la castration
effectuée par le “Père de la horde primitive” sur les fils insoumis qui voulaient partager les
femmes461. Cela signifie que l’acte prend racine avec violence dans la punition. Pour Bruno
Bettelheim, l’angoisse de castration provient de la peur du père tout autant que des images
maternelles462. Il rejoint ce qui a été dit dans le paragraphe sur le sevrage : “Il n’y a chez lui
(l’enfant) d’angoisse de castration que là où il y a tentation, c’est-à-dire justement, présence du
désir maternel à son endroit [...] dans tous les cas, l’angoissant n’est pas le manque, mais le
défaut de son appui”463. Les deux rites de passage, le sevrage et la circoncision, tendent vers un
même but : séparer l’enfant de la mère pour lui permettre de rejoindre le monde paternel et de
prendre sa place dans le groupe464.
Malek Chebel, anthropologue et psychanalyste, propose une interprétation plus spécifique au
monde arabe en associant sevrage et circoncision :
En termes psychanalytiques, c’est dans ce passage très rapide d’une oralité généreuse
et prodigue à une “génitalité” vécue sous le signe de l’angoisse de castration et du
danger réel de l’exérèse que tout enfant maghrébin ressent, peu ou prou, lors de la
circoncision, que se situent les deux termes d’un conflit particulier contribuant à
renforcer le fantasme majeur de la castration. Car il faut admettre que si la
circoncision marque une étape dans la vie de l’enfant, ce n’est certainement pas au
profit d’une accession réelle au monde de la masculinité achevée qui ne s’opérera
qu’à la puberté. En fait, tout fonctionne comme si l’enfant payait le prix par
anticipation, longtemps avant la jouissance sexuelle promise465.
La question que pose Chebel est “comment circoncire sans “castrer”, comment trancher sans
donner l’impression de détruire et comment faire admettre qu’une ablation puisse être un
facteur d’accomplissement et de perfection466. Les conséquences de la circoncision pour ce
chercheur sont multiples : positives pour ce qu’il appelle “le Soi dans le groupe”, sentiment de
faire partie d’un groupe ; négatives quand on considère les formes de pathologie fréquentes
chez les hommes maghrébins “peurs incoercibles et immotivées, troubles affectifs, impuissance
lors de la nuit de noces, ou encore éjaculations précoces”. Chebel ajoute à cette étiologie des
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comportements caractéristiques des hommes maghrébins : “agressivité mineure à l’égard de la
soeur jusqu’aux conduites de surcompensation phallique les plus sommaires (sentiment
exacerbé de l’hypervirilité, de la jalousie, du narcissisme et du souci majeur de la “bonne
apparence”). Cette agressivité s’expliquerait par une régression à la période précirconcisionnelle, période où l’enfant s’était refait un statut après la fin du sevrage. Nous avons
précédemment dit qu’une des défenses de l’enfant au sevrage est de devenir violent ; après la
circoncision de tels comportements agressifs peuvent réapparaître et même des années après
comme réminiscences de cet âge.
Sur un plan sociologique, Boudhiba apporte un autre éclairage, au niveau du vécu
conscient dans la culture maghrébine :
Le petit garçon se rend très vite compte des privilèges exorbitants qui sont associés
à la condition masculine. Il est tout pénétré de l’importance de “cette petite chose
qui pend [...] D’où la crainte qu’on ne la lui coupe s’il n’est pas encore circoncis ou
qu’on ne recoupe ce qui reste après la circoncision [...] Valorisation symbolique du
phallus et crainte obsessionnelle de le perdre. Cette situation est appelée à durer
longtemps, spécialement dans une société autoritaire et où le père terrible “truste”
pour lui toutes sortes de biens, de plaisirs, de richesses [...] et de femmes. Si tout
finalement semble se résorber sans trop de mal c’est à coup sûr en raison de toutes
les formes de socialisation mises en route mais aussi en raison de l’âge précoce du
mariage qui relaie en quelque sorte et presque immédiatement la circoncision467.
Il relève par ailleurs la similitude qu’il y a entre la circoncision et le mariage. Les mêmes rituels
précèdent les deux cérémonies, cette analogie l’amène à conclure que “la circoncision est la voie
ouverte au mariage [...] promesse et garantie d’une future vie génésique qu’on veut aussi ample,
aussi grande, aussi durable que l’amour”468. Constituant un acte préparatoire à la sexualité du
garçon, la circoncision est l’occasion de grandes réjouissances au même titre que le mariage.
Boudhiba justifie donc la circoncision comme le premier pas sur le chemin qui mène à la
jouissance469, alors que pour Chebel, il s’agit d’un leurre, on promet à l’enfant quelque chose
qu’il n’est pas prêt à recevoir. Dans la culture maghrébine, la circoncision faisant partie
globalement d’un rite d’accession au monde de la sexualité, serait souhaitée par le garçon et elle
n’est pas vécue comme un acte de prise de pouvoir de l’adulte sur lui470.
Il nous semble que la circoncision, au-delà des promesses de jouissance, pourrait être plus
concrètement considérée comme une “discipline du corps”, un acte de soumission et un rite de
passage pour accéder à la communauté des “nous les circoncis”. Marquée par la tradition
musulmane, elle représente un des temps forts préparant le garçon à son accession au groupe,
à la Umma mais pas à son individuation. La conséquence en est que l’homme maghrébin se
comporte plus en homme de groupe qu’en partenaire dans le couple. “L’enfant, préoccupé par
son pénis mutilé, va faire de la surenchère pour montrer qu’il est bien un “mâle”, plus “homme”
que jamais, et le prouver”471, comportement qui l’accompagnera dans sa vie d’adulte face à la
femme472. Une telle conduite amène Chebel à remettre en question la continuité de la
circoncision non justifiée par les textes religieux, qui ressemble plus à une réminiscence
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archaïque. Elfakir, malgré les arguments en défaveur de la circoncision, persiste à croire que le
jeune garçon maghrébin désire ardemment la circoncision car elle lui donne les repères
“identitaires aussi bien d’ordre culturel que psychique”473. Ne pas la pratiquer ou la retarder
trop longuement pourrait être très déstabilisant pour le garçon. Pour renforcer son
argumentation, Elfakir pare la circoncision d’une dimension mythique faisant référence au
mythe ibrahimique. Dans le récit biblique, le mythe judaïque raconte comment Yahweh
ordonna à Abram et à tous les mâles de la tribu de se circoncire pour prouver leur allégance à
son Dieu :
A Abram est ôté le prépuce, considéré comme attribut féminin et à son épouse Sarai
est ôté le yod de son nom, symbole phallique dans la tradition zoharique. […]
Ensuite on leur ajoute à l’un et à l’autre la lettre héi qui est symbole de
détermination (article défini) et désigne sous sa forme abrégée le nom de Dieu.
C’est-à-dire que, sexualisés l’un et l’autre, ils sont en même temps déterminés et
divinisés, c’est-à-dire humanisés474.
Les conséquences sont d’ordre double : Abraham et Sarah deviennent alors déterminés
sexuellement et l’interdit d’inceste est renforcé. Sarah, demi-soeur et femme d’Abraham était
stérile, le changement de nom et la circoncision, signes d’acceptation de l’allégeance à Dieu,
leur apporteront un enfant qui, à son tour par sa circoncision, témoignera de l’alliance avec
Dieu. Pour Elfakir, l’islam a gardé de cet acte l’alliance et la soumission, clef de voûte de la
théorie religieuse. Abraham est le premier soumis à Dieu, soumission mise à épreuve lors de la
demande de Dieu de lui sacrifier Isaac, son fils475. Une telle interprétation est particulièrement
troublante dans la mesure où contrairement à Chebel et Boudhiba qui s’accordent pour dire la
non-existence de textes religieux justifiant la circoncision, Elfakir lui donne une assise mythicoreligieuse. Ce renforcement mythico-religieux l’amène à accorder à la circoncision une place
importante dans la résolution du complexe d’Oedipe en ce qui concerne la relation père-fils.
“Elle (la circoncision) émancipe son désir (celui de l’enfant) en corrigeant son parcours pour
l’engager dans le domaine des alliances et des rapports sociaux”476, Elfakir rejoint sur ce point
Boudhiba en attribuant à la circoncision un caractère structurant et gratifiant puisqu’elle
permet au fils de rejoindre le monde du père. Il nous semble, en tant que femme et de culture
occidentale, que la circoncision constitue une atteinte à l’intégrité physique et symbolique de
l’enfant ; cette opération -du domaine du réel- est trop proche par l’imagerie et par la
correspondance des époques, de la castration -du domaine du fantasme- pour être traitée
comme insignifiante dans le développement psychique d’un enfant477. Ce parallèle nous engage
à croire en l’existence d’une blessure laissant une profonde cicatrice dans la relation père-fils.
Notre propos n’est pas dans ce cadre de polémiquer sur la circoncision mais d’en mesurer la
portée religieuse et sociale pour un homme. Dans le contexte maghrébin, la blessure physique
et psychique ressentie par l’enfant lors de la circoncision est compensée par une valorisation
sociale et religieuse, l’enfant fait partie de la umma, appartenance au groupe à laquelle l’enfant
sera sans doute plus ou moins sensible. Les chercheurs maghrébins nous apportent par leurs
idées contradictoires un complément d’informations sur la spécificité arabo-maghrébine. Ils
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s’accordent sur deux points : l’importance de la trace laissée par la circoncision et l’acceptation
de sa valorisation par le groupe.
A la lueur de ces différents éclairages théoriques nous pouvons maintenant revenir au texte
de Driss Chraïbi. Comment Chraïbi raconte-t-il cette grande fête ? Un seul passage parle de la
circoncision, de retour à Fès les souvenirs affluent dans la tête de Driss (Le passé simple, 84) :
Un jour, mon oncle m’a conduit me baigner dans les eaux sulfureuses de Moulay
Yacoub : la gale. Un autre jour, un coiffeur à barbiche blanche m’a ligoté les bras
derrière le dos, m’assis sur le rebord d’une fenêtre, m’a écarté les jambes :
circoncision. Puis le Seigneur est revenu porteur de dattes de Médine et de son titre.
La circoncision a lieu en l’absence du père, parti en pèlerinage. La mère et ses deux fils
séjournent alors à Fès, d’où elle est originaire, et où son père, de son vivant, était marabout.
Aucune allusion à une fête ou à une gratification pour féliciter l’enfant n’est faite, sinon la
phrase suivante qui évoque le retour du père avec des dattes. La juxtaposition des deux
événements ne porte pas sur le sens des dattes-cadeau mais sur la rancoeur qu’éprouve le fils
d’avoir été abandonné par le père à ce moment-là. L’auteur raconte la circoncision comme une
scène de torture : “ligoter, assis de force, écarter les jambes”, les mots expriment le sentiment
d’impuissance du petit garçon, sentiment aggravé par l’absence du père. La rancoeur se trouve
peut-être aussi ravivée par la concurrence. Quelle importance cette circoncision comparée au
prestigieux titre qu’octroie le pélerinage du père et à son retour ? La juxtaposition des deux
événements laisse à penser que l’un fait trop d’ombre à l’autre, l’enfant est une fois de plus
mortifié. Montserrat-Cals a relevé dans ce passage la proximité entre la désinfection d’un corps
galeux et la circoncision : “ce voisinage [...] établit l’impureté de l’enfant ainsi que l’urgence du
remède”478. Cette ambivalence entre le bien et le mal, la honte et la fierté ou encore le propre
et le sale porte la marque de l’enfance. Driss a pu associer la circoncision à la concrétisation
d’une punition pour un acte répréhensible. Il vient d’arriver à Fès où il pense pouvoir être
tranquille : “je pouvais enfin vivre [...] me masturber”(83). Erreur, dira-t-il, il va être circoncis.
L’enfant n’est-il pas en train d’associer la circoncision qu’il vit dans sa chair à la castration
symbolique, que tout enfant redoute en période oedipienne ? Sur un plan symbolique, elle
correspond à l’âge de la résolution du conflit oedipien. Or sortir du conflit oedipien fait accéder
à une génitalité adulte, les deux, circoncision et crainte de la castration, de manière
concomitante, font sortir le garçon de l’enfance. Sur un plan social, le récit de la circoncision
par Chraïbi montre l’étape que franchit l’enfant :
Je pouvais enfin vivre […] Et, jusqu’alors rêve pur et simple, assouvissement furtif,
me masturber pour faire acte de n’importe quoi qui ne fût pas un dogme. Erreur.
Je fus réveillé dès la première aube, conduit dans un m’sid479, ramené par nuit noire,
de nouveau battu, au m’sid, chez mon oncle, sur le crâne, sur la plante des pieds,
sur le dos, sur les doigts, au nom du Coran, d’une constipation, d’un manque
d’appétit, d’une souffrance, d’un vomissement, nombre de mains à baiser, celles de
ma tante au réveil, de mon oncle matin et soir. (Le passé simple, 83)
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La circoncision s’inscrit entre la haine de l’école coranique et l’abus de pouvoir des adultes. Il
avait huit ans, et il rêvait de liberté. Au moyen d’attitudes stéréotypées, l’enfant doit montrer
sa soumission à la famille, au groupe social, à la religion. “La complicité qui s’instaure entre les
parents, la famille et le pouvoir religieux tend à renforcer les principes du Surmoi tout en
maintenant l’enfant sous la domination des adultes qui attendent respect, soumission et
obéissance de sa part”.480 L’enfant se sent pris au piège dans le filet tendu par la famille et la
société. Les mots qui racontent l’avant et l’après de cet enfant de huit ans sont violents. Avant,
il pouvait encore rêver, fantasmer. Le retour du père en même temps que la circoncision
signifient la fin d’une époque.
Il n’y a pas seulement les fantasmes paternels qui interviennent pour donner leur
complexité à ces réminiscences. Il y a aussi ceux de l’enfant lui-même, qui, en
l’espace de quelques minutes, passe de facto de son état naturel initial où dominait
l’autoérotisme, à un état de culture dans lequel prend place une sexualité codifiée,
socialisée, canalisée, en un mot domestiquée481.
Peut-être doit-on à cette étape du développement l’enracinement de la violence sous-jacente
permanente dans l’oeuvre de Chraïbi. Après l’exclusion du monde fusionnel de la mère, la
circoncision entraîne le bannissement définitif du monde de l’enfance et donc de la proximité
d’avec la mère. En échange, l’enfant reçoit le groupe en partage, il plonge dans le carcan des
lois régissant la société où la soumission est loi. Ce n’est pas tant la douleur de la circoncision
en soi mais toute la portée et charge émotionnelle de cet acte qui transforment un petit garçon
en petit homme et déterminent son devenir. Le moment où le principe de plaisir doit laisser
de l’espace au principe de réalité se révèle éprouvant, les rites de passage laissent des empreintes
plus ou moins traumatisantes. Mais le passage reste obligé, il est structurant. Or si la Loi du
Père a pour fonction de protéger l’enfant contre l’angoisse du “trop de mère” évoquée
précédemment, elle n’empêche pas l’enfant d’avoir envie de se perdre dans ce “trop de mère”.
La circoncision entraîne pour le garçon des conséquences immédiates : l’éviction du
hammam des femmes, selon Françoise Couchard “le troisième sevrage”482. “Dès qu’il marche,
le jeune garçon citadin accompagne sa mère au bain maure : prolongement de ce monde
féminin qui l’entoure de sa sollicitude”483. Cet usage se pratique jusqu’à la puberté du garçon.
Or, la notion de puberté est assez élastique. En effet les garçons ne deviennent pas tous pubères
au même âge ; du reste, les mères ne sont pas forcément les mieux placées pour réaliser que leur
garçon a quitté l’enfance ; enfin les pères semblant considérer comme une corvée le fait
d’emmener leur fils au hammam, ne font pas vraiment pression sur les mères pour déclarer leur
fils pubère. Tous les facteurs concourent à ce que les garçons puissent finalement fréquenter
assez longuement ces lieux féminins.
Dans le milieu familial maghrébin, l’enfant est la chose du gynécée jusqu’à trois ou
quatre ans. La mère, mais aussi la soeur, la cousine, la voisine se sentent investies
d’une lourde responsabilité. Elle consiste à faire cadrer la psychologie de l’enfant
avec son sexe biologique initial [...] Le sexe est dans les choix initiaux de la mère,
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lorsqu’elle est amenée à initier son enfant aux jeux complexes du -tout apprendremaintenant-pour-mieux-être-un-vrai-homme-demain- dans la séduction primaire
[…] un enfant qui a reçu une éducation sexuelle dans le giron de sa mère est en
quelque sorte violenté par cela même qui lui plaît le plus, à savoir détrôner le père
dans le désir maternel, devenir homme avant d’être viril et entretenir une relation
d’amour...avant d’éprouver un désir d’adulte484.
Entre un inconscient maternel dominant celui du garçon et une vision réelle de l’intimité des
femmes, la sexualité des garçons va s’épanouir. Le hammam est univers de l’ambigu, étalage du
nu associé au monde de la mère, pudeur et impudeur s’y côtoient dans une atmosphère
humide. Boudhiba parle de “complexe du hammam” tellement ce lieu est chargé sur le plan
fantasmagorique : “Et devenus adultes nous le peuplons de nos souvenirs, de nos phantasmes,
de nos rêves et c’est là pour tout musulman une manière précise de revivre son enfance et ce à
partir de son expérience du hammam”485. Les écrivains se sont souvent laissé emporter par la
nostalgie évocatrice du hammam pour femmes486. Rappelons l’importance de l’institution du
hammam, elle occupe une place particulière dans la société maghrébine. Le hammam n’est pas
une salle de bains collective mais un lieu de purification. Selon l’islam, l’homme impur glisse
dangereusement vers le mal d’où la nécessité de se purifier. Pour ce faire, trois éléments sont
préconisés : le feu, l’eau et la terre. Pour des raisons pratiques évidentes, l’eau prend la première
place. Le hammam est l’antichambre de la mosquée car le musulman sorti du hammam, purifié
des contingences matérielles, recouvre sa pureté spirituelle. Au-delà du simple rituel, le
hammam est fortement érotisé, “aller au hammam” signifie dans beaucoup de pays arabes “faire
l’amour”. En effet, l’homme se rend au hammam pour se purifier de l’acte sexuel ou pour s’y
préparer. “La conduite du hammam est un jeu d’adaptations au spirituel et d’apaisements des
tensions physiques et psychiques provoquées par le commerce charnel”487. L’adolescent qui
pénètre la première fois dans le hammam pour les hommes vient prendre sa place dans la
communauté masculine. Tout devient communautaire pour lui, la purification, la prière, le
travail, le café, la vie sociale. “A partir de ce moment, il est dressé pour s’efforcer d’orienter
toute son énergie, toute sa vie vers le culte de la vie commune parmi les mâles et vers la
dépréciation systématique de la féminité”488. A un âge où la sexualité devient pressante,
l’adolescent est tenu éloigné des femmes. Elles deviennent taboues et l’interdiction absolue de
s’approcher d’elles pèse sur le jeune homme, même sa mère devient une sorte d’étrangère. Il
entre dans la communauté des hommes, communauté monosexuelle. Si le hammam des
femmes est érotisé, celui des hommes ne l’est pas moins. “Le hammam est un milieu utérin”489,
la topographie amène à se glisser au travers des pièces successives pour se retrouver dans le lieu
le plus intime où l’on s’enfonce, la chaleur, l’obscurité, tout rappelle le chaud cocon des débuts.
C’est un lieu de régression où l’homme contrôle mal ses pulsions et émotions, ajoutées aux
frustrations dues à l’absence de contacts sexuels avec des jeunes filles de son âge. Le hammam
apparaît comme un lieu avéré de la pédérastie et de l’homosexualité.
Nous avons cherché la trace d’un lieu aussi mythique dans les romans de Chraïbi mais
nous n’avons trouvé nulle part de description d’un tel enclos de l’intimité des femmes ou des
hommes arabes. L’auteur apparaît dans ce domaine très marginal, comparé aux autres écrivains
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maghrébins. Comment Driss Chraïbi, qui a écrit sur le monde de la famille, a-t-il pu faire
l’impasse sur une telle expérience ? A cela plusieurs réponses sont possibles : la première est que
Driss Chraïbi, enfant, n’aurait pas fréquenté le hammam en compagnie de sa mère. C’est un
élément invérifiable -il n’en parle nulle part- mais assez improbable au vu des traditions
marocaines. La deuxième réponse est qu’il a choisi sciemment de mettre un voile sur l’intimité
de ce monde, l’écrivain considérant que le lieu du hammam relève de l’intimité du Maghreb et
qu’il serait sacrilège de le partager avec un lecteur non-initié. Nous avons observé que Chraïbi
n’est pas avare de détails dans les domaines qui relèvent de sa propre intimité mais sur celle de
la mère il ne dit rien. Une autre raison pourrait être dans le rejet d’un lieu de groupe, groupe
que Chraïbi fuit. Enfin on peut se demander si ce n’est pas parce qu’il ne pourrait pas maîtriser
son verbe. Le silence sur ce vécu serait une censure sur une expérience trop lourde d’affects.
Chaque réponse apporte certainement un brin de juste. L’écrivain a parfaitement le droit de ne
pas écrire sur un thème trop privé mais cette omission ressemble beaucoup à un mécanisme de
défense. Chraïbi fait donc l’impasse sur deux concepts-clés maghrébins : le sevrage et le
hammam. On les retrouve néanmoins au travers des symboles de l’eau et du champ lexical de
la sexualité. Nous reviennent les mots de la sexualité que nous citions précédemment : liquide,
sueur, qui ne sont pas sans rappeler le vocabulaire du hammam490. Les vapeurs masquent les
ombres, celle de la mère entre autres. Nul être humain n’échappe à la séduction des soins
maternels. Le hammam découvre puis exile le corps féminin et c’est ce que verbalise l’auteur
sous couvert d’une révolte contre tout. Sa révolte trouve son origine peut-être dans la douleur
indicible de l’enfance d’avoir été rejeté.
“En racontant nous maîtrisons : nous maîtrisons même notre impuissance à maîtriser,
pourvu que nous la disions”491. Il peut sembler paradoxal de traiter d’un sujet qui n’est pas
abordé par l’auteur mais nous sommes convaincue de l’importance d’un tel non-dit ou plutôt
de ce que nous considérons comme un dire qui s’exprime autrement. Si tous les chercheurs
s’accordent à reconnaître une place primordiale au hammam dans la société arabe, Driss
Chraïbi n’a pu échapper à son emprise. Le nier à ce point ne fait que mieux le désigner. Le
sevrage, comme la circoncision avec son pendant le hamman, font de l’homme musulman un
homme de groupe -nous, les frères soumis à la religion-. Occulter l’existence de ces pratiques,
en les refoulant au plus profond, permettrait de s’évader du “nous” dans une tentative de rester
avec “soi-même”, comme à l’époque du tout petit enfant. Ce pourrait être une des clefs de
l’auteur.
2.3 Les petits garçons des romans
L’enfance est principalement racontée dans Le passé simple au travers des souvenirs de Driss. Il
décrit un monde sombre pour l’enfant, qu’il soit celui de la maison, de l’école ou encore de la
rue. A la maison, un climat de violence règne. La fratrie, à la merci du bon vouloir du père,
meurt de faim en silence, éducation traditionnelle où l’enfant n’a rien à dire, il n’a qu’à obéir
et bien se tenir. “Ce crachat s’ajoutera à tous les crachats antérieurs, aux coups de poing, aux
coups de pied, aux gifles, aux piétinements” (32). Les châtiments corporels ne sont pas
épargnés aux enfants, ils font partie de l’apprentissage. A l’école coranique, la loi du bâton sévit
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aussi. L’auteur décrit l’enfer dans lequel vivent les enfants : “pendant quatre ans. A coups de
bâton sur mon crâne et sur la plante des pieds – si magistralement que, jusqu’au jour du
Jugement dernier, je n’aurai garde de l’oublier”(16). Driss se souvient du choc lorsqu’il alla la
première fois à l’école, il en conserva une énurésie jusqu’à l’âge de 13ans(38) : “Les écoliers de
cette sorte d’école sont les plus studieux et les plus malheureux du monde” (39). La famille
soutient sans restrictions l’école et lorsque le père amène ses fils au fiqh, il lui dit : “Camel et
Driss sont tes enfants. Qu’ils apprennent la sainte religion. Sinon, tue-les et fais-moi signe : je
viendrai les enterrer” (38). Les violences sont aussi sexuelles : “sans compter que les perversités
des grands contaminent les petits et que presque toujours ces écoles servent de cours tacites de
pédérastie appliquée avec ou sans le concours de l’honorable maître d’école” (39). L’enfant est
systématiquement nié et brisé, de telles méthodes ont pour finalité l’apprentissage de la soumission.
Autre lieu du vécu de l’enfant, la rue fonctionne également sur un mode violent. Comme
d’autres écrivains maghrébins, Driss Chraïbi rapporte dans Le passé simple les pratiques
pédophiles du monde extérieur, de la rue sous la forme de deux courts récits492. Le premier
raconte l’histoire d’Abbou (50), un vieux marchand de sauterelles, friandises populaires auprès
des enfants. Il récupère un jour un jeune Berbère de 14 ans et le fait travailler contre paiement
en nature. Mais l’enfant demande de plus en plus d’argent et Abbou le congédie. Le discours
du vieil homme est admirable d’hypocrisie : il s’offusque que le jeune veuille aller au bordel et
que son gendre ait des pratiques pédophiles, alors que lui-même agit de la même manière. Le
jeune garçon congédié se retrouve de suite récupéré par le marchand de pastèques dont la
description ne laisse aucun doute quant à son intérêt pour le garçon : “un gars énorme avec une
trogne rouge et dont le reste était en proportion.” (52). Les deux hommes vont se disputer le
jeune garçon, jusqu’au moment où la femme d’Abbou se plaint auprès du juge, qui renvoie les
deux vieux dos à dos, le juge prenant à sa charge personnelle le gosse ! L’auteur raconte cette
histoire au moment où dans la famille de Driss la tension devient très forte dans le récit
principal, les enfants terrifiés attendent le bon vouloir du Seigneur.
La deuxième histoire de pédophilie se situe juste avant que Driss ne revienne chez lui,
après avoir été mis à la porte par son père. C’est un texte très court, un enfant crie, personne
dans la rue ne s’y arrête. Battre un enfant qui apprend à se servir des poids pour la balance
semble à priori normal ; mais Driss s’approche et regarde au travers d’une rainure : “Il y a un
petit enfant par terre. Ses fesses sont nues. Celles de l’homme également. Il n’y a pas de poids.
Ni de balance. Ni de martinet. Tout simplement un bol d’huile où trempe la main de l’homme.
Peut-être de la sorte arrivera-t-il à faire taire l’enfant” (219). Notons que les deux histoires
s’insèrent au moment où Driss rejette sa famille. La première fois, la tempête gronde dans sa
tête et la seconde fois, mis à la porte par son père, il déambule dans la rue. De tels apartés
peuvent représenter une façon détournée de relativiser la violence que subit l’adolescent à la
maison. Mais elles illustrent aussi la brutalité subie par les enfants, à la maison, ou dans la rue.
L’auteur donne ici libre cours à sa rage lorsqu’il dépeint le monde de l’enfance : humiliation,
coups, dénégation. Il ne s’attaque pas à la pédophilie en lancant une diatribe partisane ; il
raconte avec détachement, rendant la dénonciation encore plus forte.
D’autres enfants peuplent les livres de Driss Chraïbi. Dans Les Boucs, Fabrice, le fils de
Yalann et Simone, meurt très jeune493. A la fin du livre, le personnage principal, Yalann Waldik,
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se souvient de lui-même, jeune Berbère de dix ans, cireur de chaussures, qui pour suivre les
conseils d’un prêtre, a quitté un jour son pays et sa famille pour venir en France avec l’espoir
de devenir quelqu’un. Il parle avec le recul de son expérience d’adulte, du garçon qu’il fut
comme d’un enfant qu’on a trompé. Dans La Mère du Printemps, il y a un bébé, Yassin, dont
nous perdons très rapidement la trace à la mort de sa mère, Hineb. Mais il est important à deux
titres : en premier, il a apporté épanouissement et bonheur à sa mère et en second nous l’avons
déjà mentionné son nom a sauvé la vie de la tribu berbère. La sourate XXXVI porte le nom de
Ya-sin, que l’enfant du chef se nomme Yassin est interprété par le conquérant musulman
comme un signe d’allégeance à l’islam. Dans Naissance à l’aube, Yerma met au monde
Mohammed. Dès la naissance, l’enfant rejette sa mère violemment, elle sombre dans la folie.
Mohammed sert de lien de passation à la descendance berbère. Son destin consiste à devenir le
père d’Abdallah ibn Yassin, personnage d’importance historique puisqu’il fait renaître la
dynastie berbère des Almoravides.
En résumé, nous pouvons dire que l’enfant, quoique dans les seconds rôles, demeure
toujours présent quelque part. Par ailleurs le seul personnage de petit garçon qu’on peut
désigner comme principal, se révèle être celui de l’enfance du héros. Les pratiques pédophiles
subies par les enfants vont déterminer leur devenir d’adulte à jamais. Elles ne relèvent pas de
leur choix mais de celui d’un adulte ; elles ne font qu’illustrer la non-reconnaissance des enfants
en tant qu’êtres humains à part entière, à qui le respect est dû. L’enfant est un objet malléable
et corvéable à merci qu’il faut mater tôt. L’éducation ne représente qu’une école de dressage où
l’enfant apprend la soumission, au même titre que la sexualité constitue une arme pour les
mater ; la sexualité entre un adulte et un enfant n’est d’ailleurs pas explicitement interdite par
les textes religieux. Le message que transmet la société à l’enfant le renvoie à des situations
paradoxales : la proximité physique d’abord exclusive avec le sexe féminin devient par la suite
formellement interdite et l’appartenance au genre masculin est hypervalorisée mais expose
l’enfant aux agressions sexuelles. L’enfant doit assimiler de telles contradictions car elles font
partie intégrante de la société maghrébine, il ne peut y échapper. Certains s’aident de rêves pour
supporter. Plus tard quand je serai grand, ainsi parle le personnage d’un des romans de
Serhane :
Quand tu obtiendrais ton baccalauréat, tu prendrais ta revanche sur cette vie. Tu
irais ailleurs. Tu ferais comme ton cousin Ali. Tu étudierais. Tu épouserais une
étrangère et tu t’oublierais dans ce corps blanc. Tu enverrais de l’argent à ta mère,
mais tu ne retournerais plus jamais au pays494.
De la même manière Driss veut s’évader du monde étouffant dans lequel il vit. Comme le
cousin Ali, il va quitter le Maroc, faire des études et épouser une étrangère, mais est-ce suffisant
pour se libérer du monde de l’enfance ? Un personnage fugace dans l’oeuvre mais tenace par sa
force fantasmatique, le petit frère Hamid pourrait nous faire croire à l’impossibilité d’y
échapper.
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2.4 Hamid, le petit frère
Hamid est présenté dans Le passé simple comme un petit garçon de 9 ans, chétif, fragile, le
dernier-né. Il est le frère préféré de Driss, dans une fratrie composée de 7 garçons. Hamid et
Driss ne se ressemblent pas, ils se complètent, la force de Driss compense la faiblesse de Hamid.
Hamid, l’ombre de Driss, reste à la maison et surveille les affaires du grand frère quand celuici va à l’école. Le grand frère en échange rapporte son savoir au petit frère. L’un opère à
l’extérieur, l’autre est le gardien de l’intérieur. La répartition des rôles pourrait désigner Driss
comme l’élément masculin et Hamid comme l’élément féminin d’un couple : “Nous avions
notre petit monde à nous deux, bien caché, bien coquet, bien frêle” (118). Leur coalition face
au reste de la famille constitue un lien de plus entre eux. La mort de Hamid que Driss impute
à la violence du père, sera le catalyseur de la révolte qui grondait en lui. Cette mort l’amènera
dans un premier temps au passage à l’acte et s’installera à jamais dans sa vie.
Driss Chraïbi a perdu en réalité un petit frère, Hamid, qui avait à peu près une dizaine
d’années. L’auteur décrit son petit frère comme un enfant au comportement étrange, un peu
mystique. Il embrassait dans la rue tout ce que l’humanité comptait de misère : “des mains
sales, des pieds nus et boueux, des chaussures rafistolées, des barbes hirsutes, des crânes
teigneux, des plaies […] les chats galeux, les oiseaux morts, les papillons morts, les fleurs
traînant dans les ruisseaux”. Un enfant aimé de tous mais que le père supportait difficilement.
Quand le père le battait “Hamid pleurait puis souriait d’un demi-sourire si tranquille et si
tristement doux que mon père chaussait ses babouches et sortait en claquant la porte”495. Une
certaine fragilité psychique expliquerait l’absence de scolarisation et l’intérêt du grand frère
pour l’enfant à protéger. La culpabilité éprouvée par l’auteur à la mort de Hamid a pu être
accentuée du fait des déficiences de Hamid496. Ecoutons Chraïbi raconter la mort de l’enfant :
Hamid mourut [...] d’une méningite foudroyante. J’étais tout seul avec lui, un
samedi soir, dans cette grande maison en béton armé. Il avait eu brusquement le cou
rigide et les joues en flammes. Je croyais simplement que c’était parce qu’il avait
passé tout l’après-midi sur la terrasse, au grand soleil d’août. Il récita à voix haute le
chapitre koranique de l’Universion497, se donna l’absolution, psalmodia le Cantique
des Morts, me remit sa ceinture en cuir, un coquillage, une boîte d’allumettes, une
écorce d’orange (tous ses biens), me fit jurer de partir à la recherche de mes frères
les étrangers, de manger ce qu’ils mangent, de dormir où ils dorment, de vivre leur
vie et mourut. Je ne pleurais pas, je partis. Je marchai jour et nuit, 10 jours et 10
nuits, 240 kms, sans m’arrêter, sans manger, sans dormir, sans penser à rien qu’à
cette mort, je me repliai sur moi-même. Je fus stérile et négatif. Je me révoltai contre
mon père, contre mon monde, contre le monde entier, je cassai la porte derrière moi
une fois pour toutes, je perdis 6 ans de ma vie à cause de cette mort que j’avais faite
mienne, ma chose, mon culte- et que je ne pouvais admettre498.
La narration de la mort du petit frère intervient des années après, l’exagération des propos
donne la mesure du traumatisme vécu par l’auteur. La mort de l’enfant est un récit digne d’un
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héros. Ainsi on peut s’étonner de la clairvoyance d’un si jeune enfant. Pris soudainement de
malaise il comprend l’imminence de sa mort, il a la présence d’esprit d’exprimer ses derniers
voeux ainsi que de remplir ses devoirs de musulman. Ce rituel appartient au monde adulte,
non à celui d’un enfant et la manière de raconter la mort tout autant que la réaction de l’auteur
rendent le texte suspect quant à son authenticité. En effet on y trouve un mélange de détails
extrêmement concrets et de gestes symboliques laissant penser que le récit est une affabulation
de l’auteur, qui peut s’expliquer par l’importance décisive que la mort de l’enfant a occupé dans
sa vie. Par ailleurs il dramatise en mettant en scène la mort car la romantisation et la distance
créée par l’espace scénique le protègent de la souffrance.
Un événement de telle importance mérite notre attention. Au delà de la douleur du deuil,
il nous désigne essentiellement une chose : la place du père dans le conflit oedipien et ceci
autour de deux axes. Le premier axe est indiqué dans la réaction du héros à la mort du petit
frère qui sera d’accuser immédiatement le père de meurtre. Driss lui accorde une puissance
presque surhumaine : “le soleil qui verra cet acier se réduire en rouille ne luira pas : inoxydable,
l’acier” (171), dit-il de son père. Mais l’acier n’a-t-il pas aussi l’éclat du soleil ? On peut y voir
une figure de sublimation, où les termes de la métaphore seraient à inverser. Le père devient le
soleil, et le fils l’acier devenu enfin assez fort pour résister au père. Hamid meurt au mois de
mai, pourtant la chaleur est torride comme en été, toutes les descriptions du soleil le placent
au zénith, brûlant499. La symbolique père-soleil, assez traditionnelle, se retrouve par ces deux
éléments.
Le deuxième axe consiste en une projection à deux facettes de Driss sur Hamid500. La
mort du petit frère sert de catalyseur à la tentative de parricide. Hamid était “son petit oiseau”,
sa mort mérite vengeance. Mais, dans une optique psychanalytique, la violence et la haine de
Driss contre le père peuvent être lues comme un déplacement “qui a pour fonction de nier
toute culpabilité qui pourrait être sienne face à cette mort”501. N’oublions pas qu’Hamid le
dernier-né de la famille est forcément un rival qui a supplanté Driss auprès de la mère. Sur un
plan inconscient l’amour que porte le grand frère au benjamin ne peut qu’être teinté de
jalousie. Un tel sentiment nous amène à concevoir l’hypothèse suivante : à la mort de Hamid
se met en place chez Driss un mécanisme de défense, qui pour le déculpabiliser du désir de
mort qu’il a éprouvé, du fait de sa jalousie, à l’encontre de son frère, lui fait dire -mon père hait
mon petit frère, il est donc coupable de sa mort. Cette formulation remplace avantageusement
le -je hais ce petit frère et je suis responsable de sa mort-. Ainsi désigner un coupable
diminuerait sa propre culpabilité.
La deuxième facette de la projection de Driss sur Hamid consisterait, toujours à un
niveau inconscient, pour Driss à prendre la place du frère mort. Il s’identifierait à lui car
“mourir sous les coups du père c’est un risque qu’il court à tout moment vu la prégnance de
son désir parricide”502. La mort de Hamid dans Le passé simple raconte une période de
résurgence du conflit oedipien. Les trois personnages principaux du complexe d’Oedipe sont
présents : le père, la mère et l’enfant. Le conflit fait revivre à l’adolescent le fantasme de la scène
originaire, c’est d’ailleurs à ce moment qu’il se souvient des mouchoirs trouvés sous le lit
parental503. L’enfant voulant séduire la mère a toutes les raisons de craindre le châtiment du
père, ce qui rend le soupçon d’infanticide crédible.
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La mort du personnage romanesque recouvre à notre avis celle de la mort du frère de
l’auteur. Chraïbi a perdu réellement son frère en été, mort d’une méningite subite, mais
l’auteur croyait alors que c’était le soleil d’août qui l’avait tué.504 De même, après les accusations
portées sur le père, la vérité sort, vérité romanesque qui colle à la vérité biographique : Hamid
était mort de méningite. On peut donc voir que l’écriture rapportant cette mort a cheminé de
façon identique à la pensée de Chraïbi au moment de la mort du petit frère, nier la cause
signifie quelque part nier la réalité de la mort. Driss Chraïbi apporte son interprétation au
caractère biographique du décès de son frère :
Disons que cela a été un événement assez bouleversant de ma vie. Par la suite, cette
mort se retrouve sous différentes formes : la mort d’un amour, la mort d’une idée,
la mort d’une croyance, la mort d’un enthousiasme, la mort d’une passion505.
La mort a envahi l’univers littéraire de Chraïbi, comme elle a fait partie de sa vie et il se révolte
en permanence contre l’injustice de la mort. D’autres morts l’occupent sous forme de
symboles, telle la fin de certains idéaux : la France-terre de liberté, l’intégration des travailleurs
immigrés (Les Boucs), la mort d’une passion (Mort au Canada), la mort d’une époque (La
Civilisation, ma Mère), d’une culture et d’une tradition (Enquête au pays), de la berbérie (la
Mère du Printemps et Naissance à l’aube). L’auteur raconte un épisode assez tragique de sa vie.
Son fils à l’âge de 7/8ans, a eu à son tour une méningite très sérieuse, il “a sauvé la vie de (son)
fils en le soignant toute la nuit”. Avant cette méningite, son fils s’appelait Hamid, “tout de suite
après on l’a appelé Stéphane”506. Chraïbi dit ne pas croire aux répétitions mais aux coïncidences.
Que son enfant ait été guéri ne soulage pas la culpabilité par rapport à la mort de l’autre enfant.
Il reste révolté contre une réalité inéluctable. Lors d’une interview, en 1975, accordée à Basfao,
Driss Chraïbi s’était ainsi exprimé sur la mort : “On est tellement attiré par l’instinct de mort
[...] Et il y a l’instinct de vie ; c’est le deuxième pôle [...] mais l’instinct de mort est très, très,
très poussé”507. En 1985, à Eva Seidenfaden, sur le même sujet, il disait : “Je refuse l’angoisse,
je refuse la vieillesse, je refuse la mort, je refuse la maladie, je refuse les peines, les souffrances
et tout.”508. Refuser n’empêche pas l’angoisse de la mort de suinter de tous ses textes. L’épisode
biographique de l’auteur confirme le caractère exutoire de son travail littéraire. Il cherche à
exorciser la mort du petit frère, la faire revenir sous diverses formes, tend à l’exploiter jusqu’à
épuisement.
L’événement dramatique va ponctuer l’écriture de Chraïbi. La répétition, qui est la
marque du recommencement de l’inacceptable, montre le traumatisme qui hante et constitue
sans doute aussi une tentative de s’en libérer. L’enfant revient dans presque chaque livre, et la
mort est partout présente. Une rapide énumération nous permet de montrer le caractère
récurrent du motif. La mort de Hamid et de la mère dans Le passé simple s’accompagne de
l’agonie d’un chat, victime de la cruauté humaine. Dans le second livre, Fabrice, l’enfant du
couple, meurt à son tour de méningite et de nouveau un chat est étranglé509. Dans le troisième
livre, Succession ouverte, le père malade met fin à ses jours. Mort au Canada parle d’une fillette
dont le père est mort –suicide, suggère la mère-. Dans La mère du Printemps, la mère, le père
de Hineb meurent au début du livre et Hineb est tuée à la fin du livre. Dans Naissance à l’aube,
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Yerma et son père Azwaw mourront le même jour, la première atteinte de folie, le second se
suicidant. Enfin, dans Enquête au pays, le chef d’Ali sera assassiné. A peu près tous les
personnages qui entourent le héros, le frère, la mère, le père, le fils, la fille, le collègue meurent.
Le seul à réchapper à cette hécatombe est le héros, protégé, dirait-on par sa bulle narcissique.
La maladie vient renforcer le caractère morbide de l’écriture, elle touche principalement la tête :
la méningite d’Hamid, dans Les Boucs et Enquête au pays, la migraine dans Enquête au pays, La
Civilisation, ma Mère, Mort au Canada, de même que l’otite dans Les Boucs et Succession
ouverte. Mais il y a aussi la grande épidémie qui fauche une partie de la tribu dans La Mère du
Printemps. Evidemment pour se prémunir contre les dangers de la vie, il y a pléthore de
médecins : dans Succession ouverte il y en a deux, celui qui annonce la mort du père et celui qui
a accompagné le père dans sa maladie ; dans La Civilisation, ma Mère le héros part en France
faire des études de médecine. Enfin dans Mort au Canada, le héros vivra une passion avec un
médecin-psychiatre, “docteur de la tête”. La surprésence de cette profession se mesure à hauteur
de l’angoisse de la mort mais elle peut rappeler aussi le désir du père d’avoir un fils médecin.510
Souvent aussi l’angoisse de la mort est transmise au travers du langage par la répétition du
Cantique des Morts511 ou par des métaphores comme “tel un cerceuil d’enfant”512.
La violence des morts (suicides, meurtres, maladie foudroyante) apporte une touche
supplémentaire à l’angoisse. Le suicide représente une forme de mort assez fréquente dans les
romans de Chraïbi, phénomène d’autant plus singulier que le suicide est tabou dans l’islam où
tout est entre les mains de Allah513. Le suicide constitue un acte individuel. Et dans une société
où le collectif prédomine, il provoque une onde de choc puissante dans la communauté. Driss
Chraïbi enfreint de ce fait un interdit plus puissant que dans la société occidentale. Cette
transgression se trouve renforcée du fait que ce sont les parents qui se suicident. Ce point
mérite explication. Est-ce que le contexte culturel maghrébin qui réactualise cette angoisse514
rend une expérience traumatique réelle encore plus mortifère ? On peut le croire puisque cette
agitation morbide semble être le sceau de la spécificité de la littérature maghrébine de langue
française qui “grouille de cadavres, de suicidés, de fous et de rebelles. La mort, la passion de la
destruction cachent un désir intense de vie, une volonté créatrice”515. Chraïbi partage cette
caractéristique avec les écrivains maghrébins, mais chez lui le traumatisme de la mort du petit
frère, qui lui est propre, l’a renforcée. La mort fait partie intégrante de l’essence de son écriture
et l’amène à faire du couple qu’il formait avec Hamid, le centre de son expression littéraire. Ce
couple, que l’on peut désigner par la formule “un couple grand-petit”, n’est pas à sous-estimer,
il est une autre clef de l’univers de l’auteur. Ce couple se superpose à un autre couple
fondamental composé lui aussi d’un grand et d’un petit : la mère et le fils.
Il nous reste à conclure la présentation des personnages d’enfants chez Chraïbi en
soulignant leur absence. Alors que l’enfant est un thème récurrent dans cette oeuvre, si nous
comparons cette importance aux développements consacrés aux femmes et aux hommes, Driss
Chraïbi semble l’escamoter. L’auteur a volontairement choisi de ne faire parler que des adultes,
lui-même étant plus à l’aise pour évoquer ce monde. Mais l’enfant n’en tient pas moins une
place prépondérante. Il suffit de regarder au travers ou à côté du personnage central pour y
remarquer un enfant. Comme le dit l’auteur lui-même : “En fait dans tous mes livres vous
trouvez un enfant, vous trouvez un homme à la fin de sa vie et vous trouvez des éléments, ou
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vous trouvez un animal. Mais dans tous mes livres vous trouvez un enfant”516, ce qui est
totalement exact, l’enfant se profile partout mais à l’arrière-plan. Nous le retrouvons comme
partenaire qui fait problème dans les paragraphes sur le couple.
On peut encore signaler l’originalité de Driss Chraïbi parlant de l’enfant. Des écrivains
comme Ben Jelloun, Serhane ou encore Boudjedra ont raconté la vie, la misère et les joies des
enfants, en les mettant au premier plan517, comme s’ils réglaient une dette à l’enfance avant
d’écrire autre chose. Chraïbi a sauté cette étape, il s’est peu étendu sur l’univers quotidien des
enfants. Le personnage principal le plus jeune dans ses livres, est un grand adolescent, un jeune
adulte. Enfin, dernière singularité de Driss Chraïbi et certainement la plus grande : s’il rejoint
les autres romanciers de sa génération en dénonçant la théocratie du père et les violences
sexuelles exercées sur les enfants, il s’en éloigne radicalement dans un étrange paradoxe. Il est
le seul écrivain maghrébin à dénoncer la pédophilie et à magnifier l’inceste. C’est cette relation
qu’il s’agit d’approfondir et de comprendre. L’étude des personnages de femmes, d’hommes,
d’enfants et maintenant celle du couple nous permettront de formuler des hypothèses
concernant l’acte incestueux.
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Bousquet, L’éthique sexuelle de l’Islam. Ib. p.11.
Généralement au moment de la puberté.
Umar (581-644), compagnon du Prophète, cité par A. Dore-Audibert, K. Souad 1998, Etre femme au
Maghreb et en Méditerranée. Du mythe à la réalité. Ib. p.56.
Malek Chebel, La féminisation du monde. Essai sur Les Mille et Une nuits. Ib. p.85.
Le fait que Mahomet n’ait épousé parmi ses 15 femmes qu’une seule vierge, Aïcha, ne semble pas avoir
influencé les textes religieux.
Weber Edgar 1989, Maghreb arabe et Occident français. Jalons pour une (re)connaissance interculturelle.
Publisud, p.220.
Pour une analyse plus complète de la femme, nous renvoyons aux nombreux ouvrages de sociologie
traitant de la société maghrébine. Entre autres Mansour Fahmy (1913), La condition de la femme dans
l’Islam. Allia (2002). Soumaya Naamane-Guessous (1991), Au-delà de toute pudeur. La sexualité féminine
au Maroc. Karthala-Eddif.
Dieu est grand.
Haouach Abderrazak 1994-1995, Essai d’analyse du personnage dans “Le passé simple, Les Boucs,
Succession ouverte” de Driss Chraïbi. UFR de Lettres. Paris Nord, p.55.
Le général Tariq vient conquérir l’Andalousie au nom de l’islam.
Le dernier livre de Mémoires de Chraïbi, Le Monde à côté, précise qu’une soeur est née dans sa famille
après son départ en France et qu’il l’a donc peu connue.
Fatima Mernissi 1990, Sultanes oubliées. Femmes chefs d’état en Islam. Albin Michel. Un article de Radia
Toualbi s’attaque plus directement à la condition des filles : “Mères et filles à l’épreuve de la norme
familiale”. Etre femme au Maghreb et en Méditerranée. Du mythe à la réalité. Ib. p.85.
Camille Lacoste-Dujardin 1996, Des mères contre les femmes. Maternité et patriarcat au Maghreb. La
Découverte et Germaine Tillon 1966, Le harem et les cousins. Seuil.
Exemple rapporté par Jean Déjeux 1993, Maghreb Littérature de langue française. Arcantère, p.127.
Les pensionnaires de Naomie sont des prostituées.
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Remarquons la similitude avec Hineb émue par un chant inconnu.
Mémoires de Driss Chraïbi Vu, lu, entendu. Ib. p.118.
Vu, lu, entendu : poème qui a dû être écrit à la manière de François Villon
Je fus jadis amoureux
D’une dame jeune et jolie.
Lors lui donnai sur les lieux
Où elle faisait l’endormie
Quatre venues de reins joyeux.
Elle me dit d’une voix esbauhie :
-Encore un coup, le coeur le veut !
-Encore un coup ? Bon gré, ma mie !
Mais par sainte Marie,
Il ne fait pas toujours qui peut.
Envoi
Prince d’amour, je t’en supplie,
Si plus ainsi qu’elle m’accueille,
Fais que ma lance jamais ne plie !
Mais, par sainte Marie,
Il ne fait pas toujours qui peut.
Françoise Couchard 1994, Le fantasme de séduction dans la culture musulane. PUF. p.98.
Le Coran indique deux ans dans la sourate II, 233 et trente mois dans la sourate XLVI, 15.
Les chiffres de mortalité infantile n’ont baissé que depuis très peu de temps.
Les liens du lait sont tout autant tabous que ceux du sang, en ce qui concerne le mariage, entre autres.
Camille Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes. Ib. p.110.
Abdelhadi Elfakir 1995, Oedipe et personnalité au Maghreb. L’Harmattan, p.92.
Germaine Tillon, Le harem et les cousins. Ib.p.115.
Germaine Tillon, ib. p.116.
Ib. p.95.
Ib, p.95.
Abdelwahab Boudhiba 1994, L’imaginaire maghrébin. Cérès.
Tahar Ben Jelloun 1978, Moha le fou, Moha le sage. Le Seuil, p.132.
Tahar Ben Jelloun 1976, La réclusion solitaire. Le Seuil.
Mohammed Khaïr Eddine 1967, Agadir. Le Seuil.
Montserrat-Cals, ib, p.536.
Elfakir, ib.
Op cit. Lacoste-Dujardin, ib, p.114.
Freud 1936, “La féminité” Nouvelles conférences sur la psychanalyse. XXXIII conférence. Gallimard, Coll.
Folio. “L’enfant garde de son premier aliment une faim inapaisable […] il ne se console jamais de la perte
du sein maternel”.
Benchama Lahcen, L’oeuvre de Driss Chraïbi. Ib. p.159.
Gaston Bachelard 1942, L’eau et les rêves. Corti. Coll.Poche-essais. 1996.
Pour rappel : Oum-er-bia est le nom arabe de La Mère du Printemps.
Les normes sont variables, d’autres exégètes disent entre 1 et 12 ans.
Boudhiba, Ib. p.215.
Ib, p.222.
Theodor Reik 1974, Le rituel, psychanalyse des rites religieux. Denoël ; Georg Groddeck 1973, Le livre du
ça. Gallimard.
Freud explique dans Totem et Tabou que le Père de la horde primitive, le Père mythique menaçait ses fils
de castration en cas d’inceste.
Bruno Bettelheim 1954, Les blessures symboliques. Gallimard. Bettelheim apporte une interprétation
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d’un point de vue juif. Il s’élève contre cette interprétation de la circoncision associée au complexe de
castration car le circonciseur n’a pas la cruauté jalouse du père, et il n’y a pas d’angoisse, de peur de
l’opération chez le circoncis. Il faut savoir que la circoncision juive s’effectue sur le nourrisson, à un âge
où il lui est difficile d’émettre des réserves.
Safouan cité par Elfakir, Oedipe et personnalité au Maghreb. Ib, p.95.
Nous rappelons la définition du complexe de castration de Jean Laplanche et J.-B. Pontalis 1967,
Vocabulaire de la psychanalyse. PUF. Coll. Quadrige.1997 : “complexe centré sur le fantasme de
castration, celui-ci venant apporter une réponse à l’énigme que pose à l’enfant la différence anatomique
des sexes, présence ou absence du pénis : cette différence est attribuée à un retranchement du pénis chez
la fille. La structure et les effets du complexe de castration sont différents chez le garçon et chez la fille.
Le garçon redoute la castration comme réalisation d’une menace paternelle en réponse à ses activités
sexuelles. Il en résulte pour lui une intense angoisse de castration […] Le complexe de castration est en
étroite relation avec le complexe d’Oedipe et plus spécialement avec la fonction interdictrice et
normative de celui-ci”.
Chebel, ib. p.174.
Ib.
Boudhiba, ib. p.224.
Ib, p.224.
La circoncision peut être pratiquée entre 7 et 12 ans, un mariage précoce vers 15-16 ans
Souhaitée ? Peut-être pas par tous. L’enfant n’a pas le choix, s’il devait désirer y échapper, la pression
environnante oblige, il n’aurait aucune chance.
R. Berthelier 1969, “Tentative d’approche socio-culturelle de la psychopathologie nord-africaine”
Psychopathologie africaine, Dakar, vol.V, n.2. pp.197-198. Cité par Jean Déjeux 1986, Le sentiment
religieux dans la littérature maghrébine de langue française. L’Harmattan, p.85.
Nous avons déjà évoqué la jalousie virile des hommes du sud qui serait causée par le sevrage, la deuxième
étape du développement du garçon confirme le machisme.
Elfakir Abdelhadi, Oedipe et personnalité au Maghreb. Eléments d’ethnopsychologie clinique. Ib.
Ib. p125 Elfakir cite Levy-Valancy 1979, Les voies et les pièges de la psychanalyse. Ed. Universitaires, p.263.
Cf. supra 1ère partie.
Ib, p.134.
L’âge où l’enfant est circoncis correspond à peu près dans le temps à celui où il craint le châtiment
paternel, parce qu’il est en pleine révolution oedipienne.
Ib, p.170.
Ecole coranique.
Abdelhak Serhane 1995, L’amour circoncis. Eddif, p.50.
Malek Chebel, p.180, ib.
Françoise Couchard, Le fantasme de séduction, p.98, ib. Pour rappel, après le sevrage du sein la
circoncision est pour cet auteur une forme de deuxième sevrage.
Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes. Ib., p.112
Malek Chebel, “Mères, sexualité et violence”, pp.49-59. Etre femme au Maghreb et en Méditerranée. Du
mythe à la réalité. Sous la direction de Andrée Dore-Audibert et Khodja Souad. Ib.
Ib, p.207.
Cf. la description faite par Ahmed Sefrioui 1954, La boîte à merveille. Seuil, pp.11,14.
Ib, p.203.
Ib, p.208.
Boudhiba, La sexualité en Islam. Ib.
De même ne peut-on établir un parallèle entre les femmes arabes qui s’épilent au hammam et les aisselles
poilues de l’enseignante française qui avaient excité l’enfant Chraïbi ? Voir le paragraphe sur les petites
filles occidentales.
Jean Bellemin-Noël 1983, Les contes et leurs fantasmes. PUF, p.36.
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La pédophilie a été développée dans le paragraphe sur les personnages secondaires, deuxième partie.
L’allusion à un berceau nous laisse penser qu’il s’agit d’un bébé, p.20.
Abdelhak Serhane, Les enfants des rues étroites. Ib. p.14.
Driss Chraïbi “La clef qui ouvre toutes les portes” article paru dans la revue Demain, novembre 1957.
Ajoutons deux points indépendants l’un de l’autre par rapport à l’état mental d’Hamid que la
description nous laisse supposer fragile : la description que fait l’auteur de sa mort semble
invraisemblable et l’intérêt de Chraïbi pour la psychiatrie a pu trouver son origine dans l’état mental du
frère.
Nous n’avons pas trouvé de Sourate portant le nom d’Universion dans le Coran, il doit s’agir là encore
d’une interprétation personnelle de l’auteur.
Driss Chraïbi, “La clef qui ouvre les portes”. Ib.
“Le soleil est flambant blanc, si blanc que je n’en distingue pas le soleil” ; “Le soleil a cinglé le linceul
blanc, jusqu’à le rendre miroitant” pp.134-135
Démontré par Basfao, ib. p.728.
Basfao, ib, p.728.
Basfao, ib, p.728.
Cf. Le paragraphe portant sur les mères dans les romans de la famille dans la deuxième partie.
Kadra-Hadjadji op cit. p.51 :”Je croyais simplement, dit Chraïbi, que c’était parce qu’il avait passé tout
l’après-midi sur la terrasse, au grand soleil d’août” dans le journal Demain 7-14 novembre 1957.
Basfao, ib, p.728.
Comme l’enfant de Simone et Yalann dans Les Boucs qui meurt de méningite.
Kacem Basfao, Trajets : structure(s) du texte et du récit dans l`oeuvre romanesque de D. Chraïbi. Vol. I&II.
ib.
Eva Seidenfaden, Ein Kritischer Mittler Zwischen Zwei Kulturen : der Marokkanische Schrifsteller Driss
Chraïbi und sein Erzâhlwerk. Ib.
La symbolique de la mort du chat nous laisse perplexe.
Le père aurait d’ailleurs payé des études de médecine à un orphelin, élément apporté par KadraHadjadji, p.22. Ib.
Le passé simple, Succession ouverte pp.24,55,80,202, Une enquête au pays p.78, La Mère du Printemps
p.149, Naissance à l’aube pp.121, 152, 172.
Succession ouverte, p.149.
Qui se jette du haut d’une montagne pour se tuer ira dans le Feu de la Géhenne ; il y sera plongé sans cesse et
y demeurera éternellement. Celui qui avalera un poison pour se tuer, le gardera dans sa main et l’avalera sans
cesse dans le Feu de la Géhenne où il demeurera éternellement. Celui qui se tuera au moyen d’un instrument
tranchant, conservera cet instrument dans la main et s’en frappera sans cesse au ventre dans le Feu de la
Géhenne où il demeurera éternellement. 76-56 (1). El Bokhari 1964, L’authentique Tradition Musulmane.
Choix de h’adîths. Grasset.
Cf. ce que nous disions précédemment concernant la proximité temporelle de la circoncision et de
l’angoisse de castration
Habib Salha1990, “Le vide dans la littérature Maghrébine d’expression française”. Littératures
Maghrébines. Tome I. L’Harmattan, p.104.
Interview mars 1985, Eva Seidenfaden. Ib. p.442.
Spécialement dans L’enfant de sable ou Harrouda de Tahar Ben Jelloun ; Le fils du pauvre de Mouloud
Feraoun ; Les enfants des rues étroites de Abdelhak Serhane ; La répudiation de Rachid Boudjedra ou
encore dans La grande maison ou Le métier à tisser de Mohamed Dib.
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Chapitre II : le monde adulte
Le but de ce chapitre est de répondre aux questions qui ont jalonné notre recherche, dont la
principale concerne le couple dans les romans de Driss Chraïbi. Le couple “grand-petit”,
rencontré dans la relation fraternelle, et la relation parentale, hante le couple amoureux. Avant
d’avancer nos hypothèses à ce sujet, nous allons considérer la signification du couple dans la
société maghrébine, puis dans l’oeuvre de Driss Chraïbi tel qu’il apparaît à travers ses personnages.
La tradition chrétienne a marqué le couple occidental. Création du Moyen-Age, il est
basé sur une relation monogame. Le mariage requiert le consentement des futurs époux, mais
autrefois il était souvent arrangé par les familles. De caractère dit indissoluble, il pouvait dans
les faits être “réaménagé”. Ainsi, il était toléré que les nobles aient des concubines, de même,
une épouse stérile ou qui ne donnait que des filles, pouvait être répudiée. L’institution se
montrait plus favorable aux hommes qu’aux femmes. Les mariages de convenance organisés par
les familles vont perdurer jusqu’au 20e siècle. De nos jours, le mariage correspond au libre
choix de l’homme et de la femme. La répudiation est interdite et les demandes de séparation
relèvent aujourd’hui plus souvent de la volonté de la femme que de celle de l’homme. Ainsi le
monde occidental tend vers un juste équilibre entre les deux sexes. Nous trouvons au Maghreb
une évolution quasi inverse. A l’époque préislamique, le système matrimonial était incohérent.
Deux tendances coexistaient : l’une matrilinéaire518 qui accordait à la femme une très grande
liberté sexuelle519, l’autre patrilinéaire dont le système a été adopté par l’islam. L’islam va mettre
un terme à la liberté des femmes et légiférer dans les domaines de la sexualité et du mariage. Il
est intéressant de constater que, au regard de l’histoire, les sociétés occidentale et maghrébine
ont suivi des parcours inversés. Le Maghreb libéral est devenu orthodoxe tandis que l’Occident
moyennageux s’est libéralisé520.
1 LE
COUPLE AU
M AG H R E B
Le mot arabe pour mariage, nikâh, signifie également coït521. La langue arabe apparaît très
explicite dans ce domaine, la religion musulmane l’est également, elle précise quels bienfaits et
dangers accompagnent le mariage. Le Prophète a insisté sur l’importance du mariage : “le
mariage fait partie de ma sunna522, et qui témoigne de l’éloignement pour cette dernière en
témoigne à mon égard”523. Il y voit cinq avantages : il procure la postérité524, éteint la
concupiscence525, assure une bonne économie ménagère, ce qui libère l’homme et lui permet de
se consacrer à la religion, augmente les liens de parenté, et enfin entraîne l’homme à lutter
contre son égoïsme pour entretenir toutes les femmes de la famille. Abu Hamid Al-Ghazali,
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mystique influent de l’histoire intellectuelle de l’islam, mentionne des inconvénients à cette
union. Il trouve trois raisons majeures pour condamner le mariage : le mariage pousse l’homme
à chercher des moyens plus contraignants de subsistance, l’obligeant parfois à alimenter sa
famille avec des nourritures religieusement interdites ; le mariage place l’homme dans la
position parfois difficile de supporter la femme et son caractère, et enfin la famille entraîne
l’homme sur la pente dangereuse de la recherche des biens exclusivement matériels, recherche
l’éloignant de Dieu. Mais les exégètes s’accordent sur le fait que les responsabilités familiales
incombent à l’homme, et qu’en contre-partie lui sont attribués tous les privilèges inhérents au
statut de maître de la famille. Le mariage a fondamentalement pour vocation d’insérer l’homme
dans le groupe social et de perpétuer la descendance.
Comment interpréter la double signification, mariage-coït du mot nikâh ? Veut-elle dire
que la sexualité tient une place particulière dans le mariage musulman ? On considère que la
sexualité, à prendre comme un cadeau de Dieu, apporte du plaisir : “l’union sexuelle apporte
plaisir et énergie, elle raffraîchit l’âme, chasse la tristesse, le mécontentement et les pensées
sombres, de même qu’elle prévient de nombreuses maladies”526. L’islam reconnaissant à la
sexualité une fonction de plaisir, se singularise par rapport au christianisme. Celui-ci, marqué
par la doctrine du péché originel, promet à l’homme une place au paradis où règneront la
pureté, la chasteté, idéal absolu que l’on peut commencer à pratiquer sur terre en s’adonnant
aux joies du célibat. Selon Al-Ghazali la sexualité sur terre propose au musulman une avance
sur ce qui l’attend au paradis. En effet l’islam promet un paradis dans lequel les fidèles
éprouveront la jouissance la plus totale grâce aux houris “vierges aimantes et d’égale jeunesse”527.
Prendre sur terre un avant-goût du bonheur grâce aux plaisirs de la chair, est en quelque sorte
une motivation pour vouloir accéder au paradis d’Allah528. Al-Ghazali donne des conseils
explicites dans Le livre des bons usages à propos des relations intimes que doit observer un mari :
“le mari se montrera d’abord caressant en paroles et en baisers […] Lorsque l’homme atteint
son but, qu’il attende sa compagne, afin que celle-ci également puisse satisfaire son besoin”529.
Ses propos montrent un respect pour la femme qui peut étonner : en effet, d’une part il a
critiqué le mariage mais d’autre part il se contredit sur l’amour. Al-Ghazali était un mystique
qui ne “trouvait que honte et animalité” dans l’acte d’amour :
La passion peut prendre la forme de l’amour ; ce n’est alors qu’un besoin sexuel qui
s’ignore. C’est une forme exaspérée de l’appétit bestial, car, outre que l’amoureux est
en proie à la passion sexuelle qui est la plus vilaine des passions et la plus haïssable,
il lui faut encore, pour la satisfaire, une personne, et une seule, alors que les bêtes
savent du moins la satisfaire n’importe où, à la première occasion qui s’offre530.
Les textes religieux laissent transparaître des approches différentes du couple. Dans certains
textes la femme a été conçue à partir de l’homme531, et plusieurs sourates laissent à penser que
l’homme et la femme font partie d’un seul être au départ et prônent à ce titre un
rapprochement entre eux532. De même alors que le récit hébraïque du péché originel accusait
Eve d’avoir tenté Adam, le Coran a attribué la faute originelle à l’homme autant qu’à la femme.
Malgré cette égalité reconnue devant la faute, le Coran frappe la femme d’infériorité et
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distingue homme et femme en introduisant une échelle de valeurs entre eux533. D’une façon
générale, le Coran reconnaît clairement à l’homme la supériorité, toutefois il préconise une
relation d’aide et de soutien entre les deux sexes. On doit à certains exégètes du Coran cette
insistance concernant le caractère inférieur de la femme, provoquant ainsi une scission entre
l’homme et la femme.
Le couple maghrébin se forme avec des attentes soufflées par la religion, inculquées au
jeune homme et à la jeune fille bien avant le mariage. Les jeunes hommes sont coupés du
monde des femmes, ce qui les amène souvent à avoir des pratiques homosexuelles palliatives,
mais comme la religion interdit formellement l’homosexualité, les jeunes vivent une sexualité
cachée, dans la honte. Pour qui a de l’argent, l’alternative est la prostituée. En ce qui concerne
la jeune fille, elle sait que son rôle consiste avant tout à satisfaire son mari, et si elle ressent des
désirs, la pudeur risque de les étouffer. A-t-elle même le droit d’avoir des désirs ? “Chienne en
chaleur” dira-t-on d’une femme qui exprime ses besoins sexuels et le Prophète lui-même,
voyant chez sa fille un émoi sexuel, lui passa de l’eau froide sur les fesses pour la calmer.
Hommes et femmes vivent dans deux mondes séparés. Depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte la
place et les attentes du groupe familial ou social ne sont pas les mêmes pour la jeune fille et le
jeune homme. Dès la plus jeune enfance, la hchouma, notion typiquement maghrébine que
l’on traduit par honte et pudeur, conditionne la vie de la fille. Cette notion de hchouma définit
ce qu’une femme peut et ne peut pas faire. Selon l’âge et la situation sociale ou géographique,
hchouma n’exprimera pas les mêmes interdits, et ne correspond pas forcément à des interdits
religieux. Si, vue de l’extérieur, elle peut sembler floue, elle s’avère au quotidien extrêmement
contraignante pour les femmes maghrébines534. “La hichma ou pudeur est la vertu cardinale de
la femme musulmane bien-née. Elle évoque la retenue, la discrétion et l’aptitude presque
immuable à accepter d’être un non-sujet de la société islamique”535. La houchma, avec les
nombreux interdits qu’elle implique, sert de socle à l’éducation de la petite fille afin d’en faire
une bonne épouse et une bonne mère, une femme soumise. Cela signifie qu’elle va être
préparée aux tâches ménagères et aux soins qu’elle devra apporter à sa famille, mais non à une
relation affective avec un homme et encore moins à une relation sexuelle. Paradoxalement les
textes religieux évoquent les plaisirs de la chair pour tous cependant comment la jeune fille
peut-elle allier sexualité et plaisir avec les interdits qui entourent sa relation avec l’homme ? La
jeune fille maghrébine, comme toutes les jeunes filles, rêve de l’homme idéal mais elle n’a pour
seul modèle que l’image de son père, de son frère ou de son cousin, ce qui explique en partie
la répétition des modes de fonctionnement traditionnels. Jeune et innocente, elle passe du foyer
parental au foyer conjugal sans avoir eu d’espace à elle.
Pendant ce temps le petit garçon va être éduqué comme un roi, il va apprendre que le
monde lui appartient et que la femme est là pour le servir. Son sexe sera très tôt mis en valeur536
de plus les rites de passage vers l’état d’homme se révèlent également valorisants pour son ego.
Le revers à ce tableau idyllique est l’angoisse ressentie par l’homme face à la femme, angoisse
qui lui a été inoculée tout autant par sa mère que par le groupe social537. L’homme arrive au
mariage avec une double représentation de la femme : la femme sorcière et la mère sainte538.
“L’enfer est peuplé de femmes”539, elles seules peuvent affronter Satan qui est le mal absolu, dit
la sagesse populaire. Dans le patrimoine culturel marocain de nombreux proverbes, chansons,
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dictons, histoires populaires diabolisent la femme. N’a-t-elle pas toutes les armes pour posséder
l’homme : la ruse, la séduction, la magie et la toute puissante maternité ? L’homme et la femme
n’auront pas l’occasion de relativiser les dires de la religion ou du peuple, ils en sont tous deux
pétris. Dans les mariages arrangés par les familles, des affinités éventuelles entre le prétendant
et la fiancée n’entrent pas en compte ; le mariage des jeunes scelle une alliance entre deux
familles. L’homme et la femme vont entamer une union en étant mal préparés à la vie de
couple. Ils ne font connaissance que lors de la nuit de noces. Mais homme et femme prennent
la place que leur assigne leur société. Lui, en se mariant, prend sa place dans le groupe des
hommes, puisque prendre femme signifie implicitement devenir chef de famille, étant entendu
qu’il devient père. Quant à la jeune fille, en se mariant, elle se coule dans le moule que lui a
préparé la société : devenir mère et prend sa place au foyer.
Il faut remarquer une différence importante entre le monde occidental et maghrébin dans
l’idée que l’enfant se fait du couple. L’enfant occidental a très jeune une représentation de
couple tandis que l’enfant maghrébin reçoit avant tout la notion de groupe. Une raison pour
expliquer cet état de fait est que la famille occidentale vise à l’autonomie de l’individu alors que
la famille maghrébine inhibe le sens de l’autonomie car elle prépare l’enfant à fonctionner en
groupe. Le mariage occidental représente un choix d’individus alors qu’au Maghreb l’union
consacrée a pour rôle de remplir les obligations vis-à-vis de la umma. Dans la famille
maghrébine chacun tient un rôle fixé d’avance par la tradition, indépendamment de sa
personnalité. La femme devenue épouse, prend le rôle de mère et l’homme celui de soutien de
famille. La langue arabe est ici aussi explicite. L’épouse se traduit par l’expression Er-rahîm qui
signifie liaison utérine540 : elle est la mère des enfants du père, quant à l’homme il est selon une
expression “le propriétaire de la maison”541. L’amour semble être un concept bien occidental et
appartenir au monde des rêves des jeunes gens maghrébins. “L’homme arabe aime sa mère et
sa soeur et quand il rencontre une femme maternelle et sororale, il l’épouse, excluant la notion
d’amour”542. Madelain ici met le doigt sur ce qui semble pré-destiné pour le maghrébin, il n’a
pas le choix de la femme en tant qu’individu à part entière qui lui permettrait de déterminer
sa nature d’homme libre. Prisonnier de l’éducation reçue qui l’empêche d’aller vers la femme,
il deviendra homme par l’exercice du pouvoir sur sa femme et sa famille. On comprend dès lors
que lorsque la littérature maghrébine543 laisse entrevoir l’intimité des couples, elle les montre
souvent comme déchirés. Il est quasiment impossible de trouver un texte racontant une
relation forte entre un homme et une femme, relation d’aide, de complicité amoureuse ou
intellectuelle. Le couple n’est synonyme que de mariage et de procréation “mariez celui d’entre
vous (homme ou femme) qui est célibataire”544 dit le Coran.
Les traités d’érotologie d’avant l’islamisation semblent loin545, la femme est devenue
simplement l’instrument de l’homme, les hommes n’ont pas retenu que Mahomet disait :
“Elles sont un vêtement pour vous, vous êtes, pour elles, un vêtement”546 ; ou encore :
“l’homme acquiert plus de mérites en dépensant son argent pour la femme qu’en le faisant pour
la guerre sainte”547. Tous les plaisirs charnels, sur terre ou au paradis sont des privilèges
masculins du fait de la supériorité reconnue de l’homme sur la femme. Toutefois si le Coran
privilégie le plaisir des relations sexuelles, il pose des limites car la sexualité possède en soi une
fonction sacrée : “elle est un de ces signes auxquels se reconnaît la puissance de Dieu”548. Cette
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sacralité explique que le Coran lui accorde un certain nombre de versets et en règle l’usage549.
Quant aux hadiths, ils renforcent et complètent abondamment le texte du Coran. L’interdit
alimente le désir et pousse à l’enfreindre, que ce soit sur un plan fantasmatique ou dans le réel.
Comment un écrivain musulman pris entre deux cultures vit-il les interdits de sa religion dans
un milieu social si éloigné du sien ? Son écriture répond partiellement à la question, l’étude du
couple dans les romans nous renseigne sur ce sujet.
2 LE
C O U P L E DA N S L E S RO M A N S
Trois types de couples, déclarés tels, se côtoient dans les romans de Chraïbi. Le premier se
compose classiquement du père et de la mère, le second d’un homme et d’une femme. Le
troisième est moins habituel puisqu’il s’agit d’un couple père-fille. Un quatrième couple, nondit, oeuvre du fond des profondeurs de l’inconscient, le couple dont le fantasme alimente
l’oeuvre : la mère et le fils.
• Le couple père/mère
Le couple parental dans Le passé simple propose une reproduction fidèle des traditions
maghrébines. Mariage arrangé entre lui, un homme beaucoup plus âgé qu’elle, et elle, une
jeune fille à peine pubère lorsqu’elle rentre “dans la maison qui lui servira de tombeau”. Père et
mère passeront toute leur vie ensemble sauf lors du pèlerinage du père –pèlerinage qui est en
fait un séjour au Caire où il dilapide son argent au jeu, en compagnie d’une maîtresse-.
Seulement à cette époque, elle quitte sa maison pour retourner vivre sous la tutelle de sa famille
à Fès. Le père assume le bien-être matériel de sa femme et de sa famille mais ne s’occupe en
aucune façon de l’aspect affectif. De même, la mère n’a pas reçu d’éducation, et si le père
surveille étroitement la scolarité des fils, il ne lui vient pas à l’idée que sa femme pourrait avoir
besoin d’éducation. Son attitude n’est pas celle d’un mauvais mari mais d’un homme opérant
selon la culture dont il est pétri. Son comportement correspond aux attentes de la société qui
a défini le rôle du mari face à sa femme. Est-il amoureux de sa femme ? A aucun moment le
lecteur ne perçoit de sentiment amoureux du père pour la mère, si ce n’est quelques fugaces
regrets après sa mort ; la mère, elle, aime son mari. Il a son monde, son travail, sa vie sociale et
amoureuse, elle n’a que lui et ses enfants : un couple traditionnel essentiellement raconté dans
sa fonction parentale. “Parler du couple semble une incongruité au Maroc, pis une
inconvenance, alors que la tradition d’érotologie est si grande dans la culture arabe, et que le
Coran renvoie au mariage et à la copulation”550, cela est certes curieux mais le couple dont parle
l’écrivain n’est pas n’importe lequel ; l’interdit posé par la société marocaine se trouve ici
renforcé car il s’agit du couple parental décrit par le fils. Le tabou concernant leur sexualité est
trop puissant. Ils sont les parents dont la réalité d’homme et de femme demeure ignorée aux
yeux des enfants. Nulle part Driss Chraïbi n’a écrit de texte amoureux se rapportant à un
homme et une femme musulmans, car une telle écriture l’aurait forcément renvoyé au tabou
du couple parental. Il préfèrera biaiser et aborder la sexualité en l’évoquant au travers du père
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avec ses maîtresses “le caïd baise, la tribu ne baise pas” (Le passé simple, 251), ou du couple
mixte, couple interdit par la charia (Les Boucs et Mort au Canada), ou encore du couple berbère
à associer au couple incestueux551. Il n’y a rien d’exceptionnel dans cette incapacité à voir la
sexualité parentale, ce qui est plus inhabituel, sans doute, se situe dans les détours utilisés pour
arriver quand même à l’exprimer. L’interdit qui touche tous les couples, d’une manière ou de
l’autre, nous renvoie, semble-t-il, au petit garçon bravant l’interdit en espionnant par le trou
de la serrure. “Un coït est un coït et j’entends par là l’acte hygiénique et reproductif. L’une des
attributions de ta mère” (248), ainsi est résumé par le père sa vie du couple. Le père, arrivé à
un certain âge, tombe amoureux d’une fillette. L’amour que sa femme ne lui a pas inspiré, il l’a
toujours cherché ailleurs sans avoir envie pour autant de l’institutionnaliser, comme l’aurait
autorisé la tradition, en prenant une ou plusieurs autres épouses. Le père a séparé sa vie en deux
domaines distincts : à la maison, il est le pater familias et en dehors il est l’amant amoureux. Le
couple parental s’avère le plus présent dans Le passé simple mais il revient aussi dans Succession
ouverte et dans La Civilisation, ma Mère. Dans le premier, le père est mort et la mère le pleure.
Elle évoque son désarroi pendant les dernières années de sa vie, lorsque le père s’était isolé pour
affronter seul sa souffrance. “Il souriait de son demi-sourire et j’aurais accouru sur les mains”
(167), ces mots pudiques témoignent de tout l’amour qu’elle portait à son mari. Le choix du
père de mourir seul, loin de sa femme, peut être interprété comme une marque du peu de
soutien qu’il escomptait de sa femme. Le testament le confirme : sa femme était à ses yeux un
être infantile incapable de gérer sa vie et qui ne peut que passer sous l’autorité de son fils. Mais
là encore, on peut se demander s’il disposait de l’éducation qui lui aurait permis d’approcher
autrement sa femme, de reconnaître sa valeur ? Ils ont tous deux rempli le contrat avec la
société de leur époque, aucun n’a tenté de s’en échapper. Il faut attendre La Civilisation, ma
Mère pour trouver une parole de tendresse du père pour sa femme : “j’aime bien ta nouvelle
coiffure, laissa-t-il tomber en même temps que la cendre de sa cigarette. Cela te dégage le front.
Tu es jolie, tu sais ?” (24). Le bonheur de cette jeune femme d’être admirée et la nuit amoureuse
qui s’ensuivit, ne furent que de courte durée, “quelques jours plus tard, retomba sur elle la
trappe de la colonisation” (25). Cette unique parole d’affection entre le père et la mère met en
relief la solitude dans laquelle vit la mère. Notons également avec quel cynisme le fils rapporte
cette anecdote, l’association -compliment et chute de cendres- montre avec pudeur la
compassion de l’enfant pour la mère.
Les trois livres présentent un point commun : la distance instaurée entre le père et la
mère, d’abord sous la forme de la mort de la mère, puis celle du père et enfin par le départ de
la mère pour la France552. Nous voudrions nous arrêter plus longuement sur les morts des
parents car, par deux fois, il s’agit de suicide. Nous l’avions déjà signalé, les suicides jalonnent
les livres de Chraïbi mais il nous semble que ceux de la mère, puis du père ont un autre poids
du fait de leur importance symbolique. Qu’est-ce qui peut amener un écrivain à “suicider” ses
parents ? Rappelons les circonstances. Dans le premier livre la mère, qu’on imagine désespérée
après la mort de son plus jeune fils et la tentative de coup d’état de Driss contre le père, se
suicide en se jetant de la terrasse. Le père accuse Driss de cette mort. Dans le livre Succession
ouverte, le père atteint d’une grave maladie choisit de s’isoler sur une île face à la mer. Il choisira
le moment de sa mort en avalant en une fois tous ses somnifères. Or, si l’on en croit Marie
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Bonaparte : “le genre de mort choisi par les hommes, que ce soit dans la réalité pour euxmêmes par le suicide, ou dans la fiction pour leur héros, n’est en fait jamais dicté par le hasard,
mais, dans chaque cas, étroitement déterminé psychiquement”553. Pour appréhender ce
“psychiquement déterminé”, nous nous sommes tournée en premier vers la religion. Sa
position en ce qui concerne le suicide est claire : le suicide est formellement interdit554 et de
nombreux hadiths le rappellent555. L’islam, sur ce point, ne différe pas des autres monothéismes,
la condamnation est unanime ; néanmoins, le sentiment fortement communautaire de l’islam
qui enlève à chacun le sens de l’individualité, fait que le suicide a une portée plus profonde chez
les musulmans. Le suicide est l’acte individuel par excellence et cet acte pourrait dévoiler la
disharmonie entre l’individuel et le collectif qui définit l’homme maghrébin. Dans sa tentative
de se situer entre les deux mondes qui l’habitent, Driss Chraïbi choisit le suicide comme un
acte d’ultime liberté. Un tel geste frappant l’un des piliers de la représentation de la morale
collective, c’est-à-dire le couple parental, constitue une prise de position totalement individualiste.
A une interprétation de caractère sociologique se superpose une lecture psychanalytique.
“Le psychiquement déterminé” du suicide peut s’expliquer par une manoeuvre de
l’inconscient. Basfao, le premier, a décelé derrière le suicide de la mère, une grande scène
oedipienne, “une tentative de contourner la barrière de l’inceste”. Le suicide de la mère serait
une manière de mettre un terme à l’attachement à la mère, la seule façon pour le fils de prendre
ses distances. Le suicide de la mère peut répondre également à une impulsion de vengeance
contre celle qui a refusé son amour et qui a refusé de devenir sa complice dans le coup d’état
contre le père. On peut également y voir la volonté du fils qui, faute d’avoir réussi à éliminer
le père, le gêneur dans la relation triangulaire, supprimerait la cause de la gêne, la mère. A
l’interprétation proposée par Basfao qui lit une scène oedipienne derrière le suicide de la mère,
Chraïbi, après avoir longuement réfléchi, et estimant que “chez nous il n’y a pas de complexe
d’Oedipe”, en a conclu que le suicide était en quelque sorte un signe du “refus que la femme
(la mère) soit un objet par rapport au mâle dominateur et autoritaire”556. Réponse intéressante,
car au début Chraïbi se défend d’être un de ces fils oedipiens et cela est éloquent dans la bouche
de quelqu’un qui se pique de connaître la psychanalyse. Plus tard, il présentera la mort du
personnage de la mère comme une preuve de son combat contre l’oppression des femmes.
L’argument laisse songeur. Notre opinion serait plutôt, en accord avec Basfao, que le suicide de
la mère évoque le “déplacement de la reine sur l’échiquier oedipien”557. La mère, disparue dans
Le passé simple, retrouve la vie dans Succession ouverte, où elle revient sous les traits idéaux, aux
yeux d’un petit garçon exclusif, d’une femme libre puisque veuve. Driss “avait sacrifié sa reine”
mais ce n’était que momentanément. Il la fait disparaître pour avoir le plaisir de la faire
réapparaître dans un fort-da littéraire558. Il utilise la même technique pour faire revivre le père
et la mère dans La Civilisation, ma Mère. Notons enfin que la lecture de la mort de la mère
dans Le passé simple laisse au lecteur l’impression que l’auteur n’y croit pas lui-même, car autant
les sentiments concernant le décès du frère et du père sont commentés, autant la mort de la
mère reste sans commentaire. Elle est annoncée à la dernière phrase d’un chapitre, sans
explosion de chagrin, ni description d’enterrement. Quelque chose d’inachevé donc auquel
l’auteur devra revenir. Le suicide est bel et bien suspect.
En ce qui concerne le père, son suicide apporte deux éléments sur la relation père-fils. Le
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premier est que l’image du père grandit avec la mort. La force de caractère que suppose
l’éloignement volontaire de la sécurité du groupe pour affronter la maladie et la mort annoblit
son image. La mort ne lui a pas enlevé la puissance qui le caractérisait. L’admiration du fils pour
son père révèle l’apaisement de la tempête pubérale. Le second élément ne concerne pas
directement le suicide mais les suites de sa mort ; il s’inscrit dans l’héritage laissé à ce fils-là.
Une partie de l’héritage concerne la vérité sur le père. Cette connaissance que lui seul détient
des conditions de la mort de son père l’élève sur un piedestal. L’autre partie de l’héritage
concerne un message symbolique : “creuse Driss”. La terre est le trésor le plus précieux pour le
Maghrébin, elle cache tous les trésors, matériaux précieux dont l’eau. Pour le musulman “fait
d’argile” et qui trouvera le repos éternel dans le “ventre” de la terre, la terre symbolise la vie et
la fertilité. Ce message est le dernier conseil d’un sage à son fils : la vérité n’est pas facile à
découvrir, il faut la chercher en creusant. C’est un chemin que le père propose à son fils en
guise d’héritage, il lui transmet la leçon qu’il a tirée de sa vie. Le fils sort de ce livre honoré par
le père, et le suicide est le secret qui scelle leur amour.
Dans La Civilisation, ma Mère les parents restent vivants mais leur couple a éclaté grâce
au fils. Le père a perdu son autorité, il n’est plus qu’un falot regardant évoluer le monde sans
le comprendre. La mère affranchie par son fils, a conquis sa liberté et ne se soucie plus du mari.
Il n’y a pas séparation mais deux vies qui se déroulent sur des chemins parallèles. Le livre
raconte la fin de l’emprise du père sur la mère, la victoire du fils pour se mettre entre le couple
parental. C’est le roman le plus limpide quant au désir du fils, la mère devient femme entre les
mains de son fils. Le fantasme d’inceste oeuvrant dans Le passé simple n’a pas été refoulé par le
suicide de la mère. Pour une raison ou une autre l’écrivain n’a plus besoin de la disparition de
la mère pour exprimer tout l’amour qu’il ressent pour elle. Le discours, en transposant cet
amour sur celui d’un père et sa fille, devient plus explicite.
Le couple parental a rempli le rôle que la société attend de lui. Il a inculqué à l’enfant la
soumission, le respect. Le voir évoluer a appris à l’enfant la place que doivent occuper homme
et femme dans le couple, la famille et la société. Les parents ont imprimé chez l’enfant une
image du couple dans lequel homme et femme ne sont pas sur un même plan, que ce soit par
l’âge, le sexe, l’éducation ou les sentiments. Driss Chraïbi va-t-il à travers ses personnages
reproduire ce couple qu’on lui a inculqué, lui qui hésite entre la révolte et la soumission ?
• Le couple homme/femme
Le premier couple homme-femme apparaît dans Les Boucs, second livre de l’auteur, paru en
1955. Il s’agit d’une histoire d’amour entre un “Noraf ” et une Française, Yalann et Simone,
amour inséré dans un ouvrage qui vise avant tout à dénoncer la misère des immigrés. Le thème
de l’amour réapparaît vingt ans plus tard dans Mort au Canada, histoire d’amour entre Patrik
et Maryvonne. Le texte principal est entrecoupé par un récit parallèle qui rapporte une autre
histoire, celle qui rapproche Patrik d’une petite fille, Dominique.
Dans les deux romans, il s’agit de couples mixtes et nous n’en sommes pas étonnée ; nous
avons déjà eu l’occasion dans cette étude d’évoquer la difficulté pour un auteur maghrébin de
transcrire l’espace amoureux dans le mariage de sa culture propre559. Et quand bien même il le
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fait, c’est pour y dénoncer le mauvais climat (les parents ou encore Azwaw et Hineb). Un
écrivain maghrébin se trouve dans l’incapacité de romantiser le couple maghrébin traditionnel
car il s’approche trop près du couple de ses parents, c’est pourquoi il choisit souvent de raconter
le couple mixte. Signalons deux exceptions dans l’oeuvre de Chraïbi. Dans La Mère du
Printemps, il raconte le couple d’Hineb et d’Azwaw, tous deux sont berbères ainsi on peut les
considérer comme proches culturellement du couple arabe. Elle est une jeune nubile trop
maigre pour “faire la femme”, Azwaw va d’abord la gaver, telle une oie. La jeune fille, terrorisée
par cette force de la nature, simule le plaisir pendant l’acte. Hélas elle n’arrive pas à donner de
descendance à Azwaw et devra recourir aux sortilèges “connus des mères des temps lointains”
(73) d’une vieille femme. Grâce à elle, Hineb dépassera sa peur, s’épanouira et enfantera. Et
alors qu’elle aime enfin son mari, ce dernier la répudie parce qu’elle ne peut pas allaiter. Cette
narration illustre le destin du couple maghrébin. La fonction parentale prime sur celle du
couple et si le mariage ne se déroule pas de manière satisfaisante (comme ici le
disfonctionnement d’une des fonctions maternelles) la répudiation s’ensuit. Chraïbi raconte,
dans le même livre, une deuxième fois un couple berbère, celui d’Azwaw et de Yerma,
description allant jusqu’aux détails de l’accouplement, couple que nous verrons ultérieurement.
Mais avant de surmonter ce tabou sur le couple maghrébin comme il le fait dans La Mère
du Printemps, l’auteur raconte le couple mixte. Yalann et Patrik vivent leur amour sans entraves
car leurs partenaires, Simone et Maryvonne, sont occidentales. L’action se situe en France et au
Canada, terrains plus ou moins neutres, mais qui le sont certainement plus que le Maroc. A
priori, ces couples ne risquent en aucune façon de ressembler au couple parental. A de telles
circonstances, il faut ajouter que ce serait sacrilège d’user de la langue du Prophète pour décrire
la vie sexuelle de relations interdites par le Coran. Driss Chraïbi brave l’interdit grâce à la
langue française, ainsi s’autorise-t-il des phrases telles que : le sperme “remplit” de bonheur au
début de la passion, mais à la fin le sperme “gicle” avec haine dans ce corps qu’il n’aime plus.
Les deux histoires d’amour (Yalann/Simone et Patrik/Maryvonne) vont connaître l’échec mais
pour des raisons à première vue différentes. Le premier couple est abattu par les assauts répétés
d’une vie de misère : pauvreté, exclusion, racisme, “amour dont les bases étaient le coït, la faim,
les détressses mentales –et sept condamnations de droit commun.” (18). Leurs étreintes sont
envahies par la peur et la colère (75). La mort du second couple incombe au caractère même
des protagonistes. Maryvonne, entraînée par la passion, veut posséder Patrik corps et âme. Elle
l’installe chez elle, l’habille selon son goût à elle, le contraint à changer d’habitudes, le coupe
de sa famille. Telle une mante religieuse, elle l’enserre dans sa toile. Patrik y trouve son compte
et se laisse faire. Il se rebellera, mais trop tard, quand Maryvonne, lassée de la dépendance de
son amant à son égard, va prendre ses distances : “Nous avons fait l’amour. Ni elle ni moi
n’avons perdu conscience pendant l’acte. Et il n’y a eu ni bonheur, ni durée, ni paix. Un simple
somnifère. J’ai mis longtemps à m’endormir” (Mort au Canada, 165).
Les deux figures masculines ont-elles des points communs ? Patrik semble à première vue
différent de Yalann ; c’est un séducteur, célèbre et sûr de lui, alors que Yalann manque
d’assurance. Avec le recul, Yalann donne l’impression d’avoir été une esquisse du personnage
de Patrik. Vingt ans séparent les romans. L’évolution du personnage masculin épouse celle de
l’auteur : un écrivain mal assuré à ses débuts, à qui le succès littéraire a donné un certain poids.
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Dans leur rapport aux femmes, ils se rapprochent, ils connaissent la même incapacité de vivre
sans compagne. Pour Patrik “toute sa vie avait été peuplée de femmes” (Mort au Canada, 29).
Pour lui comme pour Yalann lorsqu’une femme part, une autre arrive. Ils donnent tous deux
l’impression que les femmes sont interchangeables. Et ils ont du succès auprès du sexe opposé.
Patrik explique l’attirance qu’il exerce sur les femmes de la manière la plus simple : “Un être
que j’aborde ou qui m’aborde, je ressens et sens ce qu’il sent et ressent ; il me submerge des
pieds à la conscience parce qu’il est moi” (29). Arrêtons-nous sur cette phrase car elle semble
résumer le héros. Dans une relation, l’empathie est souvent un moyen de s’approcher de l’autre,
de le comprendre, mais dans le cas de Yalann et de Patrik, l’empathie ne joue aucun rôle, l’autre
est nié, ils ne l’appréhendent qu’en introjectant leur moi en lui : “il est moi”. Tous les héros de
l’oeuvre chraïbienne partagent la même structure mentale dans leur rapport aux femmes. La
femme en face n’existe que pour valoriser le héros. Ce qu’elle est ou a été n’intéresse pas
l’homme, ce qui fait dire à Simone (Les Boucs, 128) : “je ne t’ai jamais parlé d’elle, ni de mon
enfance, ni de mes joies, ces choses-là ne t’intéressent pas”. La première rencontre entre Patrik
et Maryvonne est un exemple des techniques amoureuses employées par le héros chraïbien.
Patrik, élégant désinvolte, fait parfois preuve de coquetterie infantile comme lorsqu’il s’étonne
que personne ne veuille croire qu’il a quarante cinq ans. Il ne craint pas d’utiliser tous les “trucs”
de séducteur. Il prête une oreille attentive à Maryvonne dont le métier est d’écouter, veut lui
donner l’image d’un homme compréhensif. Il sait dévoiler sa vulnérabilité pour l’attendrir,
mais également montrer sa puissance, faisant pleurer la femme de bonheur, la révélant à ellemême. Tant de complaisance vis-à-vis de soi-même laisse songeur. L’homme se montre sous son
meilleur jour tout en noircissant l’autre. Il a quitté Sheena enceinte pour cette femme. Après
avoir tout accepté d’elle et être devenu sa “chose”, elle l’a repoussé comme un vieux jouet qui
a perdu de son éclat. Il est manifestement le bon et elle, la méchante. Les portraits étonnent
par leur absence de subtilité. Mort au Canada, écrit après une rupture, ne retrace l’histoire que
d’une seule voix. A aucun moment, Patrik n’essaie de comprendre pourquoi leur histoire a mal
fini ou de s’interroger sur sa part de responsabilité dans l’échec de leur relation. L’autre, dont
sentiments et émotions sont tus, a tous les torts. Pour se reconstruire, l’homme-victime va
s’appuyer sur l’amour d’un enfant, et se redonner ainsi la position d’homme fort. Notons de
nouveau “le couple grand-petit”.
Mort au Canada est le seul roman à traiter de l’amour. L’écrivain s’y est exprimé en toute
liberté, d’un ton gaillard. Dans une interview, Chraïbi a reconnu que Patrik c’était lui. Le livre
a eu une fonction exutoire et lui a, semble-t-il, permis de faire le deuil d’une passion. La
relation homme-femme disfonctionne et elle apporte plus de douleur que de jouissance. De
même que le suicide révèle le frottement entre l’individuel et le communautaire, le couple
mixte exprime la difficulté pour un écrivain maghrébin de se construire entre un islam chargé
de traditions communautaires et un Occident prôneur d’individualisme. L’écartèlement frappe
la relation amoureuse et la détruit.
• Le couple père/fille
L’individu souffre avant tout de ne jamais sortir du conflit auquel il est en proie. Les
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prohibitions sociales lui interdisent un certain nombre de choses, il délègue alors le
héros à sa place. Le héros est donc celui qui résout le conflit dans lequel se débat
l’individu560.
Driss Chraïbi fait s’exprimer son héros en français pour s’interroger sur l’âme humaine et sur
sa spécificité maghrébine. Par l’écriture il tente de comprendre deux choses : l’une, inhérente à
tous les hommes, est le réglement de l’épisode oedipien, l’autre, plus spécifique de l’homme
maghrébin occidentalisé, est le tiraillement entre le communautaire et l’individuel. Les deux
sont étroitement imbriqués. Ainsi le problème qui se pose pour Driss Chraïbi est de garder la
spécificité de son “moi” dans un groupe dominant, la umma, qui décide pour lui jusque dans
les replis de l’intime. L’écriture chraïbienne montre cette confrontation à travers un rapport à
la mère très fort accompagné d’un refus de rentrer dans un moule global, et dans la volonté
farouche de maintenir son individualité. Cette volonté pourrait révéler le désir de rester dans
un rapport duel, incestueux. Chraïbi rapporte ce désir sous diverses formes, on le devine caché
derrière différents personnages, et l’inceste, qui ne s’avoue pas comme tel, se répète pour
montrer le fils emprisonné dans le désir de la mère. Il semble que la solution trouvée par
l’inconscient pour se dégager de la fusion mère-fils, consiste à opérer un déplacement du
fantasme de l’inceste. Le couple mère-fils prend les traits du couple père-fille, qui, lui, passe à
l’acte, et ce faisant libère le fils de l’étreinte maternelle. Pour analyser cet univers un peu trouble
et qui ne se laisse pas facilement saisir, l’apport de la théorie est essentiel.
Psychologues, psychanalystes, éthnologues, anthropologues, sociologues ou encore
exégètes ont étudié l’inceste. Nous ne présentons que l’essentiel de leurs théories. Le mot même
d’inceste serait apparu dans les écrits religieux vers 1350, il vient du latin “incestus”, c’est-àdire non chaste, impur, souillé. Toujours d’un point de vue général, l’inceste est la transgression
de l’interdit d’une relation sexuelle entre individus dont les degrés de parenté sont définis dans
chaque culture. Les chercheurs qui se sont penchés sur ce fait social et familial, ont apporté des
définitions qui ne se recoupent pas toujours. Pour certains l’idée d’inceste s’applique
exclusivement dans le cadre des liens du mariage, pour d’autres ce cadre s’élargit aux liens du
sang. En ce qui concerne l’origine de l’interdit de l’inceste, elle sépare également les chercheurs.
Certains comme Edouard Westermarck561 l’ont expliquée par une aversion innée chez l’humain
pour de telles relations sexuelles entre les membres d’une même famille. La plupart des
chercheurs désapprouvent cette explication relevant de l’inné et considèrent qu’il s’agit d’un
comportement acquis. Un regard tourné vers le passé et vers d’autres zones géographiques
confirme ce point de vue car l’inceste n’a pas toujours été interdit. Durant les premières ères de
l’histoire de l’humanité, l’inceste est même encouragé car il permet de préserver les biens de
chaque tribu. Encore récemment, des tribus562 vivant en totale autharcie pratiquaient l’inceste,
et pour les mêmes raisons. L’inceste n’était pas non plus interdit chez les anciens Egyptiens, il
était même obligatoire pour le pharaon afin de conserver la pureté de la race. Ainsi le pharaon
Aménophis III563 épousa sa propre fille Satamon et son fils aîné, le mari de Néfertiti épousa sa
plus jeune fille lorsqu’elle eut 11 ans. Plus proche de nous, il n’y a pas si longtemps dans
certaines régions de France, de nombreuses défloraisons de jeunes filles étaient le fait de leur
père564. On rencontre des pratiques similaires en Sibérie du Nord dans une tribu qui interdit les
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mariages incestueux mais accepte que les filles perdent leur virginité avec leur père ou leur frère.
La prohibition de l’inceste n’est ni universelle ni de tous temps mais la plupart des sociétés
à des époques et des lieux éloignés l’ont prohibé. Chez de nombreux peuples, il provoque une
réaction de répulsion, par exemple en Chine ou en Indonésie où l’on ne prononce même pas
le nom, on préfère parler de “désordre répugnant”. Nous considérons donc avec Claude LéviStrauss565 que la prohibition de l’inceste est universelle à condition de lui accorder une
interprétation assez large. Si dans certains groupes on tolère des pratiques moins rigides, un peu
partout on interdit le mariage entre proches parents. L’inceste, inscrit dans l’histoire de
l’humanité depuis fort longtemps, est, comme tous les mythes fondateurs, le miroir de
l’inconscient humain. Pour preuve, Sophocle nous a raconté la même histoire que celle
rapportée par les Indiens du fin fond du Brésil566.
Quand à un certain moment l’inceste est frappé d’interdit, il nous revient de savoir
pourquoi. La plupart des savants défendent la thèse d’une origine sociale du tabou. Le but
serait de préserver les structures sociales et/ou familiales567. Pour Emile Durkheim568 l’intimité
de la vie de famille éveille des désirs, sources de désordre dans la cellule de base de la société et
il faut donc contenir cette agitation en interdisant l’inceste. Mais comme l’a relevé Edward
Taylor569 c’est la volonté d’harmoniser les relations avec les tribus voisines qui a motivé le plus
profondément cet interdit. Choisir d’interdire les relations entre membres de la famille
signifiait s’ouvrir aux autres tribus. La conséquence en était que les liens tissés entre les tribus
diminuaient les risques de conflit. Ce nouveau fonctionnement va au-delà d’une
harmonisation des rapports ; Claude Lévi-Strauss570 explique que de telles alliances représentent
une “nécessité de l’échange”, et elles sont un des marqueurs du passage de l’état de nature à
celui de culture571. Selon lui, l’interdit de l’inceste se fonde sur des lois naturelles universelles,
mais s’exprime culturellement dans des lois établies par la société. La prohibition de l’inceste
ne dépend pas toujours des degrés de parenté réels, mais du rapport social qui attribue à
certains individus les rangs de père, de mère, fils, soeur etc. La prohibition de l’inceste apparaît
donc moins comme une règle touchant le mariage qu’une prescription sociale instaurant le don
à autrui, l’échange à la base de la société. A ce titre, on peut considérer que l’interdit de l’inceste
représente un acquis important pour l’homme sur le chemin de la socialisation. Avant LéviStrauss, Freud572, s’inspirant des travaux de Charles Darwin573, avait déjà justifié l’interdit de
l’inceste comme une nécessité pour l’homme de passer de l’état de nature à l’état de culture. Il
illustre son propos par l’histoire mythique du “Père de la horde”, qui en des temps reculés
possédait sans partage femmes, enfants et biens. A un moment les fils s’associèrent pour le tuer
et prendre sa place. Après le meurtre du Père, les fils se déchirèrent entre eux pour la possession
des femmes. Ils édictèrent alors une loi pour mettre terme à des querelles dangereuses pour le
maintien du groupe, celle d’interdire à chacun de convoiter sa propre mère ou sa soeur, et par
extension une femme du même totem. Ce récit mythique illustre deux pulsions fondamentales
de l’homme qui sont freinées par la prohibition de l’inceste : le désir d’épouser sa mère et celui
de tuer son père. Que la perspective freudienne du “Père de la horde” soit depuis remise en
question574 importe peu, ce qui demeure, c’est qu’un enfant cherche toujours à accéder à la
sexualité de son parent, et que la barrière de l’interdit de l’inceste empêche la réalisation de ce
désir. “L’inceste est l’acte profanateur absolu […] parce que dans cet acte le fils pénètre dans la
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mère dont il est sorti”575, cela signifie une autre dimension, celle de la confusion de sens entre
l’origine et la fin, en d’autres mots la naissance et la mort. La prohibition de l’inceste rappelle
aussi l’impossible relation qui bouleverse l’ordre des générations. Au père revient la tâche vitale
de signifier l’interdit de l’inceste576.
Dès qu’elles étaient pubères, elles devenaient comme ma mère, il fallait que je sois
en elles, dans leur ventre” dit un “inces-tueur” parlant de ses filles577.
Que se passe-t-il d’un point de vue psychologique dans une relation incestueuse578 ? On
relève une majorité de passages à l’acte de pères avec leur fille ou belle-fille, et très peu de cas
de mères et de fils. Cette quasi-absence ne signifie pas que l’inceste mère-fils n’existe pas mais
elle renvoie à un tabou qui pèse encore plus lourdement. On peut l’expliquer par la charge
fantasmatique qui entoure l’enfantement mais également parce qu’il est plus difficile pour un
garçon de se montrer en position de victime face à une femme, fût-elle sa mère. Que vit
“l’inces-tueur”579 lorsqu’il passe à l’acte ? La plupart des comptes-rendus d’expertises parlent de
pères lucides sur leur acte mais enfermés dans un narcissisme démesuré dont l’autre est exclu.
Ces hommes ont une absence totale d’empathie, ils contrôlent tout à partir de leur propre désir.
L’enfant est nié, rendu transparent pour que puisse s’y substituer l’image projetée de l’objet
originaire perdu, car curieusement “le point de départ d’une histoire qui aboutit à un inceste
est toujours, et quoiqu’il puisse en paraître, maternel […] il devient l’inces-tueur de sa fille pour
se venger de sa mère inces-tueuse”580. Cet inceste originel a été autorisé par le père qui n’est pas
intervenu pour signifier la séparation d’avec elle parce que lui-même a eu “une mère à teinture
incestueuse ; on ne voit plus la fin de la spirale. Les victimes d’inceste ne sombrent que rarement
dans la folie car même si l’inceste est vécu comme un acte grave et violent, il n’empêche pas de
vivre. La gravité du passage à l’acte vient du rejet, de la négation de la filiation : “poser le lien
généalogique, c’est en même temps exclure le rapport sexuel […] le lien affirmatif de la filiation
et le lien négatif de la prohibition de l’inceste sont une seule et même chose”581. En reconnaissant
son enfant, le père lui confère une place, et si ensuite il lui nie son existence en le faisant passer
de sujet à objet, il rejette la filiation582. L’enfant qui, dans des fantasmes ludiques prend un rôle
maternel à l’égard de l’adulte, en restant au niveau de la tendresse, est en face d’un adulte qui
confond ce jeu avec celui d’un adulte à la maturité sexuelle, et lui répond par le langage de la
passion. Ferenzci a parlé à ce sujet de “confusion des langues”583. L’enfant se sent toujours
responsable, il se sent coupable d’avoir induit ce type de rapport. “Il n’y a pas d’inceste
heureux”584, telle est la conclusion des praticiens concernant l’inceste. Le tabou de l’inceste est
au fondement de la culture car il sépare le sujet de la jouissance de l’autre maternel. L’interdit
primordial est intrinsèque au désir, lequel désir est constitutif de l’être humain et la loi interdit
la pulsion pour précisément élargir le désir à l’autre.
Les textes religieux ont pris position par rapport aux relations incestueuses. L’Ancien
Testament évoque sans s’y arrêter ni le juger l’inceste d’Abraham qui épousa sa demi-soeur
Sarah. Un autre épisode de la Bible -Loth, le père enivré et violé par ses filles- éveille quant à
lui, malgré les impératifs de la survie de la race, des réserves. Le christianisme comme le
judaïsme condamnent dans la pratique très fermement les relations incestueuses. La position
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de l’islam ne diffère pas fondamentalement : il n’y a point de nikâh585 légal entre ascendants et
descendants, entre latéraux et collatéraux, entre oncles et nièces et entre tantes et neveux. La
sourate des femmes interdit explicitement le mariage avec les proches parents586 car “cela
diminue la passion charnelle [...] seulement excitée par la force des sensations de la vue et du
toucher ; or cette sensation ne devient forte que si l’objet est étranger et nouveau” expliquera
Al-Ghazali587. Interdire les relations incestueuses pour “désérotisation” est un argument original
et propre à la religion musulmane. Bouhdiba signale une autre particularité de l’islam, la
graduation des interdits sexuels, par exemple l’interdit qui frappe l’homosexualité est plus fort
que celui de l’inceste : “C’est que le grand tabou sexuel de l’islam n’est pas tant de ne pas
respecter un rapport de parenté que de violer l’ordre du monde, la bipartition sexuelle et la
distinction du féminin et du masculin”588. La sexualité entre un adulte et un enfant n’est pas
explicitement interdite par le Coran. Dans la doctrine Malékite589, la plus répandue au
Maghreb, le coït pratiqué sur une fille impubère et de ce fait considérée trop jeune pour
éprouver des émois sexuels, n’est pas un acte de fornication passible d’une peine. Plus l’enfant
est jeune moins l’acte est grave, à l’opposé des moeurs occidentales pour qui, plus l’enfant est
jeune, plus l’acte est jugé barbare. La logique mâlékite s’explique par l’analogie qui est opérée
entre un animal et un enfant, tous deux sont considérés comme asexués puisqu’ils n’éprouvent
pas de plaisir sexuel. Le tabou majeur de l’islam réside dans le non-respect de la bipartition
sexuelle et des règles du mariage.
Une dernière caractéristique, propre à la culture musulmane, relevée par El Bachari590 met
en évidence la différence entre le rapport incestueux fille-père et celui fils-mère. En ce qui
concerne la fille, le père a un droit de regard sur elle, à l’exception de tout autre homme. La
femme, voilée au regard des autres, fait bénéficier en exclusivité le père de la jouissance visuelle
de son corps interdit. De plus se crée entre fille et père une relation de maternage induite par
les soins qu’un homme est en droit d’attendre de la part de sa femme et de sa fille. Cela peut
sur un plan fantasmatique prêter à confusion. Pour El Bachari l’élément culturel renforce les
conduites incestueuses. La relation fusionnelle entre le fils et la mère, chargée des projections
de celle-ci sur son petit homme, accentue les tendances incestueuses. On voit comment la
tradition participe à la difficulté de respecter l’interdit. En arabe, il n’y a pas de mot, ce qui
tendrait à laisser croire que l’inceste n’existe pas. Or si on lui accorde une large définition, le
mariage incestueux est dans une grande partie de cette région du monde, dont le Maghreb, le
mariage idéal. Traditionnellement on préfère “garder les filles de la famille pour les garçons de
la famille”591. Marier son fils à sa cousine germaine, fille d’un oncle paternel apparaît comme
une garantie de réussite d’un mariage “les gens aiment épouser la fille de leur oncle paternel,
comme ils aiment manger la viande de leur élevage”592. L’union endogame présente entre autres
l’avantage d’éviter le partage avec des étrangers potentiellement néfastes pour la famille.
Toutefois insistons sur le fait qu’il s’agit d’inceste au sens large et qu’au Maghreb l’interdit de
l’inceste concernant la famille proche et les personnes avec qui on a des liens de lait, est très
fort. Comment une société où le meilleur mariage est celui unissant le garçon à la fille du frère
de son père a-t-elle pu cohabiter avec une société qui interdisait, il y a encore peu de temps, le
mariage avec les cousins de la 7ème ou 10ème génération ? Les écrivains entre le Maghreb et
l’Occident doivent assimiler des items culturels opposés. Le fantasme d’inceste flotte dans
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l’imaginaire de la plupart des hommes sans que cela entrave leur fonctionnement social. Il
alimente dans la plupart des cas la littérature car qu’est-ce qui est plus naturel que le fantasme
qui pousse le garçon vers sa mère ? Dans l’oeuvre de Driss Chraïbi, nous retrouvons tout cela,
mais différemment dans La Mère du Printemps et dans Naissance à l’aube.
Quand la proximité affective devient trop grande pour laisser place au rituel, quand
chacun confond ses désirs avec ceux du partenaire, l’acte sexuel avec un autre
ressemble à un acte sexuel avec soi-même593.
Azwaw ne définit ses relations avec les femmes qu’au travers du sexe, le sien :
Sa première épouse qui était morte un soir d’été en plein orgasme avec un curieux
couac, la seconde qui s’enveloppait toute avec sa toison d’or comme d’une
couverture et dont il activait le ventre de ses mains pour le préparer à l’acte, sa fille
Yerma surtout qui lui ressemblait sexe pour sexe (52).
Il est l’acteur majeur d’une relation fusionnelle qu’il instaure avec sa fille, écartant d’abord la
mère, puis la nourrice. Yerma l’accompagne partout et devient tout naturellement sa femme :
“étreignant Yerma, il la fait jouir à cris de vie et de mort et de résurrection et répand sa semence
d’homme dans son jeune corps aux formes menues et pleines à la fois” (113). C’est d’ailleurs
si naturel qu’à aucun moment, on ne trouve de commentaires, critiques ou encore justification
d’un tel amour. Azwaw, lui-même n’a pas connu son père, il a été élevé par une mère qu’il
vénère. A son tour il est seul à s’occuper de sa fille, il l’élève d’une manière animale, comme
une femelle le ferait avec ses petits ; Yerma bébé était nourrie par son père qui lui enfournait
des petites bouchées, au préalable “mastiquées et salivées” par lui ; “l’eau [...] le lait, le miel :
directement de bouche à bouche” (La Mère du Printemps, 89). Quelques années plus tard, une
épidémie frappe la tribu, elle va rapprocher encore plus père et fille : “Elle a neuf ans [...]. C’est
à cette époque qu’ils ont pris l’habitude de dormir dans la même couche” (104). Et si Azwaw
fait tout pour sauver son peuple, il se dit aussi que “s’il ne devait subsister au bout du compte
que lui et Yerma, eh bien ! ils seraient capables à eux deux de faire germer une tribu
nouvelle”(106). Le jour où Oqba, messager de l’islam, arrive, Azwaw regarde sa fille :
Comme si elle était l’avenir immédiat de son peuple” et de nouveau ils s’aiment
dans le fleuve, l’Oum-er-bia : “C’est dans l’eau, y plongeant et la faisant éclabousser
à quatre bras et quatre jambes, qu’il l’a prise tout à l’heure, de toutes ses forces
païennes […]. Et si des curieux, mâles et femelles, se sont penchés le long des rives
pour boire des yeux leurs ébats aquatiques, eh bien ! qu’ils en fassent autant [...]. Il
est fier de sa fille presque autant que de lui-même : elle n’est jamais fatiguée (164).
L’amour qui unit père et fille appelle un développement. La première remarque que nous
voudrions relever touche à la position de la mère. Le personnage de la mère disparaît après la
naissance de sa fille Yerma, et ne revient qu’après l’épidémie. Le tiers -en l’occurrence la mère-
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exclu par le père, la relation entre Azwaw et Yerma a pu s’installer sans rencontrer d’opposition.
Plus tard, mise devant le fait accompli, la mère accepte la situation. La position des mères face
à l’inceste soulève des questions. Il est établi que dans les familles incestueuses un équilibre
familial se met en place grâce au cautionnement de la mère. Autrement dit l’absence de la mère,
absence réelle ou démission de sa part, quel que soit le degré de conscience ou de responsabilité
dans cette absence, est la condition au passage à l’acte. C’est ce qui se passe dans le roman.
Hineb est une femme qui a souffert et lorsqu’elle réapparaît après sa répudiation, la relation
existe déjà entre son mari et sa fille. Que peut-elle faire d’autre que de fermer les yeux et de
conforter par ailleurs sa place auprès d’Azwaw par une nouvelle grossesse ? Sa position de
femme répudiée et sans famille ne lui laisse aucune alternative. L’arrivée du deuxième enfant,
un fils, lui confère l’assurance qu’apporte la naissance d’un garçon, et qu’elle n’a pas eue à la
naissance de sa fille. Le compromis semble la satisfaire. L’écrivain n’est pas explicite sur les
sentiments d’Hineb, la psychologie féminine lui échappe à cause de son manque d’empathie.
Le seul personnage que l’auteur sait décrire, se résume à une femme conforme à la tradition,
femme soumise, répudiée, honorée en mère de fils et acceptant la bigamie. Liberté est laissée
au lecteur d’interpréter le comportement d’Hineb. Le retour de la mère signifie une nouvelle
répartition des rôles, une situation de bigamie s’installe tout naturellement. Azwaw satisfait les
deux femmes, et cette réalité ne semble pas être un problème pour Hineb, alors que Yerma vit
très mal la présence de sa mère et l’obligation de partager son amant avec elle : “Yerma lui
adresse à peine la parole, a souvent mal à la tête, surtout à l’approche de la nuit” (164). Yerma
vit un amour exclusif et passionnel pour son père, alors que Hineb, heureuse d’avoir retrouvé
son mari, s’épanouit dans la maternité et dans la sexualité : “La main d’Azwaw. Dès qu’elle
ouvre les yeux, le premier geste d’Hineb est d’embrasser cette main-là” (49). A deux reprises,
Driss Chraïbi décrit une scène d’amour entre Azwaw et Yerma (113-164), et à chaque fois suit
une description de visite amoureuse d’Azwaw à Hineb. Cette juxtaposition des scènes d’amour
tend à démontrer, au-delà de la démonstration de la virilité puissante d’Azwaw, que peut-être
une espèce de culpabilité l’oblige à honorer sa femme légitime.
Si la relation incestueuse est étonnante, le comportement du père ne l’est pas moins. Il
s’est arrogé un rôle maternel, comportement déjà atypique pour un homme, atypie encore plus
forte de la part d’un Berbère vivant en des temps reculés. L’action se situe vers 680 dans une
tribu berbère, époque et lieu où le père était déjà désigné comme le grand absent de l’éducation.
L’amour immense du père pour son enfant fait basculer deux piliers forts et de la culture
maghrébine et de la religion musulmane : la place de l’homme dans la société et la distance qui
doit exister entre un père et sa fille. Les deux piliers sont reliés dans un rapport de cause à effet :
pour un homme, tenir un rôle maternel entraîne une trop grande promiscuité dont le risque
pourrait être le passage à l’acte incestueux. Tous les pères n’y sont pas exposés pareillement,
Azwaw, lui, a franchi le seuil. Pour certains, le deuil du désir d’un impossible accouchement de
l’enfant n’ayant pas été réalisé rend insupportable une fonction paternelle différente de la
fonction maternelle. Il devient alors père incestueux, car en soumettant l’enfant à “une
communauté d’expériences physiques”, il se transforme en une mère toute puissante594. Cette
situation signifie aussi la reviviscence d’un plaisir redouté, celui exercé par sa propre mère.
Balançant entre la nostalgie d’un tel plaisir et la crainte d’être absorbé, la relation incestueuse
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du père avec sa fille réactualise cette ambivalence. Azwaw nourrit une relation d’adoration et
d’exclusivité pour sa mère, n’est-ce pas la raison qui le classe parmi les pères à risque et explique
le passage à l’acte ? Un autre aspect a retenu notre attention, il se résume dans la phrase
suivante : “Ils (Azwaw et Yerma) seraient capables à eux deux de faire germer une tribu
nouvelle” (La Mère du Printemps, 106). Cette remarque s’inscrit d’une part dans la tradition du
mariage endogame, à savoir le désir de se marier “entre soi”, ne pas se mélanger avec des
étrangers pour garder ses biens595. Le personnage d’Azwaw remplit alors parfaitement ses tâches
de patriarche, de chef de la tribu. D’autre part, la phrase citée ci-dessus évoque aussi les textes
bibliques : Loth forcé à l’inceste par ses filles qui n’ont que ce moyen pour perpétuer la race.
Azwaw semble vouloir justifier la relation incestueuse par une volonté “d’état”, si l’on peut dire,
de faire perdurer sa tribu ; les intérêts politiques et privés se côtoient :
C’est Yerma qu’il regarde comme si elle était l’avenir immédiat de son peuple [...]
Les cheveux dégoulinants, sa robe trempée, collée à son corps comme une seconde
peau et fumant au soleil levant, elle balance le buste, rejette la tête en arrière dans
un mouvement de défi (163).
Mais le défi lancé à la morale trouve sa sentence dans la stérilité accusatrice de la relation
incestueuse, Yerma tous les mois a “sa dette”596. La lecture de ce passage amène Montserrat-Cals
à voir dans Yerma “l’origine sacrée de la tribu”597. Yerma est associée au fleuve nourricier, fille
et femme du chef, elle fait figure de mère de la tribu que les Berbères en exil garderont au fond
d’eux. Azwaw, le père et le chef met sa création, sa fille, à la place de sa femme, l’étrangère à la
tribu. Azwaw et Yerma forment le vrai couple de l’origine. Cette interprétation est
extrêmement séduisante, mais nous ne pouvons nous en contenter comme justification de cet
amour incestueux. L’unique histoire d’amour de Driss Chraïbi finit mal comme toutes les
grandes histoires d’amour, les deux amants meurent le même jour. Les dernières pensées de
Yerma seront pour son père :
La porte va s’ouvrir […] Azwaw va entrer, la prendre dans ses bras, la connaître et
la remplir de sa semence, comme autrefois. Il est là, dans l’Oum-er-Bia, nageant
avec elle entre deux eaux tandis que son membre frétille en elle et la soulève […]
peut tout, mon père. Il est le Maître de la Main. Il va me faire redevenir petite, toute
petite [...]. Il va m’inonder de son lait ... et ... et son lait va couler de mes seins.
(Naissance à l’aube, 71)
On peut se demander qui est le vainqueur dans cette histoire à trois personnages ? La première
femme a connu l’amour d’un homme qui l’a utilisée pour son bon vouloir pour ensuite la
répudier et lui préférer l’amour de sa fille ; de plus les quelques mois de plénitude que lui ont
apportés son fils sont une maigre compensation à une vie aussi douloureuse. La seconde
femme, Yerma, n’a connu l’amour que d’un seul homme, son père ; amour qui l’a tellement
remplie qu’il l’a coupée de l’amour d’autres hommes et femmes. Privée de l’amour de sa mère,
elle ne partagera pas l’amour de son mari, et ne sera pas aimée de son fils. L’immense amour
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qu’elle éprouve pour son père lui fera connaître la jalousie vis-à-vis de sa mère, la souffrance de
la séparation, la douleur de sa vie de mère ratée, et enfin la honte, premier symptôme de la folie
qui finalement l’entraîne dans la mort. “Quand un et un font deux, lequel des deux s’est trahi
pour faire deux” demandait Socrate. La réponse est claire, Azwaw est un père dévorant. Il prend
tout pour construire son univers à lui. “Certains ne peuvent s’approcher de l’autre qu’en le
devenant, du coup l’approche est nulle. L’autre s’efface en soi, l’entre-deux est aboli”598. Et sans
espace d’entre-deux, il ne peut y avoir ni reconnaissance de l’autre ni échange, c’est forcément
fatal pour l’un des deux.
L’arrivée de l’islam va censurer cette relation triangulaire. Hineb tuée et Yerma enlevée,
le destin d’Azwaw est scellé. Pourtant cet amour ne va pas s’éteindre et le père, utilisant l’islam
et devenant son porte-parole, va parcourir le monde à la recherche de sa fille. Il la retrouve et
leur passion perdurera jusqu’à l’union totale pendant l’accouchement de Yerma. Cette suite est
relatée dans le second volume, Naissance à l’aube. Yerma, devenue la femme d’un haut dignitaire musulman, ne parvient pas à mener à terme ses grossesses. De nouveau sur le point
d’accoucher, sa vie et celle de l’enfant sont en danger, car l’expulsion ne se fait pas. Son père
arrive à temps pour l’aider à mettre au monde son enfant et ainsi la sauver. Mais arrêtons-nous
à l’accouchement qui impressionne par sa force dramatique. Yerma et son enfant frôlent la
mort : “Tous deux se débattent pour vivre. L’un contre l’autre” (Naissance à l’aube, 154). Le
“contre” est révélateur de la relation entre la mère et l’enfant in utero, la mère ne veut pas de
l’enfant, car il n’est pas de Azwaw. Le père fait sonner son luth pour faire “monter la langue des
temps anciens”. Cette musique les ramène à l’époque des Berbères, à l’époque où le père et sa
fille vivaient ensemble, Yerma revoit le passé, la scène sur le rocher blanc lorsque son père allait
arriver, le temps du bonheur. La description de l’accouchement retrouve les accents de la scène
d’amour qui se joue entre le père et sa fille “la jouissance de la création”. Les mots disent l’acte
sexuel :
Sa main gauche glisse sous les fesses de Yerma, les masse et les pétrit [...] cependant
que sa droite fourrage dans la toison couleur de maïs, délicatement déblaie les poils,
sépare, déplie, étale les lèvres de la vulve [...]), lui succède la bouche d’Azwaw, qui
souffle dans le sexe à pleins poumons [...]. Doux et ferme comme une verge
d’homme, un index lui crève la poche des eaux”. (161-162).
Les mots racontent aussi la naissance :
Il guida l’enfant dans les méandres noirs du tunnel […] Il l’encouragea dans ses
premiers pas […] il lui indiqua le chemin qui menait à la lumière du jour [...] de ne
regarder en aucun cas en arrière599–sinon il risquerait de se noyer dans le fleuve de sa
mère. Il trancha le cordon ombilical [...] oignit ses membres, graissa son palais pour
faire remonter la luette, souffla dans son nez pour dégager les cavités du cerveau (163).
Ses fonctions d’obstétricien remplies, Azwaw accomplit un geste symbolique en abreuvant le
nouveau-né, bouche à bouche, de l’eau du fleuve de l’origine, l’Oum-er-bia et “de la pointe de
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son couteau” qui avait coupé le cordon ombilical, il s’arroge le rôle du père, en nommant
l’enfant: “il traça sur le battant (de la porte)600 un nom arabe en caractères arabes : Mohammed”
(165) .
Au-delà du plaisir de la lecture d’un beau texte littéraire, il y a, avouons-le, une certaine
jubilation à pénétrer un monde interdit et mystérieux. L’atmosphère y est solennelle, nous
n’évoluons plus dans les couches du simple mortel mais abordons les rives du mythique.
Hymne à l’amour, à la puissance de la nature, de l’eau, du sang, on en oublie presque que les
deux personnages du texte sont père et fille. Yerma a refusé l’enfant, “cet étranger” car il n’est
pas celui d’Azwaw. Elle a fortement désiré un enfant de son père, non pas comme toutes les
petites filles le désirent sur un plan fantasmatique, mais dans le réel. Seul, son père pouvait
l’autoriser à expulser l’enfant de l’autre. Rien d’exceptionnel au fait que sa fille lui accorde un
tel pouvoir ; cet homme est plus que polyvalent, il remplit le rôle du nourricier, de l’amant,
puis celui de l’accoucheur, du pédiatre et enfin celui du père. Dans un livre occidental, Azwaw
remplirait déjà des fonctions invraisemblables, mais dans un contexte maghrébin
l’invraisemblable se trouve démultiplié. La dichotomie qui sépare le monde des hommes et
celui des femmes rend la présence du père/grand-père tout à fait inconcevable dans un lieu de
femme.
De plus, la parturition amène à évoquer un autre tabou de l’islam qui est le sang : “la
naissance demeure le plus terrifiant pour l’homme, non pas les cris de la mère mais le sang de
l’entaille”601, le sang rejoint cette notion de pur et impur qui régit les lois de la société
musulmane. L’accouchement de Yerma par Azwaw interpelle le lecteur presque aussi fortement
que l’inceste. Dans une culture où le sang est tabou et les notions de pur et d’impur strictement
codifiées, Driss Chraïbi de nouveau se marginalise. Il récidive car, déjà dans le premier roman,
il avait effleuré le sujet en s’appropriant le couteau souillé du sang de la mère lors de la naissance
du petit frère. Le symbole du sang avait marqué pareillement la naissance de Yerma. Azwaw
avait fait couler le sang d’une génisse pour fêter la naissance de sa fille. Est-ce que la mort de
Yerma au prénom prédestiné602 est causée par sa difficulté à devenir mère ? Avec Azwaw elle
était stérile, avec un étranger elle conçoit un fils qui déjà in utero rejette la mère, Yerma donne
du “jus”603, et c’est ce qui la caractèrise : n’être que sexué alors qu’une femme doit avant tout
être mère dans la culture maghrébine.
Naissance et mort traversent l’oeuvre chraïbienne, elles se rapportent à un enfant, à un
adulte, à un animal, ou plus métaphoriquement, à une vie qui change, un amour qui éclôt. La
fascination de l’auteur devant l’inexplicable est palpable. On retiendra encore de La Mère du
Printemps la nomination de l’enfant établie à deux reprises par Azwaw. La nomination est un
acte important car le nom a une charge symbolique et il rend l’individu unique en lui conférant
sa place dans le groupe604. Le nom a également une valeur de passation, il est un maillon de la
chaîne dans laquelle l’enfant s’inscrit et qui lui donne un sentiment de sécurité, de
permanence605. Et ce qui atteint le plus gravement l’enfant dans une relation incestueuse, c’est
le déni de filiation. La confusion des rôles aboutit à ce que l’enfant ne sait plus de qui il est
l’enfant. Nous sommes alors frappée par l’importance et par le caractère rituel accordé à la
nomination de l’enfant par le père : il donne et reprend, il tient entre ses mains la vie de l’autre.
Souvenons-nous également que le mythe de l’inceste est celui du début et de la fin, de la
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naissance et de la mort. Tout concorde, le père démiurge donne et reprend. Il est un père encore
plus écrasant que celui des “romans de la famille” et toute la magnificence qu’il dégage ne peut
que faire de l’ombre à ceux qui l’entourent. Azwaw partage le sentiment de toute-puissance de
l’adulte sur l’enfant avec les autres personnages masculins de l’oeuvre chraïbienne. Patrik viole
mentalement Dominique, Azwaw viole Hineb, alors une petite fille terrorisée, et Yerma est la
chose de son père. Quant à Aïcha, la jeune maîtresse du père dans Le passé simple, elle n’est
qu’un objet de plaisir et non reconnue comme enfant, elle sert de domestique du sexe. Du
point de vue de l’homme, les fillettes ne sont pas des sujets pensants ce qui permet à l’homme
de les dominer du haut de son savoir.
On peut donc dire que le comportement incestueux d’Azwaw n’est pas isolé dans l’oeuvre
de Chraïbi. S’il devient particulièrement explicite chez Azwaw on pouvait le pressentir dans
Mort au Canada car l’étrange relation de Patrik avec Dominique peut être tout à fait considérée
comme un inceste sublimé. Le leitmotiv de la musique du pêcheur sert de fil conducteur entre
les deux histoires, celle de Patrik et Dominique et celle d’Azwaw avec Yerma ; Patrik chante
cette mélodie à Dominique comme Azwaw la chantait à sa fille. Avant ce livre, “des romans de
la famille” se dégageait déjà une atmosphère incestueuse, avec les troublantes préférences de la
mère pour ce fils-là. La progression est extrêmement subtile mais bien réelle pour le lecteur qui
lit l’oeuvre de Chraïbi par ordre de parution. L’apothéose reste néanmoins dans La Mère du
Printemps et Naissance à l’aube, car l’inceste éclate au grand jour et il se démultiplie ; le père
ayant une relation parallèlement avec sa femme et sa fille, il transmet les humeurs de l’une à
l’autre, créant ainsi une situation d’inceste mère/fille, soeur/frère606. L’inceste parental veut dire
relation entre un adulte et un enfant, c’est toujours cette configuration dans les relations que
nous venons d’évoquer. Une telle relation adulte-enfant semble vouloir recréer, après le
malheur de l’enfance, ce quelque chose de fusionnel que l’on trouve dans l’enfance, pour
réparer, pour guérir. Il reproduit le rapport –grand/petit- qui est peut-être pour Chraïbi celui
du grand frère avec le petit frère mais aussi celui de l’enfant avec la mère. Cette recherche
d’harmonie totale est obtenue par l’effacement de l’autre, que ce soit l’enfant ou même la mère,
infantilisée. Les personnages masculins, à la recherche de l’éden de l’enfance, ne peuvent pas
concevoir un rapport égalitaire avec l’autre. Ce trait souligne ce que nous pouvons appeler
l’immaturité du héros chraïbien.
Nous avons précédemmment évoqué les blessures que portent les personnages masculins,
Driss, Patrik, Ali et Azwaw. Ces blessures sont d’ordres divers : la révolte contre le père, l’amour
infini porté à la mère, la mort du petit frère et le deuil inachevé, les expériences amoureuses
décevantes, la révolte contre les institutions du Maroc, contre le climat raciste et la désillusion
que lui cause la France, pays idéalisé, le déchirement de l’acculturation. Le retour au Maroc et
l’apaisement de l’âge vont amener l’auteur à renouer les liens avec son histoire, son islamité.
C’est le retour aux sources, aux ancêtres berbères. Tout ce passé est valorisé à travers le
personnage d’Azwaw. Le lecteur ressent l’exaltation de l’auteur à raconter l’histoire de ce chefpère-amant-fondateur garant des traditions, de la lignée. Ce héros incarne la perfection dans
tous les rôles qu’il tient. Il n’est décrit par l’auteur que sous des aspects flatteurs. L’ensemble des
considérations sur le couple père-fille dans les romans de Driss Chraïbi nous montre le héros
comme l’homme de deux femmes : il n’a aimé dans sa vie que sa mère et sa fille, comme tant
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d’autres hommes influencés par l’image qu’ils ont de la mère au moment de choisir leur femme.
La différence chez lui est qu’il a résolu le problème en prenant pour femme sa fille. Azwaw
réunit les personnages masculins chraïbiens en devenant un super héros, il peut tout assumer
emporté dans un délire de puissance absolue qui l’entraîne au-delà du tabou.
Qui dit interdit dit désir d’enfreindre, ainsi est la nature humaine ; nous avons cherché
dans la littérature maghrébine quel était l’interdit le plus fréquemment enfreint. Nous avons
relevé que la pédérastie –pratiquée entre un enfant et un pédophile adulte- est l’interdit le plus
souvent rapporté, puis vient l’homosexualité, essentiellement à travers des allusions plus que
par des faits racontés ; quant à l’inceste, nous ne l’avons trouvé que chez Rachid Boudjedra. Il
s’agit d’un inceste indirect, un fils qui a une relation sexuelle avec la seconde épouse de son
père. L’acte incestueux s’inscrit dans un climat d’amour passionné pour la mère abandonnée et
de haine pour le père ; acte de vengeance du fils607. A notre connaissance, Driss Chraïbi est le
seul auteur maghrébin à oser raconter l’inceste dans un climat d’amour et sans éprouver de
gêne. Son audace ne laisse pas de nous étonner quand on pense qu’il fait partie d’une
génération d’écrivains qui a ouvert la voie à l’écriture maghrébine dans les années 1950608. Autre
caractéristique également étonnante : le livre La Mère du Printemps est sorti en 1982, à une
époque où le lecteur de Chraïbi tend à être de plus en plus aussi celui de son pays d’origine. Le
climat y est plus conservateur qu’en France, terrreau habituel de ses lecteurs. L’inceste est le
tabou le plus universel, et pourtant Chraïbi n’hésite pas à le glorifier, sans culpabilité, sans
sentiment d’interdit. Il décrit simplement une histoire d’amour entre un homme et une
femme. Le fait que son roman se situe dans les années 681609 n’autorise pas plus l’inceste que
de nos jours. Il était tout autant interdit à cette époque-là et ce dans tout le bassin
méditerranéen. La religion a repris la tradition en faisant de l’inceste parental un délit dans le
cadre du mariage, mais a laissé une sorte de flou régner en dehors du mariage. Chraïbi a-t-il
cru que le cadre historique et l’imprécision de la tradition comme de la religion autorisaient la
transgression, transformant le roman en légende, en ces temps lointains où tout était possible
et rien vérifiable ? Cette hypothèse semble improbable, Chraïbi n’est pas un auteur qui se cache
derrière des faux semblants, il a déclaré à propos de La Mère du Printemps : “je suis panthéiste.
Et panthéiste dans ce sens que rien n’est, comment dire, interdit, rien n’est tabou. Moi, je peux
vous affirmer que l’islam panthéiste est l’amour de la vie”610, et de toute façon le fantasme reste
celui écrit dans les années 1980. Nous noterons cependant au passage que les scènes d’amour
sont écrites à la troisième personne, ce qui indique une prise de distance de l’auteur. Nous
l’interprétons comme une distance qu’il veut établir avec sa propre histoire, il ne rapporte
d’ailleurs pas l’histoire d’un inceste accompli mère-fils, il détourne le fantasme initial sur
l’inceste père-fille. La parole aide à diminuer la tension psychique. L’inceste prend fin dans la
scène d’accouchement qui n’est rien d’autre qu’une scène d’arrachement à la mère. Il s’achève
avec la mort du père et celle de sa fille, exprimant peut-être une expiation inconsciente, mais
la descendance continue pour faire renaître la lignée berbère. La symbolique est claire.
L’interdit majeur, osé et magnifié est l’aboutissement d’un long parcours, qui débute en 1954
dans Le passé simple et aboutit en 1981 par sa transcription dans La Mère du Printemps et
Naissance à l’aube. L’écriture exorcise le fantasme d’inceste avec la mère. L’avoir verbalisé, sous
couvert du roman a permis de quitter le monde de la mère. Cette séparation, qui fut longue,
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douloureuse, ouvre enfin les portes sur un autre monde ; le sortant de l’enfermement, elle
autorise la rencontre avec l’autre. L’écriture va se départir de l’encombrant passé pour aller vers
l’avant sur un ton plus serein que révéle une écriture ludique.
• Le couple mère/ fils
J’ai un vif désir d’aller à la conquête, disait un croyant à Mahomet. As-tu une mère,
répliqua l’apôtre ? –Oui, répondit l’homme. –Garde ses pieds, lui dit le Prophète ;
là se trouve le paradis611.
La science nous a appris que derrière le père incestueux se cachent une mère à teinture
incestueuse et un père qui n’a pu ou su dire la Loi. Dans la fantasmagorie chraïbienne, il y a
un fils qui adule sa mère, une mère ambivalente, que l’on pourrait qualifier “à teinture
incestueuse”, mais un père puissant qui dément la dernière partie de la définition. La figure de
père fortement présente tient son rôle de gardien de la Loi. Nous avons établi précédemment
que l’oeuvre tend vers la relation incestueuse décrite dans le diptyque, La Mère du Printemps et
Naissance à l’aube. L’inceste entre Azwaw et Yerma apporte un effet de spécularité aux textes
précédents. A sa lumière, remonter aux oeuvres précédentes permet de comprendre ce qui
anime l’inceste. La relecture des ouvrages : Le passé simple, Succession ouverte, La Civilisation,
ma Mère, et Mort au Canada nous ont dévoilé l’écriture d’un scénario fantasmé, celui de la
volonté d’un petit garçon de séduire sa mère. Dans ce but le petit garçon déploie plusieurs
techniques fantasmatiques et dignes de roman : tentative de putsch pour se débarrasser du père
dans le premier livre, dans le second prise du beau rôle de fils prodigue à la mort du père, dans
La Civilisation, ma Mère libération de la mère des griffes du tyran par le fils. Mort au Canada
est le début d’un glissement, le fils abandonne son premier objet d’amour pour tenter d’aller
vers une femme. L’échec de cet essai va le ramener vers le passé, il projette son amour sur une
enfant, rétablissant le couple grand-petit de l’origine. Le couple Patrik (quarante cinq ans) et
Dominique (onze ans et demi) offre une première esquisse de ce qui va s’écrire par la suite : le
petit garçon va inverser les rôles, devenu grand, son fantasme de séduction va se porter sur sa
fille. Dans la structure oedipienne, aimer sa fille revient à aimer sa mère, la fille devient un
substitut de la mère dans les fantasmes612. Le héros, devenu adulte, va induire un rapport
amoureux avec sa fille, rejouant le rapport amoureux qu’il jouait enfant avec sa mère. Il s’agit
d’une répétition du fantasme incestueux, l’acteur principal est le même, il utilise une partenaire
qui sert de support au fantasme incestueux du fils pour la mère. Cette hypothèse qui fonde
notre réflexion est basée sur un certain nombre d’éléments dans les romans. En revenant sur les
structures de ces romans nous pouvons faire une série de constatations. Le passé simple,
Succession ouverte et La Civilisation, ma Mère sont “les romans de la famille” dans lequel le
roman familial, au sens psychanalytique, est à l’oeuvre dans son expression la plus élémentaire.
Mort au Canada est le livre de la transition dans lequel se prépare la mise en place de l’écriture
du fantasme, sorte de passage à l’acte à un niveau fantasmatique. Enfin “les romans de la tribu”
Une enquête au pays, La Mère du Printemps, et Naissance à l’aube apportent le cadre historique
d’ordre mythique qui permet le dénouement fantasmatique : l’inceste qui couvait se réalise.
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L’ordre chronologique nous invite, lui aussi, à faire d’autres remarques ; en premier dans
“les romans de la famille”. Le passé simple, lu principalement comme un cri de révolte d’un
adolescent contre son père, est également une grande déclaration d’amour à la mère613. Driss se
débat contre ce père tyrannique, se bat pour sa liberté et pour se faire reconnaître, tout en
gardant un oeil sur la mère dans un coin de la page. Deux temps forts caractérisent les
sentiments du fils. Au début du livre, Driss se présente comme le fils inquiet pour sa mère, et
donc protecteur. La tension monte dans le cercle familial, le jeune homme laisse son esprit
vagabonder pour se protéger mais très rapidement ses pensées vont vers la mère qui seule dans
sa cuisine “sanglotait sans larmes, sans bruit, comme sanglotent les femmes qui durant
quarante ans ont sangloté” (26). Quelques pages plus loin, Driss va dans la cuisine pour trouver
sa mère : “Driss mon fils, toi que j’aime entre tous mes fils, par ce ventre d’où tu es sorti [….]
trouve-moi un moyen de mort rapide et sûre” (32). La description de l’atmosphère pesante
s’arrête régulièrement pour revenir à la mère “et ma mère, tendre et soumise…”(36). Dans une
autre scène Driss se souvient d’avoir été puni pour un petit larçin : “ce fut maman, trop
heureuse de me voir, qui maintint mes jambes et mon père qui fit tournoyer le bâton” (41). Il
donne une vision claire de la répartition des rôles : au père le châtiment, à la mère, derrière le
geste de solidarité avec le père, la tendresse. Puis s’éveille le Driss rebelle qui propose à sa mère :
Un homme pour toi, un adultère…non ! Ne me dis pas : “O mon oreille, tu n’as rien
entendu”, tu as très bien entendu : un amant. Un amant qui te possède et qui te
satisfasse ! Vois, j’ai découvert ton cher vieux secret, mais je ne puis te consoler, je ne suis
que ton fils (57).
A ces pensées, la mère répond au fils par d’autres pensées :
Driss mon fils, toi que j’aime…etc…etc…laisse, cède, plie encore une fois ; tu
voudrais me défendre…je n’en vaux pas la peine, vois, mes seins sont flasques et ma
peau adipeuse…la paume de mes mains s’est ratatinée comme une vieille figue et je
ne sais plus sourire” (58).
La révolte contre le père gronde. L’échange imaginaire entre sa mère et lui que Driss se raconte,
les place dans un rapport autre que filial, ils parlent comme le feraient un homme et une
femme, dans une relation égalitaire. Le fils lui dit - vis, libère-toi et prends un autre homme,
faute de pouvoir me prendre moi, et la mère répond : il est trop tard, je n’ai plus envie. Que le
fils ait eu accès au “secret” qu’on imagine être celui d’une femme mal-aimée, semble toutefois
surprenant dans une relation entre une mère et un fils maghrébins dont les mondes doivent
être séparés par une barrière étanche. Cet indice nous confirme l’étrangeté de leur relation.
Ensuite au coeur même de sa révolte, le ton va durcir, la mère est prise à partie et injuriée (78)
par son fils. Il attaque la mère de plus en plus violemment jusqu’à la traiter de “coffre à
grossesses” (133) lorsque après la mort du petit dernier, elle veut le remplacer et qu’elle s’est
apprêtée pour séduire son mari. Puis il va jusqu’à exiger des comptes de sa mère. Il est conscient
de dépasser les bornes de ce qui est admissible, le petit enfant en lui retrouve une ancienne peur,
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celle d’être absorbé par la mère : “Passant à l’exécution, ils (les fils) se retrouvent vagissants. Ma
mère allait me prendre sur ses genoux, me remplirait la bouche de sa mamelle, puis me
talquerait les fesses”(146)614. Driss passe ensuite à un autre registre. Il rappelle à sa mère le passé
avec la dureté de son mari, son manque d’égards envers elle, les nuits à pleurer, tout ce que lui,
enfant, a vu et qui n’a fait que renforcer son amour pour la mère : “je n’ai jamais cessé de
t’aimer” (151). L’enfant se souvient de ses gestes à lui de tendresse, d’amour que la mère
repoussait. La revanche de l’enfant sera de “scier le chêne à la maison”, en d’autres mots
–d’abattre le père- et de dévaloriser sa mère. La violence de cette scène permet au fils de
comprendre qu’il a totalement intégré les schémas du père et qu’il les reproduit face à sa mère.
Il découvre également que si elle se comporte en femme soumise vis-à-vis de son mari, elle ne
l’est pas avec son fils. Et lorsque Driss obligera toute la famille à cracher sur le père, la mère ne
s’exécutera que sur les injonctions de son mari. Le fils a cru à cause de l’attitude ambivalente
de la mère qu’il était le préféré et qu’elle se tiendrait à ses côtés pour éliminer le père. La
dernière fois que Driss parle de sa mère, elle est morte.
Le passé simple, “éblouissante variante de l’antique mythe d’Oedipe”, selon l’expression de
Basfao615 présente la triangulation classique. On reconnaît dans Le passé simple la reviviscence
que le complexe d’Oedipe connaît à la puberté. Driss poursuit l’ancien combat en tentant de
ravir la mère au père. La tentative de parricide échoue, le couteau qui a coupé le ventre de la
mère, pour la naissance du petit frère n’arrivera pas à abattre le père. Il y aura d’autres morts.
La mort omniprésente encercle le héros, mais sans jamais l’atteindre, jusqu’à la fin d’Azwaw
dans Naissance à l’aube. La mort comme nous avons déjà eu l’occasion de le signaler, est un des
motifs propres à l’écriture de Chraïbi, elle perd de sa puissance après Naissance à l’aube.
Derrière le motif de la mort, il y a le petit frère mais il y a aussi sur un plan symbolique
l’instance maternelle qui entraîne vers l’arrière, dans un retour in utero. Or c’est après que
l’inceste aura été dit et que “l’incestueur” Azwaw sera mort, que prend vraiment son envol la
série de romans avec l’Inspecteur Ali pour héros616. Ce développement n’est pas le fruit du
hasard. La particularité d’un inspecteur de police, entre autres, consiste à affronter la mort et
les dangers, conduite qui renvoie à l’instance paternelle. La collusion relevée dans de nombreux
domaines de l’écriture de Chraïbi, revient fondamentalement à la collusion de base : le temps
de la mère et celui du père. L’homme dans son désir de retrouver l’ambiance utérine est
incessamment perturbé par l’accord collectif, le paternel. Souvenons-nous aussi du suicide de
la mère qui n’a fait que détourner un temps l’attention du fantasme incestueux. Le fantasme se
révèle bien plus fort qu’une parodie de mort. Raconter une histoire d’amour incestueuse entre
une mère et son fils est impossible617. Il l’est d’autant plus dans un cadre maghrébin où la mère
est sacralisée et son aspect séducteur nié. L’inconscient a eu à biaiser et là se trouve l’explication
de l’inceste magnifié entre le père et sa fille. Ce dernier recouvre l’autre, dans ce cas-ci le vrai,
celui qui unit la mère tant aimée au fils. Basfao a établi que le suicide de la mère incarne une
“tentative de contourner la barrière contre l’inceste”, associant le drap ensanglanté dans lequel
repose la mère à la rituelle exposition du drap taché de sang, preuve de la virginité de la jeune
fille. Ce parallèle l’amène à conclure que l’image fait partie d’un scénario fantasmé d’une
défloration, le sang étant la preuve mais le drap dissimulant le corps. Cette visualisation grâce
au verbe désignant apparaît comme la preuve “d’un désir défendu”. Tout le scénario oedipien
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défile en quelques pages, les phrases relatent l’amour du petit garçon pour la mère, sa jalousie
pour ce père qui partage une intimité qu’il devine ; cette mère adorée qu’il voudrait libérer du
joug du père et enfin le regard cynique sur la mère : “Il est possible que l’époux en tire cette
nuit des sécrétions copulatives” (148). Le lecteur ne peut que s’incliner devant une telle
déclaration d’amour du fils à la mère.
Il nous a paru important de nous arrêter plus longuement au Passé simple et à La Mère du
Printemps associé à Naissance à l’aube car nous les considérons comme les romans majeurs de
Chraïbi. En effet ils portent le début et la fin d’un fantasme, ils sont également les plus
explicites. Ainsi on peut les présenter comme essentiels pour la compréhension de l’oeuvre de
Driss Chraïbi. Cependant pour revenir à l’ordre chronologique que nous nous proposions de
suivre, il faut souligner que les romans situés entre les deux pôles, s’ils sont moins explicites,
fournissent des informations non négligeables. Les Boucs, livre peu évoqué à cause de l’absence
de personnage de mère, s’avère néanmoins être un roman intéressant grâce aux juxtapositions
de mots trahissant l’amour pour la mère : “et je regardais ses jambes douces et laiteuses, mes
dernières effluves étaient pour elles, en elles ; si souvent je les avais caressées : mes rêves d’enfant,
mes souvenirs, les cheveux de ma mère que je caressais” (90). Dans le début de la phrase il s’agit
de Simone, son ancienne maîtresse, aucune césure n’indique le glissement vers la mère. Dans
Succession ouverte la relation entre la mère et le fils est également empreinte d’ambivalence. Elle
le choisit comme interlocuteur privilégié pour se raconter, mais n’accepte pas qu’il s’ingère dans
ses devoirs de mère vis-à-vis des autres fils, dans son domaine à elle. La mère lui dit l’amour
qu’elle éprouvait pour son mari tout en lui montrant qu’il est le fils important pour elle, le fils
qu’elle aime, qu’elle préfère. Elle fait de lui son confident, lui accorde la place de chevalier
libérateur, celui qui la vengera des malheurs endurés à cause du mari. Cependant quand le fils
va trop loin dans son discours de révolte contre le père et d’amour pour elle, elle rétablit
l’équilibre : elle est la mère, la femme du père. La confusion va plus loin encore dans La
Civilisation, ma Mère, livre que Chraïbi a écrit en hommage à sa mère de son vivant. Les deux
fils, mais on a envie de dire l’un plus que l’autre, toujours le même donc, vont lui révéler sa
féminité. L’achat d’escarpins et d’une robe vont la transformer en femme :
Grandie par les hauts talons, moulée dans cette robe longue à ramages,
brusquement elle avait un corps de femme, brusquement nous découvrions qu’elle
avait des jambes élancées, une taille fine, des hanches, une poitrine […] Nous en
étions comme gênés (63).
Les fils vont sortir la mère de son enfermement. Ils lui révèlent son corps en la revêtant d’un
vêtement qu’ils ont choisi, après que l’un des fils a expliqué à la vendeuse que cette robe était
pour une femme qu’ “il aime plus que m[s]a peau”. Les frères lui font découvrir les secrets de
son corps : “à trente cinq ans, elle comprit enfin pourquoi et comment elle avait des menstrues”
(90). Ce processus de libération débouche sur l’incroyable inversion des rôles dans une scène
étonnante pendant laquelle la mère désorientée s’effondre dans les bras de son fils :
Je n’ai pas su lui répondre. Et ce fut tant mieux. Parce que machinalement, je l’ai
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prise dans mes bras, je l’ai assise sur mes genoux –et je l’ai bercée- sans un mot.
Jusqu’à ce qu’elle s’endormit (85).
Nous assistons à un renversement spectaculaire des rôles : le fils berçant sa mère et l’endormant.
La mère est montrée comme une enfant, ne sachant rien, “pure”, ce qui la place dans le rôle de
l’enfant et le fils dans celui de parent. Le fils fait naître chez sa mère la femme. Montserrat-Cals
voit dans leur relation ambigüe le rapport sororal que la mère entretient au Maghreb avec ses
enfants. “La mère-soeur, infériorisée par rapport au père, se trouve de plain-pied avec des
enfants auxquels elle ne peut manquer de s’identifier [...] la mère-soeur taboue, reste libre de
toute appartenance”618. De nouveau son analyse est extrêmement séduisante car elle fait le joint
entre la problématique collective et la problématique individuelle, entre le statut de la mère
dans la société maghrébine et le conflit oedipien. Mais elle est, à notre avis, incomplète car
l’interdit de l’inceste porte également sur la soeur et le rapport sororal ne justifie pas un
comportement amoureux. Il s’agit bien plus d’une relation incestueuse inversée : ma mère,
mon enfant. Ce rapport a pris source dans l’imaginaire de l’auteur où, comme pour tout
homme, la mère est la première femme et garde quelque part une telle place. “L’un de mes
enfants s’appelle Dominique, une fille de neuf ans. Si blonde qu’on ne voit pas ses cheveux dans
le soleil, avec des yeux de myosotis, aussi immenses que ceux de ma mère” (35) raconte Chraïbi.
“J’ai eu sept ans moi aussi, des cheveux épais et longs jusqu’à la taille, moi aussi” disait la mère
de Chraïbi619. La petite fille aux cheveux longs, aux grands yeux présente dans plusieurs romans,
ressemble à la mère et à la fille de l’écrivain. Chraïbi le dit explicitement lorsqu’il explique que :
“le personnage de l’enfant, la petite Dominique est bien présent et bien vivant. Il reproduit en
fait l’autre côté de la mère de La Civilisation, ma Mère”620. Le parallèle est assez flagrant. Patrik
avait établi une relation parentale avec Dominique (il rappelle à l’enfant son père), relation
proche d’une relation amoureuse (l’enfant lui rappelle son ancienne maîtresse). Cette relation
a une forte coloration incestueuse, ce que l’auteur confirme lorsqu’il associe mère et fille, elles
se rejoignent en un seul personnage sur un plan fantasmagorique. Tous ces glissements nous
confortent dans la thèse que derrière l’homme-père Azwaw il y a le petit garçon du Passé simple
qui rêvait de sa mère, et derrière Yerma se trouve la mère du petit garçon. Les âges, les rôles
sont déplacés mais le scénario reste identique. La mort des personnages sera l’interdit mis en
place par la censure. Azwaw a aimé deux femmes dans sa vie : sa mère et sa fille, de nouveau
ma mère, mon enfant. Cet enfant est le point nodal condensé. La mère du Passé simple, de
Succession ouverte, de La Civilisation, ma Mère va se transformer en la petite fille de Mort au
Canada, de La Mère du Printemps et de Naissance à l’aube. Le personnage masculin chraïbien
est embarrassé de sa masculinité. Blessé par la mère qui a rejeté ses avances, blessé dans ses
approches d’un autre monde par la femme étrangère, il ne sait plus se situer affectivement face
à une personne adulte quelle soit de sexe opposé ou non. La femme est imprévisible, effrayante
et forcément décevante. Avec l’enfant il n’y a pas de désillusion, l’absence de résistance
intellectuelle ou sexuelle rassure l’adulte déstabilisé. Dans l’enfant il peut modeler à sa guise,
créer la femme de ses rêves et ses propres failles s’estompent grâce à cette construction et au fait
qu’il maîtrise l’inconnu. Le titre du roman La Mère du Printemps apporte aussi un appui à une
telle interprétation. D’après la mère de l’auteur, celui-ci serait né au printemps621, l’appellation
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du livre pourrait signifier la mère de celui qui est né au printemps. D’autre part le lieu décrit
est présenté comme celui de la mère nourricière et le lieu maternel. Driss Chraïbi est né au
printemps, il raconte un inceste auprès d’un fleuve nommé “la mère du printemps” en
multipliant des métaphores maternelles. Ce faisceau d’incidences désigne un couple : celui de
la mère et du fils.
D’une certaine manière, la religion participe à l’exacerbation de la relation incesteuse.
Une berceuse racontée par les mères maghrébines à leurs jeunes garçons, parle d’un fils qui
devenu grand s’occupera de sa mère, ne la laissera jamais seule, le seul souhait de ce fils étant
la joie de sa mère. Dans cette sorte de rêve éveillé, il n’y a pas d’autres éléments masculins, tout
semble se jouer entre Dieu, le fils et sa mère.622 N’est-ce pas la même chose que promet le Coran
au fidèle quand il atteindra le paradis : “des fleuves de lait au goût inaltérable” ?623 La
symbolique religieuse entre en correspondance avec la symbolique romanesque. La mère
entretient le mirage du harem édénique, lait et vierges attendent le fidèle. Ce faisant la mère
prévient tout attachement à une autre femme, évinçant toute potentielle rivale624. Les exégètes
musulmans ont beaucoup écrit sur la virginité et prôné son culte avant le mariage. Or il existe
un lien entre le tabou de la virginité et celui de l’inceste, les deux tabous se rejoignent au niveau
des fantasmes pour désigner la mère :
Objet de rêve et de désir, la vierge est en même temps objet interdit et d’angoisse,
car elle renvoie à l’image maternelle à la fois aimante et castratrice, désirée et
prohibée, portant en elle la promesse d’accomplissement du désir et la menace du
châtiment en raison même de ce désir625.
Tout semble concourir à l’emprisonnement de l’homme maghrébin dans son fantasme de la
mère. La mythologie, miroir de l’inconscient humain, reprend cette image dans le mythe
d’Euldja, la fille d’un chef algérien, qui se battant contre les Turcs, se dépoitraille et déclare aux
soldats épuisés, pour les amener à donner l’assaut : “qui voudra sucer de ce lait me suive”626. La
valorisation de la relation mère-fils sert fréquemment d’échappatoire au lien conjugal. Le
fantasme oedipien revisité par la difficulté de la relation conjugale, a pour effet sur la femme
maghrébine de la maintenir entre deux figures qui sont gratifiantes, à savoir son père et son fils.
Avec les comportements ambivalents des mères tels les jeux avec le sexe des petits garçons, la
promiscuité avec le monde maternel jusqu’à la circoncision, “l’enfant est violenté par ce qui lui
plaît le plus, à savoir détrôner le père dans le désir maternel”627. La relation mère-fils
tentaculaire propre à la culture maghrébine présente un risque d’enfermement du fils dans le
giron maternel. Sociologie et psychanalyse se rejoignent pour démontrer que la relation
oedipienne est à la base du devenir adulte des enfants. Et si Chraïbi fait l’impasse sur les
descriptions de la maison et du hammam, n’est-ce pas parce que “la maison, lieu féminin, est
alors prolongée par le hammam, et, dans l’une comme l’autre, marquée à la fois par le tabou
de l’inceste et l’exaspération du désir incestueux, peuvent se donner libre cours tous les
fantasmes d’un jeune garçon” ?628 Ainsi raconter l’inceste inversé et romancé s’avère moins
dangereux que raconter les lieux intimes de la mère.
Lorsque Sarah Kofman avance qu’“on ne comprend (donc) pas les oeuvres et leurs
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rapports à partir de la vie d’un auteur, mais (que) l’étude des oeuvres permet de déduire
hypothétiquement un certain nombre d’éléments sur sa vie”629, on ne peut s’empêcher de
penser au livre écrit par Chraïbi sur sa mère qui n’a jamais été édité. L’auteur en a longuement
parlé dans une interview avec Basfao. Ce roman racontait la vie et la mort d’une femme en une
journée. Un tel roman était trop proche de la réalité, et la mort de la mère de l’écrivain en a
empêché la parution. Ecoutons Chraïbi parler de sa mère :
Rendez-vous compte : je lisais du Lamartine, du Hugo, du Musset. La femme dans
les livres, dans l’autre monde, celui des Européens était chantée, admirée, sublimée.
Je rentrais chez moi et j’avais sous les yeux et dans ma sensibilité une autre femme,
ma mère, qui pleurait jour et nuit, tant mon père lui faisait la vie dure. Je vous
certifie que pendant trente-trois ans, elle n’est jamais sortie de chez elle. Je vous
certifie qu’enfant, moi, j’étais son seul confident, son seul soutien630.
L’émotion contenue dans ces propos tenus tant d’années plus tard bouleverse d’autant plus
qu’elle confirme le rapport passionnel fils-mère que nous n’avons cessé de lire tout au long de
l’oeuvre de Driss Chraïbi. Le cas de Chraïbi couchant sur papier son fantasme n’est pas du tout
exceptionnel. Otto Rank, reprenant les premières idées de Freud sur l’Oedipe, développe très
tôt la thèse que les désirs incestueux inconscients sont à la base de la créativité de l’artiste631, ce
que Sarah Kofman à son tour exprime de la façon suivante :
L’artiste, en s’identifiant à ses propres personnages, dont il se sent le père, par
identification à son propre père, devient lui-même son propre père, indépendant de
ses géniteurs […] Or être à soi-même son propre père n’est-ce pas vouloir, en
dernière analyse, donner à sa mère un enfant, l’oeuvre d’art ? L’artiste réaliserait
ainsi symboliquement l’inceste632.
Des couples mères-fils sont monnaie courante dans la littérature, s’entend d’écrivains parlant
de leur mère, tels Roland Barthes, Albert Cohen, Jean-Paul Sartre, Kateb Yacine, Albert
Memmi, et la liste pourrait être fort longue. Mais aucun n’a osé franchir le pas et retranscrire
l’interdit. Ce qui ne veut pas dire que ce fantasme ne flotte pas dans l’imaginaire des autres
écrivains : “nous sommes tellement complices tous les deux que, parfois je sens monter en moi
quelque chose comme la honte. Mais, en fait, c’est de l’amour filial. Pur et soumis” dit un
personnage d’un roman de Tahar Ben Jelloun633.
La h’chouma a déjà été évoquée. Elle sert à réguler les conduites individuelles et révèle
l’importance du poids de la société sur les actes les plus personnels. En considérant cet indice
culturel on peut se demander si l’absence d’un sentiment de honte ne serait pas une résistance
à la pression collective, un refus de bien se tenir634. Se pourrait-il qu’écrire l’inceste soit pour
Driss Chraïbi un acte de résistance à la pression du collectif ? Si l’on croit Couchard :
La pudeur est un ressenti individuel et la honte fait référence au groupe. Place à part
dans l’islam, où là il semble faire naître un sentiment de dissolution du corps, de
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perte de ses limites, voire d’angoisse de morcellement. La honte liquéfie sur place
(chier de honte ou pisser de honte)635.
Malgré un langage parfois cru, Chraïbi est un écrivain pudique qui ne livre pas son intimité
directement. Notre travail montre en effet qu’il utilise moult subterfuges pour dire certaines
douleurs sans les nommer. Quant à la honte qu’il dit lui-même ne pas éprouver636, il enfreint
le tabou du silence –tout ce qui ne peut se dire en public dans la société maghrébine- pour
clamer son individualité et repousser la pression du communautaire. Ceci établi, il n’en reste
pas moins que l’aspect sociologique représente une composante de la démonstration à laquelle
nous invite la psychanalyse.
Pour complèter la représentation du triangle oedipien, on ne peut faire l’économie du
couple père-fils. Le père est le Seigneur, le soleil, il a pouvoir sur toutes choses, il est le maître
de tout : “de l’escalier qui monte chez le père-Seigneur, tel une verge dressée” (Le passé
simple,224). Le père est-il honni ? Non, les termes le désignant sont distants, et la distance
incarne la marque du respect, de la crainte, nous sommes loin de la haine telle qu’elle est
exprimée par exemple chez un auteur comme Albert Cohen637. Le père se révèle finalement être
un père assez maternel, éloigné de ce que l’on pourrait attendre dans un contexte maghrébin.
Il est sévère, traditionnel mais aussi à l’écoute de son fils. Le père le devine souvent au-delà de
ce que le fils pourrait imaginer. Derrière les propos parfois violents de l’adolescent, on peut lire
aussi l’amour et le respect que porte le fils à son père et vice versa l’amour du père pour le fils
rebelle, dont il acceptera beaucoup pour ne pas le perdre. Derrière le masque d’autorité que lui
impose la tradition, il se soucie de son fils. La tentative de parricide est à lire dans un contexte
de reviviscence oedipienne. Le couteau qui sert à tout dans les romans de Chraïbi : ouvrir le
ventre de la mère, accompagner le petit frère dans la mort, menacer les autres frères, braver le
père, couper le prépuce lors de la circoncision, tuer Hineb, couper la langue de Azwaw, couper
le cordon ombilical qui lie Yerma à son fils, inscrire la nomination de l’enfant, lie tous les
acteurs de cette oeuvre. Il est l’objet symbolisant le phallus paternel.
La lecture des textes de Chraïbi désigne la mère et le fils comme le couple fondamental
dans le triangle père-mère-enfant, il se cache, se dévoile, se dilue mais demeure présent. Il
s’articule sur les autres couples grâce au triangle père-mère-enfant. “Pour être dans la vie
amoureuse, vraiment libre, et par là heureux, il faut,” dit Freud, avoir surmonté “le respect pour
la femme et s’être familiarisé avec la représentation de l’inceste avec la mère ou la soeur”638. C’est
ce que nous venons de voir dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. L’écrivain a l’avantage sur le
commun des mortels de pouvoir grâce à ses personnages mettre des mots sur les étapes d’un
cheminement. Après le diptyque, La Mère du Printemps et Naissance à l’aube, dans lequel
l’inceste a éclaté ce qui est vraiment un tournant dans l’oeuvre de Chraïbi, vient le temps de
l’apaisement. Les livres suivants racontent un inspecteur heureux de vivre, heureux avec sa
femme, heureux dans un mariage mixte, le ton devient badin. Il redeviendra sérieux le temps
d’un livre L’Homme du Livre, roman rapportant la parole romancée du Prophète. Ce dernier
roman est l’aboutissement d’un parcours qui va vers la réconciliation avec l’origine. Chraïbi,
arrivé à l’âge des bilans, raconte dans les deux derniers romans parus, des anecdotes sur sa vie.
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Quelques types de mariage étaient possibles : la femme pouvait cohabiter avec un autre homme jusqu’à
ce qu’elle soit fécondée, et ce avec l’accord de son mari, puis revenait vivre avec ce dernier. La femme
pouvait aussi épouser 10 hommes, pas plus, et attribuait la paternité à qui elle voulait. La femme avait
le droit d’avoir des rapports sexuels avec plusieurs hommes, ensuite elle faisait appel à des
physionomistes qui désignaient le père.
Soumaya Naamane-Guessous 1991, Au-delà de toute pudeur. Karthala-Eddif, pp.57-60.
L’enquête effectuée par Naamane-Guessous sur la sexualité des femmes marocaines dans les années 1990
montre une évolution certaine des moeurs. Compte tenu de l’âge de Chraïbi, nous nous en tenons aux
critères de la tradition encore fortement implantée à son époque.
Bousquet, ib. p.101
Manière d’être à imiter.
Cité par Al-Ghazali, Le livre du mariage. Ib. p8.
Ce qui est le désir de Dieu : d’une part plus de fidèles pour rivaliser avec les autres religions, de l’autre
un enfant pieux adressera des prières au ciel pour vous après votre mort. Enfin un enfant mort jeune est
un intercesseur pour vous auprès de Dieu.
C’est une défense contre les calamités de la chair. On rapporte que le Prophète, excité à la vue d’une
femme, se rendit chez son épouse Zaynab pour satisfaire son désir et repartit en disant : “ Lorsqu’une
femme vient vers vous, c’est une sorte de Satan qui se dirige vers vous, si donc l’un de vous voit une
femme qui lui plaît, qu’il aille donc à son épouse : ce sera avec elle comme avec l’autre”.
Bousquet fait remarquer l’écart avec le christianisme qui dit “quiconque jette sur une femme un regard
de convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son coeur”. Ib. p.195.
Maqsood Ruqaiyyah W. cite Zabidi1995, The Muslim Marriage Guide. Londen The Quilliam Press,
p32. Repris par Marjo Buitelaar et Geert-Jan Van Gelder 1996, Het badhuis. Tussen hemel en hel.
Amsterdam. Bulaaq : “seksuele gemeenschap verschaft plezier en energie, het verfrist de ziel, het verjaagt
verdriet, boosheid en sombere gedachten, en voorkomt veel ziekten”.
Sourate LVI, 36,37.
“Voici que nous leur donnerons pour épouses des Houris aux grands yeux” Sourate XLIV, 54. Sourate
LII, 20. Sourate LVI, 22. “Il y aura là des vierges bonnes et belles” Sourate LV, 72.
Al-Ghazalî 1953, Le livre des Bons usages en matière de mariage (extrait de l’Ih’ya’c Ouloum ed Dîn ou
Vivification des sciences de la foi). Traduction annotée par L.Bercher et G.H Bousquet. Paris.
Maisonneuve et Oxford. J.Thornton and Son.
Al-Ghazali, Ihya Tome III, Le Caire p.74, Op cit. Mansour Fahmy, La condition de la femme dans l’islam.
Ib. p.121.
“Votre Seigneur vous a créés à partir d’une personne unique”, Sourate IV dite la sourate des femmes.
“Elle est un vêtement pour vous et vous êtes un vêtement pour elle, cohabitez avec elle” Sourate II, 187.
“Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la préférence que Dieu leur a accordée sur elles”.
Sourate IV, 34
Al-Ghazali a tracé le plan de conduite d’une femme : “Elle doit s’enfermer dans sa maison et ne point
quitter son fuseau ; elle ne doit pas trop monter au toit de sa maison, ni se laisser voir ; elle ne doit pas
engager de fréquentes causeries avec les voisins, et ne leur faire visite qu’à propos ; elle doit veiller sur
son mari, présent et absent ; elle doit chercher le plaisir de son mari dans tout ce qu’elle fait, ne le trahir
ni dans sa personne ni dans ses biens ; elle ne doit sortir de la maison que sur sa permission, et, une fois
dehors, elle doit être mise de manière à passer inaperçue, elle doit suivre uniquement les chemins les
moins fréquentés, éviter les chemins fréquentés par les passants, et prendre bien garde de n’être pas
reconnue”. Ihya, tome II. Le Caire, p.28 op cit. Mansour Fahmy, ib. p.122. Son plan très ancien (10581128AD) est toujours d’actualité.
Malek Chebel 2002, Le sujet en islam. Seuil, p.260. Nous avons conservé l’orthographe de l’auteur pour
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le mot houchma.
Sexe adulé par les mères, il est l’objet de leur fierté.Cf. paragraphe précédent sur les petites filles.
Voir à ce sujet le mythe d’Aïcha Kandicha, une djenniya (génie féminin) à la fois attirante et effrayante
dont se servent les mères pour effrayer les enfants rétifs. Aïcha entraîne celui qu’elle désire sous les eaux
d’où le malheureux ne reviendra pas.
On retrouve la même idée en Occident, au Moyen-Age. La femme est soupçonnée de porter le maléfice,
l’hérésie. Le sexe féminin est considéré impétueux, incapable d’assouvissement et dévorant. A l’origine
la grande fautive : Eve. Les seules manières de maîtriser la femme sont le mariage et les grossesses.
Disait Mahomet
Malek Chebel 1984, Le corps dans la tradition au Maghreb. PUF, p.33. Rahm veut dire utérus.
Marjo Buitelaar et Geert Jan Van Gelder signalent ce trait caractéristique du code de politesse qui veut
que des visiteurs dans une maison qui, pour ne pas nommer le mari (c’est impoli), utilisent cette
métaphore.
Madelain, ib.
Nous laissons de côté la littérature beur de la seconde génération.
Sourate XXIV, 32.
Il est impossible de citer tous les auteurs, érotologues arabes tant cette littérature était féconde, pour de
plus amples informations voir Malek Chebel, L’esprit de sérail. Chapitre V, La littérature érotique arabe.
Sourate II, 187.
Mansour Fahmy, La condition de la femme. Ib. p.48.
Bouhdiba, ib. p.23.
Sourate II, 187 “N’ayez aucun rapport avec vos femmes lorsque vous êtes en retraite dans la mosquée” ;
Sourate II, 197 “Le pélerin devra s’abstenir de toute cohabitation avec une femme, de libertinage et de
disputes, durant le pélerinage”, Sourate II, 222 “c’est un mal. Tenez-vous à l’écart des femmes durant
leur menstruation” Sourate IV, les versets 22, 23 énumèrent les femmes interdites dans la zone familiale.
Sourate V, le verset 5 interdit aux hommes de se comporter comme des débauchés ou des amateurs de
courtisanes” ; Sourate XVII, 32 “Evitez la fornication ; c’est une abomination” ; Sourate XXIII, 7
“heureux les croyants…qui se contentent de leurs rapports avec leurs épouses et leurs captives…tandis
que ceux qui convoitent d’autres femmes que celles-là sont transgresseurs” ; Sourate XXIV, 2,3
interdisent la débauche, 33 interdit de prostituer ses femmes esclaves ; Sourate XXV, 68-70 interdisent
la débauche ; Sourate LXX, 31 reprend le verset 7 de Sourate XXIII.
Montserrat-Cals, ib. p.487. Pour le texte du Coran cf. supra le paragraphe concernant le couple au
Maghreb.
Al-Ghazali, pp.52-53 cite deux raisons empêchant le mariage : la parenté et le fait d’être étranger(e).
Il semble inutile de s’étendre sur ces séparations tellement il est clair qu’elles traduisent le désir de
l’enfant de séparer la mère du père.
Marie Bonaparte 1933, Edgar Poe. Denoël & Steele, p.584.
Sourate LVI, 60 “Nous avons décrété la mort pour vous, -personne ne peut nous devancer”.
El Bokhari1964, L’authentique tradition musulmane. Choix de h’adîths. Grasset. “Un homme était atteint
d’ulcères et il se tua. Dieu dit : “Mon serviteur m’a devancé pour ce qui est de sa vie. Je lui déclare que le
Paradis lui est inaccessible”. 89, p.187.
Interview accordée à Basfao, ib. p.694
Basfao. Ib. p.694.
Comme le démontre Basfao ib. p.744, Chraïbi tente par cette mort, suivie d’une résurrection, de
maîtriser séparation et perte : “l’élaboration scripturale équivalente à une expérience de renoncement qui
permet d’envisager le départ de la mère comme supportable ou, plus exactement, comme non mortel
pour le fils. On a affaire à un jeu de la bobine scripturale, à un Fort Da littéraire (Freud, 1920)”.
Dans la littérature féminine de langue française au Maghreb, ib. Déjeux rapporte que les écrivaines
maghrébines racontent le même échec du couple. Il n’a d’ailleurs trouvé qu’un seul témoignage d’amour
comblé, dans le livre de Farida Sellal, Farès.
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Roger Caillois 1938, Le mythe et l’homme. Gallimard. Coll.Folio, p.28.
Edouard Westermarck 1895, Origine du mariage dans l’espèce humaine. Trad. H de Varigny. Ed.
Guillaumin. Cité par J.-D. de Lannoy et P.Feyereisen 1996, L’inceste, un siècle d’interprétation. Lausanne.
Delachaux & Niestlé. C’est ce que les anthropologues nomment les théories déterministes. La
prohibition serait un phénomène “naturel” qui pourrait s’illustrer par l’éthologie. Freud avec d’autres a
défendu ce point de vue.
Entre autres en Mélanésie.
Mort en 1372 av.JC.
Signalé par Germaine Tillon, ib. p.72
Claude Lévi-Strauss 1967, Les structures élémentaires de la parenté. Mouton & Co and Maison des
sciences de l’Homme.
Lévi-Strauss1964, Mythologiques. Le Cru et le Cuit. Plon. Un mythe, plus ancien que d’autres, des
Indiens Bororo du Brésil central, raconte l’histoire d’un jeune garçon qui suivit sa mère en cachette dans
la forêt et la viola. Le père, le découvrant, établit des plans pour le tuer mais finalement c’est le fils qui
tue le père.
Ces penseurs défendent des théories finalistes qui s’opposent aux théories déterministes. On peut citer
entre autres Maine, Westermark, Malinowsky, Freud, Lévi-Strauss.
Emile Durkheim, La prohibition de l’inceste et ses origines. L’année sociologique 1898. Cité par de
Lannoy, ib.chapitre 5.
Edward B Taylor, On a method of investigating the development of institutions ; applied to laws of marriage
and descent. Journal of the Royal Anthropological Institute,18,1889. Cité par J.-D.de Lannoy et P.
Feyereisen. Ib, chapitre 2.
Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté. Ib.
“Tout ce qui est universel chez l’homme relève de la nature et se caractérise par la spontanéité, tout ce
qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier”,
Lévi-Strauss, ib, p.10.
Freud 1923, Totem et Tabou. Trad. S. Jankélévitch. Petite bibliothèque Payot, 1992.
Charles Darwin, partant de l’observation de singes supérieurs, émettait l’hypothèse que l’homme avait
vécu en petites hordes. Le gorille possède d’une manière exclusive plusieurs femelles, lorsque le jeune
mâle grandit, il lui faudra affronter les autres mâles, pour trouver une femelle il lui faudra partir pour
créér à son tour sa horde
Voir à ce sujet J.-D.de Lannoy et P. Feyereisen qui ont relevé quelques points de critique à propos de
l’interprétation freudienne. L’inceste, un siècle d’interprétations. Ib.
Jean-Paul Valabrega 2001, Les mythes, conteurs de l’inconscient. Payot & Rivages, p45.
Ce que Lacan reprendra en insistant sur l’accession au symbolique qui ne peut être faite que par la
fonction paternelle.
Marie-France Delfour 1999, Inceste et langage. L’Harmattan. p81.
Nous ne différencierons pas ici l’Occident de l’Orient pour deux raisons. La première est qu’au niveau
du fantasme la théorie est universelle, et la seconde est que toutes les recherches ont été faites en
Occident, mis à part le travail d’un chercheur marocain, Mohammed El Bachari, Homme dominant,
homme dominé. L’imaginaire incestueux au Maghreb. Ib.
Marie-France Delfour 1999, Inceste et langage. L’Harmattan.
Françoise Héritier, Boris Cyrulnik, Aldo Naouri 2000, De l’inceste. O.Jacob, p.125. Précisons ici que ce
terme désigne une coloration incestueuse chez la mère n’entraînant pas obligatoirement passage à l’acte.
Delfour, ib.
A ce sujet il est intéressant de noter la forte proportion d’enfants abusés qui revendiquent le droit de ne
plus porter le nom du père.
Confusion of tongues between adults and children dans Further contributions to the problems and methods of
psychoanalysis. New York,1955.Op cit. Georges Devereux 1977, Essais d’ethnopsychiatrie générale.
Gallimard.
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Selon l’expression d’un juge cité par Nourrissier, ib.
Nikâh signifie mariage
Sourate IV, 23 : “Vous sont interdites : vos mères, vos filles, vos soeurs, vos tantes maternelles, les filles
de vos frères, les filles de vos soeurs, vos mères qui vous ont allaités, vos soeurs de lait, les mères de vos
femmes, les belles-filles placées sous votre tutelle, nées de vos femmes avec qui vous avez consommé le
mariage”.
Sourate IV, 22 : “N’épousez pas les femmes que vos pères ont eues pour épouse”.
Al-Ghazali cité par Bousquet, ib, pp.65-66.
Ib, p.46
Bousquet, L’éthique sexuelle de l’Islam, p59. Le rite Malékite apporté au début de l’islamisation du Maroc
par l’imam Malik Ibnou Anas (mort en 179 de l’hégire/795JC) a pris fortement dans cette région. Ce
rite s’inscrit dans la lignée de pur sunnisme (tradition du Prophète) et a proposé dès les débuts de
s’inscrire dans une démarche juridico-religieuse, doublée d’une dimension politique. La doctrine remise
en question par les Almohades est devenue par la suite la religion respectée par tous
Mohammed El Bachari, Homme dominant, homme dominé. L’imaginaire incestueux au Maghreb. Ib.
Ce que Tillon nomme “la république des cousins”. Ib.
Dicton rapporté par Tillon, ib, p83.
Boris Cyrulnik 2000, Les nourritures affectives. Odile Jacob. Poche.
Alain Bouregba, 3ème trimestre 1992, “Le parent terrible. Réflexion sur quelques cas de parents
incestueux”. Dialogue n.117. Impensables violences.
Cf .Tillon, ib. Chapitre III, “Vivre entre soi”, pp.67-83.
“Sa dette” : expression utilisée fréquemment par Chraïbi à la place de menstruations. Notons à ce propos
la remarque de Lévi-Strauss : à Madagascar lorsqu’un ménage est stérile, on pense à une relation
incestueuse ignorée, p.11. Ib.
Montserrat, ib, p.228.
Sybony, L’entre deux. Ib. p.122.
Comme Jawdar, l’enfant s’il veut vivre, ne doit pas suivre son propre penchant qui est de rester avec sa
mère.
Nous ajoutons –de la porte- pour plus de clarté.
Montserrat, ib.
En espagnol Yermo veut dire désert, par extension stérile comme l’est Yerma, le personnage du roman
de Llorca.
Dit Chraïbi dans une interview accordée à Fouet. Le jus est une caractéristique sexuelle, reconnue par
ailleurs par Le Coran, voir Bhokari L’authentique tradition musulmane, ib. p.282.
Dans la tradition musulmane, on donne un nom à l’enfant le septième jour, nom choisi dans la
généalogie familiale ou religieuse. On récite ensuite à l’enfant tous les noms de Dieu, ceux de sa famille
et de ce qui l’entoure, et c’est à partir de ce moment que l’enfant est reconnu. Etre nommé, c’est
appartenir à la umma.
La transmission des prénoms peut être parfois l’occasion de conflits, car ces marqueurs généalogiques
sont des emblèmes de tout le capital symbolique accumulé par une lignée, c’est en quelque sorte
s’emparer d’un titre donnant des droits privilégiés sur le patrimoine du groupe. Cf. Pierre Bourdieu
1972, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle. Droz., p.81.
Françoise Héritier 1995, Les deux soeurs et leur mère. O.Jacob. pp.77-78. La mère transmet les humeurs
qu’elle a reçues de sa fille à son fils par l’allaitement. Il est donc question d’inceste entre le frère et la
soeur.
Rachid Boudjedra 1969, La répudiation. Denoël. La Sourate IV, 22 interdit toute relation avec la femme
du père.
La littérature occidentale est coutumière d’histoires d’inceste. Selon Evelyne Hesse-Fink qui a traité de
ce thème dans sa thèse “Etudes sur le thème de l’inceste dans la littérature française. Ed Herbert Lang &
Cie SA. Berne et Frankfort. 1971, on constate un certain nombre d’oeuvres traitant de ce thème au
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Moyen Age, dans le théatre élisabéthain du 17e siècle, au 18e siècle dans le Romantisme et dans le
Symbolisme. La littérature maghrébine de langue française est trop jeune pour soutenir la comparaison.
Disons que sur cette courte période le thème de l’inceste n’apparaît jamais ou presque jamais.
Vécu à l’embouchure de l’Oum-er-Bia. 3e décade du printemps, an 681. Tel est le paratexte à la fin de
La Mère du Printemps.
Interview avec Eva Seidenfaden Ib.p.452
Cité par Mansour Fahmy, ib. p.48.
El Bachari dans homme dominant, homme dominé, p.105 en donne une belle démonstration dans un cas
rapporté d’un homme qui se croit possédé par une djinnya qui a le visage de sa fille. Sa fille, restée
célibataire s’occupe exclusivement de son père. Elle a réveillé chez son père des fantasmes de bonne mère
protectrice dans une relation teintée d’érotisme. La relation avec sa fille le renvoie à “une certaine
nostalgie de retour au sein maternel, une attirance vers l’euphorie libidinale et fusionnelle…”
La mère est citée très régulièrement jusqu’à sa mort : pp. 22, 26, 32, 36, 43, 44, 45, 46, 48, 52, 55, 57,
58, 60, 69, 70, 71, 78, 85, 86, 93, 97, 98, 99, 107, 109, 116, 133, 146, 151, 165, 170, 171.
Scène frappante que nous avons précédemment commentée dans la deuxième partie, paragraphe sur les
mères.
Basfao, ib. p.330
Précisons que le premier Inspecteur Ali a été écrit avant le diptyque mais qu’il a pris l’envergure d’une
série après Naissance à l’aube. Jusqu’à nos jours 4 romans avec l’Inspecteur Ali ont été publiés.
Sauf peut-être pour Louis Malle dans son film Le souffle au coeur que toute la sensibilité de Léa Massari
avait aidé à rendre émouvant.
Ib, p.549
Extrait d’un livre de Driss Chraïbi, non paru, cité dans une interview avec Basfao, ib, p.746.
Citation de Chraïbi in Basfao, ib. p.701.
Driss Chraïbi, Vu, lu, entendu. Ib. p.12
Conte rapporté par Alfred-Louis de Premare, “La mère et la femme dans la société familiale
traditionnelle au Maghreb”. Le Bulletin de Psychologie XXVIII, 1973, p.298.
Sourate XLVII, 15.
Psychanalyse et textes littéraires au Maghreb, ib. pp.50,52,57.
A.de Premare ib, p.302
Bataille livrée contre les Turcs en 1724, dans le Nord-Est algérien. Episode repris par Djura 1993, La
saison des narcisses. Laffont. P.100.
Malek Chebel, “Mères, sexualité et violence”. Etre femme au Maghreb et en Méditerranée. Sous la
direction de Dore-Audibert, pp.49-59.
A.de Premare. Ib.
Sarah Kofman, L’enfance de l’art. Une interprétation de l’esthétique freudienne. Galilée, 1985, p.132.
Cité par Déjeux Littérature maghrébine de langue française. Ottawa, ib. p.286.
Otto Rank, Le thème de l’inceste dans la poésie et la légende. Fondements d’une psychologie de la création
poétique. Leipzig. F Deuticke.
Sarah Kofman, ib. p.183.
Tahar Ben Jelloun 1978, Moha le fou, Moha le sage. Seuil, p.99.
Abdelhak Serhane 1995, L’amour circoncis. EDDIF, introduction.
Couchard 1994, Le fantasme de séduction dans la culture musulmane. PUF, p.93.
Interview Basfao, ib.
Albert Cohen 1954, Le livre de ma mère. Gallimard, Folio.
Bachari, Homme dominant, homme dominé. Ib., p.68 citant Freud (1912) “Sur le plus général des
rabaissements de la vie amoureuse”. La vie sexuelle, pp.55-61. PUF. 1969
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Quatrième partie.
La forme du langage :
champs métonymique et métaphorique
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Introduction de la théorie
Lire un texte littéraire, c’est se trouver devant un mur, puis passer, petit à petit, audelà et arriver, enfin, à comprendre l’oeuvre de l’intérieur. Antonia Fonyi639.
L’étude des personnages nous a livré de nombreuses informations sur les ressorts de l’écriture
de Driss Chraïbi. Au centre nous trouvons toujours la figure d’un homme qui est en quelque
sorte un double de Chraïbi dans la mesure où il semble évoluer au gré de l’évolution de l’auteur.
Par ailleurs des recoupements entre la biographie de l’auteur et son héros nous conduisent à
qualifier ses ouvrages de romans autobiographiques, dans le sens défini par Philippe Lejeune640.
Le dosage biographique varie d’un roman à l’autre, on peut l’identifier grâce à des apartés du
type “ceux qui me connaissent doivent bien rire en me lisant” (Succession ouverte, 36), ou
encore à l’usage de noms propres issus de l’entourage du romancier641, et de manière générale
grâce à de nombreux détails que l’on retrouve dans les Mémoires de l’auteur ainsi que dans les
interviews642. Déformer la réalité extérieure, en mêlant réel et imaginaire n’empêche pas de le
reconnaître, cela fait partie du jeu littéraire. Ce parcours autobiograghique, de 25 à 70 ans
environ, ne peut pas ne pas refléter aussi un parcours de maturation. La vie d’un homme repose
sur une construction psychique comportant une articulation entre deux formes d’expérience
dont les données de base varient fort peu : expérience du moi et expérience de l’autre acquises
dans ce que nous appelons “monde de la mère” et “monde du père”643. Mais même si l’auteur
opère toujours à partir de ces structures acquises une fois pour toutes, le contenu concret d’une
oeuvre ne cesse cependant de changer et d’être en mouvement. Que ce mouvement soit pure
répétition ou progression dépend de la distance que le sujet acquiert au cours de son existence
par rapport à ces structures de base qui le gouvernent.
Dans l’oeuvre de Chraïbi le héros semble fixé au stade de la petite enfance et de la
violence du conflit oedipien. C’est ce que révèle l’étude des personnages, notamment dans la
représentation que donne le héros du couple. Ce personnage central, tourné sur lui-même, a
des difficultés à percevoir l’autre, l’échange entre lui et l’autre se résume à une relation en
miroir, relation narcissique. Prisonnier de la nostalgie du monde maternel, il essaie de retrouver
une relation avec la mère idéale pour qui l’enfant est merveilleux et unique. Cette nostalgie
semble l’empêcher d’établir des relations plus adultes car celles-ci impliquent l’échange, le
partage et l’acceptation de l’autre comme une entité à part entière. Une telle position paralyse
le personnage, le rendant assez statique pendant une grande partie de l’oeuvre. Ce n’est que par
touches subtiles que les romans de Chraïbi vont dévoiler ce qui se joue entre l’enfant, sa mère
et son père et qu’une certaine évolution va avoir lieu, celle que nous venons de signaler. Après
la résurgence du conflit oedipien dans le premier roman lors de la crise d’adolescence que
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traverse Driss, épisode somme toute assez classique à cet âge, les autres romans vont continuer
à porter le conflit oedipien mais en le révélant toujours un peu plus sous forme de régression.
On peut dès lors considérer que l’écriture de l’oeuvre entière tourne principalement autour du
fantasme incestueux, en polarisant sur la difficulté d’abandonner le premier objet d’amour,
difficulté se traduisant par la constance d’un type de couple : celui d’un grand et d’un petit. Ce
fantasme incestueux, présent, inscrit dès le premier livre, parasite l’oeuvre et l’occupe
entièrement. Détourner les armes du monde paternel rend possible un retour au monde
maternel, la langue dévoile ce jeu, ce détournement. Sa verbalisation par le jeu de la
symbolisation va libérer le héros, libération acquise peu à peu et qui l’autorise à abandonner le
couple “grand-petit” qui jusque-là a dominé les romans. Mais dans leur ensemble les romans
racontent le parcours du couple fondamental vu par le fils enfermé dans le mirage incestueux.
Et si un temps, le héros croit pouvoir y échapper en s’exilant dans les bras de l’étrangère, l’échec
de cette relation amoureuse va le renvoyer à la case départ. Le héros dans un désir de rejeter
l’image du couple que son éducation et sa société lui ont transmise, cherche un échappatoire à
travers la figure de l’étrangère. La rencontre avec celle-ci, si elle représente une manière de
repousser tradition et famille, semble signifier avant tout le désir de fuir l’emprise de la mère.
Or, la représentation de la femme inscrite en lui, en accord avec ses origines, celle de la mère,
demeure la plus puissante, ce qui explique que la mère est d’une manière ou d’une autre
toujours présente dans l’oeuvre.
Ainsi deux orientations majeures structurent notre psyché : le champ maternel, temps de
la contiguïté, marqué du narcissisme, l’enfant étant gouverné par le “moi” ; le champ paternel
qui ajoute l’intérêt pour l’autre, le désir de lui ressembler ou le devoir de lui obéir. Le décodage
de la forme de l’écriture et la mise à jour des motifs récurrents vont mettre en évidence la part
qui relève de chacun de ces deux domaines et aussi, l’un et l’autre étant imbriqués, comment
ils s’articulent. Cette démarche tente d’apporter à sa façon une confirmation des conclusions
auxquelles nous sommes arrivée dans les chapitres qui précèdent. Il est donc opportun de nous
arrêter plus longuement à ces structures de la psyché humaine à l’oeuvre dans le langage.
Mère/père et les formes de langage
L’enfance de l’homme pendant laquelle la psyché prend une structure quasi définitive, se bâtit
autour des stades du maternel et du paternel. Ces stades ou plutôt les tendances psychiques qui
en résultent s’interpénètrent dans le temps et dans l’espace pour établir l’identité de l’homme.
Entre eux s’opère une articulation qui fonctionne différemment selon chacun. Il n’est nulle part
question de choix radical qui se poserait à l’enfant, mais sa manière d’être et d’appréhender le
monde sera déterminée par des sentiments et des réflexes qu’il aura vécus dans ces années
d’apprentissage -nostalgie de la mère plus ou moins nette, conscience des lois de la réalité plus
ou moins présente-. Normalement l’enfant prend ses distances par rapport à la mère et par
rapport au père tout en intégrant ces deux phases de son développement qui laissent des
marques, selon l’identité de chacun.
Insistons sur le fait qu’en analysant une oeuvre il ne s’agit pas d’aller à la recherche du
secret de la personne de l’auteur, qui nous intéresse peut-être mais qui nous échappe. Nous
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nous concentrons sur l’écriture qui est souvent un exorcisme du passé par des fantasmes qui ne
correspondent pas à la réalité vécue. Questionner le texte montre l’originalité et la profondeur
du monde littéraire qu’il crée, ce que nous faisons ici à l’aide d’une étude des structures que les
instances paternelle et maternelle ont données à l’oeuvre. Au cours de ce travail de
questionnement du texte, une des difficultés pour celui qui se penche sur une littérature
éloignée de sa propre culture réside dans le danger de faire l’amalgame entre ce qui est
fondateur de l’humain, où qu’il se trouve, et ce qui relève des données propres à telle ou telle
culture. Dans ce cas-là on risque notamment de confondre les rôles et attitudes parentaux et
les positions symboliques paternelle et maternelle. Car les premiers se transforment dans
l’espace historique et culturel tandis que les secondes sont immuables : elles ne se conçoivent
qu’en référence au champ de l’inconscient et en particulier de l’Oedipe. La confusion s’avère
dangereuse pour l’interprétation, surtout quand les rôles sont fortement stéréotypés. Par
exemple, on a souvent relevé l’absence du père dans l’éducation maghrébine, absence qui
pourrait amener à conclure hâtivement à “un manque d’instance paternelle”. Or, l’absence
physique du père n’empêche pas la présence du père symbolique c’est-à-dire de l’autre qui
représente la loi et la société, qui est toujours là. L’enfant se forgera du reste ses propres
représentations grâce surtout aux références permanentes de la mère au père, réel et
symbolique : les images paternelles puisées dans l’inconscient de la mère, et les figures du père
dans les champs socio-culturel et religieux. Il est donc clair qu’il ne s’agit pas de “papa et de
maman” mais de deux instances, en dernière analyse, celle qui invite l’individu à s’occuper de
soi et de son propre plaisir et celle qui intègre la présence d’autrui dans cette même quête qui
est au centre de l’histoire de chaque vie humaine.
Les marques de ces stades et de leur articulation se retrouvent partout et même déjà au
niveau du langage en tant que tel, comme l’a montré le linguiste Roman Jakobson644. Celui-ci,
dans un article célèbre traitant des deux aspects du langage, démonte les mécanismes à l’oeuvre
chez des patients atteints d’aphasie. L’étude des disfonctionnements du langage éclaire ici le
langage normal. Le langage humain porte en lui l’intégration des deux aspects, contiguïté et
similarité645. Parler se révèle être la maîtrise d’un mouvement métonymique et d’un mouvement
métaphorique, et implique deux façons d’avoir accès au processus de symbolisation. La
métonymie et la métaphore s’articulent et ensemble elles représentent l’accession au sens.
L’écriture conserve les traces de la façon particulière dont un auteur a vécu (ou vit) ce parcours
dans son histoire personnelle. A titre d’exemple on pourrait, en généralisant, désigner la poésie
comme le lieu de prédilection de la métaphore, et laisser la métonymie à la prose mais on verra
que cette classification parfois juste, peut être réductrice.
Les concepts de métonymie référant surtout à l’instance maternelle et de métaphore référant
surtout à l’instance paternelle ont été enrichis considérablement par Guy Rosolato, qui leur a
donné la valeur de “champs”. Rosolato a insisté en particulier sur l’oscillation entre ces deux
champs :
D’une manière plus générale, l’oscillation métaphoro-métonymique est spécifique
de l’art et du jeu. La progression la plus rigoureusement métonymique se double,
au moins virtuellement, d’une prolifération métaphorique, différemment
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développée, suivant les arts et les jeux, une cohérence métonymique (rationnelle,
pratique, de recours à la réalité) pouvant à chaque instant faire retour 646.
La métonymie et la métaphore ne sont pas pour ce chercheur que des figures de style mais “plus
largement des formes de pensées, de communication, de langage”647. Au champ métonymique
revient surtout le langage du corps et la pensée rationnelle, dans le champ métaphorique
interviennent davantage l’irrationnel et l’inconnu, quant à l’oscillation métaphorométonymique “confrontation de ces deux courants, (elle) fait saillir leurs propriétés
complémentaires […] elle révèle le mécanisme de notre esprit”648. Une telle opposition permet
de mettre à jour les mécanismes freudiens. La pensée métonymique s’appuie sur un langage
logique, cohérent, rassurant, alors que la pensée métaphorique invite à la rupture de cette
cohérence en investissant un langage symbolique explorant un monde différent, autre. Mais
toutes deux “sont des fonctions structurales qui organisent les communications, les
représentations et la pensée”649. Il ne s’agit donc pas de s’arrêter uniquement aux figures de style
de ce nom. Cette structure bipolaire du langage renvoie à celle de l’inconscient :
Nous reconnaissons dans ce que Rosolato appelle métonymie une manière
maternelle, sécurisante, claire et cohérente d’utiliser le langage. L’ellipse ici est la
principale manifestation de perte de ce qui se cache derrière nos mots. Au contraire
la métaphore est une manière aventureuse de traiter le langage, le saut dans
l’inconnu “paternel”, un acte de confiance dans les mystères de la réalité.
L’articulation entre, de nouveau, les places que nous donnons ici à cet égard au
“maternel” et au “paternel” dans un travail littéraire est d’importance cruciale pour
son interprétation650.
L’exemple classique de l’enfant mordu par un chien qui sera facilement enclin à associer chaque
animal à quatre pattes (ressemblance/métaphore) avec un chien qui mord et donc avec un
danger (proximité/métonymie) éclaire le sens qu’il faut donner au concept de champs
métonymique et métaphorique. Le langage permet de prendre une distance par rapport à notre
monde intérieur, il reste en même temps un produit de notre corps conditionné par ce dernier.
Le langage en tant que tel est donc porteur de la distance paternelle, celle que l’on apprend à
garder face à l’autre, il porte la loi du réel et en même temps laisse échapper les affects et
l’imaginaire qui habitent notre corps, le monde de la mère651. Souvent l’inconscient perce au
travers du langage car parler veut dire opérer un choix portant sur les mots, ce choix révélant
le désir conscient ou inconscient qui nous habite.
Du champ au style
Henk Hillenaar652, dans la poursuite des recherches653 sur les rapports entre psychanalyse et
stylistique, offre au chercheur en littérature des outils pour défricher le style d’une oeuvre, en
distinguant les figures qui se rattachent à la première période de l’apprentissage de la langue, le
langage du corps, au champ où domine la contiguïté, la métonymie, de celles qui datent du
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temps où l’être humain apprend la similarité et la dissimilarité, c’est-à-dire la différence entre
le même et l’autre derrière cet appel. Parmi les figures de style il classe l’ellipse, la digression, le
réarrangement, la répétition de mots, d’expressions et le rajout dans le champ métonymique.
La répétition, comme le souligne Henk Hillenaar, est considérée par psychanalystes et critiques
littéraires comme la clef de l’interprétation car elle renvoie souvent à quelque chose qui occupe
plus spécialement l’auteur. La répétition en tant que marque d’une structure récurrente
appartient aux deux champs mais répéter des mots, des noms, des formules, des phrases relève
surtout du champ rassurant de la mère. L’ellipse ou l’omission se retrouve dans la plupart des
romans, et concerne une figure ou un thème dont l’absence souligne son importance cachée.
La digression offre un chemin littéraire que choisit souvent inconsciemment un auteur pour
éviter une confrontation avec quelque chose de douloureux ou de gênant. Et enfin l’ajout
correspond à ce que les psychanalystes appellent “association libre”, c’est-à-dire lorsque dans
l’écriture des éléments, non nécessaires, sont rajoutés parce qu’ils sont dictés par l’inconscient.
Disons cependant que de façon générale, une écriture policée, bien rangée, démontrant
une connaissance du code usuel relève surtout du champ métonymique. Dans le champ
métaphorique, où s’établit plus de distance, domine la condensation c’est-à-dire “la
coïncidence de plusieurs significations dans un seul mot”654, ce qui permet le jeu de la négation
et du refoulement. Le champ métaphorique invite à l’aventure, le style s’envole. Dans la
pratique il est parfois aisé de reconnaître une figure de style comme appartenant à l’un plus qu’à
l’autre mais le plus souvent les deux s’entremêlent rendant l’interprétation moins tranchée :“en
littérature, cette articulation entre ces deux faces de notre monde intérieur s’appelle style”655.
Notre propos ici est de mettre en valeur les mécanismes oeuvrant dans l’écriture
chraïbienne et les conclusions que nous en tirons. Notre propos sera de montrer comment le
champ métonymique, le champ de la mère, domine l’oeuvre à tel point que le champ
métaphorique, champ de l’éloignement et de la distance, est détourné au profit du monde
maternel. Ces analyses veulent être à leur manière une confirmation de celles des chapitres
précédents où l’étude des personnages des romans de Driss Chraïbi nous a permis de présenter
des conclusions analogues. Nous découvrirons le champ métonymique à travers le langage du
corps et ses répétitions et nous aborderons le champ métaphorique à travers la métaphoricité
d’un extrait de Naissance à l’aube, ainsi que dans la distance qu’apporte l’humour et dans une
étude du traitement de l’espace. Pour plus de clarté, nous nous référons à certains moments à
l’analyse de deux extraits de romans de Chraïbi. Nous les avons choisis dans Succession ouverte
et Naissance à l’aube privilégiant ainsi un roman du cycle “des romans de la famille” et un “des
romans de la tribu” ; ils incarnent en quelque sorte le début et la fin du corpus des livres choisis
pour cette étude. Ces deux romans offrent un aspect particulièrement intéressant dans
l’évolution du héros, dans Succession ouverte il parle en qualité de fils et dans Naissance à l’aube
en tant que père. De plus ce dernier ouvrage appartient au dyptique, pivot de l’oeuvre, car il
fait exploser les dernières tensions, montrant par là la distance parcourue656. Le premier extrait,
Succession ouverte, se situe au moment où le héros se trouve dans l’avion, il rentre au Maroc
après des années d’absence pour enterrer son père. Sans en faire une analyse exhaustive, ce
passage nous a servi de référence pour mettre en lumière certaines figures stylistiques pour le
développement du champ métonymique, principalement dans le paragraphe sur les répétitions.
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Le deuxième extrait, premières pages de Naissance à l’aube dans lesquelles Azwaw entame sa
marche pour retrouver son peuple mais surtout pour revoir sa fille, sera exploité dans le cadre
de l’étude sur le champ métaphorique.
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Antonia Fonyi 1994, Lire, écrire, analyser. L’Harmattan, p.22.
Philippe Lejeune 1975, Le pacte autobiographique. Seuil : “Textes de fiction dans lesquels le lecteur peut
avoir des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu’il croit deviner, qu’il y a identité de
l’auteur et du personnage, alors que l’auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas
l’affirmer”, p.25.
L’auteur utilise pour ses personnages les noms arabes de sa famille d’origine et les noms de ses deux
femmes ou de ses enfants.
En particulier celles accordées à Kacem Basfao et à Eva Seidenfaden.
En termes psychanalytiques : le pré-oedipien et l’oedipien.
Roman Jakobson 1963, Essais de Linguistique générale. Trad. N.Ruwet. Ed. de Minuit. Chapitre II
Cela veut dire que lors de l’apprentissage du langage dans un premier temps le petit enfant aligne les
mots les uns à côté des autres (contiguïté/métonymie) ; la capacité de choisir, en comparant, ne lui vient
qu’ensuite quand son univers s’ouvre vers d’autres mondes que celui de la mère (comparaison/
métaphorique).
Guy Rosolato1985, Eléments de l’interprétation. Gallimard, p.29.
Ibid. p.59.
Ibid. p.60.
Ib. p.116.
Henk Hillenaar 1992, “Marthe Robert, the family romance, and we”. International Conference on
Literature and Psychoanalysis. Fathers and Mothers in Literature. Université de Groningue. Pays-Bas. “In
what he (Rosolato) calls metonymie we recognise a maternal, secure, clear and coherent way of handling
language. The ellipse here is the principal manifestation of the loss that is hiding behind all our words.
The metaphor, on the contrary, is the adventurous way of treating language, the jump with the father
into the unknown, an act of faith in the mysteries of reality. The articulation between, again, the places
we give in this respect to “the mother” and to “the father” in a literary work is of crucial importance for
its interpretation”.
Julia Kristeva parle de sémiotique, lié au pulsionnel et désigné comme maternel-féminin qu’elle opppose
au symbolique, qui concerne la loi du langage et se confond avec le paternel-masculin.
Henk Hillenaar 1990, “Style littéraire et inconscient”. Revue de critique et de théorie littéraire, Texte et
Psychanalyse.
Entre autres de Charles Mauron, Jacques Lacan, Marthe Robert, Julia Kristeva, Jean Bellemin-Noël,
Didier Anzieu, Guy Rosolato, André Green.
Hillenaar, “Style littéraire et inconscient”. Ib. p.168.
Henk Hillenaar1997, Actualités de la stylistique. Rodopi, et “Style littéraire et inconscient”. Ib.
Les extraits à l’intérieur des romans ont été choisis de manière tout à fait arbitraire pour ne pas exercer
d’influence ou montrer des préférences toutes personnelles.
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Chapitre I. Le champ métonymique.
Le champ métonymique prend son origine dans le monde du corps ce qui explique ce besoin
de proximité qui domine l’écriture. On le reconnaît à travers le langage du corps et à travers la
répétition. Celle-ci est le phénomène central du métonymique car elle montre entre autres
l’alignement dont est capable l’enfant à ce stade de développement. A cette phase correspond
sur le plan psychologique le narcissisme. Or tout au long de notre travail nous avons souligné
la domination de l’écriture par le narcissisme, cette appellation demande un court
développement. Le terme de narcissisme a été employé pour la première fois, en 1908, dans un
contexte psychanalytique par Sadger qui le considérait comme “un stade du développement
normal”657. Il a été repris ensuite par Freud658 et bien d’autres parmi lesquels André Green659,
pour qui le narcissisme a droit à l’existence comme concept à part entière, ou encore Béla
Grunberger pour qui le narcissisme relève d’une instance psychique anténatale : “relation
archaïque et quasi biologique remontant à l’état foetal”660. Le sentiment d’invulnérabilité du
foetus accompagne l’enfant après sa naissance pendant un certain temps. Puis viennent les
frustrations et pour pallier à l’écroulement de son univers narcissique autonome, l’enfant a
besoin des éléments narcissiques du dehors qu’il trouve dans la mère pour qui il est l’unique.
Tôt ou tard, l’enfant se heurtera cependant à la “réalité rugueuse à étreindre”, ce qui
signifiera l’écroulement de cette illusion [de toute puissance]. Il réagira par un
mouvement double à cette menace pour son narcissime : il aura recours d’une part
au refoulement, d’autre part (Freud) il cherchera à récupérer cette toute-puissance
en l’attribuant à ses parents661, avant tout à son père, et par ce biais, il y participera
comme s’il la possédait lui-même. Ensuite il effectuera la même projection sur des
images parentales idéalisées…662
André Green définit les narcissiques comme des sujets blessés par un ou par les deux parents et
à qui il ne reste plus qu’à s’aimer eux-mêmes. Personne n’est épargné par cette blessure mais
certains ne s’en remettent pas ou difficilement. On le voit dans le désir “qui induit la conscience
de séparation spatiale et celle de la dyschronie temporelle avec l’objet, créées par le délai
nécessaire à l’expérience de satisfaction. Il y a désir de l’Un avec effacement de la trace de
l’Autre”663. Le héros chraïbien souffre de cette blessure, souffrance qui l’empêche de voir l’autre
et de reconnaître le désir de l’autre autrement qu’à travers le sien propre.
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DU CORPS
1.1 Les sens
Les sens - le toucher, le goût et l’odorat, la vue et l’ouïe - occupent l’espace scriptural chraïbien
de manière si dominante qu’ils en deviennent des motifs, ce qui nous amène à leur consacrer
un développement. Les sens diffèrent entre eux par leur importance et leur signification. Ainsi
le goût se démarque des autres sens par sa répétition et par son renvoi exclusif au monde de la
mère alors que les autres sens reviennent avec une constance inégale et ils relèvent de l’univers
maternel et paternel. L’ensemble montre l’intérêt tout particulier de Chraïbi pour la
topographie corporelle.
Nous présentons d’abord les sens les plus près du corps, à savoir le toucher, le goût et l’odorat,
puis la vue et enfin l’ouïe.
a) Le toucher
L’eau que nous évoquerons dans le paragraphe sur le goût aurait pu également trouver sa place
dans le toucher. L’eau qui entoure la peau, la caresse offre des possibilités de développement.
Néanmoins nous avons préféré maintenir l’eau dans le paragraphe traitant de la nourriture
privilégiant ainsi son importance pour la survie de l’homme et sa proximité symbolique avec le
lait.
Aborder le toucher nous amène dans l’intimité de la fusion des corps. C’est d’abord au
départ de toute vie celle de la mère et de l’enfant puis celle des amants. La fusion mère-enfant
ne se rencontre dans aucun des livres de Chraïbi, à l’exception d’une scène dans La Civilisation,
ma Mère où mère et fils se retrouvent proches physiquement : “je l’ai prise dans mes bras, je l’ai
assise sur mes genoux –et je l’ai bercée. Sans un mot. Jusqu’à ce qu’elle s’endormît”. Mère et
enfant sont adultes à ce moment-là et si les rôles sont inversés, cette scène n’en demeure pas
moins le seul moment d’attouchement, de marque de tendresse entre une mère et son enfant.
Dans l’oeuvre de Chraïbi ce sont les pères qui partagent la proximité corporelle avec leur
enfant. Dans La Mère du Printemps Hineb, petite fille, s’endort dans les bras de son père. Quant
à Azwaw et Yerma, enfant, la fusion est totale. Le père mastique la nourriture pour l’enfant,
quant aux liquides, ils passent “directement de bouche à bouche”. Père et fillette ne se quittent
jamais pendant l’épidémie qui frappe la tribu. Le jour, Yerma circule, nue, sur les épaules de
son père et la nuit elle partage sa couche. Leurs corps accolés depuis la petite enfance de Yerma
ne peuvent plus se défaire et les corps continuent à partager une entente symbiotique avec la
langue des amants. Leur dernier corps à corps se déroule pendant l’accouchement de Yerma,
accouchement que nous avons déjà cité mais dont l’importance est si grande qu’il nous oblige
à le répéter :
Sa main gauche glisse sous les fesses de Yerma, les masse et les pétrit de toutes ses
forces, masse et pétrit la chute des reins, les hanches, les flancs, sans discontinuer
–cependant que sa droite fourrage dans la toison couleur de maïs, délicatement
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déblaie les poils, sépare, déplie, étale les lèvres de la vulve. Puis, doigts réunis en
fuseau, plonge dans le vagin. […] Lui succède aussitôt la bouche d’Azwaw qui
souffle dans le sexe à pleins poumons, puis aspire, aspire avec l’attraction centrifuge
d’une ventouse (Naissance à l’aube,161).
Azwaw ne touche pas sa fille en père, il transforme cet accouchement en un hymne charnel à
leur amour. Seul sa main, son corps pouvaient servir de sésame au corps de Yerma qui refusait
de s’ouvrir pour laisser passer l’enfant.
Avant cette fusion père/fille, un premier corps à corps amoureux avait été celui de Simone
et de Yalann dans Les Boucs. Les corps s’y touchaient pour se faire mal dans un amour
agonisant. Un second rapport amoureux est celui de la passion dans Mort au Canada. L’auteur
décrit un temps la jouissance des corps pour mieux montrer l’aliénation qui s’ensuit. Ce plaisir
charnel et la frustration qui s’en suit pourraient rappeler un plaisir plus ancien, celui de la mère
et de l’enfant, lui aussi source de plaisir et de frustration. La fusion mère/enfant et celle des
amants sont réunies dans l’amour entre le père et sa fille, qui seul remplit toutes les conditions
du bonheur. Les deux corps dans cette oeuvre sont ceux d’un adulte et d’une enfant.
Pour compléter le sens du toucher, nous proposons une extrapolation sur la main,
instrument ambivalent par excellence : main qu’on demande ou refuse, qu’on prête ou qu’on
donne, qui bénit ou maudit, qui jure ou salue. Dans la culture maghrébine un rapport
antinomique certain existe entre la main et l’oeil. La main, ouverte en un cinq magique,
repousse le mauvais oeil et la représentation concrète de ce pouvoir symbolique, la main de
Fatma, se retrouve dans tous les pays du Maghreb. Elle accompagne la vie du Maghrébin de la
naissance à la mort, un vrai symbole d’accompagnement 664. La main est citée dans le Coran “au
jour de la résurrection, toute la terre ne sera qu’une poignée de poussière entre les mains de
Dieu et les cieux seront ployés comme un rouleau dans sa droite”665. En poésie, la main comme
l’oeil sont pour certains la métonymie du désir. Pour d’autres, la main symbolise le travail. La
main peut être l’instrument de la justice, de la morale, de l’entraide, de la relation à l’autre.
Que dit-elle chez Chraïbi ? L’importance de la main chez Chraïbi se révèle si forte que
Houach parle même de “chirographie romanesque”666. Par exemple dans les 15 occurences
relevées dans Le passé simple, les mains reflètent les sentiments de l’auteur. Elles trahissent
l’émotion, la peur, la fragilité ou la dureté, la main menace ou console, frappe ou rafraîchit. La
main peut devenir si puissante qu’elle concentre la totalité des sentiments et incarne
l’expression du tout : “je ne fus plus qu’une main” (p194). Organe noble pour Chraïbi, elle
associe le plaisir métonymique, la main qui caresse, à la structure métaphorique, la main qui
sévit : “Ce fut maman, trop heureuse de me voir, qui maintint mes jambes et mon père qui fit
tournoyer le bâton” (Le passé simple,41). Aux jeux de mains entre mère et fils : “Ma mère
cherchait ma main à tâtons. Je la lui abandonnai. Dans ses mains maigres elle la serra comme
un petit oiseau, une présence, un soutien” (70), on peut mettre en parallèle celle du père, de la
Loi : “la dextre du Seigneur allait soudain se tendre et tout se résorberait”(71). Remarquons la
proximité d’évocation des deux mains différentes à la suite, comme si cela devait trancher
chacun dans un rôle bien délimité. Dans Naissance à l’aube Azwaw, de retour auprès de son
peuple les berbères, devient pour certains Al-Khadir, c’est-à-dire : “l’être à qui Dieu avait
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accordé la vie éternelle” (70). Al-Khadir, figure mythique, appartient à une croyance ancienne
qui veut que cet élu de Dieu, immortel, porte une mission prophétique annonciatrice d’une
ère nouvelle. Mais pour la plupart Azwaw s’appelle “le Maître de la Main” car il possède le
pouvoir de redonner la vie par l’imposition de ses mains. Il revient ranimer la flamme de son
peuple. Al-Khadir ou “Le Maître de la main” signifient la même puissance grâce à leur
immortalité. Le pouvoir que l’auteur accorde à la main ne fait que se confirmer, dans un cadre
de légendes, la main reprend toute sa force magique, elle donne la vie.
b) Le goût et l’odorat
Le goût, souvent associé à l’odorat667, apparaît dans les descriptions de nourriture de manière si
alléchante que le lecteur en salive :
On formait religieusement une boule de boundouk avec quelques légumes et un
morceau de viande, on l’arrosait d’une louchée de bouillon, et puis on mastiquait
dans le recueillement d’une prière muette à la Mère Nourricière, yeux fluides,
narines palpitant d’émotion (Naissance à l’aube,108)
Manger représente un acte essentiel quasi omniprésent dans les romans de Chraïbi. Chaque
livre possède sa recette et son moment de jouissance. Les instants culinaires sont si nombreux
qu’il est impossible de tous les citer.668 La nourriture chez Chraïbi déborde de sensualité. Dans
La Mère du Printemps, le mari engage une servante pour qu’elle féminise le corps de sa femme,
c’est-à-dire qu’elle la fasse grossir aux endroits “où il faut”: “il l’entraînait sur la couche afin de
se rendre compte si la nourriture avait fait son oeuvre, épicé certaines parties de son corps de
femme” (71), en d’autres termes le corps doit se transformer en un plat délicieux pour mieux
être savouré. Citons encore le général Tariq parlant de sa jeune maîtresse dans Naissance à
l’aube : “Quand il la sentit tendre à point comme un bon plat de hargma 669, quand il huma à
plein nez son épice de femelle qui le rendait fou, il la posséda” (91). Cette sensualité propre aux
rapports amoureux renvoie à la jouissance qu’apporte la mère à l’enfant quand elle le nourrit.
Ainsi le personnage de Hajja dans Une enquête au pays s’avère significatif car Ali éprouve
énormément de plaisir à retrouver dans les mets qu’elle lui prépare la tendresse maternelle.
Mère-nourriture, deux mots indissociables car la mère est la première à nourrir l’enfant ;
marqué dans sa chair par ce plaisir, l’enfant tente sa vie durant de le retrouver. Cette quête va
au fil du temps se résumer pour certains à l’équation suivante : être aimé égale être rempli. Chez
Chraïbi le thème de la nourriture offre à la langue arabe l’occasion de resurgir. Les arabismes
augmentent au cours du temps, la parole arabe, associée à la mère, fait renaître la jouissance
première. Le champ sémantique de la nourriture appartient de manière explicite à l’univers de
l’instance maternelle.
Deux aspects du goût sont essentiels chez Chraïbi : le lait et l’eau. Considérons d’abord
le lait. Comme l’a dit Gaston Bachelard : “la première syntaxe obéit à une sorte de grammaire
des besoins. Le lait est alors, dans l’ordre de l’expression des réalités liquides, le premier
substantif, ou plus précisément le premier substantif buccal”670. Au Maghreb le lait possède une
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connotation religieuse. Le Coran promet aux fidèles un paradis où coulent des rivières de lait
et accorde au lait la même valeur que le sang, ce qui implique, entre autres, l’interdiction de
mariage entre des nourrissons de mères différentes mais allaités au même sein. La loi va encore
plus loin puisqu’elle interdit tout mariage entre membres de deux familles dont les enfants ont
bu le même lait. “La parenté de lait est une parenté de plaisir et la liqueur lactée en revêtant la
même signification que le sang joue finalement le même rôle que la liqueur séminale”671. Dans
toute la littérature maghrébine perce le thème de la nostalgie du sein maternel : “Et ton rire
fuse du ciel, tel un sein entre les lèvres d’un enfant”672 écrit Ben Jelloun. La particularité de
Chraïbi consiste à ne pas se référer au sein explicitement mais à porter sa vénération sur la
nourriture lactée, qu’il évoque à maintes reprises, en particulier dans Une enquête au pays et La
Mère du Printemps. Il décrit les seins comme des mamelles, insistant sur la priorité qu’il accorde
à la fonction nourricière du sein. Chraïbi, homme musulman raconte à sa manière la puissance
d’attraction exercée par le lait sur l’homme. Il rend hommage au sein maternel nourricier en
lui niant toute fonction érotique. Notons encore que l’écrivain utilise le mot arabe d’Ibn (petitlait) pour parler de lait : l’hommage doit être rendu dans la langue de l’origine.
Autre élément nourricier indispensable à l’homme, l’eau représente une denrée
infiniment précieuse. Vitale à l’homme dans l’espace maghrébin, pays aux terres arides, elle
possède un caractère sacré. “La pluie est de l’eau bénie pour faire vivre les hommes” dit le
Coran673. Au moment de l’islamisation, l’avancée des Musulmans se faisait dans la direction des
fleuves. Les villes devaient être édifiées près de l’eau, comme le rappelle La Mère du Printemps.
Mais au-delà de la connotation sociologique, l’eau constitue un réel symbole religieux et le
Coran la cite fréquemment : “De l’eau, Nous avons créé toute chose vivante”674, “au Paradis se
trouvent de nombreux ruisseaux d’eaux vives et des sources”, l’homme a été créé d’une “eau se
répandant”675. Elle fait partie des pratiques religieuses comme élément de purification ; la prière
rituelle musulmane ne peut avoir lieu sans les ablutions préliminaires avec de l’eau. La
littérature maghrébine rend compte de l’importance de l’eau. Les textes bibliques utilisent la
symbolique des puits dans le désert, symbole que reprend Chraïbi dans le message posthume
du père au fils dans Succession ouverte (185) : “creuse un puits et descends à la recherche de
l’eau. La lumière n’est pas à la surface, elle est au fond, tout au fond. Partout où que tu sois, et
même dans le désert, tu trouveras toujours de l’eau. Il suffit de creuser. Creuse, Driss, creuse”.
On relève dans La Mère du Printemps 80 occurences de l’eau, périphrases non comprises. L’eau
est un marqueur dans la vie de la tribu berbère, les Aït Yafelman se disent fils de l’eau (67) et
pour eux l’eau est fille de terre (93). Ce livre dédie une ode au fleuve l’Oum-er-bia (en français :
la Mère du Printemps), et l’auteur le charge de nombreux symboles. Dans ce fleuve se fait le
serment de fidélité des Berbères à leur tribu. L’eau a même le pouvoir associé au liquide séminal
de donner la vie : “S’il a répandu un peu de sa semence dans l’Oum-er-Bia, eh bien ! qu’elle
germe et essaime en poissons de demain, en vase, en ajoncs, en autant de vies qu’il lui plaise”
(164). La Mère du Printemps s’achève sur les mots : “l’eau de mon pays”. Dans Une enquête au
pays sont mises en avant l’aridité, la dureté du climat et de ses montagnes. L’eau y est à peine
évoquée (4 occurences), son absence n’en est que plus forte.
L’eau est aussi la mer. Non présente à l’intérieur des terres marocaines, l’eau longe les
côtes grâce à la Mer Méditerranée et à l’Océan Atlantique. Tous deux ont marqué le pays : de
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là venait le danger des invasions, de là sont parties les grandes vagues d’émigration. Lieu de
mouvance et objet d’inspiration des poètes, la mer demeure le lieu de l’incertain. Dans ce pays
pris entre mer, montagnes et désert, les Marocains se sont finalement révélés plus hommes du
désert, plus montagnards que marins, comme si l’effroi de la mouvance des flots leur avait fait
préférer les terres même inhospitalières.
La mer renvoie symboliquement à la mort “La mort ne fut-elle pas le premier navigateur”
se demande Bachelard, pour poursuivre par “le héros de la mer est le héros de la mort”676. Mais
la mer renvoie aussi à la vie et au-delà de l’homophonie, le symbolisme de la mer et celui de la
mère se recoupent. Mer et mère, matrices primordiales à l’origine de la vie vers lesquelles se
tourne la nostalgie de l’homme, mais ce désir de regressum ad uterum est angoissant et
mortifère. Mer et mère, toutes deux omniprésentes, alimentent l’imaginaire du Sud, elles se
superposent en un motif récurrent dans l’oeuvre de Chraïbi :
Pour moi, la mer, c’est la musique de Dieu [...] la mer, pour moi, c’est un élément,
un élément autour duquel je suis né, il y a 58 ans, qui demeure très proche, c’est
mon enfance, c’est à la fois une voix qui nous dépasse, qui nous apaise, qui fait appel
à notre émotion, mais c’est en même temps la mère…la maman aussi677.
L’évidence du propos rend tout commentaire superflu. Driss Chraïbi a tendance à utiliser plus
fréquemment le mot masculin d’océan. Cela peut s’expliquer par la présence de l’Océan
Atlantique, le long de la plus grande partie de la côte marocaine, là où il est né, océan qu’il a
aussi retrouvé, comme un vieil ami, pendant quelques années, lors de son séjour sur l’île d’Yeu,
en France. Océan et mer se rejoignent au niveau du symbole, l’océan évoque également les
origines.
Ses livres portent le mouvement de la mer. La maison où le père se réfugie dans Le passé
simple, Succession ouverte et La Civilisation, ma Mère se situe au bord de la mer. Dans le livre
De tous les horizons (1958) une nouvelle s’intitule Une maison au bord de la mer. Dans La foule,
deux parties scindent le texte : le flux et le reflux. Les marées rythment La Mère du Printemps,
la première montre l’ascension d’Azwaw et ses luttes ; la deuxième voit l’islam déferler.
L’épilogue de Naissance à l’aube porte pour titre “L’eau”. Le prologue de La Civilisation, ma
Mère est dédié à la mer. Des expressions récurrentes émaillent les textes, quelques exemples
dans ce dernier livre : marée de rire (65), rumeur humaine de la marée montante (169), déferlant
par vagues (146), par flots (147). Le mouvement des vagues renvoie au bercement de l’enfance :
“on peut renoncer à tout sauf à l’enfance” (Naissance à l’aube,29). Tout est dit dans cette phrase.
“Le sentiment océanique” de Romain Rolland, sentiment religieux, que Freud identifie au
sentiment primaire du Moi correspond au souvenir de l’univers utérin où le foetus se confond
avec son environnement : “A l’origine, le Moi inclut tout, plus tard il exclut de lui le monde
extérieur” 678.
Le “sentiment océanique” contient “les notions d’illimité et d’union avec le grand
tout [...] L’océan fait partie de la nature et figure les conditions de la vie foetale, il
est la toute-puissance, l’infini, l’illimité et l’éternel. Il est le liquide amniotique679.
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Le cocon aquatique du foetus favorise ce sentiment de toute-puissance, sentiment qui perdure
les premiers mois de la vie dans la monade constituée de la mère et du nourrisson. La
symbolique de l’eau désigne la prégnance du monde maternel. Gaston Bachelard a consacré le
premier chapitre de son essai sur l’imaginaire des eaux680 à démontrer le rapport entre l’eau et
le narcissisme : “l’eau est un lait dès qu’elle est chantée avec ferveur, dès que le sentiment
d’adoration pour la maternité est passionné et sincère”681.
Cette extrapolation sur l’eau se justifiait dans la mesure où l’eau, même si paradoxalement
elle est un élément communément décrit comme sans goût, demeure l’aliment de base
indispensable à la survie de l’humain. De plus n’est-ce pas connu que l’eau de chez soi a
meilleur goût qu’ailleurs ? Le lait et l’eau sont étroitement associés et ce n’est certes pas un
hasard si la religion musulmane, qui accorde une place centrale à la mère, leur attribue un
intérêt particulier. Lait et eau désignent ensemble la fixation au monde de la mère.
c) La vue
L’oeil et le symbolisme qui lui est rattaché dominent la représentation de la géographie
humaine chraïbienne. Dans le court extrait de Succession ouverte 682 Chraïbi utilise pas moins de
17 occurences683. Dans la tradition musulmane la fonction scopique appartient à la sexualité.
Les dévots musulmans parlent de coït visuel, la femme découverte suscite un désir “malsain”
chez un homme autre que son mari, ce qui justifie le port du voile la protègeant du regard des
hommes684. La femme musulmane dont la vue provoque le désir de l’autre n’aura pas droit au
paradis. Pour désigner la zone érogène de l’homme et surtout de la femme les canonistes
musulmans utilisent la formule de “corps aveugle”685. Quel plaisir doit éprouver notre auteur à
transgresser un tel tabou lorsqu’il écrit la jouissance à regarder le sexe de la femme (Mort au
Canada) ! Les pratiques traditionnelles concentrent une infinité de croyances et de superstitions :
le “mauvais oeil” désigne l’arme utilisée par les envieux ; “tendre les yeux” signifie désirer
quelque chose ; “avoir un bandeau sur les yeux” ne pas vouloir comprendre. “Voir” en général
signifie comprendre et “devenir aveugle” expression courante dans le texte coranique veut dire
affaiblissement, si ce n’est perte, de la foi. Dans la littérature soufie la vision accompagne la
contemplation, les mystiques parlent “des yeux du coeur”, et de l’oeil comme de “l’essence
immuable”. Poésie et littérature arabes ne possèdent pas moins de 40 qualificatifs qui évoquent
l’oeil. Le Prophète parlait de la prière comme “la pupille de ses yeux” et n’oublions pas que l’un
des noms d’Allah “met l’accent sur sa faculté d’être le Voyant suprême”686. A la spécificité
musulmane des romans de Chraïbi, s’ajoute, du fait de son éducation française, l’héritage grec,
on connaît la fascination qu’exerce l’oeil frontal cyclopéen auquel rien n’échappe687 ; mythe que
Chraïbi parodie ainsi : “Et chacun sait que celui qui a un oeil unique voit plus grand et plus
loin que celui qui n’en a que deux” (La Mère du Printemps, 97). La symbolique de la vision, de
l’oeil, du regard, fait partie des mythes universels688. Comme le dit avec justesse Jean-Paul
Valabrega : “Dans tous les cas, il s’agit soit de regarder ce qu’il ne faut pas voir (le voyeurisme
par exemple), soit au contraire de ne pas voir, avoir vu ou voulu voir ce que l’on aurait dû
voir”689. L’origine des mythes se cache peut-être dans le premier regard, celui de la mère qui
allaite et qui renvoie à l’enfant son premier reflet, la première fenêtre sur le monde.
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La symbolique de l’oeil se trouve souvent renforcée lorsqu’il est associé à un autre
élément. Nous avons retenu deux associations particulièrement intéressantes parce qu’elles
reviennent de manière récurrente sous la plume de Chraïbi : oeil/soleil et oeil/oreille.
Le psychanalyste Karl Abraham a montré le lien opéré dans de nombreuses civilisations
entre l’oeil et le soleil, il en a conclu que “le désir d’aveugler ou d’être aveuglé implique toujours
une idée de punition pour une contemplation interdite, celle du corps de la mère ou du coït
parental”690. Le soleil possède une symbolique forte : rappel permanent des origines, le soleil
indispensable à l’homme fait du bien –fécondateur- et du mal -ravageur, meurtrier. Il mesure
le temps et scande la vie de l’homme. Chez un auteur maghrébin, les jeux d’ombre et de
lumière font partie intégrante de son univers et reflètent son paysage intérieur. On le remarque
par une forte présence ou une forte absence au gré des pays où se déroule le roman691, quelques
exemples : “il se levait ou ne se levait pas”, “pâle soleil de la France”, “un soleil qui s’était levé
et qui s’était couché”692 ; “soleil d’hiver”, “soleil du matin” ,“soleil de l’après-midi”693. Il y a
quelques occurences dans Les Boucs et dans Succession ouverte, cependant le soleil éclaire surtout
La Mère du Printemps (27) et Naissance à l’aube (18). La courbe du soleil, comme le dit un
dicton populaire, épouse le tracé de l’homme, faible le matin, puissant à midi, fragile le soir et
mourant à la fin du jour. Belle métaphore qui accompagne Chraïbi dans son parcours
d’écrivain. La trilogie L’inspecteur Ali, La Mère du Printemps et Naissance à l’aube révèle la
puissance de l’homme au sommet de sa virilité et de son pouvoir paternel, on comprend que
le soleil y brille plus qu’ailleurs.
Le soleil, associé à l’oeil, qui aveugle et tue, se trouve dans le premier livre, Le passé simple
à travers la mort d’Hamid le petit frère, décès qui survient au mois de mai, époque à laquelle
le soleil n’est pas trop fort, et pourtant Chraïbi décrit une chaleur torride comme en été694 : “Le
ciel est flambant blanc, si blanc que je ne distingue pas le soleil”, “tout de suite le soleil a cinglé
le linceul blanc, jusqu’à le rendre miroitant”695. Pareil détail laisse penser que Chraïbi transpose
dans sa narration la mort de son frère, disparu en plein été : “Je croyais que c’était parce qu’il
avait passé tout l’après-midi sur la terrasse, au grand soleil d’août”696. Le soleil symbolise le père
comme le montrent souvent les dessins d’enfants et les rêves de l’adulte”697. Il nous décrypte
dans Le passé simple le rapport ambivalent entre le père et le fils. Hamid, le petit frère aurait été
tué par le père : “l’on dit qu’il a tué son fils [...] des coups sur le crâne”698. Driss veut croire à
l’infanticide qui le laverait de la culpabilité qu’inconsciemment il éprouve face à la mort de son
frère, Hamid699. La représentation paternelle est celle d’un homme fort comme le montre la
métaphore du père dans Le passé simple (90) : “nerfs d’acier, autorité d’acier, expression d’acier.
Le soleil qui verra cet acier se réduire en rouille ne luira point : inoxydable, l’acier”. Des
pouvoirs exceptionnels sont attribués au père-soleil ou père-acier dont l’immortalité est sans
doute le plus imposant. L’immortalité se confirme dans d’autres détails. Ainsi le père mort dans
Succession ouverte continue à régler dans les moindres détails les faits et gestes des vivants. Mort
dans Succession ouverte, il revit dans La Civilisation, ma Mère. Dans La Mère du Printemps et
dans Naissance à l’aube le père traverse le temps, il disparaît, revient. Immortel, il accède au
statut divin et cette ascension se poursuit dans les romans. Le dernier roman n’a-t-il pas pour
personnage central le Prophète, figure paternelle emblématique ? Cette toute puissance du père
se retrouve dans la seconde association oeil/oreille.
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“Je veux voir tes paroles”, “ils regardent sa voix”, “me regardait d’un ton” “j’entendais son
rire, je ne le voyais pas” : cette figure poétique récurrente de l’auteur qui associe l’oeil à la parole
confirme la présence paternelle. Ce dernier surveille jalousement son bien et peut punir.
L’angoisse concernant les yeux, du devenir aveugle est un substitut bien souvent de l’angoisse
de castration700 car il y a relation de substitution entre l’oeil et le membre masculin et la crainte
de le perdre. Etudions de plus près une de ces expressions dans son contexte littéraire : “ils
regardent sa voix” (La mère du Printemps,91). Ils désignent les fidèles du chef Azwaw qui le
suivent partout, ils représentent le peuple berbère avant l’arrivée de l’islam. Sa voix est celle de
Oumawch, le plus ancien des anciens, il est aveugle (l’auditoire regarde un aveugle). Il raconte
l’histoire de la création du monde en s’accompagnant des mêmes interminables notes. Cette
histoire est importante pour Azwaw car elle appartient à l’héritage des ancêtres mais surtout elle
fait revivre sa mère. Morte il y a longtemps, sa mère racontait aussi cette histoire en s’y
abandonnant tellement qu’elle semblait “devenir aveugle”. Toute la nostalgie de l’enfance
imprègne ces lignes et aussi la soif de venger la mère morte de misère, soif qui le guidera dans
son combat pour la justice. Dans ce contexte l’expression prend toute sa force. Elle est
extrêmement intéressante car il y a un glissement de l’oeil vers la parole. On peut se demander
s’il ne s’agit pas là d’un exemple de déplacement, il faudrait lire alors “sa voix les regardait”, la
voix qui relève de l’écoute désigne l’oeil du père qui intervient en tiers pour interdire le désir
pour la mère, le risque encouru étant la castration. Mais cette figure, qui semble être propre à
Chraïbi, semble exprimer un embarras réel à harmoniser les deux mondes, le maternel et le
paternel, l’oeil et la parole sont comme l’exprime Rosolato deux étapes :
Dans l’évolution de l’enfant, la fixation au visuel est une étape importante de
dégagement à l’égard de la fusion avec la mère. La vue garde l’attrait pour le contact,
le lien par le contrôle et le regard, avec elle, avec sa proche présence retrouvée dans
le visible. L’écoute de la parole, au-delà, pour s’affranchir du pôle maternel se tourne
vers le père, et vers le sytème digital du langage701.
Ce déplacement de l’oeil à la parole se situe dans l’évolution de l’enfant. Le visuel est en jeu
avec les premières angoisses de séparation car mieux que l’ouïe, la vue assure d’une présence
sans ambiguïté, elle permet de garder le contact avec la mère. Mais la vue permet ensuite, en
se fixant sur d’autres objets, de dépasser la dépendance fusionnelle avec la mère et au-delà,
l’écoute devient importante. En tant que domaine de l’abstraction du système digital du
langage et de sa loi, elle renvoie à l’instance paternelle. Par ce développement nous avons voulu
mettre en évidence la prédominance de l’oeil sur l’oreille chez Chraïbi. Qu’il soit évoqué seul
ou accompagné d’un autre élément, il désigne l’oeil du père qui surveille mais surtout l’oeil de
la mère qui couve. Au-delà de la fonction protectrice, le regard de la mère renvoie au bébé sa
propre image comme dans un miroir. C’est ce qui permet le développement des potentialités
créatrices. Si la mère reflète son propre état d’âme à son enfant, ce dernier ne peut se voir. Ses
capacités créatrices en seront alors atrophiées, ce qui n’est absolument pas le cas de cet auteur.
Sa mère n’a vu que lui, semble-t-il, et lui n’a vu que lui dans le regard de sa mère702. On
comprend alors l’essence de cette écriture que nous avons régulièrement qualifiée de narcissique,
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car là se révèle l’aspect positif et constructeur du narcissisme dans ce qu’il permet l’art.
d) L’ouïe
Dans le vocabulaire du corps au Maghreb, Malek Chebel remarque que l’oreille tient un rôle
plus négligé que les autres organes des sens.703 Chraïbi n’accorde pas non plus exagérément
d’intérêt à la configuration anatomique de cet organe mais il met l’accent sur l’immense plaisir
qu’il apporte à l’homme grâce à la musique. Il invente même des expressions : “A perte de
vue…à perte d’ouïe” (Succession ouverte,21) ou encore “me regardait d’un ton” (Le passé
simple,172). La musique accompagne plusieurs récits. Dans Les Boucs (147) et dans La Mère du
Printemps (56), elle devient musique incantatoire coranique. La voix du héros, Azwaw devenu
pour un temps l’imam Filani, appellera du haut du minaret les fidèles à la prière dans Naissance
à l’aube. Dans ces deux derniers livres et dans Mort au Canada, la même chanson du pêcheur
lie le père à la fille. Nous lisons des morceaux de partition dans Naissance à l’aube où la musique
émeut aux larmes le héros ; un héros musicien se rencontre dans Mort au Canada et dans La
Mère du Printemps. La musique rattache l’écrivain au monde de la tradition, de son origine et
porte toute la nostalgie de l’avant-exil. Dans Naissance à l’aube, le père se sert de son luth afin
d’aider Yerma à retourner dans les temps anciens où elle n’était qu’une petite fille en adoration
devant son père et ainsi l’aider à se libérer de cet enfant qui n’arrive pas à naître. Benchama a
analysé les instruments de musique évoqués par Driss Chraïbi, il relève ainsi que les nay et
bendir (flûte-roseau et tambour) : “ont une valeur suggestive et servent de catalyseur à la
mémoire qu’il faut préserver, la mémoire anté-islamique, du temps des mythes païens....ils sont
associés à un espace spécifiquement berbère”704. Dans Une enquête au pays Ali reconnaît, sans
pouvoir y mettre des mots dessus, le son des tambours comme appartenant à son passé, ils
annoncent la mort du commissaire. Par ailleurs la musique fait partie également de la tradition
islamique ainsi : “la tradition rapporte que, Mavlânâ Djalâl-ud-Dîn Rûmi, célèbre soufi du XIIe
siècle considérait le Ney 705 comme étant le symbole de l’Homme complet, qui obéit à Allah
comme l’instrument au souffle du joueur”706. Quant au bendir, son utilisation remonterait à des
temps plus reculés. La musique, métaphore d’amour, comme le chantent les musiciens depuis
toujours, remplace la littérature à l’eau de rose peu développée dans les pays musulmans. Il n’est
de remarquer l’immense popularité de certains chanteurs comme la célébre chanteuse
égyptienne Oum Kalthoum ou encore Mohammed Abdel Walab707. La musique chez Chraïbi
rappelle le bercement de la mer qui apaise, comme le tout petit enfant trouve la sécurité dans
le balancement répété.
Le silence, motif littéraire classique, alterne avec la musique dans les romans de Chraïbi.
Dans Le passé simple : “Le silence est un prélude d’ouverture à la révélation [...] il enveloppe les
grands événements, donne aux choses grandeur et majesté” ; la mère fait sa prière (34) : “elle fait
une pause et le silence tombe”(35) ; “L’évier, en aspirant l’eau déversée d’une volée, rote [...] puis
le silence se rétablit”, c’est le moment choisi pour faire entrer le père dans la pièce après une
absence de trois ans. La famille va faire la prière puis partager le repas : “Personne ne parle” (36).
L’annonce de la mort de son père fait s’abattre sur le héros “une pluie de silence” (Succession
ouverte,18). Chez Chraïbi, le silence constitue une mise en scène pour accentuer la solennité
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du texte. Le silence peut avoir diverses fonctions par exemple dans L’inspecteur Ali, le silence
accompagne le discours du chef Mohammed et se veut empreint d’autorité, alors que pour
Raho, le silence devient mutisme et signe de méfiance, mais aussi prologue à la méditation.
Musique et silence, indissociables l’une de l’autre, la première apporte le plaisir, le second
précède et suit l’arrivée de l’autre. Tous deux accordent des plaisirs différents et accompagnent
l’homme.
L’oreille appartient au langage du corps et son sens est plus développé dans sa
juxtaposition, que l’on rencontre fréquemment chez Chraïbi, avec l’oeil.
On constate que situer les sens dans le paragraphe sur le métonymique croyant que tout
ce qui appartient au corps relève du domaine maternel s’avère insatisfaisant. Le goût avec tout
ce qui se rapporte à la nourriture constitue le propre de cet univers ; l’oreille, l’oeil et la main
concernent les deux mondes dans un mouvement de va et vient. Le monde maternel ressort
dans la nostalgie de l’avant, par la nourriture, par la caresse de la main maternelle, par la
musique qui berce mais surtout par l’oeil qui veille. L’instance paternelle utilise ses sens d’une
autre manière. Le monde paternel inclut du corporel mais de manière reportée, organisée,
partagée ; l’association oeil/parole en est une illustration, la musique aussi. L’oeil domine en
tant qu’organe autonome mais il s’affirme aussi en formant des sortes de binômes avec l’oreille
et la main. L’intérêt de l’étude des sens a été de montrer le chevauchement des deux
orientations tout en montrant que chez Chraïbi le monde maternel l’emporte.
1.2 Le corps malade
La maladie est une manière d’expression, de langage du corps, elle devient motif récurrent dans
l’oeuvre chraïbienne. Elle concerne principalement la tête : l’otite dans Les boucs et Succession
ouverte, la méningite dans Le passé simple, Les boucs et Une enquête au pays, la migraine dans
Une enquête au pays, La Civilisation, ma Mère, Mort au Canada. La maladie désigne sans doute
un élément biographique : le traumatisme de la mort du petit frère emporté subitement par
une méningite708. Mais la surreprésentation de la maladie dans ses romans semble évoquer
d’une manière générale la peur de la mort709. On peut s’étonner d’une telle angoisse lorsque
nous observons l’attitude de l’islam envers la mort, attitude que résume Chebel ainsi : “la vie
n’a aucune vertu en soi, elle ne peut se justifier que par la mort qui lui succède et la
parachève”710. L’islam a cru domestiquer l’angoisse de la mort en promettant la félicité
éternelle711. Mission difficile car celle-ci a des racines trop profondes correspondant à une
atteinte directe du narcissisme. Le petit enfant, protégé dans la bulle narcissique de la mère, ne
peut imaginer la réalité de la mort. Aussi tout le monde meurt dans les romans de Chraïbi, sauf
le héros712. Mer, mère et mort se confondent de manière métonymique. On se souvient de Fès,
la ville de la mère qui était “triste comme un cimetière”. Une telle homophonie peut traduire
l’angoisse d’être rattrapé et englouti par la mère. Le héros part, s’enfuit, particularité des
personnages de Chraïbi713. Cette fuite le conduit vers l’aventure, la découverte, monde paternel,
mais à long terme le voyage se transforme en exil. S’exiler est la résultante d’un double
mouvement, quitter le domaine familier maternel et aller vers l’étranger paternel : “ex-pulsion
du pays de la mère pour aller suivre et redécouvrir les traces de l’autre”714. La langue maternelle
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s’inscrit dans le corps avant le langage construit paternel, et on ne s’en échappe jamais. Du
langage, l’exil peut offrir une manière de s’en libérer, de s’éloigner de la parole reçue pour créer
la sienne propre. Et l’intégration du familier et de l’étranger amène l’individu à la création de
son propre univers langagier. Mais l’autre langage, que l’homme porte en lui et garde incrusté,
avec la nostalgie des origines, ressurgit chez l’homme vieillissant. Certaines répétitions
traumatiques, selon l’hypothèse de Freud, seraient la conséquence d’un événement dans le
passé auquel le sujet ne peut faire face, qu’il ne peut ni intégrer, ni abstraire en le refoulant.
Répéter aurait ainsi pour fonction de réduire la douleur mais le retour du “même” c’est le
contraire d’une avancée, c’est le retour à la mort. Pour Freud ce genre de répétition porte le
sceau de la pulsion de mort. L’écriture de Chraïbi le porte à double titre. Le premier renvoie à
la période qui lie étroitement mère et enfant715, le second concerne le traumatisme de la mort
du petit frère.
1.3 L’obscénité
Le corps parlant se traduit par une écriture chez Chraïbi qui peut sembler parfois vulgaire, voire
obscène. Marc Gontard remarque que le langage obscène appartient au champ imaginaire de
la langue arabe :
Le langage obscène au Maghreb se présente comme un capital de signes
extrêmement virulents, doublé d’une fonction compensatrice évidente. Il est
important de rappeler, afin de montrer l’importance du langage obscène, que la
culture orale a été, jusqu’à ces dernières années, le véhicule privilégié de la
transmission de la Loi au Maghreb. Tenant essentiellement de cette tradition, le
langage obscène appartient à un imaginaire en “clair-obscur”qui est spécifique de la
langue arabe716.
Fondamentalement il faut lire dans l’expression obscène l’influence arabe puisque proférer des
injures, des malédictions ou obscénités relève d’une pratique très courante dans tout le
Maghreb. Nous n’évoquons pas ici des pratiques propres au monde oriental comme par
exemple roter, signe de politesse et de remerciements au Maghreb. Certes, pareille trivialité
peut choquer un lecteur occidental, qui, porteur en cela de la tradition aristotélicienne, accorde
plus de valeur à l’éternuement qui vient du haut [de la tête] qu’aux pet et rot qui viennent des
parties moins dignes et respectables717. Une telle dichotomie entre le corps et l’esprit est
toujours vivace au début du XXIe siècle en Occident. Le pet, tabou occidental, s’inscrit dans
les interdits de l’islam comme signe d’impureté pendant le rituel de la prière. “Vous croyez
avoir pété. Mais réfléchissez, peuple de dieu. Votre anus a-t-il éjecté une once de fèces ? Non ?
Alors, tranquillisez-vous : vous n’avez pas pété” (Le passé simple,169). Rot attaché aux pratiques
sociales, pet à celles religieuses, ce que nous nommons cru fait partie du quotidien d’autres
cultures. Chraïbi se moque volontiers des excès de certaines pratiques religieuses, conscient
qu’il doit être d’un discours inhabituel pour un lecteur autre que maghrébin718. Il veut choquer.
La facette sociologique n’explique pas tout. L’obscénité langagière de Chraïbi est jubilatoire.
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Obscénité, rire, truculence, nous rappelle l’écriture rabelaisienne dans laquelle le langage du
corps prédomine. Chraïbi jouit du plaisir que donne le son du “gros mot” ou du juron car ces
mots le renvoient au plaisir du corps, comme l’enfant éprouve de la jouissance dans la
formulation du “pipi-caca”.719 Son vocabulaire évoque tout ce qui se trouve en dessous de la
ceinture: “Vous n’éternuez pas, ne toussez pas, ne rotez pas, ne pétez pas.....Bordel de bordel !
Si j’avais su, je serais resté au bordel” (Le passé simple,166); “mes testicules se raidir” (195) ; “se
vidanger” (203); “secouée de joie jusqu’à pisser” (71) ; “baise, pète”(93) ; il achève le livre en
“pissant” sur la ville720. L’obscénité évoquant le corps constitue une dominante du langage
populaire maghrébin, avec une prédominance de qualificatifs pour le corps de la mère -même
si évoquer la mère relève du blasphème suprême-, de la femme en général et des organes
génitaux. Elle témoigne d’un inconscient collectif :
Tout se passe comme si l’obscénité recélait en elle une vertu cathartique [...] En
disant des mots obscènes, on provoque, on catalyse, on draine le libidineux. On
l’exprime ; on l’apprivoise ; on le désamorçe [...] En se gargarisant des mots obcènes
on finit par maîtriser symboliquement et provisoirement les phantasmes qui
angoissent et il n’en manque pas dans les sociétés arabo-musulmanes [...] Ce sont
peut-être les sociétés les plus puritaines qui sont celles qui produisent le plus
d’obscénités verbales et [...] obsessionnelles721.
Chraïbi limite ses propos aux organes génitaux. Une seule fois il s’attaque à un interdit suprême
lorsqu’il fait allusion aux mouchoirs de la mère dans Le passé simple, car ils sont la preuve du
coït parental. En touchant à l’intimité de la mère, il brise un tabou absolu en Orient plus
qu’ailleurs : la pudeur. La pudeur, accompagnée de la notion de pur et d’impur, domine la
société maghrébine et règle la vie des femmes et des hommes. Le sang menstruel en est un
exemple : “si le sang de la vierge qui vient d’avoir ses premières menstrues est talismanique (il
suscite la passion des jeunes filles pour les hommes qui la courtisent), aux menstrues des
femmes plus âgées est rattachée la notion d’impur”722. Driss Chraïbi franchit souvent la
frontière entre pur et impur, il ne craint pas de raconter les menstruations d’Hineb encore
vierge ou de Yerma à peine nubile, description obscène dans l’univers maghrébin : “Impure !
Aha! Attends la prière de midi et tu verras. Attends avec ton jus. Ne te lave pas. […] Le sang
est ce qu’il y a de plus pur au monde.”(Naissance à l’aube,92). Il aurait pu atténuer le tabou
enfreint en se servant de mots français mais l’auteur ose assumer l’interdit en utilisant une
expression arabe : “avoir ses dettes”. L’obscénité fait partie de la culture de l’auteur mais aussi
de son imaginaire scriptural propre. Il s’en sert pour affronter ses démons. Et comme le dit
Georges Devereux : “les injures classiques dans une culture donnée révèlent les pressions et les
tensions propres à cette culture, tandis que les injures individuelles dévoilent les peurs de leurs
auteurs”723. Dans une société où les mères s’offrent comme seule image féminine possible et où
le meurtre fantasmatique de la mère, comme l’a mis en scène le conte de Jawdar, se révèle
impossible, le langage tente d’attaquer le roc maternel par l’obscénité la plus fréquente au
Maghreb724. L’obscénité touchant la mère n’effraie pas Chraïbi, même si l’allusion au sexe de la
mère se fait au travers du langage naïf de l’enfant. Le langage obscène de son écriture évolue au
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fil de sa maturation. Cru et violent dans les premiers romans, il devient inconvenant au niveau
du tabou qu’il soulève, à savoir enfreindre les interdits concernant l’intimité de la femme :
menstruations, accouchement, ébats sexuels. L’homme mûr s’approprie cette dernière forme
d’obscénité qui n’a plus rien en commun avec le langage violent de l’adolescent en butte au
monde de l’adulte. Le glissement se fait de manière progressive, elle se révèle évidente à partir
de La Mère du Printemps.
1.4 Le paratexte
Le dernier témoin de l’attachement de l’auteur au monde du corps et de la mère se cache
derrière le paratexte parce qu’ici il ne doit pas être lu comme le souci d’évoquer l’autre mais
comme le signe d’une occupation narcissique. Les romans de Chraïbi sont riches de messages
autour du texte : dédicaces, épigraphes, préfaces. Ils nous transmettent d’une manière générale
la nécessité qu’a l’écrivain d’attirer notre attention sur la généalogie du texte.
Les dédicaces, marque personnelle de l’auteur, ouvrent une lucarne sur sa vie privée, à
mots couverts ou non. Le message adressé à un(e) lecteur(trice) sera reçu par tous, sorte
d’hommage ou de remerciement public envers un être cher. Au-delà de l’intention tout à fait
louable, il semble que, d’une manière moins consciente, l’auteur souhaite s’attirer surtout la
sympathie ou l’admiration du lecteur. Les dédicaces de Chraïbi s’adressent à des amis, à des
femmes, à sa femme parfois, à sa mère, à son père et même une fois à ses enfants. Par trois fois
elles s’adressent au Maroc et aux Marocains. Parfois la dédicace suit le cours du temps. En
1972, elle s’adressait à Sheena comme à une soeur, citée à côté de la mère et de l’ami (La
Civilisation, ma Mère). En 1993 dans Une place au soleil, la dédicace est destinée à Sheena, la
maîtresse725. Au gré des rééditions, les dédicaces changent. La première version du Passé simple
était adressée à François Mauriac : “A François Mauriac, 1954, il y avait alors la révolte et
l’espoir” ; en 1977, Le passé simple sort dans la collection “Médianes” avec une autre dédicace :
“A Hassan II et autres valeureux leaders du monde arabe”. Dans la version de 1985 les dédicaces
sont un remerciement de l’auteur à l’intention des étudiants marocains : “Je dédie ce livre à tous
les étudiants marocains qui m’ont accueilli chaleureusement dans mon pays natal, en février 1985,
après vingt-quatre années d’absence”. Il est intéressant de remarquer comment le paratexte colle
au parcours de l’écrivain et ce d’une manière parfois plus explicite que le texte romanesque726.
L’ensemble des dédicaces renvoie l’image d’un écrivain apparaissant comme un ami fidèle, un
bon fils, un bon père, un bon mari et un bon amant727. Le paratexte auctorial rejoint le texte
romanesque dans des approches séductrices, on y retrouve le désir de plaire, de se montrer sous
son meilleur jour donc dans une démarche séductrice et non dans celle d’aller à la rencontre de
l’autre.
Qu’en est-il des épigraphes ? Elles sont très nombreuses et de longueur variable. Elles se
situent en début de livre et pour certains livres avant chaque chapitre. Driss Chraïbi fait appel
à une palette d’écrivains ou de philosophes pour introduire ses propos. Cette technique
confirme la définition de Gérard Genette pour qui la fonction de l’épigraphe est de donner un
effet de caution indirecte grâce à la proximité d’un personnage célèbre728. Souvent les citations
comme celle de W.C Halstead729 ou encore celle de Lester Ward730 apportent la conviction de
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la science. Chraïbi aime ce genre de sentences imposantes et s’y essaie parfois lui-même :
“Qu’avons-nous donc été, qu’avons-nous eu et fait pour que nous mourions deux fois –une fois
dans l’amour et une fois en nous-mêmes ?” (Mort au Canada). Plusieurs épigraphes sont
d’origine religieuse : “l’islam redeviendra l’étranger qu’il a commencé par être” (La Mère du
Printemps), citation du Prophète, ou “le respect des liens utérins ajoute à la vie”(Naissance à
l’aube et L’homme du livre). En résumé, la lecture des épigraphes apporte l’image d’un écrivain
lettré sachant jongler avec des citations hétéroclites731. L’accumulation des citations peut
ressembler à de l’étalage culturel, mais révèle surtout le souci de l’auteur de séduire son lecteur.
Les préfaces confirment la tendance un peu pompeuse des épigraphes. Elles sont souvent
sérieuses, parfois teintées d’humour comme celle du Passé simple :
Et le pasteur me dit : -Nous aussi, nous avons traduit la Bible. Nous y avons trouvé que
Dieu a créé les premiers hommes de race noire. Un jour le Noir Caïn tua le Noir Abel :
“Qu’as-tu fait de ton frère?” Et Caïn eut une telle frayeur qu’il en devint blanc. Et depuis
lors tous les descendants de Caïn sont blancs.
On peut s’interroger sur le sens de cette histoire en préface d’un livre racontant le désir de
parricide et la mort du frère quand habituellement la fonction de la préface est d’assurer une
bonne lecture “voilà pourquoi et comment vous devez lire ce texte”, fonction que rempliront
les autres préfaces732. La plupart d’entre elles expriment les souffrances et espérances des êtres
humains, jusqu’à devenir parfois militantes. Par exemple l’auteur dédie La Mère du Printemps
aux minorités ; mais il faut noter que ce discours militant est directement atténué par un
avertissement qui suit : “Ceci n’est pas un livre d’histoire mais un roman [...] toute
ressemblance…”. Enfin dans Une place au soleil le ton devient humoristique et les préfaces, à
l’image du contenu des romans, deviennent plus légères, signant la fin d’une période d’écriture
tourmentée.
Signalons encore deux éléments permanents chez Chraïbi. Le premier consiste en
l’annonce d’un prochain livre à paraître sur la page intitulée “du même auteur”733. On relève
cette pratique dès son troisième livre, L’âne (1956). Chraïbi y donne deux titres de livres en
préparation, Introduction à la vie et Les vieux. Ils n’ont jamais été édités, ou tout du moins pas
sous ces titres. Dans le livre suivant De tous les horizons (1958), on lit “à paraître” Succession
ouverte et Don Slim de la police ; le premier sortira quatre ans plus tard, quant au second il n’a
pas vu le jour sous ce nom. En 1966, il annonce dans la revue Souffles deux livres à paraître :
Le calme qui suit la tempête ainsi que Une journée dans le monde. Or un an plus tard, en 1967
paraît Un ami viendra vous voir, dans lequel est cité “en préparation” Naissance, et C’était un
jeudi et Catherine, allons-nous-en. Dans Mort au Canada, il y a “en préparation” Au delà de
l’expression ; sur ce dernier livre, nous en savons un peu plus grâce à une interview de Chraïbi
dans laquelle il parle à plusieurs reprises de ce livre, comme étant le livre hommage à sa mère.
Ce livre n’a jamais été édité.734 Naissance à l’aube annonce L’émir des croyants qui sera publié, en
1994 sous le titre L’homme du livre735. En 1993, Chraïbi parle de Un enfant et la vie dans Une
place au soleil, et annonce la parution de Vu, Lu, Entendu dans deux romans parus
respectivement en 1996 et en 1997736. Cet ouvrage est effectivement sorti en 1998 avec
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l’annonce, devenue habituelle, du tome II en préparation. Il est sorti en septembre 2001. Une
telle obstination à toujours annoncer “des romans à paraître” peut signifier la prolixité de
l’écrivain, aux casiers regorgeant de textes plus ou moins avancés, elle peut également illustrer
une anxiété qui pousse l’écrivain à se mettre dans l’obligation de produire. Peut-être répondelle plus prosaïquement à des fins commerciales. Même si Chraïbi évoque à maintes reprises
dans ses interviews l’aspect aléatoire du métier d’écrivain sur un plan financier, l’interprétation
reste ouverte.
Un deuxième élèment caractérise l’oeuvre de Chraïbi : l’écriture de tous ses livres est datée
et inscrite à la fin du roman : “Rêvé au Moyen-âge sur les vestiges d’une naissance, à Cordoue,
puis à Fès ; écrit en France en 1984-1985, de nuit, et parfois l’après-midi, lors des siestes de
mon dernier né : Tariq”. (Naissance à l’aube). Cette nécessité de signer et de dater les textes, qui
n’est plus d’usage, peut relever d’un besoin tout à fait maternel de conserver le moment du
plaisir, de le prolonger.
Une autre particularité de notre auteur concerne l’utilisation massive de citations et d’exergues,
qui selon Basfao serviraient de “béquilles” :
Les auteurs de ces citations faisaient office de “pères spirituels [....] la fonction
fondamentale de l’usage de la citation dans l’écriture chraïbienne me semble être
celle d’ersatz, produit de remplacement d’une Parole paternelle défaillante737.
L’interprétation de Basfao ne nous convient pas totalement. Nous ne sommes en effet pas
convaincue de la “défaillance” de la parole paternelle, dans le sens d’absence, il nous semble que
l’auteur utilise “les pères spirituels” comme un moyen de contourner la Loi paternelle pour
retourner dans l’univers maternel. Ainsi le paratexte paraît répondre à une nécessité d’utiliser
jusqu’au moindre espace du livre pour ne pas avoir à le quitter, pour garder cet instant
éternellement. Les épigraphes scientifiques, les références à de grands auteurs et le “à paraître”
le rassurent, et leur côté séducteur désigne un besoin évident de plaire. Conserver ce moment
de l’écriture de même que le désir de flatter son ego répondent à l’aspiration du petit enfant
qui évolue dans son monde narcissique où seul son plaisir compte. Enfin il faudrait aussi
évoquer les signes qui entourent les mots des textes. Chraïbi en est extrêmement friand, cela
représente sa façon à lui d’insister, dit-il, lorsqu’il ne trouve pas les mots assez forts. On trouve
des signes comme des partitions de musique écrites par l’auteur, pour qui la musique semble si
importante qu’il ne peut la séparer de l’écriture, ou des arabesques coraniques qui montrent la
fascination de l’écrivain pour la richesse de sa religion et de sa culture. Le livre, par le rajout de
calligraphies, devient entre les mains de cet auteur un objet visuel, phénomène peu courant qui
rejoint ainsi à sa manière le motif de la vision : l’oeil qui protège.
2 RÉPÉTITION
E T É N U M É R AT I O N
Métonymie et métaphore vont toujours ensemble, mais au départ l’articulation est surtout
d’ordre métonymique, bien que, à l’origine de tout mot (qui remplace une chose ou une
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personne) il y ait aussi une métaphore (puisque remplacement). Ainsi le langage, à son origine,
est métaphore puisqu’il “remplace” autre chose. Après cela la répétition est surtout
récapitulation métonymique, pur “alignement”. En tant que figure primitive de toute
représentation elle semble être une forme de métonymie pure. Le fait qu’on soit capable
d’utiliser tel ou tel mot est déjà une répétition “originelle” pour ainsi dire du dictionnaire.
Après seulement elle devient figure de style visible, qui présuppose l’autre, “invisible”,
“implicite”.
Sur un plan concret les travaux de Jean Piaget ont montré que l’acquisition du langage
suit le développement neurologique et psychologique de l’enfant738. Pendant la toute petite
enfance il répète inlassablement en imitant, ensuite il énumère ses acquis langagiers dans un
discours égocentrique qui ne s’adresse qu’à lui-même, avant d’atteindre le langage socialisé qui
le plonge dans la communication sociale, montrant qu’il est plus avancé dans son
développement. Enumérer des mots signifie d’abord une tentative de maîtriser son univers,
mais aussi révèle la difficulté à choisir, car choisir –remplacer un mot par un autre- signifie
d’une certaine façon éliminer et donc perdre. Dans cette phase d’apprentissage correspondant
sur le plan psychologique au narcissisme freudien affectif, l’enfant n’en est pas au choix. Cela
viendra dans un développement ultérieur quand il pourra remplacer un mot par un autre, dans
le monde métaphorique.
La répétition, cette grande dame du champ métonymique est surreprésentée dans
l’oeuvre de Chraïbi. On la retrouve à divers niveaux : les mots, les phrases, les sons, les
chapitres, les livres, les personnages. La répétition donne au lecteur un sentiment de déjà lu non
désagréable, qui peut se transformer en une impression d’intimité partagée avec l’auteur.
L’écrivain entraîne le lecteur dans un univers qui peut plus ou moins lui convenir. L’atmosphère
de “connu” qui s’en dégage porte la marque du monde maternel où l’enfant domine un univers
sécurisé. La figure de répétition n’appartient pas en propre à l’écriture de Chraïbi, elle est la
marque de toute littérature. La spécificité se trouve dans les domaines qu’elle touche car
comme l’a montré Sarah Kofman, le fantasme individuel d’un créateur, même s’il n’est qu’une
variation d’un fantasme universel, n’en est pas moins typique739.
Dans le paragraphe précédent nous avons souligné l’aspect récurrent concernant le
langage du corps, nous poursuivons maintenant avec les niveaux évoqués ci-dessus. Pour cela
nous nous appuyons principalement sur l’extrait de Succession ouverte. La répétition devient
parfois enlisement, ainsi l’exemple de cette phrase très longue qui commence par une
métonymie : “des mains qui eussent inspiré Rodin”, continue sur une métaphore “des
lévriers..”, se poursuit sur une répétition : “longue, très longue”, pour s’achever sur “une coulée
de bronze”, référence à la sculpture nous ramenant au début de la phrase740. Un peu plus bas
on reconnaît une concordance entre le verbe “s’effrangeaient” et plus loin “déchirures”741 et
également une persistance à utiliser le déplacement entre l’oeil et la voix742. Cette impression de
s’enliser dans des mots que donne la répétition témoigne de la difficulté à abandonner le plaisir
d’une formule plaisante pour aller vers ailleurs.
Les figures de style de la répétition sont utilisées avec excès. Toujours dans l’extrait de
Succession ouverte l’anaphore rhétorique743 : “Quand elle se penchait, quand elle tendait un
plateau, quand elle se relevait”744 est une illustration de ce que l’on lit souvent. Un peu plus bas
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commence une anaphore rhétorique qui revient à neuf reprises : “Voici”. Elle introduit neuf
paragraphes et accompagne la plainte comme une lamentation qui serait psalmodiée.
L’anaphore, en rythmant l’énoncé, apporte une tension poétique, elle vise à entraîner
l’adhésion du lecteur. L’alignement des voici conserve le caractère énumératif du champ
métonymique et lui confère un caractère solennel, solennité du “il était une fois” de l’enfant
trouvé déjà souligné745.
Les répétitions de couples sémantiques antynomiques : “Deux Malraux, le jeune et le
vieux, le vivant et le mort, l’actif et le passif, l’homme du combat et l’homme de l’art”746
produisent le même effet et sont également très fréquentes dans tous les livres. Par contre, une
autre forme de répétition, l’épiphore747 ne relève sans doute pas du domaine protégé de la mère
car la reprise hyperbolique en fin de phrase peut donner une vision caricaturale de la réalité
évoquée : “je ne mange pas. Je ne bois rien. Je ne fume pas. Je n’ai besoin de rien”748. Ainsi le
ton humoristique fait déplacer la répétition vers le métaphorique, car l’humour, attestation de
la distance, montre l’accession au monde paternel.
Toujours au niveau des figures de style, l’utilisation de topoï tels que : “une sorte de
nomade sans bâton et sans Bible”, “ces idéologies des lendemains qui chantent”749, tend à
indiquer une maîtrise du langage, maîtrise toute métonymique par son côté sécurisant. En
même temps l’utilisation de topos renvoie au domaine métaphorique parce qu’ils sont souvent
chargés d’ironie. L’épitrochasme, suite de termes brefs, est une figure d’amplification qui
imprime un rythme à l’énoncé : “des conseils pour écrire, pour percer, pour faire carrière750 et
qui, de ce fait, se rencontre souvent en poésie. Cette figure caractéristique de notre auteur
confirme avec les autres figures une écriture dominée par le monde maternel.
Chraïbi se plaît à utiliser aussi la digression. “Les petits récits”, insérés dans ses textes
permettent au héros de s’échapper quand la tension se révèle trop forte, intolérable. Cette
figure lui offre un abri contre le danger qui l’oppresse, mais lui permet aussi de faire une pause
avant de l’affronter. Une telle attitude sert le besoin de monde sécurisant, il faut se protéger et
rassembler les morceaux éparpillés de sa personne avant de monter au créneau. L’extrait de
Succession ouverte offre un parfait exemple de texte digressif, il fonctionne comme une sorte de
grande parenthèse permettant au héros de faire le point avant de retrouver sa famille et
d’affronter la mort du père.
Chraïbi se sert également dans différents romans des mêmes comparaisons : “Les jambes
étendues comme une paire de haches”751 ; ou pour décrire les yeux aussi bien de la mère que du
père posés sur l’enfant : “les yeux sans cils”752, “deux trous de tendresse”753 ou “boules de
tendresse”754. A travers ces comparaisons se lit l’articulation entre le métonymique et le
métaphorique car comparer signifie être plus loin et appartient au champ métaphorique alors
que répéter les mêmes termes montre le souci du tout petit enfant qui ne peut qu’aligner des
mots. En ce qui concerne l’emploi de certains mots, l’auteur a fréquemment invoqué l’amour
des mots qu’il éprouve pour justifier un usage récurrent. Nous l’avons déjà dit lors de
l’observation des sens les mots de la nourriture, comme hargma ou iben755, désignent “un
tatouage de l’enfance”756. Tatouage que Chraïbi a formulé si joliment dans Les Boucs : “J’ai peur
que nous n’ayons jamais d’autre avenir que notre passé”757. Une autre expression tenants et
aboutissants 758, si souvent rencontrée dans ses livres offre une vision de cercle achevé, elle inclut
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l’origine et la fin. On la trouve accolée aux termes de -Père-Seigneur, démocratisation, société,
Coran, ‘faire, avoir, être”. Une telle juxtaposition amène à penser que cette locution est peutêtre une métaphore du Père en référence à la loi, sa répétition peut montrer alors et
l’attachement à la Loi et la crainte qu’elle inspire. Mais elle peut également renvoyer au plaisir
du son, élément non-langagier du domaine métaphorique.
Remarquons également une inflation d’adjectifs et de mots non usuels759, de termes
spécialisés inconnus du lecteur moyen760 et une écriture mosaïque au caractère citationnel761.
Les romans de Chraïbi fourmillent de références linguistiques, latin, anglais, allemand, arabe
se mêlant, cet excès amène Jacqueline Arnaud à ironiser : un “bouillon de culture
universitaire”762. L’abus de figures telle que l’anaphore rend l’écriture hyperbolique. Cette
maîtrise de la langue ajoutée à un étalage des savoirs peut classer cette écriture dans un registre
narcissique.
Les guillemets mettent en valeur l’interpellation pressante qu’adresse le personnage au
monde, suivie d’une pause, sorte de prise de distance puis de nouveau un texte déclamatoire
entre guillemets763. L’auteur se situe alors dans le genre délibératif, il a acquis la distance
l’autorisant au jugement et de retour au pays natal, le personnage se retournant sur son
expérience d’émigré adresse une diatribe virulente. Mais s’agit-il vraiment d’un message
s’adressant à l’autre ou pris dans son narcissisme, s’écoute-t-il déclamer ? L’art oratoire n’est-il
pas une forme de digression pour éviter d’aborder un sujet brûlant comme l’étaient les petits
récits ? Cette déclamation a lieu juste avant d’atterrir dans son pays, après une longue absence,
et Driss vient enterrer son père. Il est difficile de trancher en pareil cas, la maîtrise langagière
montre aussi l’avancée de l’enfant vers l’acquisition culturelle, domaine paternel, mais la
digression rappelle les armes qu’utilise le tout petit enfant pour se protéger. La tension entre les
deux pôles sous-tend le texte, tension d’autant plus palpable que le discours est détourné.
De façon générale le ton, le rythme et la couleur chez Chraïbi révèlent le domaine
métonymique. Une phrase musicale à la phonétique redondante incarne parfaitement le style
de l’auteur : “ Quand la terre tremblera de son tremblement”. Ne résonne-t-elle pas du plaisir
de l’auteur par son rythme et la sonorité des mots ? Le langage porte le plaisir du corps que
nous avons longuement développé.
La structure narrative se caractérise par des situations identiques dans divers livres,
procédé assez fréquent en littérature, mais aussi par une répétition du discours, procédé plus
rare qui se traduit ainsi : le personnage pense son texte, puis, quelques lignes plus loin il redit
le texte à voix haute, comme une sorte d’explicitation. Un exemple parmi d’autres se trouve aux
pages 42,43,44 de Succession ouverte. Interrogé sur cette particularité de son écriture, Chraïbi
répond :
Le personnage pense quelque chose mais aura-t-il le courage de le dire? et d’une.
Deuxièmement : entre le fait même de penser cela et de le dire il y a toujours un
petit quelque chose. Au niveau de la langue, du langage ce n’est pas tout à fait la
même chose ; il y a toujours un petit détail qui différencie ce que, dans son courage,
dans son vrac, le personnage a pensé et ce qu’il a dit. Il y a une démarcation, un
petit écart764.
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Au-delà de la technique et des raisons exprimées par l’auteur, ce type de répétition semble
appartenir à l’expression d’un enfant qui aligne, qui se rassure en reproduisant les mêmes mots.
La répétition se rencontre de nouveau dans le procédé d’accouplement des livres. Un
auteur qui écrit une histoire en deux romans se rencontre assez fréquemment mais il est rare
que ce procédé devienne systématiquement utilisé pour toute une oeuvre. Chez Chraïbi,
chaque livre possède un lien avec un autre livre : Succession Ouverte apporte une fin au Passé
Simple ; le même héros relie Une enquête au pays à L’inspecteur Ali ainsi qu’à d’autres romans765 ;
La Mère du Printemps et Naissance à l’aube incarnent les deux volets d’une saga. On peut alors
parler de structure cyclique narrative régie par le monde maternel qui ne tolère pas les nouvelles
expérimentations.
L’étude de la construction interne des romans montre que sur 15 livres, six romans sont
découpés en deux grandes parties766 et 3 en 5 chapitres767, illustration d’une régularité certaine.
La structure également répétitive dans le parallélisme de certaines scènes a été mise en évidence
par Kadra-Hadjadji. Un exemple dans Le passé simple, la même scène place le père face au fils
mais en inversant les rôles :
Scène1 : le Seigneur crache à la figure de son fils, scène2 : Driss lui rend son crachat
Scène1 : le Seigneur saisit Driss au poignet, scène2 : Driss saisit la main de son père, prête
à le frapper.
Scène 1: le Seigneur dénonce les défauts de son fils, scène2 : Driss dénonce les vices de
son père768.
Un même parallélisme, sans l’inversion, se retrouve dans d’autres romans sous la forme des
première et dernière phrases qui reprennent le même thème769 :
Première phrase de La Civilisation, ma Mère : “Je revenais de l’école, jetais mon cartable
dans le vestibule et lançais d’une voix de crieur public : bonjour maman”.
Dernière phrase du même roman : “Que son770 rire était cristallin, mon Dieu, répercuté
par le hublot ouvert sur toute l’étendue de la mer”.
Première phrase de Mort au Canada : “De tout l’espace sous le ciel, ce fut ici et nulle part
ailleurs que, pour lui, se leva le destin : à l’île d’Yeu, fresque de roc et de paix
debout dans l’océan Atlantique, ancrée comme une vigie au large de la Vendée
Dernière phrase : “Sans fin et sans frontière, la mer reprenait de sa grande voix d’orgue la
symphonie de la vie que les hommes avaient interrompue, détruite au nom de
ce qu’ils appelaient l’amour”.
Dans Une enquête au pays, le village occupe la première et dernière phrase du roman.
Cette façon de réutiliser la même structure peut également répondre au désir de construire, de
créer, et là aussi cette technique montre l’articulation entre le maternel et le paternel, répéter
pour le plaisir, structurer pour construire.
Un autre type de répétition, l’intertextualité plaît beaucoup à notre auteur : “Tout
discours en répète un autre”771. Dans les Boucs, une description des travailleurs émigrés rappelle
le texte de David Rousset sur l’univers concentrationnaire772 ; mais on rencontre aussi
l’intertextualité interne à l’oeuvre. Avec régularité Chraïbi émaille ses textes d’indices faisant
référence à ses autres textes773, La Mère du Printemps et Naissance à l’aube possèdent des passages
identiques. “Dans tous vos livres, le héros est un artiste”774 dit le conférencier au personnage
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principal, clin d’oeil de l’écrivain qui, il est vrai, aime que ses héros soient des artistes ; “ce passé
si simple, si simple et si élémentaire”775 rappelle le titre du premier livre. Cette constante
référence à des écrits antérieurs est une facétie de l’écrivain mais aussi une certaine manière de
créer une unité, une continuité dans son travail sur laquelle il peut se reposer.
Pour finir, on peut ajouter la répétition dans le dédoublement des personnages auquel
Chraïbi se montre très attaché. Kadra-Hadjadji appelle duplication les personnages qui
reviennent dans plusieurs livres, tels Raho, Isabelle, une petite fille blonde, ou encore Hajja ou
le grand frère. Doit-on lire derrière cette duplication l’influence de l’écrivain si admiré par
l’auteur, Faulkner, pour qui “la plupart des héros se dédoublent comme si le romancier ne
pouvait concevoir un personnage qu’accompagné d’un second qui lui ressemble comme un
frère”776 ? Peut-être, mais au-delà de l’intérêt littéraire résidant dans l’utilisation des mêmes
personnages dans plusieurs romans, on observe qu’ils hantent les romans de Chraïbi car ils
portent quelque chose qui appartient à l’histoire du romancier, au même titre que le héros,
double de l’écrivain. Ce quelque chose pourrait être de l’ordre du narcissisme : “on sait le drame
du narcissisme : contre le danger de l’autre (ou de l’objet), le narcissisme répond par le
dédoublement”777. Répéter, énumérer apporte la même sécurité. Le tout petit enfant se sent bien
dans son monde qu’il pense contrôler.
La manière d’écrire de Driss Chraïbi possède une syntaxe qui semble parfois chaotique :
subordonnées séparées des principales, fréquente utilisation de phrases nominales778. Mais ce
qui le caractérise avant tout et dès le premier livre c’est une prédominance de la coordination
sous deux formes : soit des phrases courtes qui se suivent sans lien de coordination, soit dans
la même phrase un alignement de plusieurs énoncés séparés par une coordination779. Cette
particularité ne marque pas que les débuts de l’écriture de Chraïbi, en effet il demeure fidèle à
ce procédé jusque dans les derniers livres. Une telle continuité dans la manière de manier la
phrase nous amène à conclure qu’il s’agit bien de son style780. La coordination montrant son
souci de contiguïté, d’alignement relève du champ métonymique ; la phrase subordonnée
appartient au métaphorique car elle indique la capacité de comparer. Les phrases coordonnées
confirment une prégnance du champ de la mère.
En concluant ce paragraphe sur la répétition, on ne peut s’empêcher de penser au petit
enfant à la recherche de son identité qui raconte n fois ce qui s’est passé une fois ; la répétition
lui permet d’être le même et de le rassurer sur sa propre réalité. On sait également depuis Lacan
que la répétition est une demande d’amour781, on repense au cri déchirant du fils dans Le passé
simple réclamant des comptes à sa mère : pourquoi m’as-tu repoussé ? On comprend pourquoi
cette figure majeure du métonymique caractérise l’écriture chraïbienne.
N OT E S
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Béla Grunberger 1971, Le narcissisme. Essais de psychanalyse. Payot & Rivages. 1993. p.15.
Nous ne nous arrêtons pas aux travaux de certains qui pensaient qu’il ne s’agissait que d’un mythe créé
par Freud.
André Green 1983, Narcissisme de vie. Narcissisme de mort. Ed. De Minuit.
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Béla Grunberger, Ib. p.39.
“Le mythe familial oedipien peut aisément se comprendre vu sous cet angle : l’enfant que ses parents
déçoivent parce qu’ils manquent de cette toute-puissance dont il voudrait participer, se donne des
parents fantasmatiques (roi, héros) dont la toute puissance est hors de doute”. Note de Béla Grunberger,
Ib. p.82
Béla Grunberger, Ib., p.82.
André Green, Ib. p.20.
Nous empruntons l’expression à Malek Chebel, Le corps en Islam, p86. Ib.
Sourate XXXII.
Abderrazak Haouach, Essai d’analyse du personnage dans le Passé simple, Les boucs, Succession ouverte.
Thèse présenté à l’UFR de Lettres. Paris Nord.1994-1995. Seulement dans Le passé simple il relève la
main aux pp.24,25,26,33,35,70,86,129,133,137,138,141,151,194,225,235.
L’odorat n’intervient pas assez souvent pour en faire un paragraphe à part. On peut juste noter la
proximité entre nez et sexe féminin par deux fois. La première dans Le passé simple quand le sexe de la
femme est comparé à l’odeur d’une ville : “une petite odeur de pourriture”, p.190. La seconde dans Mort
au Canada : “si j’étais aveugle, je sentirais ton sexe avec mon nez et mes mains […] c’est ce que tu as de
plus beau”.
Lahcen Benchama, L’oeuvre de Driss Chraïbi. Ib. Il a comptabilisé et analysé les mots de la nourriture,
pp.157-162.
“Plat mijoté longtemps, très longtemps, à base de pieds de mouton, de pois chiches et de piment de
Soudan”. Note apportée par Driss Chraïbi dans Naissance à l’aube p.91.
Gaston Bachelard 1942, L’eau et les rêves. Essai sur l’imaginaire de la matière. Corti. Coll.Poche Essais.
1996, p.135.
Abdelwahab Boudhiba 1975, La sexualité en Islam. Quadrige/PUF p.26.
Tahar ben Jelloun 1973, La réclusion solitaire, Denoël p.26.
Sourate II, 220.
Le Coran mis en exergue dans Naissance à l’aube.
Sourate II, 22, 25, sourate XLVIII.
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, op cit Encyclopédie des symboles, p.406.
Interview en mars 1985 de Driss Chraïbi accordée à Eva Seidenfaden, ib, p.455.
Sigmund Freud 1929, Malaise dans la civilisation. PUF. 1983, p.10.
Béla Grunberger et Pierre Dessuant 1997, Narcissisme Christianisme Antisémitisme. Hébraïca Actes Sud.
Quatrième partie Antijudaïsme et antisémitisme.
Gaston Bachelard L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière. Ib.
Gaston Bachelard, ib. p.136.
Extrait de Succession ouverte pp.29-44. Annexe 4.
“Mon champ de vision”, “je ne le voyais pas”, “ses yeux de myope”, “dans mes yeux”, “je porte des
lunettes noires”, “j’ai regardé” (deux fois), “il y avait leurs yeux”, “le regard de ces yeux”, “je les regardais
parler”, “je la regardais dormir” (trois fois), “j’ai regardé”, “mon regard disait”, “je ne me vois pas” (deux
fois).
Haouach a relevé également les occurences et le champ sémantique autour de l’oeil dans les trois
premiers romans : 78 dans Le passé simple, 53 dans Les Boucs, et 97 dans Succession ouverte.
Malek Chebel 2000, Du désir. Payot & Rivages, p.140.
Ib. p.45.
Malek Chebel 1995 Dictionnaire des symboles musulmans. Albin Michel, pp.304-305.
On pense à Platon qui attribuait un oeil à l’âme ou encore aux mythes grecs dans lesquels l’oeil est très
présent, à Homère et son cyclope, à Sophocle et l’Oedipe.
Deux exemples célèbres : Oedipe et Narcisse ou encore le mythe moins connu de Tirésias qui est aveuglé
et promu devin par Athéna pour être passé au-delà de tout interdit en apercevant le corps nu de la déesse.
Jean-Paul Valabrega 2001, Les mythes, conteurs de l’inconscient. Payot & Rivages, p.142.
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CL.Aziza, CL.Olivieri, R. Sctrick 1978, Dictionnaire des symboles et des thèmes littéraires. Nathan.
Dans Une enquête au pays qui se passe à l’intérieur des terres arides, le soleil revient plusieurs fois par
page sur une trentaine de pages.
Les Boucs, p.77.
Mort au Canada, p.66.
Ce lapsus est signalé par Kadra-Hadjadji, ib. p.51, l’action se passe en mai 1943.
Le passé simple pp.134-135.
Driss Chraïbi, Demain. 7-14 novembre 1957.
J.Chevalier, A.Gheerbrant 1982, Dictionnaire des symboles. R. Laffont.
Ib.
Cf. 3ème partie “Le monde de l’enfant”.
Le complexe de castration est une découverte de Freud, il s’agit d’une formation psychique, de l’enfant
qui à un certain moment de son développement va être conscient de la différence des sexes, la femme
n’a pas de pénis. Le petit garçon va s’expliquer cette anomalie en imaginant un père castrateur de la
femme. Plus tard lorsque l’enfant sera à l’âge du complexe d’Oedipe, cela se transformera en angoisse de
castration. Le petit garçon va craindre la castration pour lui-même, représailles du père sanctionnant le
désir de l’enfant pour la mère. De manière plus générale ce complexe renvoie à la peur et au refus qui
caractérise l’humain de devoir souffrir, perdre, être dominé de quelque façon que ce soit.
Guy Rosolato, Eléments de l’interprétation. Ib. p.84.
Cf. Les travaux de Winnicott. Ib.
Malek Chebel, Le corps en Islam. Chap. II. Ib.
Ib, p.164.
Nous reprenons l’orthographe utilisée par Chebel comme nous avions conservé celle adoptée par
Chraïbi et Benchama.
Malek Chebel, Le corps en Islam. Ib. p.158.
Chraïbi dans L’inspecteur Ali et la C.I.A parle du chanteur Mohammed Abdel Wahab, dont les chansons
le font pleurer. Dans sa biographie il les cite tous deux.
Quant à la migraine, on peut avancer que Chraïbi doit en être coutumier.
Le cantique des morts est invoqué dans pratiquement tous les romans.
Malek Chebel 2002, Le sujet en islam. Seuil, p.88.
Guy Rosolato résume la différence entre l’islam et le christianisme ainsi : “la grande affaire de la religion
est la mort, la résurrection du Christ prouve qu’elle peut être vaincue mais ce n’est pas l’affaire de
l’islam”. Le sacrifice. Repères psychanalytiques. Ib. p.100.
Dans De tous les horizons, un enfant est enlevé, perdu et on ne le retrouve pas. Dans Les restes Haj Moussa
enterre son petit-fils. Dans La foule la mort de l’enfant prend la forme de l’incapacité à en avoir. Un ami
viendra vous voir montre Ruth qui tue son enfant. Et sans oublier tous les morts dans le corpus de
romans étudiés : la mère du héros, le père du héros, l’enfant du héros, le père de Dominique, le chef
policier, les parents d’Hineb, la mère de Azwaw, sa femme Hineb, sa fille Yerma et enfin le héros luimême.
La plupart des héros sont sur le départ à un moment ou un autre.
René Kaës 1998, Différences culturelles et souffrances de l’identité. Dunod. pp.135-150.
Pour certains théoriciens la pulsion de mort relève de l’époque fusionnelle mère/enfant, qui au-delà du
plaisir procuré, est une époque chargée de l’angoisse du trop de mère.
Marc Gontard 1981, Violence du texte. L’Harmattan, p.56.
Ib citation de M.Gaignebet : Le folklore obscène des enfants français. Thèse de doctorat de 3ème cycle.
Chraïbi attribue ce hadith à Abu Bakr le Véridique, ce qui est selon M. Aouissi faux, cf. Kadra-Hadjadji,
p.226.
Le vocabulaire scatologique est apprécié : “je vais te dire : de la merde, comme de la merde que, chiée
dans sa culotte, on envoie vite promener –et la culotte avec, et comment donc !”. Le passé simple, p.255.
Dans Le passé simple.
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Abdelwahab Boudhiba, La sexualité en islam. Ib. p.251.
Malek Chebel Le corps en Islam. Ib. p.97.
Georges Devereux 1970, Essais d’ethnopsychiatrie générale. Tel Gallimard, p.196.
Géza Roheim remarque que l’insulte la plus sanglante chez les Somal “va coucher avec ton père” trouble
fort peu l’Arabe qui se livre fréquemment à des activités homosexuelles, ce à quoi nous ajoutons que la
pire insulte au Maghreb est “va coucher avec ta mère”. Géza Roheim 1932, “Psychoanalysis of Primitive
Cultural Types”. International Journal of Psycho-Analysis. N.13, pp.1-224.
A Sheena : “Chéri, m’a-t-elle dit, attends au moins que j’enlève ma culotte”. Driss Chraïbi.
Nous avons noté dans le questionnaire que l’auteur a rempli à l’intention de Jeanne Fouet les intitulés
des amis. G.Godebert : son ancien réalisateur sur France Culture, F.Cintré : directeur de la SACD,
société qui gère les droits d’auteurs, F.Antoine : ancien chef des dramatiques de France-Culture, A.Jans :
journaliste, critique littéraire, ou encore D. Bordigoni psychiatre, M.Clodkiewicz et J.M Borzeix :
directeurs littéraires. Notons que la grande majorité des amis vient du milieu professionnel à qui l’auteur
semble se sentir redevable.
Les dédicaces familiales s’adressent à sa première femme et à leurs enfants, à sa seconde femme, à sa mère,
son père ou encore à son beau-père. Il ne semble oublier personne si ce n’est les enfants qu’il a eus de sa
seconde épouse. Mais cette manière d’associer ses proches à la “célébrité” veut montrer sa gentillesse et
sa simplicité.
Gérard Genette 1987, Seuils. Seuil
Les Boucs : “In recent years psychiatry has moved more and more in the direction of a conception of ego
failure as the basis of mental disorder, and herein lies real hope for scientific advance”.
La Civilisation, ma Mère : “Est-il vrai que l’homme parviendra finalement à dominer l’univers entier, à
l’exception de lui-même?”
Driss Chraïbi, écrivain paradoxal disait en 1961 en parlant des écrivains maghrébins de langue française :
“qu’ils n’ont pas été marqués par des livres, des citations ou des pensées, au contraire nous avons poussé
dans un jardin à la française comme autant de chiendents et nous faisons notre entrée dans la vie comme
du chiendent”. Confluent, n.15, septembre-octobre 1961, cité par Jean Déjeux Littérature maghrébine de
langue française. Ib, p.295.
Gérard Genette Ib.
Page comportant habituellement la liste des livres déjà parus et le nom de la maison d’édition.
Dans l’interview accordée par Chraïbi à Basfao, il est revenu à plusieurs reprises sur ce livre qui semble
être la conjuration de la peur de la mort de la mère, Basfao pense qu’il s’agit d’un “Fort- Da” littéraire.
On se souvient que le “Fort-Da”, dans la théorie Freudienne, c’est l’enfant qui fait disparaître et
reparaître la mère. De la même manière Chraïbi faisait mourir le personnage de mère dans un livre pour
le faire revivre dans le suivant.
Confirmé par un questionnaire envoyé par Jeanne Fouet en 1995 auquel Driss Chraïbi a répondu.
L’inspecteur Ali à Trinity college et L’inpecteur Ali et la CIA.
Interview accordée à Basfao, en 1975 Ib. p.716.
Cf. les travaux de Jean Piaget.
Sarah Kofman 1985, L’enfance de l’art. Une interprétation de l’esthétique freudienne. Galilée. P.142.
Voir extrait annexe 4. Lignes 40-43.
Ib. Ligne 48.
Déjà vu dans le paragraphe sur les sens.
Répétition en tête d’un groupe syntaxique d’un mot ou d’un groupe de mots.
Voir extrait annexe 4. Ligne 14.
Cf. 1ère partie.
Voir extrait annexe 4. Lignes 26-27.
Figure symétrique de l’anaphore, la répétition se fait en fin de phrase.
Ib. Lignes 20-21.
Voir extrait annexe 4. Lignes 75, 86.
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Ib.
Entre autres Succession ouverte, p.142.
Entre autres Le passé simple, pp.55, 148 ou encore Succession ouverte, p.68.
Entre autres La mère du Printemps, p.88.
Entre autres La civilisation, ma Mère, p.15.
Hargma est un plat à base de pieds de veau, de piments forts et de pois chiches, Iben est du petit lait.
Benchama, ib. p.159 citant Khatibi qui parle “d’inconsolation”.
Succession ouverte, p.110.
Succession ouverte pp.22, 137. Une enquête au pays p.167. Mort au Canada p.15. La Mère du Printemps
p.158. Naissance à l’aube p.150.
Coprolalie, idoine.
Apophtegme, lendores; les titres des chapitres du Passé simple relèvent de la procédure de l’analyse
chimique: Les éléments de base, Période de transition, Le réactif, Le catalyseur, Les éléments de synthèse.
Julia Kristeva 1978, Recherches pour une sémanalyse. Seuil.
Jacqueline Arnaud 1982, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb
Yacine. L’Harmattan, p.107.
Voir extrait annexe 4.
Interview avec Basfao, 1975, annexe de sa thèse ib.
Place au soleil, Inspecteur Ali et la CIA, Inspecteur Ali et Trinity collège.
La foule, Succession ouverte, Un ami viendra vous voir, La Civilisation, ma Mère, La Mère du Printemps,
L’homme du Livre.
Le passé simple, L’âne, Mort au Canada.
Kadra-Hadjadji, ib, p.46
Nous avons souligné en italiques les récurrences.
Son = le rire de la mère
Julia Kristeva, Recherches pour une sémanalyse. Seuil, 1978
Les Boucs, pp.21-22, cette intertextualité nous a été indiquée par Abdelkader Benarab 1994, Les voix de
l’exil. L’Harmattan p.64.
Par exemple dans l’extrait ou encore le titre du roman écrit par le personnage-écrivain dans Les Boucs.
Voir extrait annexe 4. Ligne 5.
Ib. Lignes 53, 54.
Kadra-Hadjadji le signale en citant M.Mohrt 1955, Le nouveau roman américain. Gallimard, p.72
Guy Rosolato, Essais sur le symbolique, ib. p.20.
Voir extrait annexe 4.
Exemple Le passé simple, p.92 : “Je connaissais le jeu. L’on dispose de figues sèches. Que l’on aplatit,
perce et enfile sur un tressé de doums. Un fils du douar se charge de ce collier et s’apprête à aller le
vendre. Or, à ce moment-là, il y a toujours quelqu’un qui le rappelle : ajoute cette figue, je l’ai oubliée.
Des jours et des nuits tombent et, en fait de figues, c’en est finalement un plein tombereau qui prend la
route du souk. Si Kettani avait sa figue à ajouter”. Sur 7 phrases, seules deux sont des subordonnées.
Un autre exemple pris au hasard dans L’inspecteur Ali, p.132 “Les voisins étaient aux fenêtres et au
spectacle, par familles entières. Des passants qui vaquaient à leurs occupations ralentissaient le pas,
venaient vers nous, certains au trot. Il en sortait de partout. D’un autobus brimbalant descendirent en
marche une douzaine de passagers. Miloud n’écrasa personne. Il était sûr de son volant. Et, sur le seuil,
se manifesta soudain un policier.” Sur 7 phrases 1 seule est une subordonnée.
Cité par Rosolato, Les éléments de l’interprétation. Ib. p.50.
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Chapitre II. Le champ métaphorique.
Le champ métaphorique couvre le domaine de la découverte d’autrui, et un emploi de la langue
où non pas le besoin de proximité mais le jeu de la ressemblance et de la différence ont le
premier rôle. Le sujet acquiert plus de distance par rapport à soi-même et, du coup, par rapport
à autrui. Chez Chraïbi, le champ métaphorique se rencontre de manière significative à partir
de la trilogie dans laquelle il raconte l’aventure, le monde de l’ailleurs à une époque historique.
Le héros y prend tous les risques, même, élément nouveau, celui de mourir comme les autres
personnages. Dans ce chapitre nous relèverons certains aspects qui nous semblent pertinents
pour une analyse de ce champ métaphorique. Tout d’abord à l’aide des premières pages de
Naissance à l’aube nous essaierons de comprendre si l’auteur utilise la figure de la métaphore
réellement pour explorer le monde d’autrui, ou à d’autres fins. Puis l’étude de l’humour et de
l’espace complèteront ce chapitre : l’humour parce qu’il témoigne de la capacité de prise de
distance par le sujet, l’espace parce que cet aspect du texte et du style peut être particulièrement
révélateur de soit son narcissisme, soit son intérêt pour le monde d’autrui.
1 FIGURE
D E L A M É TA P H O R E D A N S U N E X T R A I T D E
NAISSANCE
À L’ A U B E
Nous avons choisi l’extrait dans Naissance à l’aube car ce roman présente un héros dans sa
fonction de père alors que Succession ouverte le montrait en tant que fils. Ces premières pages
du roman782 possèdent un ton et un style que l’on retrouve tout au long du livre. Elles sont
riches en métaphores aussi bien au niveau du style que dans la métaphoricité que l’on trouve à
travers l’exploration aventureuse du héros. Cependant ces métaphores qui devraient servir le
temps du père sont retournées pour le nier. On verra que l’histoire devient temps animalier,
l’esprit religieux réinstaure le règne du corps et la loi du père célèbre la féminité, la maternité.
Ce texte est un exemple typique de détournement des armes paternelles pour retourner dans le
monde maternel.
Le texte783 se situe au début du second volet de l’histoire de Azwaw. Chef berbère, celuici pour s’infiltrer chez les musulmans, s’est transformé en imam. Il appelle du haut du minaret
les fidèles à la prière. Sa conversion à l’islam ne l’empêche pas de poursuivre sa mission qui est
celle de garder le peuple berbère intact. Aussi quand les musulmans découvrent sa duplicité, ils
lui coupent la langue. En introduction l’auteur rappelle rapidement l’islamisation puis il
focalise sur l’histoire du héros, Azwaw, témoin de “l’avènement de l’événement”. En route vers
son peuple et vers sa fille qu’il tient absolument à retrouver, Azwaw s’arrête pour aider la
chamelle qui l’accompagne à mettre à bas. L’“odeur de femelle d’humus” que dégage l’animal
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le ramène dans son passé, les temps heureux où il dirigeait sa tribu et ses femmes. Ces quelques
pages sont particulièrement intéressantes par la juxtaposition de deux atmosphères bien
différentes. Le ton des deux premières lignes est religieux, solennel. Puis la grandeur de l’islam
et de cet homme “marchant sur les talons de l’Histoire” fait place aux réalités animalières et on
se trouve dans un texte dont l’atmosphère générale baigne dans le viscéral, le corporel. Cette
alternance montre comment l’auteur utilise le paternel (le religieux) pour pouvoir réintégrer le
maternel (le corps). Arrêtons-nous sur quelques-unes des nombreuses métaphores révélatrices
d’un certain univers qui émaillent le texte.
Les premières phrases sont un paratexte ressemblant à un passage du Coran784, précédées
d’une formule coranique en arabe :
Par ceux qui sont envoyés vague après vague souffler la tempête, par ceux qui se déploient
et séparent et lancent le rappel, oui, ce qui vous est promis va venir ! Il viendra quand
s’effaceront les étoiles, quand se fendra le ciel, quand les montagnes se pulvériseront,
quand l’heure sera signifiée aux messagers. A quand le jour d’échéance ?..785
La métaphore de la tempête (expression de la puissance masculine) qui bouscule l’eau des
vagues (symbole maternel) peut être lue comme l’expression de l’instance paternelle qui vient
rompre la symbiose de la mère et de l’enfant. C’est Allah et sa loi qui dominent la création, la
nature. On se souvient que, dans le roman précédent, le Coran avait mis un terme à la relation
incestueuse entre Azwaw et Yerma. Nous en avions déduit que l’islam, en posant l’interdit, avait
pris valeur d’instance paternelle. De même ici l’instance paternelle se profile derrière cette
citation aux résonnances islamiques. On la retrouve aussi dans les lignes suivantes derrière des
métaphores telles que l’islam associé au feu, ou encore touchant au temps, au verbe, à l’épée,
aux chevaux, au soleil qui éclate et pénétre :
Et ses fils, fils du désert et de la nudité, le portaient toujours plus loin dans l’espace
et plus profond dans le temps, par le verbe et par l’épée et par le martèlement
continu des sabots de leurs chevaux […] que le soleil avait éclaté le jour même de
l’Hégire786 et que chacun de ses éclats avait pénétré en eux.
Là encore la puissance paternelle, sous couvert de l’islam, arrive pour mettre de l’ordre dans la
relation mère/enfant qui ne peut et ne doit perdurer, la nudité des fils pouvant renvoyer à
l’enfant nu et fragile dans les bras de la mère. Le paragraphe suivant (l.11) est introduit par une
citation, de nouveau sans références, “Mon temple est l’univers et Mon autel est le coeur de
l’homme” 787, aux relents religieux.
Au nom d’Allah tout de clémence et de miséricorde, le bourreau lui avait tranché la
langue –cette langue berbère qui avait allumé et attisé la révolte dans les termes
mêmes du rituel coranique. Et puis, toute vivante encore, il l’avait laissée choir du
haut d’un minaret, à l’heure de la prière (l.20).
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Toute cette description se révèlera être ironique et donc perverse. La langue, moyen d’accession
à la culture incarne l’attribut paternel par excellence. Or on coupe l’attribut même du langage,
réduisant le héros à l’impuissance, au silence, symbole d’une forme de castration d’un fils
révolté à qui l’on ôte ainsi le pouvoir. Quant à la phrase suivante, elle rappelle la défenestration
de la mère dans Le passé simple. Ce rapprochement entre le suicide de la mère, qui se jette dans
le vide et la langue du fils également jetée dans le vide peut se faire grâce à la proximité de la
référence à la langue maternelle “langue berbère” et l’organe, cette langue qui est précipitée,
comme la mère, “vivante” d’un minaret. Cet édifice, symbole phallique, montre que le père
serait de nouveau là pour séparer mère et enfant.
L’instance paternelle montre sa puissance en recouvrant tout “de l’océan Indien à l’océan
Atlantique”, il semble plausible de lire ici la main-mise du paternel (l’islam) sur le maternel
(l’eau). La même image se répète à la page suivante sous les traits du légendaire émir qui dans
“une gigantesque chevauchée” (l.46) embrasse tout de la Tripolitaine à l’Atlantique. Ces lignes,
par leur forme énumérative et leurs réfèrences aux deux instances, montrent l’entrelacement
entre le maternel et le paternel (islam/instance paternelle et l’oum-er-bia/instance maternelle).
Si nous observons la description du héros, elle est peu glorieuse : “un vieillard très fragile, petit,
ratatiné, sec et noueux, crâne chauve” (l.42-43). Mais, Azwaw est aussi devenu un héros
presque immortel, peut-être grâce à la force du narcissisme de l’enfant resté intact : “Mais lui,
Azwaw Aït Yafelman, le Fils de la Terre, il venait de plus loin que l’Histoire, de ce qui avait
précédé toutes les sociétés humaines et leur survivrait probablement à toutes un jour :
l’animalité” (l.36-38). La comparaison avec le fils de la terre le désigne comme le fils de la mère,
et cette antériorité de même que l’animalité semblent se réfèrer à la mère archaïque. Aux lignes
suivantes (l.36) le héros dit accorder plus d’intérêt aux racines qu’à la cime ou aux fruits, il
confirme ainsi l’attachement viscéral à l’origine, attachement à d’où l’on vient plus qu’à où l’on
va, un maternel plus puissant que tout. Le héros “ne se fie qu’à un seul maître, souverain de
tout ce qui naît, vit, puis meurt : le Temps” (l.37-38). Le Temps est ici le contraire de l’histoire,
de l’islam, c’est en effet la mère archaïque dévorant l’histoire, tirant tout à elle.
Quant à la mise à bas de la chamelle qu’opère Azwaw, elle ressemble et annonce
l’accouchement de l’enfant de Yerma par son père à la fin du roman788. Le vocabulaire est aussi
précis et aussi cru : “plongé le bras dans l’utérus, puis dans la matrice brûlante et palpitante”789.
Ce geste du bras plongeant se retrouve à la fin du passage : “les anciennes de la tribu trempent
les bras jusqu’aux coudes dans des jarres” et ce geste très corporel peut désigner un désir de
retour au corps de la mère. Plus bas : “Tel un primate des Temps antiques” – la mère archaïque(l.74), “cette odeur femelle d’humus” –terre/mère- (l.72), “chargée de jouissance et de vase”
–plaisir/enlisement- (l.76) offrent autant d’exemples de mots renvoyant au temps de la mère
qui mettent en lumière la confusion avec la mère. Tout ce passage renvoie de plus en plus au
monde de la mère, de la naissance.
Le passage suivant (l.77 à la fin) dans lequel le héros se souvient comment il faisait jouir
les femmes, montre l’instrumentalisation de la femme. Le héros comble toutes les femmes
sans respect de la généalogie, l’autre est inexistant en soi, elle n’est que l’instrument de
sa jouissance. Cette confusion par rapport à la généalogie se répète quelques lignes plus loin :
“des filles nubiles (qui) pétrissent des boules d’argile humide à senteur de rut, les ouvragent”790
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et les anciennes qui tirent “des lanières de viande dégoulinant de jus”791. Les deux générations
de femmes se groupent autour de la “Maison du Feu”, autrement dit de l’homme car si la
maison incarne l’espace maternel par excellence, le feu symbolise de façon générale un élèment
masculin (par opposition à l’eau féminine), élément masculin au service du féminin et non pas
de la loi au père. L’extrait s’achève sur une allégorie sexuelle : le clapotis de l’eau se transforme
en un mugissement puis en un bouillonnement pour se mélanger au va et vient de l’océan.
Enfin une métaphore comme “une marée de feu” est caractéristique de la tentative d’allier l’eau
(maternel) et le feu (paternel) dans un désir de faire coïncider les deux mondes.
Le ton de l’extrait, qui se veut peut-être un hymne du mâle à la féminité, entraîne le
lecteur dans des contrées jusque-là inconnues mais n’en reste pas moins au service d’un
narcissisme central. Le texte exprime le corporel, la régression, la féminité montrant avant tout
qu’il s’agit du plaisir du héros. Le style par l’exagération de l’utilisation de la coordination
renvoie de nouveau au champ métonymique792 ; la surutilisation des phrases coordonnées va de
pair avec un texte à caractère énumératif et répétitif. Ce texte montre comment l’instance
paternelle (religiosité du texte, nombreuses métaphores) se retrouve détournée au profit de
l’instance maternelle (énumération, répétition, images au service du langage du corps et rythme
souvent poétique). Ici tout le début, où la loi de l’islam et du père semblait tout gouverner,
s’avère avoir été ironique. L’objectif de l’auteur a toujours été de célébrer le monde maternel.
La métaphore a besoin de la métonymie car si on note l’évolution de l’écriture à travers la
percée du champ métaphorique, le champ métonymique demeure bien présent, comme le
montre encore la fin du passage qui est essentiellement une langue métonymique par son aspect
énumératif. En conclusion nous pouvons dire que la métaphoricité sert à retrouver, même dans
la forme, la terre, le corps, l’animal, le temps, la métonymie : la mère. “Per-version” signifie
contourner le père, l’attaquer avec son propre instrument : la langue793.
2 L’ H U M O U R
Bien que ironie et humour soient proches - tous deux sont des jeux de distance appartenant au
champ métaphorique - nous laisserons de côté l’extrait de Naissance à l’aube pour aborder
l’humour car il en est exempt et élargirons à l’ensemble de l’oeuvre. L’humour surgit parfois
dans d’autres romans et de manière soutenue dans ceux qui suivent la trilogie. L’humour révèle
la distance que l’on peut prendre vis-à-vis de soi et de l’autre, il est donc un instrument, une
forme linguistique de l’adulte. Sur un plan sociologique Guy Dugas avance que les écrivains
arabo-musulmans n’ont pas assez de recul pour manier l’humour, et que leur littérature est trop
jeune pour posséder le regard d’un “outsider” : “je crois la littérature maghrébine dénuée de
toute forme d’humour”794. On peut s’attendre à ce que la littérature beur de la seconde ou
troisième génération fasse peut-être preuve de plus d’humour. La première génération
d’écrivains maghrébins se trouvait aux prises avec une tout autre problématique que celle
rencontrée par leurs enfants, phénomène qui explique la différence quant au mode
d’expression. Aussi Driss Chraïbi, écrivain de la première génération, détonne-t-il avec son
humour. Sa capacité de maîtriser l’humour dès ses premiers écrits lui accorde le statut de
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précurseur et il a sans doute inspiré certains jeunes écrivains maghrébins. La dérision, l’ironie,
enfin l’humour s’avèrent d’efficaces procédés de protection dans la découverte du monde réel,
du monde adulte. Mais l’humour des derniers livres n’est pas le même que celui des premiers
ouvrages, il a évolué et se trouve marqué par la maturité.
Dans les premiers romans, Driss Chraïbi manie l’ironie avec délectation, plaisir qui se
ressent à la lecture des textes. On rit ou sourit souvent chez Chraïbi et ce grâce à son
maniement de divers registres d’humour. Dans Le passé simple, le père utilise l’ironie sarcastique
dans le bras de fer avec son fils : “tu sais que nous sommes ignorant et que nous ne demandons
qu’à nous instruire- de grâce...éclaire-nous : le meilleur sandwich est-il au jambon ou bien au
pâté” (29)795. Les personnages de Chraïbi utilisent la ruse quand la force ne leur est d’aucune
utilité. Précisons ici que la ruse se différencie de l’humour par le fait que la première offre un
contenu et le second une forme. La ruse se rencontre principalement dans le premier livre alors
que l’humour va dominer les derniers romans de l’oeuvre de l’auteur. Driss, dans Le passé
simple, ne peut vaincre son père, il finasse pour que ce dernier paie le voyage en France où
l’arme de la vengeance lui sera fournie. Mais “tel est pris qui croyait prendre” puisque le père
laisse croire au fils qu’il a abdiqué alors qu’en fait le fils accomplit ce que son père attend de
lui. La ruse, spécificité maghrébine, semble prendre ses sources dans la pensée grecque, où elle
consiste à tromper l’autre pour arriver à ses fins796, et trouve sa raison d’être dans la culture arabe
peut-être à cause d’un type d’environnement :
La vie nomade, c’était avant tout une lutte pour la vie à livrer quotidiennement.
Pour arriver à ses fins tous les coups étaient permis, car dans cet enfer chauffé à
blanc rien ne s’obtenait sans violence ou ruse. La violence commandait le respect au
même titre que la ruse797.
René Khawam ajoute : “elle a un double mérite : elle est difficile (comme l'art) donc honorable
(et délectable comme l’art encore) ; mais surtout elle est payante”798. Enfin, dernière
particularité, dans le monde maghrébin où les hommes et les femmes partagent si peu, la ruse
est aussi bien l’apanage des femmes que des hommes799.
Chraïbi caricature ses personnages, surtout occidentaux, tels le prêtre ou le directeur du
lycée dans Le passé simple, manière subtile d’attaquer leurs fonctions. Certaines scènes
ressemblent à du Grand Guignol : celle du père dans Succession ouverte, fou de joie de retrouver
son fils, qui casse tout sur son passage avec son âne. Le grotesque devient tragique quand le fils,
honteux de son père, le traite comme un domestique devant sa femme. Celle-ci ne parlant pas
l’arabe essaie de comprendre la situation, et le narrateur de dire : “un instant, je fus tenté de lui
traduire en français [...] mais je n’en fis rien [...] je riais dans le vent”. Quelques lignes plus bas,
le père récite le cantique des morts. L’auteur affectionne ce ton grinçant, entre le rire et les
pleurs, entre le burlesque et le tragique, le premier ayant pour effet d’accentuer le second.
L’humour dans ce livre, écrit huit ans après le premier, est devenu technique d’évitement de la
douleur et de la nostalgie qui s’emparent de Driss de retour au pays.
L’humour grinçant s’amplifie à partir du personnage de l’inspecteur Ali à l’esprit
subversif800. Sur un plan sociologique, à la source de ce personnage se lit la double culture,
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maghrébine et occidentale. Chraïbi a fait un dosage entre une figure bien connue autour du
bassin méditerranéen, à savoir Djoh’a, un bouffon naïf, rusé, malin jouant les idiots801, et une
autre figure populaire en Occident, à savoir l’inspecteur Colombo, personnage principal d’une
série télévisée américaine. Homme d’aspect négligé, simplet à première vue, il jongle volontiers
avec l’ironie et avec la ruse pour arriver à ses fins. Ce masque autorise l’auteur à critiquer la
bureaucratie, les fonctionnaires du jeune état marocain aussi bien que la société anglaise ou
américaine.
Dès le premier livre de la série des Inspecteur Ali le ton est donné : comique, moquerie,
déclamation théâtrale, dérision, ironie acide. Ne cache-t-il pas l’émotion que procurent les
retrouvailles avec les racines, le monde de l’avant ? Les livres suivants également avec
l’inspecteur Ali auront un ton de plus en plus léger. L’auteur s’amuse, le désespoir a laissé la
place à une certaine philosophie de la vie. La verbalisation du fantasme, qui obsédait
l’imaginaire de l’auteur, dans le dyptique semble être la raison de ce changement de style.
L’inspecteur Ali, libéré du non-dit, éclate de rire. Ali incarne clairement un personnage de la
maturité de Driss Chraïbi, maturité qui permet une prise de distance par rapport à soi-même.
Chraïbi manie avec brio le style humoristique, démontrant de nouveau sa maîtrise de
l’univers culturel, en particulier grâce à des figures rhétoriques : mot-valise (insectuel),
personnification ( un évier rote), métaphores ( un jeune homme long, très long [...] un tuyau de
poêle, un tronc de bouleau [...] une tête en forme de fer à cheval). Chraïbi utilise aussi
fréquemment l’ellipse qui dénote une capacité de concentrer, de condenser en quelques mots
un sentiment. Quelques exemples parmi de nombreux autres : “j’avais soif de savoir plutôt que
d’apprendre”802, un salaire “à un bifteck par mois”803 “riche d’argent et d’espérance”804, formules
à l’humour sarcastique. Dans le texte littéraire, l’ellipse, en réduisant une situation dramatique
à quelques mots, par exemple lorsqu’il compare l’émigration à un vestibule d’hôtel (l.64),
accentue la charge dramatique tout en la banalisant. L’ellipse s’accompagne souvent chez
Chraïbi d’une vision caricaturale à portée satirique : “le pire attentat, c’est l’attentat à
l’âme”(l.56). Les tournures elliptiques introduisent une distance entre l’auteur et l’expression
de ses sentiments, de ses émotions. Sa facilité à manipuler le français en jouant sur des registres
de langage divers -châtié, ordurier, populaire, intellectuel, sorte de dialecte franco-arabe- lui
offre un artifice de plus pour rire. Il joue d’un français mosaïque pour perdre son lecteur. De
même l’intertexte peut être lu chez l’auteur comme un clin d’oeil moqueur à l’adresse de son
lecteur. Chaque livre a une référence, une allusion qui renvoie à un autre livre. L’auteur ne
néglige aucun moyen lui permettant de faire éclater ce rire.
Ce rire, Marthe Robert l’attribue à l’enfant trouvé : “Il est dieu lui-même, un dieu
tellement confiant en ses pouvoirs qu’il peut même adjoindre à son arsenal magique les armes
plus subtiles de la satire et l’ironie"805, armes pourtant paternelles. En cela il se distingue de
l’enfant bâtard, qui dans son désir de vouloir imiter Dieu, se prend d’autant plus au sérieux
qu’il cherche à rendre l’imitation crédible. D’une part l’humour, classé dans le genre délibératif
par la prise de distance qu’implique son utilisation, témoigne de l’avancée de l’enfant vers le
monde du père ; de l’autre il a une fonction de protection contre ce qui est nouveau, étranger
et douloureux et c’est dans pareil registre que l’humour relève de l’univers de la mère. Ainsi
l’humour chez cet auteur s’avère particulièrement intéressant car il montre que rien n’est figé
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dans l’écriture. De nouveau les instruments du père ne servent pas tant à découvrir l’autre mais
surtout à (re)conquérir la mère, le monde du même.
Nous laissons la conclusion à Jacqueline Arnaud :
Se voulant témoin, il (Driss Chraïbi) est resté obsédé par lui-même, et n’est arrivé
à se guérir qu’en ayant recours au rire, aux multiples nuances du rire : le grotesque,
le bouffon, le cocasse, le ridicule-émouvant. Il est parvenu à museler la sensibilité,
à la masquer, comme il se masque avec des lunettes noires : elle ressurgit toujours,
à l’improviste, en élan de sympathie, besoin d’attirer l’amitié, impulsifs, un peu
exhibitionnistes, désordonnés, sujets à la retraite806.
Driss Chraïbi, écrivain marocain, sait que dans la société maghrébine il est mal vu de se
montrer, de rire à gorge déployée, en montrant ses dents : “le rire a bel et bien une fonction
sociale en soulignant ce qui dans une société doit être décrispé, brisé et libéré, ce qui noué dans
le trop sérieux, doit être élargi, dénoué”807. Mais son rire vient de ressorts plus profonds
qu’aucun interdit social ne peut contenir. Le rire dans les premiers romans, de même que les
petits récits, faisait bifurquer le récit et le dédramatisait, il masquait l’essentiel en même temps
qu’il le dévoilait. “Le rire est toujours une des meilleures défenses contre l’angoisse”808. Dans
l’oeuvre de Driss Chraïbi le rire peut être associé au motif récurrent de la mort. Le rire et ses
adjuvants sont une stratégie pour se moquer de l’autre, de soi, pour se cacher de l’autre, ou de
soi-même. L’humour pervertit le texte pour en cacher le sens. Freud appelle cela “per-version”
et Jacques Lacan : père-version- ou comment retourner le père809.
Mais le rire évolue. L’humour masqueur devient au fil de l’oeuvre libérateur,
distanciateur. Signe par excellence d’une prise de distance par rapport à soi et par rapport à
autrui, et donc d’un regard adulte sur le monde. L’inspecteur Ali dans les cinq romans où il
règne attaque avec son humour la société. L’autorité du père est bafouée à travers la critique des
institutions marocaines. Aussi si l’humour a été utilisé d’abord au service de soi, comme autodéfense, et non pas d’autrui, à la fin des romans il désigne davantage la maturité du héros.
3 L’ E S PA C E
Dans les aspects retenus concernant l’approche du domaine métaphorique, notre troisième
point de vue sur “ce monde du père”, après la métaphore et l’humour porte sur l’étude de
l’espace. Dans ce chapitre qui veut mettre en avant la découverte de la différence, et donc de
la comparaison, de l’autre, l’observation des lieux intérieurs et extérieurs va tenter de montrer
quel est leur caractère : renvoient-ils surtout à la proximité, à la sécurité et au plaisir, ou au
monde de l’autre ? La description des lieux nous indique les préférences et l’utilisation qui en
est faite par l’auteur. Le choix de l’espace où se déroule le récit révèle à sa façon le jeu entre le
même (la mère, moi) et l’autre (le père, le monde). Ici le rôle joué par le sociologique s’avère
tout aussi important que celui du psychologique. L’espace colle à l’être humain, car le corps et
l’environnement sont constitués par un faisceau d’éléments informatifs qui leur permet d’être
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en interaction dès le début de la vie. Cela veut dire, comme Pierre Bourdieu l’a expliqué, que
l’enfant s’approprie l’espace l’entourant, espace qui appartiendra alors à sa mémoire :
Une des fonctions de la prime éducation et, en particulier, du rite et du jeu, qui
s’organisent souvent selon les mêmes structures, pourrait être d’instaurer la relation
dialectique qui conduit à l’incorporation d’un espace structuré selon les oppositions
mythico-rituelles810.
L’espace maghrébin diffère de tout autre espace, car la tradition maghrébine a réparti les lieux
géographiques en fonction de la séparation homme/femme. L’homme garde sa vie durant
l’empreinte que laisse l’évolution et l’adaptabilité du corps à ce qui l’entoure. A travers les
descriptions des lieux dans les romans de Driss Chraïbi nous voudrions d’abord vérifier si “tout
lieu où circulent des femmes est à la fois intérieur, privé et fermé, et qu’à l’opposé, tout lieu
masculin est extérieur, public et ouvert”811 et esquisser la géographie des espaces propres à
l’univers de l’auteur à travers ses romans. L’évolution de tout homme veut que l’espace s’ouvre
peu à peu et devient espace de la découverte de l’autre, de la différence : il recouvre alors le
domaine du père. Nous découvrirons cependant qu’il en va autrement chez cet auteur. Ainsi la
prédominance du monde extérieur qui glisse vers la description de l’espace intérieur telle qu’elle
se lit dans l’extrait de Naissance à l’aube est un mouvement qui se retrouve dans toute l’oeuvre.
3.1 Les lieux intérieurs
• La maison
Dans Le passé simple la maison du héros se présente comme un lieu clos où l’extérieur ne
pénétre que par les bruits de la rue, similitude frappante avec les sons feutrés que le foetus de
l’utérus perçoit. Elle se compose d’un bas et d’un haut. En bas se trouve le “débarras” où vit et
va mourir Hamid. L’auteur décrit cette pièce comme petite et blanche. Associer débarras, mot
renvoyant habituellement à un espace sombre, à la couleur blanche, symbole de l’innocence,
de la pureté, paraît paradoxal. Le paradoxe s’explique peut-être quand on sait que Hamid,
l’enfant mal-aimé du père et des frères, incarne pour Driss l’enfant pur et innocent. Par ailleurs
si nous maintenons la logique débarras=sombre, qui s’inscrirait dans une association
débarras/continent noir, le débarras pourrait devenir alors un lieu fantasmé des mystérieux
rapports sexuels. Parler de pièce blanche serait à associer à la pureté du ventre maternel. De
telles associations nous sont suggérées dans le cadre de l’analyse qui avait été précédemment
proposée concernant la rivalité fraternelle, Driss associe la sexualité des parents à la naissance
du petit frère, sexualité qui l’exclut.
En haut se trouvent les lieux du Seigneur et de Driss, les protagonistes du roman. Dans
cette maison, l’attribution des lieux semble correspondre à l’importance de chacun, pouvoir et
hauteur vont de pair. Pour accéder à la chambre du père, il faut emprunter “l’escalier qui monte
chez le père seigneur, tel une verge dressée” (224)812. L’homme surplombe la mère de son pénis
érigé et possède le pouvoir sur l’enfant. La maison appartient au père, elle représente le signe
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de sa réussite sociale mais elle est habitée principalement par la mère. Ce domaine recouvre son
seul univers quotidien d’où elle ne peut s’échapper ; la mère l’exprime dans Succession ouverte
(170) : “ elle a été ma prison pendant trente ans”. On retrouve ici la tradition, le précepte dit
à la femme : “ton tombeau, c’est ta maison” ou encore “la femme a deux maisons : son foyer et
son tombeau”. Dans les différents espaces de la maison, le grenier illustre clairement la
représentation des rôles attribués à chacun. Il incombe au père de le remplir, il témoigne de
l’abondance dans laquelle il fait vivre sa famille, la mère a le droit de s’y rendre pour se servir :
“Use mais n’abuse” ; quant aux enfants, le lieu leur est formellement interdit. C’est le premier
interdit qu’enfreindra Driss en y pénètrant et en s’emparant du couteau. Le grenier, lui aussi
sombre, peut avoir été, comme le débarras, vécu comme un lieu fantasmé de la scène primitive
–lieu sombre réservé au père et à la mère- qui attise la curiosité de l’enfant. Transgresser
l’interdit représente alors une tentative d’assister à l’intimité parentale et voler le couteau
permet à l’enfant probablement une identification imaginaire au pénis paternel. En effet nous
pouvons avancer que s’emparer du couteau signifie symboliquement posséder le pouvoir du
père et que muni de l’appareil paternel l’enfant se croit ainsi capable à son tour de pénètrer la
mère. Un tel scénario est tout à fait à même de satisfaire un enfant en pleine crise oedipienne.
Si les espaces communs à la famille ne sont que peu décrits dans Le passé simple, il faut
remarquer que leur charge symbolique est plus que suggestive.
Quant au domaine privé de l’adolescent, sa chambre nous renseigne avec plus de
précision. Elle reflète le monde du dehors, celui dans lequel évolue l’enfant au lycée français.
C’est un îlot occidental perdu dans une maison orientale :
Ma chambre était petite, carrée, à plafond bas. Les murs étaient blancs. J’en aimais
les meubles lourds et sombres, le cuir ridé des fauteuils, les bosses et les creux du
divan, la vulnérabilité des livres de la bibliothèque d’angle. Roche m’avait parlé de
Londres, comme d’une bonne vieille ville où tout était maternel, bruits assourdis,
façades endormies, brouillard indulgent. Un peu Londres, ma chambre dans la
maison brute du Seigneur(p129).
La description sent un peu l’exercice de rédaction française et donne en outre la vision d’un
enfant qui s’est emparé d’un autre univers pour compenser un quotidien qui ne le satisfait pas.
Cette chambre reflète également le monde intérieur de l’adolescent et peut faire appel à
quelques associations. La description pourrait évoquer un lieu protecteur comme celui de
l’enveloppe foetale : “les meubles lourds” comme une femme portant un enfant ; “sombres”
comme le mystère qui entoure la femme, la mère ; “cuir ridé” comme une vieille femme vue
par l’adolescent. La proximité dans la phrase des “bosses et les creux du divan” (seins et vagin?)
et du “maternel” semble assez suggestive; quant aux “bruits assourdis”, “façades endormies” et
“brouillard indulgent” ne sont-ils pas évocateurs de la vie foetale ? Toutes les associations
paraissent tournées vers la mère. Le “cosy” de la chambre cache derrière une façade d’un confort
occidental un besoin de retrouver le cocon maternel. En fait la chambre n’appartient en propre
ni à lui ni à elle, la mère, elle fait fonction, comme l’a défini D.W Winicott, d’espace
transitionnel813, espace abstrait entre la mère et le fils qui se présente comme un prolongement
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de la relation primaire. Tenter de recréer un tel espace peut induire qu’il y a eu à un moment
une faille, une difficulté à introjecter la mère et la recréation d’un espace transitionnel répond
au besoin de la rappeler. L’adolescent présente sa chambre comme un sas de protection contre
la brutalité du père. D’une manière générale les représentations du monde occidental, de
l’accession à la culture relèvent de l’univers paternel. Ici l’enfant, pris dans un mouvement
ambivalent, a trouvé un consensus : se séparer de la mère en allant du côté paternel mais tout
en la conservant à portée.
Sur un plan sociologique la chambre de Driss apparaît comme atypique au Maroc où
généralement les pièces des maisons se ressemblent : petites, étroites, carrées et profondes. Dans
une famille riche, les parents ont une chambre séparée, mais souvent la famille préfère dormir
ensemble sur des matelas, qui sont roulés le jour. Personne n’a de chambre à soi, les placards
sont collectifs. La notion de vie privée si prisée dans le monde occidental n’est pas appréciée au
Maroc814. La chambre de Driss répond à deux exigences : se conformer à l’éducation occidentale
reçue qui le pousse vers la maturation et recréer dans la réalité un espace intermédiare
sécurisant.
Les lieux de l’intérieur dans Le passé simple sont sexués, en accord avec les normes
culturelles du pays : hommes et femmes n’évoluent pas dans le même environnement. A Fès
dans la maison de son oncle, les hommes vivent dans la soie : “Le décor était : poufs, soieries,
tapis, tentures, bas-reliefs sur boiseries, ors et dorures..” (88); les femmes séjournent dans un
décor austère : “Le décor était : plafond bas, deux matelas, une natte, poussière, deux bougies…
platras au pied des murs” (96). La description des lieux masculins et des lieux féminins peut
étonner à cause d’un stéréotype qui désigne habituellement le monde des femmes comme
soyeux, décoré et celui des hommes comme viril, dépouillé. Dans ce roman, la maison décrite
appartient à l’oncle de Fès, le lieu masculin y a des apparences féminines et vice-versa, et
Chraïbi souligne l’aspect inique d’une situation favorisant le bien-être des hommes en
commençant les descriptions par la même formule : “le décor était…”. Nous ne pouvons pas
comparer la chambre de l’oncle et de la tante avec celle des parents de l’adolescent car nous ne
disposons d’aucune indication concernant l’intérieur conjugal. Hasard ? Certainement pas.
L’intérieur de la maison paternelle décrit le monde maternel, car même si la demeure appartient
au père, la mère règne sur l’espace intérieur. La pudeur interdit à l’étranger de l’apercevoir.
Qu’en est-il alors des lieux de l’intérieur dans Succession ouverte, roman dans lequel le
héros revient à la maison après des années d’absence ? Que va mettre en valeur la distance ?
L’écrivain s’arrête à des détails avec plus d’intensité que dans les livres précédents : “faïence
indigo et sienne des murs, sol mosaïqué et plafond sculpté sur bois de teck” (64) ; “sur des
matelas de brocart, des coussins de velours, des sofas” ; “l’escalier de marbre” (65). La
description de la richesse de la maison parentale apparaît ici comme un baume bienfaisant
pansant les humiliations vécues en exil. Néanmoins nous observons comme nous l’avons fait
dans le roman précédent que les lieux ne désignent toujours pas le domaine de la mère de
manière explicite. L’univers féminin se lit à travers les tissus soyeux, les sofas qui nous renvoient
à des femmes langoureuses. Quant à l’univers masculin il est de nouveau incarné à travers
l’escalier. Celui-ci “dressé comme une verge” dans Le passé simple s’est transformé en une pierre
froide, funéraire, il n’en reste pas moins présent. Cependant cette transformation signifie que,
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le père mort, la mère devient une femme libre.
Dans La Civilisation, ma Mère, livre de la mère, on aurait pu imaginer trouver des
descriptions d’intérieurs. Or, seuls sont décrits les objets l’entourant. La mère, qui tient un rôle
central, n’est pas réellement située dans son décor proche. Dans les autres romans aucune
description d’intérieurs n’apparaît. Ce constat s’explique par la tradition : les lieux du dedans
appartiennent aux femmes, aux mères ; aux hommes revient le monde de l’extérieur.
Aux femmes le retrait derrière les murs chaulés, la grotte obscure, fraîche et humide
de l’intérieur, de l’intériorité, à l’homme le cuisant du soleil, du dehors sans ombre,
“vérification” quotidienne des oppositions du système médical d’Avicenne : femme
blanche et molle, homme sec et halé815.
L’écrivain n’est ainsi pas en situation de rapporter l’intérieur féminin, d’autant plus que le
matriarcat dans cette société est puissant et que l’une des tâches de l’homme dans un cadre
sociologique consiste à protéger l’univers féminin du regard étranger816. Chraïbi ne renie pas ici
ses origines et se comporte en homme maghrébin. “Chez elles dans leur intérieur, les femmes
peuvent s’individuer ; mais dehors il n’y a qu’une femme, la Femme, le féminin ambulant.”817
Le dehors figure un monde hostile à la femme, elle y devient la proie du regard de l’homme
dans une société exacerbée par ce mur impalpable dressé entre les deux sexes. Parler de
l’intérieur pour un homme l’oblige à briser le tabou qui recouvre les jeux de séduction se
déroulant en huis-clos. L’homme porte en lui les lieux de l’intérieur. La censure que dévoile le
non-dit signifie que Chraïbi ne peut ou ne veut dévoiler ses espaces intérieurs. Chraïbi dans Le
passé simple ne fait qu’esquiver des descriptions d’intérieur, et d’une maison qui n’est pas la
maison parentale. Lorsqu’il raconte la maison des parents de Driss, il se focalise sur la chambre
de l’enfant. Pour le reste de la demeure, si les quelques allusions rapportées par l’écrivain sont
voilées, elles n’en évoquent pas moins tout un univers fantasmatique.
• Autres intérieurs
Dans le premier roman les lieux de l’intérieur ne sont pas légion. L’école coranique est racontée
en quelques mots : “une boutique en général sombre, à sol de terre battue et recouvert de nattes
[…] La terre est humide et ces enfants ont froid au derrière”. Le bordel où Driss se rend pour
la première fois n’appelle aucun commentaire descriptif. Le hammam incarne un autre lieu
privé propre à la culture maghrébine, il abrite également l’intimité des femmes et des enfants.
Nous n’en rencontrons aucune trace dans les livres de Chraïbi, ce qui corrobore ce que nous
disions précédemment. Le hammam et l’intérieur de la maison sont deux thèmes totalement
occultés, pour Chraïbi les deux lieux sont apparemment liés. D’autres écrivains maghrébins ont
évoqué le hammam avec les fantasmes qui s’y rattachent, Chraïbi, lui, reste conséquent dans
son besoin de protéger l’univers de la mère. L’auteur se révèle incapable d’évoquer le côté
attrayant de l’intimité maternelle et le refoule, mais en même temps il transgresse allègrement
l’interdit de la scène primitive dans les descriptions de lieux tels le débarras ou le grenier,
transgression il est vrai tout à fait inconsciente. Ces non-dits désignent la mère plus sûrement
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qu’un long discours car si le personnage de la mère n’a qu’un second rôle, elle n’en est pas
moins l’objet principal. L’omission désigne la force du désir amoureux du fils pour la mère. La
figure stylistique de l’omission renvoie au champ métonymique d’autant plus qu’elle concerne
les lieux de l’intérieur, lieux de la mère.
3.2 Les lieux extérieurs
• Espaces urbains
S’il y a un geste vital qui relève de l’entre-deux, du rapport entre soi et l’Autre, entre soi
et d’autres figures de soi, c’est bien le geste d’habiter, d’occuper un espace, de s’y mouvoir
et d’y rester, d’y arriver et de le quitter818.
La métaphore des espaces urbains construits à l’image du corps humain est souvent utilisée :
par exemple ne dit-on pas qu’une ville respire ou s’étrangle ? L’homme a construit l’espace
autour de lui à son image, comme une seconde peau elle l’entoure, le protège ou l’agresse.
L’urbanisme répond aux normes de la tradition, ainsi la cité n’est pas occupée de la même façon
au Maghreb et en Occident. Comment Chraïbi perçoit-il pour sa part les lieux extérieurs
comme les maisons et les rues ?
Regardons en premier l’aspect extérieur de l’habitat dans ses romans. Un certain type de
maison semble ne pas avoir les faveurs de Chraïbi, le type pavillonnaire, car il symbolise la
réussite du “petit-bourgeois” occidental. Par exemple dans Les Boucs le drame entre Yalann et
sa compagne se déroule dans un pavillon de banlieue. La misère l’a vidé, ne demeure que la
froideur des murs. L’espace donne un cadre à la mesure du drame qui s’y joue. Dans Mort au
Canada l’éclatement du couple aura lieu dans une nouvelle, belle maison, qui symbolise
l’installation du couple dans le quotidien “petit-bourgeois”. Ce quotidien devient fatal à leur
amour. Les maisons dans les romans de Chraïbi incarnent l’exil. Elles sont trop froides car trop
éloignées de son monde d’origine, on n’y trouve pas l’harmonie dans le sens où maternel et
paternel vivraient en harmonie. L’exil l’amènera à honnir ces espaces étrangers à sa propre
culture. L’écrivain rêve pourtant d’une maison qui n’est pas décrite avec précision, ce que nous
savons c’est que la localisation s’avère l’élément le plus important : à côté de la mer. Peut-être
doit-elle ressembler à celle où le père se retirait, maison rencontrée à plusieurs reprises dans les
romans. Mais surtout la référence à la mer nous renvoie au monde maternel, ne serait-ce que
par l’homonymie des deux termes : mer/mère. La maison reste le lieu de la mère. Au delà de la
maison on débouche à proprement dit sur l’extérieur : la rue.
Au Maghreb, les femmes vivent confinées dans leur maison, entourées d’une progéniture
nombreuse. Manque d’espace, de temps, les enfants sont expédiés très jeunes dans la rue pour
jouer. De plus, le climat autorise des séjours prolongés dehors. Ainsi pour l’enfant maghrébin,
la rue se peuple de souvenirs, d’autant plus qu’elle est un espace de liberté à l’opposé de
l’intérieur. De nombreux écrivains maghrébins dont Abdelkebir Khatibi ont évoqué la rue :
Ma mère, ma pauvre mère, je l’ai connue à peine, je l’ai cotoyée sur la pointe des
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pieds. Elle mettait au monde ses enfants, la rue les happait. Je me rappelle la rue,
plus que mon père, plus que ma mère, plus que tout au monde819.
Dehors se joue la vie de groupe, avec les copains, où le désir de s’affirmer, de faire partie du
clan ou encore d’être valorisé amène les gamins à enfreindre les interdits. La rue, école de la vie,
parfois violente, dangereuse, se révèle comme un monde où la misère humaine apparaît sans
fards820. Chraïbi évoque la rue surtout dans son premier livre, principalement les rues de Fès et
de Casablanca. Fès, la ville d’origine de la mère, a une réputation de sainteté. Pour Driss l’odeur
qui s’en dégage, mélange de pauvreté et de sainteté, asphyxie la ville. De même les mendiants
y grouillent mais sont “moins positifs, moins exigeants” qu’à Casablanca. Cette ville se
distingue aussi par ses marabouts. Dans le monde musulman la religion est affaire d’hommes
et la magie, vestige de la période préislamique, appartient aux femmes et aux marabouts. Fès,
où la mère revient pour demander aide à un marabout, possède ainsi un caractère plus féminin
que Casablanca. La description que fait l’auteur de Fès pourrait être celle d’un homme parlant
d’une femme : “Je sais comme elle s’éveille, comme elle coule sa journée, comme elle s’endort.
Elle a une odeur, une couleur, un ton propres.” (75). Driss se promène dans les rues de la ville
et elle l’attriste comme une promenade dans un cimetière (79). Une impression glauque se
dégage de la ville : “l’humidité a repris son empire, les murs suintent, les portes s’égouttent, le
sol fume” (79). Fès concentre ce qu’il rejette, un monde replié sur lui-même, figé, pauvre, sale,
hypocrite : “j’ai grandi, me suis émondé. Fès s’est ratatinée, tout simplement” (74). La
description féminine de Fès semble correspondre à une association à la mère, à la mauvaise
mère, celle qui l’a abandonné aux mains des hommes pour la circoncision. Quelques remarques
d’importance révèlent également la place du père dans cette ville. En particulier lorsque
l’adolescent raconte son rejet de la ville, ville qu’il n’aime pas mais dont il n’arrive pas à se
libérer : “Pourtant, je sais qu’à mesure que je m’y enfonce elle m’empoigne […] N’est-elle pas
la cité des Seigneurs ?”(74). Le verbe “empoigner” a quelque chose de viril qui correspond à
l’image du père, l’homme fort. De nouveau ce ton interrogatif pour annoncer que Fès est la
ville de son père “Le Seigneur n’y est-il pas né ? ”(75) Le héros y a vécu ses premières années et
en garde des souvenirs douloureux : “Je n’aime pas cette ville. Elle est mon passé et je n’aime
pas mon passé” (74) ; son passé qu’il résume en une phrase dans laquelle il aligne la
masturbation, les poux, la gale et la circoncision821 :
J’avais huit ans. Je pouvais enfin vivre. Emplir mes poumons d’air. Rire. Pleurer. Et
chier à mon aise. Et, jusqu’alors rêve pur et simple, assouvissement furtif, me
masturber pour faire acte de n’importe quoi qui ne fût pas un dogme. Erreur ! […]
J’ai tué des poux en grand nombre […] Un jour mon oncle m’a conduit me baigner
dans les eaux sulfureuses de Moulay Yacoub : la gale. Un autre jour, un coiffeur m’a
ligoté les bras derrière le dos, m’a assis sur le rebord d’une fenêtre, m’a écarté les
jambes : circoncision. Puis le Seigneur est revenu porteur des dattes de Médine et
de son titre. (84)
Fès, en conclusion, incarne le corporel, le maternel (il y a vécu seul avec sa mère et la famille
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de celle-ci) et le paternel (dans l’association que l’enfant peut faire entre circoncision et retour
du père) mais de toutes façons, Fès représente ce que l’un et l’autre ont pu avoir de
contraignant pour l’enfant. A Fès, seul avec la mère, l’enfant s’est cru libre. Erreur, dit-il, il s’est
senti trompé par sa mère qui l’a abandonné à la puissance de l’oncle et du coiffeur, de plus le
père revient au moment de la circoncision, renforçant dans l’inconscient de l’enfant la crainte
de la castration.
A Casablanca, il vit et reçoit par le truchement de l’école le savoir qui lui ouvre les portes
d’un autre monde, monde moins étriqué que celui de sa famille. Comme Fès, la ville sent très
mauvais : “ odeurs d’épluchures des cuisines, amalgame d’urine, de rosée, de crottes de cheval
et de ciment frais, détritus des marchés, bouche putride des pauvres” (63). L’ensemble des
bruits reste le même. L’appel des muezzins alterne avec les suppliques des mendiants qui, eux,
sont plus revendicatifs qu’à Fès. L’écrivain montre les deux villes sous un jour défavorable, mais
des deux, Casablanca est moins critiquée que Fès “l’hypocrite”. La nuit, Casablanca vit : “tout
un monde d’orgie et de violence” (49), une telle tension convient certainement mieux à la
révolte de l’adolescent, il s’y sent peut-être plus libre qu’à Fès au climat religieux pesant. Nous
pouvons observer que les deux villes ont subi la projection des sentiments qui habitent l’enfant.
Ainsi Fès fait penser à une araignée qui a tendu sa toile, d’où l’on ne peut s’échapper. Peut-être
est-ce dû aux associations que fait l’enfant ? Fès semble incarner la mère dévorante et porte le
souvenir de l’humiliation subie par l’enfant822. Les projections sur Casablanca paraissent moins
sombres, l’ensemble des descriptions donne un sentiment moins oppressant. Néanmoins qu’on
se souvienne des descriptions qu’apportaient “les petits récits” de la dangerosité des rues de
Casablanca. Les lieux extérieurs sont loin d’offrir la sécurité de l’intérieur. Si l’atmosphère est
moins étouffante à Casablanca, c’est peut-être parce qu’elle est la ville de l’accession à
l’éducation scolaire, elle porte le défi et l’ouverture du monde paternel. De plus l’adolescent
demeure critique mais il dispose de moyens pour exprimer sa révolte, moyens dont il ne
disposait pas en tant qu’enfant, à Fès. Les villes racontent les hommes, leur inconscient s’y
exprime. Daniel Sibony parle de jouissance architecturale en comparant le quartier de la
Défense à Paris, avec ses “gratte-ciels phalliques, à la dureté fonctionnelle”, à la Médina, “aux
ruelles enveloppantes, avec leurs cours intérieures qui donnent sur le ciel, corps maternant,
accueillant, identifiant”823. Chraïbi dans sa description de Fès ne dit pas autre chose, corps
maternant, corps prison. Aussi l’espace extérieur n’est pas l’espace de l’autre, de la conquête
d’autrui, il désigne le même enfermement que les lieux de l’intérieur.
L’auteur évoque également les villes de l’exil hostiles à l’homme : “C’était dans une de ces
villes du Nord, au ciel bas et lourd, quelque chose comme Strasbourg” (Succession ouverte,12) ;
“Les vitres sont grises d’un matin gris, dehors les arbres sont des squelettes noirs” (Les
Boucs,8). Les habitats pauvres, délabrés, témoignent de la misère de l’émigration, misère
renforcée par un climat bien sombre. La lecture des Boucs donne froid au lecteur, le vent y
souffle du début à la fin, accompagné d’humidité et de grisaille. Chraïbi partage ce sentiment
de rejet pour les villes avec la plupart des écrivains maghrébins de langue française : “lieu de
solitude, lieu de corruption”824. On peut expliquer cette réaction par le fait que les manques
concernant leur société aient été perçus par eux de manière plus criante en ville qu’à la
campagne. La misère, la saleté se voient moins à la campagne, l’aspect pastoral enjolivant le
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tout. La ville rejetée, Chraïbi se montre attaché au village à cause de son espace convivial,
humain et d’une manière générale du paysage qui l’entoure. L’attachement aux valeurs
ancestrales du village convient mieux à l’auteur et surtout le village ramassé sur lui-même est
l’emblême même de l’espace clos avec tout ce que cela a de rassurant. Ainsi à propos de Une
enquête au pays il place le village au centre :
Ce personnage principal, c’est un petit village qui est la citadelle de l’honneur, qui
accueille les gens avec hospitalité, on tourne autour de cela, autour de ce village,
autour des êtres humains hantés par leurs problèmes et leurs angoisses comme
autant de fourmis très apeurées autour de quelque chose d’immobile825.
On remarque alors que dans toute l’oeuvre les lieux extérieurs n’offrent pas le champ de
l’ouverture et de la découverte de l’autre qu’ils semblent être pour un temps. Au contraire, ils
demeurent des lieux d’enfermement. C’est encore la mère qui l’emporte.
• Espaces naturels
Les lieux fortement urbanisés ne favorisent pas l’épanouissement de l’homme, seuls les lieux où
la nature a conservé sa place sont propices au développement humain. Voilà ce que Chraïbi
nous rappelle en permanence. Point d’ancrage de l’homme, la nature apaise l’homme et lui
redonne le sentiment de sa juste valeur. On retrouve à travers la mère-nature l’empreinte
maternelle. “Le paysage est l’élément principal dans mes écrits”826 nous livre l’auteur,
confirmant ainsi de nouveau le sentiment du lecteur de l’omniprésence de l’élément maternel
dans cette oeuvre. L’importance de la mer, de l’eau, du soleil a déjà été signalée, il convient d’y
ajouter la place de la montagne. Omniprésente dans Une enquête au pays827, la montagne y sert
de décor. Néanmoins elle n’est pas qu’un cadre, sa présence influence le caractère des hommes.
“Ces hommes de la montagne” sont pauvres et frustres. Ils forcent l’admiration par leur
courage, leur capacité d’adaptation à un environnement hostile. A travers ces hommes
authentiques, on retrouve la notion de pureté des origines si chère à l’auteur. Nul hasard si le
retour du personnage vers les origines a lieu dans le livre où la montagne est si présente. La
montagne symbolise la recherche de l’inaccessible. On se souvient de la légende sumérienne de
Gilgamesch qui, refusant la mort, partit à la recherche du secret de l’immortalité dans les
montagnes. Nous pourrons nous demander si l’écriture d’une saga ne procède pas d’une même
recherche. Ecrite par un romancier d’un certain âge qui remonte le temps, elle est certainement
une manière de tenter de l’arrêter, de le retenir. L’aspiration à l’immortalité est souvent présente
chez le narcissique, héritage du stade foetal car “le foetus n’a pas le sens du temps, il se croit
immortel”828. C’est ainsi que nous observons une double polarité, la montagne porte le désir de
retour au giron maternel comblant à laquelle invite l’immortalité et elle incarne aussi le
symbole phallique inaccessible. N’oublions pas enfin l’aspect sociologique car la montagne
tient une place de choix dans l’islam. Dans le Coran, la montagne de Qâf, inaccessible à
l’homme, porte à son sommet le rocher d’émeraude verte. Son reflet colore de vert la voûte
céleste. Elle est la montagne-mère de toutes les montagnes829.
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“Au commencement de tout était la terre” (La Mère du Printemps, 92), selon ce mythe, la
terre enfanta, en sept périodes, le soleil, les étoiles, les oiseaux, l’eau, les poissons, les arbres, les
fruits et enfin du “mariage de toutes ces créations, l’homme et la femme” (La Mère du
Printemps, 94). En dépit de l’islamisation forcée des premiers temps, les Berbères ont gardé
l’atttachement païen à la terre, attachement raconté dans la trilogie. Dans Une enquête au pays
la montagne revient fréquemment dans le sens large de terre des ancêtres. Dans La Mère du
Printemps la terre très présente830 est valorisée comme la mère, au même titre que le fleuve
Oum-er-Bia qui la fertilise. L’écrivain situe le moment historique de la fin des Berbères sur ce
morceau de terre à l’embouchure du fleuve. La terre qui remplit la mémoire collective possède
le pouvoir et la force de l’origine : “…s’allaiter de l’eau de la terre ; la chair que cette même
Terre a donnée sous forme de verdure..” (La Mère du Printemps,94). Dans Naissance à l’aube,
après des années d’exil et de souffrances, les Berbères se retrouvent autour du son des tambours
qui les relie au fleuve de l’origine, à leur mère :
Sans discontinuer, leurs résonances tissaient l’espace, reliaient le présent au passé et
c’était comme la voix enivrante du fleuve natal enfin retrouvé, la Mère du
Printemps avec ses flots féconds, lours, sourds, irriguant sans mesure les plaines et
les fils de la liberté. Ses fils. (71)
La nature est résolument femme. Azwaw accouchant sa fille compare l’odeur des eaux de la
naissance à “l’odeur femelle d’humus, de désir et de don –la même odeur païenne […] la vase
de son fleuve natal” (52) ou encore l’argile “à senteur de rut” (53). Encenser la nature femmemère ne sert-il pas de prétexte à l’écrivain pour évoquer à mots presque couverts celle dont il
ne s’autorise pas à parler : sa mère ? Enfin lorsque la terre est associée au soleil : “le royaume
primitif, l’éternité retrouvée, la terre et le soleil”, n’est-ce pas le couple des origines qui se profile
derrière la métaphore ? Grand mythe fondateur de l’humanité, la terre hante l’oeuvre. Cela n’a
rien d’étonnant chez un écrivain qui, après avoir quitté sa terre natale, se retourne sur son passé,
retrouvant ainsi l’univers de sa propre origine831. Au-delà d’une réalité historique, la terre
témoigne avant tout d’un attachement indéfectible à la mère.
Nous voudrions encore signaler l’intêrêt de l’auteur pour la campagne. La première image
qu’il en donne dans Le passé simple est celle de la campagne du père. Le père y trouve la liberté,
la paix et l’amour (Aïcha) ; il viendra y attendre la mort, seul face à l’océan (Succession ouverte).
La solitude de l’homme est compensée dans la vie par la présence de la nature qui l’accompagne
dans les étapes importantes de son existence. Toute l’oeuvre de Chraïbi vibre de l’hommage
rendu à la nature. L’idéalisation et la personnification de la nature montrent que l’inspiration
de l’auteur se situe autour du premier âge du roman familial, celui de l’enfant trouvé,
correspondant au fantasme du paradis. Perdu hors de ce temps, il supporte mal la médiocrité
du quotidien, du moment présent. Occultant la violence de la nature, l’auteur ne voit que sa
générosité et lui oppose l’égoïsme de la civilisation. Celle-ci n’est pas bonne pour l’humain car
elle le pervertit et l’éloigne de l’essentiel : la nature. “Au commencement de tout était la terre”
(La Mère du Printemps, 92). La terre incarne symboliquement la mère de l’homme, thématique
classique que nous retrouvons incarnée dans de nombreux mythes par une déesse-mère. Il y a
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attachement de l’homme à la terre de son pays, à la mère-patrie, car elle demeure le lieu de
l’origine. Cet amour sans bornes pour la terre et la nature de Chraïbi relève de l’ordre d’une
relation passionnelle : “j’ai un amour immodéré non seulement pour la mère (pour le père
également) mais pour la terre. Pas pour les systèmes politiques, mais pour la terre, la terre de
mes aïeux”832. Il cite fréquemment tous les éléments de la nature car ils incarnent pour lui le
paradis : “voilà le paradis où je vivais autrefois : mer et montagne. Il y a de cela toute une vie.
Avant la science, avant la civilisation et la conscience”833. Ce paradis est celui du temps de la
symbiose mère-enfant.
Ainsi dans l’évocation des différents espaces, intérieurs et extérieurs, le champ maternel
domine largement. Les descriptions de l’intérieur, en taisant le monde de la mère, ne font que
mieux la pointer. Et les lieux du dehors qui chez d’autres invitent à l’aventure, ou à
l’exploration du monde d’autrui ramènent chez Chraïbi le plus souvent au monde maternel.
Partir, s’enfuir pour tenter de s’approprier d’autres lieux paternels ne le rend pas heureux ; les
lieux de l’exil, qu’ils soient ceux du Canada ou ceux de la France, l’angoissent. La nature, mèrenature, elle seule lui apporte l’apaisement, le plaisir car elle sait “s’occuper de lui”, le consoler
et le conforter dans une image positive de lui. L’espace révèle l’attachement au monde préoedipien en même temps qu’il désigne une faille dans le processus originaire. Cet hymne à la
mère idéalisée comporte aussi une part de terreur, celle de ne faire qu’un avec la mère, terreur
appartenant à l’univers de la petite enfance : il y a du “trop de mère” ou du “pas assez de père”.
L’étude des lieux montre un mouvement vers l’extérieur, vers l’autre, mais qui retourne vers la
sécurité, le plaisir que procure l’intérieur. Les lieux que l’auteur décrit sont ceux d’un monde
familier, vécus parfois positivement et négativement. Les espaces ouverts qui pourraient être
une invitation à l’aventure, à la découverte de l’autre, semblent devenir des lieux maternels qui
appellent au repliement sur soi.
Que ce soit à travers les métaphores sur un plan stylistique, ou à travers l’humour, ou bien
l’espace, Driss Chraïbi nous montre qu’il possède parfaitement les instruments du champ
métaphorique. Cependant l’usage qu’il en fait peut dérouter le lecteur : Driss Chraïbi les utilise
surtout non pour explorer le monde d’autrui mais à des fins narcissiques.
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Le roman principal ne débute qu’à la page 47. Le texte précédent raconte au XXe siècle l’histoire de
Raho qui se souvient du passé de son peuple, les Berbères et de leur chef Azwaw.
Annexe 5.
Ce passage semble être un paratexte auctorial apocryphe dans la mesure où les sources ne sont pas citées.
On peut y retrouver certaines images du Coran, adaptées par l’auteur : “Il viendra quand s’effaceront les
étoiles” se rapproche de “lorsque le soleil sera décroché et les étoiles obscurcies” (sourate LXXXI) ; ou
encore de “lorsque le ciel se rompra et que les étoiles seront dispersées” (sourate LXXXII). L’autre partie
de l’énoncé de Chraïbi : “quand se fendra le ciel” n’est pas très éloignée de “lorsque le ciel se déchirera”
(sourate LXXXIV).
La mise en italiques est de l’auteur.
Hégire : installation à Médine de Mahomet, exilé de la Mecque ; début de l’ère musulmane (622 dans
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le calendrier chrétien).
Citation qui ressemble à un vers de Alphonse de Lamartine 1820, Méditations poétiques, La prière.
Gallimard, poche. “L’univers est le temple et la terre est l’autel”.
Notons encore cette particularité propre à Chraïbi : l’utilisation de la même scène au début et à la fin
du roman.
La chamelle : “haletante, bouche ouverte et sèche” ; Yerma : “elle respire à petits coups, bouche ouverte”.
La chamelle : “il avait plongé le bras dans l’utérus”; Yerma : “doigts réunis en fuseau, plonge dans le
vagin”. La chamelle : “il l’avait touchée de l’index, la poche avait crevé et les eaux de la naissance…” ;
Yerma : “doux et ferme comme une verge d’homme, un index lui crève la poche des eaux”.
Ligne 97. Images clairement à connotation sexuelle.
Lignes 99-100. Pénis post-coïtum ?
Quelques exemples : Fils du désert et de la nudité ; par le verbe et par l’épée ; fait de chair et de sang ;
des souffrances et des années plus tard ; seul et sans solitude.
De même que dans Le passé simple, le fils s’était approprié le couteau du père comme arme pouvant servir
au parricide.
Guy Dugas, 1990 Itinéraires et contacts de cultures. Littératures maghrébines. Vol. 10, tome 1. Ed.
L'Harmattan.
Le “nous” est employé par le père en sa qualité de “seigneur”.
Claude Montserrat-Cals, Littératures maghrébines. Vol.11, Tome 2, p.79, ib. cite Pierre Aubenque 1963,
La prudence chez Aristote. Paris. PUF, qui rapproche cette tradition maghrébine de la ruse d’un certain
point de vue qu’Aristote reprend dans son concept de phronésis ou de prudence.
René Kalisky 1968, L'Islam. Origine et essor du monde arabe. Ed Gérard & C. Marabout, Alleur 1987.
René R Khawam 1976, Le livre des ruses. Paris, Phébus, p.14.
Abd al-Rahîm al-Hawrânî 1994, Les Ruses des Femmes. Traduit de l’arabe. Texte établi sur les
manuscrits originaux par René R.Khawam. Ed.Phébus.Paris.
Driss Chraïbi : Une enquête au pays 1981; L'inspecteur Ali 1991; Une place au soleil 1993 ; L’inspecteur
Ali à Trinity college 1996 ; L’inspecteur Ali et la CIA 1997.
Jean Dejeux 1978, Djoh’a hier et aujourd’hui . Sherbrooke. Québec, Naaman.
L.3 de l’extrait Succession ouverte.
L.85. Ib.
L.53. Ib.
Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman. ib. p.78.
Jacqueline Arnaud 1982, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb
Yacine. L’Harmattan, p.302.
Jean Dejeux, Psychanalyse et texte littéraire. Ib. p.109.
Charles Mauron 1971, Le théatre de Giraudoux. Ed. Corti, p.187.
Provient du latin “pervertere” qui signifie à l’origine “renverser”, “retourner”. Ici il s’agit bien de
retourner les armes du père pour s’en servir à d’autres fins.
Pierre Bourdieu 1972, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie kabyle.
Droz, p.192.
R. Iraqui cité par Claude Montserrat-Cals, 1989 Le rôle et l’image de l’enfant dans le roman marocain
d’expression française. Ib p,386.
L’auteur reprend la même métaphore dans le même livre lorsqu’il retourne chez le père : “Je suis revenu
[…] Un escalier qui montait vers l’ombre. Comme malédictions des créatures vers leur créateur. Comme
un uppercut vers une mâchoire hilare. Comme verge vers le sexe épimère. Tout droit”. Le passé simple,
p.224.
D.W. Winicott 1971, Jeu et réalité. Gallimard. Coll. Folio, trad. 1975. Il a introduit les termes de “objet
transitionnel” ou “phénomène transitionnel” pour désigner l’aire intermédiaire qui se situe entre le
pouce et l’ours en peluche. L’objet transitionnel prend la place du sein, il précède l’établissement de
l’épreuve de réalité. En relation avec l’objet transitionnel, le petit enfant passe du contrôle omnipotent
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(magique) au contrôle par la manipulation (comportant l’érotisme musculaire et le plaisir de
coordination). Il n’est pas un objet interne (concept mental), mais une possession. Cependant pour le
nourrisson ce n’est pas non plus un objet externe. Winicott a souligné la précarité de l’équilibre entre
réalité psychique personnelle et expérience de contrôle sur l’objet réél, phase de la vie qui précède la
capacité à être seul sans perdre les repères identificatoires d’où l’importance de l’objet transitionnel qui
incarne l’image de la mère en voie d’introjection.
Cf. Marjo Buitelaar en Geert-Jan van Gelder 1996, Het badhuis. Tussen hemel en hel. Amsterdam,
Bulaaq, chapitre Het badhuis als publieke privé plek voor vrouwen.
Serge Meitinger 1975, “Société musulmane et quadrillage sexuel”. Revue Critique, p.704.
“L’intimité, c’est tout ce qui ressortit à la nature, c’est le corps et toutes les fonctions organiques, c’est le
moi et ses sentiments ou ses affections : autant de choses que l’honneur commande de voiler” Pierre
Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique. Ib. p.38.
Ib, p.49.
Daniel Sibony 1991, Entre-deux. L’origine en partage. Seuil p.249.
Abdelkebir Khatibi 1971, La mémoire tatouée. Denoël, p.18.
Nous pensons entre autres au roman de Abdelhak Serhane 1986, Les enfants des rues étroites. Seuil.
Nous avons précédemment cité cette phrase, mais la concentration et la juxtaposition d’éléments
importants sont si parlantes qu'il nous semble nécessaire de la transcrire de nouveau.
Cette image rappelle la scène de l’enfant maintenu par la mère et battu par le père dans Le passé simple.
Les mêmes protagonistes dans un même rapport, la mère le tient (il ne peut s’échapper), le père punit
et rappelle la loi.
Daniel Sibony, ib. p.41.
Nejib Ouerhani 1989, “Espace et exil dans la littérature maghrébine de langue française”. Corps, espacestemps et traces de l’exil. Incidences cliniques. Sous la direction de Abdessalem Yahyaoui. La Pensée sauvage/
A.P.P.A.M Grenoble.
Interview en 1985 de Driss Chrïbi, Eva Seidenfaden, ib. p.452
Interview avec Eva Seidenfaden, ib.
24 occurences.
Béla Grunberger 1993, Le narcissisme. Essai de psychanalyse. Payot & Rivages. 1971,1975, p.32.
Cf. Encyclopédie des symboles. Ib. p.422.
44 occurences
Surtout sur un plan psychanalytique, on se souvient de l’analyse de Freud du Marchand de Venise de
Shakespeare dans laquelle il interprète les trois coffrets comme les symboles de la mort, de la mère et de
la terre.
Driss Chraïbi cité par Basfao “Pour une relance de l’affaire du Passé simple”. Littératures Maghrébines.
Vol.11. Tome2. Ib. p.63.
Driss Chraïbi.
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Conclusion
A-t-il jamais réussi à accéder au monde d’autrui, ce héros que nous avons vu vieillir au fil des
livres ? Oui, avec l’aide de l’écriture, il va arriver à ne plus se retourner sur le passé mais à se
projeter dans l’avenir, vers sa fin. Le moment est venu de transmettre l’héritage, celui-ci trouve
sa forme à travers l’écriture de ses trois derniers romans. Le premier, L’homme du livre
(1994/1995), dont le héros n’est pas moins que le Prophète Mohamed, est un roman dédié à
la mémoire de son père, Hadj Fatmi Chraïbi. L’apaisement qui s’en dégage et la conviction
religieuse montrent l’avancée de l’auteur sur le chemin de la vie. Il est arrivé à une certaine
sagesse. Le moment où l’homme se retourne vers son passé est bien sûr également un signe de
maturité. C’est ce que Driss Chraïbi montre dans les deux derniers romans Vu, lu, entendu
(1998) et Le monde à côté (2001) où il égrène ses souvenirs, ses Mémoires.
Cependant avant d’arriver à cette phase de la vie et de l’écriture, le temps de l’enfance a
nourri la plupart des romans. “Les romans de la famille” aussi bien que “les romans de
l’ailleurs” et “les romans de la tribu” ont mis en mots le noeud oedipien. Ce temps de l’enfance
dans l’oeuvre de Chraïbi peut se résumer en une pièce en quatre actes. Les trois premiers ont
pour toile de fond “les romans de la famille” et “les romans de l’ailleurs”. Dans le premier acte,
l’enfant, amoureux de la mère, est prêt à abattre le père pour prendre sa place. Il s’y essaie par
deux fois et échoue. Dans le deuxième acte, il tente un coup d’état familial contre le despote,
il n’est pas suivi dans cet acte par la mère. Il se retrouve de nouveau seul face à ses parents, c’est
à ce moment qu’ il se souvient de l’enfant impuissant qui tentait de découvrir le secret de
l’origine. L’adolescent, n’ayant réussi à abattre le père, contourne alors le pouvoir de celui-ci en
l’attaquant sur son propre terrain. Le fils transforme la mère en femme, en la sexuant, il pense
ainsi la libérer du joug paternel. Ces deux actes sont représentés dans les “romans de la famille”.
Vient alors le temps “des romans de l’ailleurs”, le troisième acte. Le héros y a atteint la
maturité qui devrait lui permettre de se détacher de son amour passionné pour la mère. Or il
n’y parvient pas, on retrouve à plusieurs reprises cette phrase dans les romans de Chraïbi : “on
peut renoncer à tout, sauf à l’enfance”. La libération escomptée en s’éloignant de la mère ne
s’est pas réalisée. Il a pourtant essayé. Loin de son monde d’origine il a éprouvé une passion
pour une jeune femme canadienne. Cette relation, qui a échoué, le ramène vers la première
femme, la mère.
Derrière ces trois actes on peut observer trois fantasmes universels : la scène primitive à
laquelle se rattache le fantasme de séduction, la castration et le retour au sein maternel. Il nous
semble que le besoin de connaître le secret de la procréation, d’assister à sa propre création
pendant la scène primitive surgit dans la scène où il découvre les mouchoirs de la mère cachés
sous son lit, signes tangibles de la sexualité des parents. Quant au fantasme de séduction, être
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séduit et séduire la mère, nous pouvons de manière péremptoire affirmer qu’il parcourt toute
l’oeuvre. Les trois premiers actes ne sont-ils pas entièrement dédiés à la mère ? Cependant le
désir de séduire l’objet interdit engendre la crainte de la punition paternelle, la peur de la
castration. Elle se révélait à travers le sentiment de culpabilité lors de la mort du petit frère ou
encore par un motif récurrent tel l’oeil. La tentation de retour au sein maternel, elle, représente
une protection contre la mort, cette source d’angoisses qui hante toute l’oeuvre. Une régression
protectrice ramène le héros à l’époque où une seule femme compte, la mère unique et si
présente qu’elle chasse toutes les autres. Elle seule sait satisfaire son narcissisme démesuré. Mais
pareil attachement à la mère dominante l’empêche d’aller vers l’avant.
La figure du père quant à elle, après s’être peu à peu étiolée, revient sous la forme d’un
héros charismatique, parce que le héros lui-même devient père. C’est le quatrième acte auquel
nous convient “les romans de la tribu”. Le père de l’origine s’efface alors pour laisser fils et mère
en tête à tête. Là est le sens de l’inceste entre Azwaw et Yerma car investi à son tour de la
puissance paternelle, le fils peut passer à l’acte. L’inceste de la mère et du fils indicible est rendu
possible grâce à l’inversion des rôles. Derrière le couple du père et de la fille, composé d’un
grand et d’un petit, se profile un autre couple “grand-petit” : celui de la mère et du fils. Cette
position de grand par rapport au petit est une manière pour le sujet narcissique de trouver une
référence positive. On peut retrouver pareille position dans des sytèmes d’opposition comme
par exemple –fort/faible-. Ici il s’agit d’un couple grand-petit qui a pris naissance à l’époque du
développement du narcissisme du héros.
Ainsi s’explique la configuration dans la plupart des romans d’un personnage unique
entouré de figures fonctionnant comme des marionnettes animées par lui. Le héros ne parle
que de lui et ne fait parler les autres que de lui. Il se croit maître de la situation, il ne fait que
tenter de construire un environnement en fonction de ses désirs et de ses fantasmes. L’étude des
personnages a révélé la position de ce héros entouré de personnages secondaires dont la
fonction principale est de lui servir de miroir. Tourné sur lui-même, l’autre pour le héros est
transparent. Enfermé aussi dans le temps de l’enfance, le passé lui donne un sentiment
d’éternité (Azwaw identifié comme l’immortel Maître de la main) jusqu’à ce que la maturité le
pousse à se projeter dans l’après-soi et à accepter la passation. Le héros narcissique qui se croyait
invulnérable, qui vivait dans la répétition, le monde de l’enfance, va enfin en devenant adulte
rencontrer la mort. C’est ainsi qu’il faut comprendre le suicide d’Azwaw après avoir mis au
monde son petit-fils. Rappelons que cette mort incarne dans l’oeuvre un tournant décisif
puisque jusque-là tous les personnages mouraient dans les livres de Chraïbi, et que seul le héros
demeurait en vie.
Toute oeuvre évolue dans une atmosphère qui lui est propre, révélatrice de l’empreinte du
passé. Chez Chraïbi, une ambiance d’enquête domine. On la trouve déjà dans Le passé simple
et Les Boucs, enquête psychologique pour le premier et sociologique pour le second. Dans Mort
au Canada le héros affronte même une psychiatre. Succession ouverte propose une enquête avec
jeu de pistes. L’enquête peut sembler s’intéresser à priori à d’autres mondes que celui du héros
et témoigner d’une ouverture mais en réalité l’enquête est détournée et ramenée vers le héros,
vers son monde à lui. Cette ambiance d’investigation se retrouve dans la vie de l’auteur qui
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reconnaît la psychanalyse comme un de ses “dadas”. Elle intervient tout au long de son écriture,
Driss s’exprime ainsi dans Le passé simple (37) : “tout récemment, j’ai lu un ouvrage sur la
théorie de Freud, les complexes, les inhibitions…En fermant le livre, je me suis dit : “Allons !
Il faut bien donner leur chance à ces pauvres petits mots”. L’épigraphe des Boucs parle d’ego et
Succession ouverte se réfère au père de la psychanalyse : “Freud prétend que l’insatisfaction
humaine engendre à la fois les névroses individuelles et les oeuvres de la civilisation collective”
(25). L’énumération des références à la psychanalyse peut s’allonger, elle témoigne de la
curiosité que cette dernière éveille chez l’auteur. Même si l’auteur dans une interview a affirmé
qu’il n’y avait pas de complexe d’Oedipe au Maghreb, il cite fréquemment Freud. L’enquête
policière avec l’inspecteur Ali, qui débute une trentaine d’années après la parution de son
premier roman, devient l’apothéose du genre. Il incarne le personnage qui apparemment, par
sa profession, mène des enquêtes sur les autres mais qui au fond ne fait que enquêter sur luimême. La psychanalyse n’est-elle pas la science-matrice de toutes les enquêtes pour qui part à
la recherche de son “moi” ?
La trilogie apporte un ton totalement différent par rapport aux livres précédents, et ce
tout d’abord grâce à l’inspecteur Ali, dont l’humour montre une certaine distance parcourue.
L’inspecteur Ali avec ses facéties, son humour, la stabilité amoureuse de sa relation conjugale,
l’assise paternelle, incarne l’homme adulte. L’introduction du grand aventurier Azwaw est le
grand tournant opéré dans l’oeuvre. Azwaw porte l’étendard héroïque, il ose braver tous les
dangers. Auparavant le héros ne se mettait pas en position d’aller au devant des risques car il se
débattait dans un champ maternel puissant et protecteur du ici et maintenant. A ce tournant
de l’écriture la trilogie prend son envol. L’auteur nous emporte dans le temps de la légende, du
“il était une fois..”. Son héros nous entraîne dans un univers éloigné du quotidien où histoire,
religion et romanesque se mêlent dans une grande saga. Le champ de l’aventure semble
montrer ici le monde métaphorique, dans le mouvement vers le monde de l’autre. En effet si
les livres précédents racontaient une histoire à huis-clos, la trilogie s’ouvre clairement sur des
horizons nouveaux. Nous pourrions croire que ce temps historique dans une atmosphère
d’aventure correspond au temps du monde adulte, mais il est en fait contourné dans des récits
légendaires d’où sortira l’inceste. La relation entre narcissisme et inceste a été esquissée par
Freud lorsqu’il évoquait l’inceste réservé aux divinités. C’est ce que nous trouvons dans l’oeuvre
de Chraïbi, une écriture narcissique qui raconte un inceste. Etre allé jusqu’à le formuler avec
des mots libère et soulage le héros d’une tension. Les romans de l’après “passage à l’acte”
semblent prouver par la légèreté de leur ton et de leur contenu que le héros a atteint une plus
grande maturité, même si fondamentalement le narcissisme reste dominant.
L’observation de la forme du langage nous a permis de confirmer ce que l’analyse des
personnages féminins, masculins ainsi que celle du monde de l’enfant et du couple nous avait
suggéré. Tout langage porte en lui des champs métonymique et métaphorique qui sont deux
orientations qui structurent la psyché humaine. Le champ métonymique, relevant d’abord du
monde de la mère, domine l’écriture de Driss Chraïbi. Le champ métaphorique ou champ
paternel permet en principe de voir la distance parcourue puisqu’il montre la capacité à
percevoir l’autre. Dans l’oeuvre de notre auteur, l’écriture à un moment prend son envol vers
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un monde plus ironique. Cependant on réalise que le langage permet de détourner les armes
paternelles au profit du temps de la mère
Tout notre travail a tendu à montrer la spécificité et l’originalité de Driss Chraïbi. La
lecture de ses romans nous éclaire sur le monde maghrébin, à une époque donnée et elle nous
permet une réflexion sur l’identité culturelle. Ce grand romancier possède une écriture qui
interpelle le lecteur non pas par son empathie mais par un narcissisme que le lecteur reconnaît
comme étant une possibilité en tout être humain. Le caractère narcissique d’une telle écriture
rend son approche pour le lecteur parfois difficile car elle représente surtout un long
monologue qui exclut l’autre. Cependant, l’aspect éminemment positif du narcissisme est
d’être une forme d’inspiration artistique souvent séduisante. Nous retiendrons de l’oeuvre de
Driss Chraïbi le pouvoir de séduction de son écriture.
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Samenvatting
De l’impuissance de l’enfance à la revanche par l’écriture. Le parcours de Driss
Chraïbi et sa représentation du couple.
Verwondering, maar vooral bewondering : dat moet iedereen wel ervaren die kennisneemt van
al de boeken waarmee auteurs die geen Fransen zijn maar wel in het Frans schrijven deze taal
hebben verrijkt. Waar ze ook vandaan komen, zij hebben gemeen dat ze die oude taal op een
nieuwe, onbevangen wijze hanteren, en er mogelijkheden van laten zien waarvan de Fransen
zelf zich vaak niet bewust zijn. Taal wordt onder hun handen een spel van de oorspronkelijke
taal met de nieuwe taal die zij zich eigen hebben gemaakt. Dat spel kan ook een strijd worden,
want oud en nieuw staan vaak op gespannen voet met elkaar. Wat uit deze ontmoeting geboren
wordt zal door sommigen een bastaard genoemd worden, maar aan anderen de uitspraak
ontlokken dat kinderen van de liefde de mooiste kinderen zijn. Hoe dan ook, het getuigt van
durf dat de Marokkaanse schrijver Driss Chraïbi voor de taal van de kolonisator kiest om de
maatschappij waarvan hij deel uitmaakt ter discussie te stellen, en dat in 1954, midden in de
woelige tijden van de dekolonisatie. In zijn literaire debuut vol duistere en kwade gevoelens
tekent zich reeds het onmiskenbare talent af dat door de negentien tot op heden verschenen
romans steeds meer bevestigd wordt.
Mijn dissertatie beoogt een kenmerkend deel van het werk van Driss Chraïbi via een
psychoanalytische benaderingswijze te bestuderen. Daarvoor is het uiteraard tevens nodig dit
werk in een socio-culturele context te plaatsen. Voor deze werkwijze is gekozen omdat zij het
universum van deze ‘moeilijke’ schrijver toegankelijker blijkt te maken. Wat ik met name beter
wilde begrijpen zijn de aspecten in zijn romans die zeker voor de Westerse mens niet zo
toegankelijk zijn en deze zelfs tegen de borst stoten en diens leesplezier in de weg staan. Dit
laatste vooral vergde in een eerste fase een diepgaande kennismaking met de cultuur van de
Maghreb en de Islamitische religie, om dat deel van het universum van de auteur in kaart te
brengen. Cultuur en religie, vaak nauw met elkaar verweven, hebben mij gedurende deze hele
zoektocht vergezeld. Hoe verhelderend ook, dit bleek niet voldoende. Want achter de woorden
ontdekte ik moeilijk grijpbare schimmen, waar ik met de hulp van psychoanalytische
concepten en ideeën dichterbij heb trachten te komen. Daartoe moest omzichtig te werk
gegaan worden, met name bij het systematisch inventariseren van de romanpersonages, één van
de belangrijke kaders van mijn studie. Tijdens deze inventarisatie tekent zich geleidelijk een
mensenpaar af dat in het gehele werk overheersend zal blijken te zijn. Dit paar, dat in
verschillende verschijningsvormen ten tonele wordt gevoerd, bestaat uit een volwassene en een
kind, en neemt uiteindelijk de concrete gedaante aan van een vader en zijn dochter. Dit
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incestverhaal is binnen het gehele oeuvre van Chraïbi de enige uitbeelding van een sterke en
machtige, tevens mythische eeuwige liefde. In zijn romans komen uiteraard ook paren voor van
volwassenen. Dit zijn echter, zo blijkt, geen gelukkige koppels, en het stuklopen van hun
relaties voert de hoofdpersoon steeds weer terug naar de liefde tussen kind en volwassene. Niet
dat de auteur zich daarmee wil opwerpen als pleitbezorger van verboden liefdes. Zijn pen voert
hem naar een verbeeldingswereld waarin ruimte bestaat en mág bestaan voor de fantasie van
alle kleine jongens die verliefd zijn op hun moeder. De gehechtheid aan de moeder blijkt zo
sterk dat een belangrijk deel van het werk van Driss Chraïbi ervan doordrenkt is. In zijn
scenario wordt het koppel van moeder en zoon echter vervangen door dat van de vader en zijn
dochter. Op die manier weet hij zich te bevrijden van de spanningen die deze incest fantasieën
in zijn vroegere romans teweeg hebben gebracht. Het is dus geen gemakkelijke weg waarop we
de schrijver moeten volgen. Zijn omzwervingen hebben deze ver van huis gevoerd. Hij wil zich
onttrekken aan de greep van de wereld waarin hij geboren is, maar komt daar uiteindelijk toch
weer terug. Meer innerlijk rust vindt de auteur pas met de jaren, als de gerijpte auteur van latere
romans.
EERSTE
DEEL
Mijn studie bestaat uit vier delen. In het eerste – inleidende - deel leek het mij minder van
belang om uit te weiden over de biografie van de auteur, dan om deze te situeren in een literaire
context, binnen de Franstalige literatuur van de Maghreb. Aansluitend komt aan de orde hoe
zijn werk is gelezen en ontvangen in Frankrijk en in Marokko. Een bijzondere plaats is in dit
verband ingeruimd voor Le passé simple, niet alleen omdat dit Chraïbi’s eerste roman is, maar
ook vanwege de buitengewoon rijke en inspirerende inhoud van dit boek, waarop de volgende
romans voortbouwen. Bovendien heeft het schandaal waartoe het verschijnen van Le passé
simple heeft geleid de auteur voor het leven getekend. In dit eerste deel bespreek ik ook de
uiteenlopende sociologische invloeden die terug te vinden zijn in Chraïbi’s werk, respectievelijk
de pre-islamitische cultuur, de islam en de kolonisatie. Hierdoor krijgt de lezer tevens meer
zicht op het eigen karakter van Franstalige schrijvers uit de Maghreb in het algemeen. Dit eerste
deel wordt besloten met een uiteenzetting over de psychoanalytische methode van Freud en
zijn navolgers die ik in deze studie hanteer, en wordt deze methode tegen haar socio-culturele
achtergrond geplaatst. Bij dit alles horen de vier teksten die ik ter afsluiting bespreek en die bij
uitstek kenmerkend zijn voor de traditie van de Maghreb: twee volksverhalen, over Jawdar en
over Ali, en twee religieuze mythen, over Abraham en over Jozef.
TWEEDE
DEEL
Dit deel is beurtelings gewijd aan de wereld van de vrouwen en aan de wereld van de mannen,
waarbij een onderscheid wordt gemaakt tussen westerlingen en personages uit de Maghreb. De
personages die geïnventariseerd en geanalyseerd worden zijn genomen uit een serie romans die
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representatief zijn voor het gehele oeuvre van Driss Chraïbi. Deze selectie is tevens gemaakt op
grond van drie onderscheiden periodes, die van de “romans de la famille”, van de “romans de
l’ailleurs” en van de “romans de la tribu”. In de eerste groep wordt verhaald over een jongeman
die nog met één been in de wereld van zijn familie staat. In de “romans de l’ailleurs”
daarentegen heeft diezelfde hoofdpersoon de Westerse wereld ontdekt, waar andere modellen
en wetten gelden dan die van thuis. De “romans de la tribu” tenslotte vertellen het verhaal van
de volwassen man die zijn leven voor een belangrijk deel achter zich heeft en die terugkeert
naar de bronnen, naar de geschiedenis van land en voorouders. Bestudering van de personages
uit deze verschillende werken leidt tot een aantal conclusies die deels ook vragen zijn. Uit de
beschrijvingen van de vrouwelijke wereld komt een schrijver naar voren die verstrikt is in een
compromis tussen zijn intellectuele ontwikkeling en het gewicht van de traditie die hij in zich
mee draagt. Hoe sterk de aantrekkingskracht van buitenlandse vrouwen en van de fantasieën
die zij oproepen ook moge zijn, de ideale vrouw blijft die van de eigen traditie: onderworpen
aan de man en, vooral, moeder. Als de verkenning van de wereld van de moeder in deze romans
één ding duidelijk maakt, is het wel haar macht. De Maghreb moeder is dominant aanwezig
en de bewondering van de zoon voor haar kent geen grenzen. Geleidelijk tekent zich in deze
romans dan ook een centrale relatie af, die van moeder en zoon. Wanneer we hierna de
mannenwereld nader bekijken, worden de voorafgaande conclusies alleen maar bevestigd. Wel
zien we de hoofdpersoon, die in alle boeken dezelfde blijft, tussen de eerste en de laatste roman
een duidelijke ontwikkeling doormaken: de kwetsbare en weinig zelfverzekerde ‘zoon van’,
verwerft een steeds grotere autonomie en wordt uiteindelijk een sterke en machtige figuur. Ook
de conclusie van dit deel laat zien hoe, in affectief opzicht, alle personages te plaatsen zijn in
het ‘face à face’ van een volwassene en een kind. De hoofdpersoon streeft daarbij uitsluitend
naar een relatie van ‘één op één’: een derde persoon wordt stelselmatig buitengesloten.
DERDE
DEEL
Om een beter inzicht te krijgen in dit soort patronen, wordt in het derde deel ingegaan op de
wereld van het kind en de rol van het liefdespaar. Basis daarvoor is een nadere beschouwing
van het erfgoed dat aan kinderen wordt overgedragen binnen de Arabische Maghreb-cultuur.
Dit gebeurt op verschillende wijze voor jongens en voor meisjes. Hun beider plaats is binnen
de religieuze traditie heel precies vastgelegd, en dat leidt onvermijdelijk tot zich herhalende
gedrags- denk- en handelingspatronen bij volwassenen. In dit deel wordt stilgestaan bij de
belangrijkste momenten in de ontwikkeling van de jongen: het einde van de borstvoeding, de
besnijdenis en de uitsluiting uit het badhuis, drie stadia in het proces van afscheid nemen van
de moeder. Rode draad hier blijft de hechte band tussen moeder en zoon. In de persoonlijke
geschiedenis van Driss Chraïbi neemt bovendien het personage van een jonger broertje, Hamid
geheten, een bijzondere plaats in. Het beeld van deze Hamid is als een obsessie aanwezig in het
literaire universum van de auteur, en de dood van dit broertje is in alle romans opnieuw tussen
de regels door te lezen.
Uit de studie van het liefdespaar komt naar voren dat de samenleving van de Maghreb en
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de westerse samenleving zich in tegengestelde richting hebben ontwikkeld: de Maghreb was
ooit liberaal en is orthodox geworden, terwijl het Westen zich via een liberalisatieproces heeft
losgemaakt van haar middeleeuwse ketenen. Het eerste paar dat ik in dit deel bestudeer is dat
van de ouders. Het vervult de rol die de samenleving van hen verwacht: ze dragen de
voorouderlijke waarden en het respect daarvoor over op hun kinderen. De belangrijkste van
deze waarden is natuurlijk de onderdanigheid die door de Islam wordt gepredikt. Kenmerkend
voor het westerse paar van man en vrouw is dat dit bij Driss Chraïbi niet goed functioneert en
meer verdriet dan vreugde brengt. Zijn schildering van gemengde paren laat zien hoe moeilijk
het is voor een schrijver uit de Maghreb om een identiteit te creëren die zich zowel in de Islam
met zijn vele gemeenschapstradities als in de individualistische westerse cultuur thuis voelt.
Binnen zo een liefdesrelatie ontstaat er noodzakelijkerwijs innerlijke verscheurdheid. Die
relaties zijn daarom gedoemd te mislukken. De manier waarop daarentegen het vader-dochter
paar wordt geschilderd, verenigd in een eeuwige liefde, leidt tot de conclusie dat het op schrift
verwoorden en verheerlijken van dit taboe het eindpunt is van een lang traject van de schrijver
dat begint in “Le passé simple” en zijn eindpunt heeft in het diptiek “La mère du printemps”
en “Naissance à l’Aube”. Met het vertellen van deze incestueuze relatie wordt in feite de
achterliggende fantasie, de incest van moeder en zoon, bezworen. Deze twee, moeder en zoon,
vullen de gehele oedipale ruimte, die eigenlijk voor drie bestemd is. Dit gebeurt, verhullend
onthullend, in de woorden van het vader-dochter verhaal. Maar het liefdespaar van volwassene
en kind dat dominant aanwezig is in dit oeuvre wordt gevormd door moeder en zoon.
VIERDE
DEEL
Tot hiertoe heb ik mij beperkt tot de inhoud van het oeuvre van Chraïbi. Bij een literair werk
gaat het echter niet alleen om de inhoud doch ook om de vorm, om taal en stijl dus. Dit is het
onderwerp van het laatste deel van deze studie. Uitgangspunt daarbij is het gegeven dat, taal
en stijl gedragen worden door een metonymische en een metaforische as, of zoals we deze ook
noemen, wanneer het over de behandeling van hele teksten gaat, het metonymische en het
metaforische ‘veld’. Met deze termen wordt niet verwezen naar de bekende stijlfiguren van
dezelfde naam. Deze fixeren de bewegingen in de menselijke geest waarover het hier gaat
binnen vaste patronen. In een psychoanalytisch perspectief verstaan we onder ‘metonymisch
veld’ en ‘metaforisch veld’ twee elkaar aanvullende verschijningsvormen van de menselijke
geest, die tot ontwikkeling komen in wat wij de ‘wereld van de moeder’ - de vroege kindertijd
– en de ‘wereld van de vader’ – de jaren van verstand – noemen. Zolang een kind bij de moeder
is, beschouwt het zichzelf als centrum van alles. Het is de tijd waarin taal vooral functioneert
als klank en ritme, en als band met de moeder. Wanneer een kind spreekt zet het vooral
woorden naast elkaar, en zullen deze in de eerste plaats lichaamstaal zijn, en nabijheid,
veiligheid uitdrukken. Herhaling van hetzelfde is hier het meest geliefde mechanisme. In een
later stadium staan bij dit soort taalgebruik helderheid en overzichtelijkheid voorop. In de jaren
hierna moet, dankzij de figuur van de vader, het kind rekening gaan houden met de ander in
zijn leven, met wetten van uitstel en delen met anderen. Dan wordt het metonymisch veld van
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de nabijheid gekoppeld aan het metaforische veld van de overdrachtelijkheid, dat wil zeggen
van het ontdekken, aanvaarden en bespelen van andere mensen, met eigen verlangens, eigen
wetten. Wat het tevens aan die eerste, narcistisch gekleurde wereld toevoegt is de wens op de
ander te lijken of de plicht hem of haar te gehoorzamen. De pen voert de schrijver naar een
meer avontuurlijker schriftuur, maar vooral naar meer innerlijke afstand, waarvan de
mogelijkheid tot abstraheren een van de manifestaties is. De weg die wordt afgelegd tussen
beide polen, van de ‘moeder’ naar de ‘vader’ leidt van een kinderlijk spel met de klank en het
ritme van woorden – puur ‘metonymie’ - tot teksten als de verklaring van de rechten van de
mens – puur ‘metaforiek’ – . Natuurlijk kunnen beide taaluitingen niet zonder elkaar bestaan,
evenmin als een moeder en een vader dat kunnen. Er is altijd iets van de één terug te vinden
in de ander. En bij woordkunstenaars zal de wereld van de moeder en van het lichaam bijna
altijd een grote plaats innemen. De belangrijkste vraag is echter steeds weer hoe die twee
velden, het metonymische en het metaforische, in elkaar grijpen. Die articulatie is het waar de
psychoanalyse voortdurend naar op zoek is. Deze laat ons zien dat de geschiedenis van onze
taalverwerving, die samenvalt met de geschiedenis die ieder van ons persoonlijk heeft met zijn
of haar ouders of hun plaatsvervangers, leidt tot een vorm van spreken en schrijven volgens
bepaalde patronen – een bepaalde herkenbare stijl. Die te herkennen en te onderzoeken
betekent meer inzicht in een tekst, een boek, een oeuvre.
Met zulk een onderzoek maak ik hier, na de meer inhoudelijke hoofdstukken, een begin
naar aanleiding van het werk van Driss Chraïbi. Wat het metonymische veld betreft, onderzoek
ik met name de taal van het lichaam, van de verschillende zintuigen, in zijn werk, en de figuur
van de herhaling, die centraal staat in dit veld. In het metaforische veld ligt de nadruk op de
metaforiek van de ruimte, op de afstandelijkheid die spreekt uit zijn humor, en om te beginnen
wordt ook ingegaan op de metafoor als stijlfiguur binnen een representatief tekstfragment uit
één van zijn romans. Deze specifieke benadering bevestigt de conclusies over het ego-centrisme
van de auteur waartoe de eerdere delen geleid hebben, en toont de overheersende plaats die een
narcistisch taalgebruik in zijn werk inneemt.
CONCLUSIE
Tenslotte: ik hoop dat dit werk zal bijdragen aan een groeiend begrip voor de cultuur van de
Maghreb en, meer in het bijzonder, voor de originaliteit van het werk van Driss Chraïbi. Deze
grote Marokkaanse romanschrijver spreekt de lezer minder aan door zijn invoelingsvermogen
in anderen dan door een zelfbetrokkenheid waarin ieder van ons iets van zichzelf zal kunnen
herkennen. Het paradoxale van dit bijzondere schrijftalent is dat het enerzijds als een soort
lange monoloog soms moeilijk toegankelijk is, maar dat anderzijds het narcisme dat het
uitstraalt voor de lezer buitengewoon verleidelijk is.
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Annexes
ANNEXE 1 :
G L O S S A I R E D E M OT S A R A B E S
ANNEXE 2 : ROMANS ET RECUEILS DE NOUVELLES. 1945-1972. EXTRAIT
J E A N D É J E U X 1 9 7 3 , L I T T É R AT U R E M A G H R É B I N E D E L A N G U E
F R A N Ç A I S E . O T TA W A . N A A M A N , P P. 3 0 - 3 2
DE
ANNEXE 3 :
CHRAÏBI
H I S TO R I Q U E D E S É T U D E S Q U I O N T É T É M E N É E S S U R
ANNEXE 4 : EXTRAIT DE SUCCESSION
D R I S S C H R A Ï B I , P P. 2 9 - 4 4
ANNEXE 5 : EXTRAIT DE NAISSANCE
D R I S S C H R A Ï B I , P P. 4 7 - 5 3
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O U V E RT E .
À L’ A U B E .
DRISS
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Annexe 1
GLOSSAIRE
D E M OT S A R A B E S
La langue arabe n’utilisant pas notre alphabet latin, les mots et noms arabes transcrits en
français ne sont que la figuration graphique des prononciations entendues et varie selon
l’époque et le transcripteur. L’arabe a des phonèmes que notre alphabet restitue mal. Qu’on ne
s’étonne pas, par exemple, de voir écrit Muhammad ou Mohammed ou encore Mahomet 834.
Almoravides: (1056-1147) la première grande dynastie maghrébine d’origine subsaharienne qui
réussit, au nom d’une ritba (lien) qui devait unir ses membres, à imposer l’Islam au Maghreb
et à toute la péninsule Ibérique.
Cadi: juge des affaires familiales
Chari’a: loi islamique représentant la “Voie tracée” par les Ancêtres à laquelle tout Musulman
doit adhérer. C’est aussi un corpus de textes anciens sur lequel se fonde le juriste musulman.
Comprend les textes fondamentaux (Coran, hadiths) et les jurisprudences de la Sunna, Quiyas
(Raisonnement analogique) et Ijma’ (consensus omnium). La nier est un sacrilège. Accorde
tous les droits au chef de famille, entre autres droit unilatéral à la polygamie et à la répudiation.
Coran ou Qor’ân: signifie la récitation. Ensemble de textes dictés par le Prophète à ses
Compagnons, qu’ils apprenaient par coeur.
Fiqh: système juridique traditionnel, il comprend toutes les disciplines du droit musulman. Par
extension dans le langage courant désigne celui qui enseigne aux enfants la religion.
Hadith: Dires, propos, récits attribués au Prophète et recueillis par un auditeur qui l’a
retransmis
Hadj: celui qui a fait le pélerinage à la Mecque
H’chouma: la honte, sentiment régulateur des comportements sociaux
Hégire : installation à Médine de Mahomet, exilé de la Mecque ; début de l’ère musulmane
(622 dans le calendrier chrétien)
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H’jab: texte du Coran sur un morceau de tissu ou de papier servant de talisman
Imam: Chef spirituel et temporel du “clergé” musulman
Iman: la foi
Islam: soumission à Dieu
K’tba: écriture
Loi Islamique: ensemble de prescriptions juridico-religieuses qui régissent la Communauté des
Croyants. Elle repose sur le Coran et la Sunna pour l’essentiel.
M’sid: école coranique
Muezzin : préposé à l’appel à la prière
Musulman: celui qui se soumet à Dieu est muslim
Mektoub: littéralement “c’est écrit”
Ramadhan: mois de jeûne rituel, 9e de l’année islamique, c’est le mois sacré par excellence car
c’est durant ce mois que le Coran fut révélé au Prophète
Sunna: recueil de hadith
Umma ou Oumma : communauté des croyants
N OT E
834
André Jouette 1993, Dictionnaire d’Orthographe et Expression écrite. Le Robert. Collection “les usuels”.
Nous utilisons les définitions de Malek Chebel 1995, Dictionnaire des symboles musulmans. Albin
Michel.
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Annexe 2
ROMANS ET RECUEILS
1945-1972.
DE NOUVELLES.
Extrait de Jean Déjeux 1973, Litérature maghrébine de
langue française. Ottawa. Naaman, pp. 30-32
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Annexe 3
H I S TO R I Q U E D E S É T U D E S
D E D R I S S C H R A Ï B I 835.
Q U I O N T É T É M E N É E S S U R L’ O E U V R E
Thèses de troisième cycle soutenues portant sur Driss Chraïbi
Basfao, K., Lecture/écriture et structure(s) du texte et du récit dans l’oeuvre romanesque de Driss
Chraïbi. Aix-Marseille. D3 en 1981 et repris en TDE en 1988.
Benabada, A., Analyse sémio-linguistique de La Mère du Printemps de Driss Chraïbi. DNR
Toulouse2.1989.
Benchama, L., L’oeuvre de Driss Chraïbi, réception critique au Maroc et critique de son idéologie.
D3, Paris 4.1991.
Bencheikh, M., Etude du temps, de l’espace et de l’énonciation dans Le passé simple de Driss
Chraïbi. D3. Paris3. 1984.
Bentaibi, A., Recherches sur l’oeuvre de Driss Chraïbi, du Passé simple à La Mère du Printemps :
une quête de synthèse entre l’Orient et l’Occident.. D3 Tours, 1987.
Dubois, L., La symbolique du voyage dans l’oeuvre de Driss Chraïbi.. Bordeaux3. 1985.
Faik, K., La fonction narrative du personnage dans le cycle romanesque marocain de Driss Chraïbi.
D3 Bordeaux3. 1990.
Fouet, J., Aspects du paratexte dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. DNR. Besançon. 1997.
Haouach, A., Essai d’analyse du personnage dans Le passé simple, Les Boucs et Succession ouverte
de Driss Chraïbi, Paris 13.1994.
Kadra-Hadjadji, H., Contestation et révolte dans l’oeuvre de Driss Chraïbi, Alger/Paris. 1986.
Legras, M., Approche narratologique d’un roman de Driss Chraïbi : Les Boucs. D3 Bordeaux3.
1983.
Mahfoud, A, L’itinéraire de la révolte dans la trilogie romanesque de Driss Chraïbi: Le passé
simple, Les Boucs, Succession ouverte. DRA. Tunis. 1989.
Merino Garcia, L., L’univers narratif de Driss Chraïbi dans l’espace littéraire maghrébin de langue
française. Universita autonoma de Pedro, Espagne. 1996.
Projoguina, S., Driss Chraïbi.Moskou. 1986.
Saady, O., Société et Islam dans l’oeuvre romanesque de Driss Chraïbi, DNR. Nice.1994.
Seidenfaden E., Ein kritischer Mittler zwischen zwei Kulturen: der Marokkanische Schriftsteller
Driss Chraïbi und sein Erzahlwerk. Bonn. 1990.
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Pagina 257
DEA, DESS, CAR
Berton O., Histoire et mythe dans La Mère du Printemps de Driss Chraïbi. DEA Bordeaux3.1991.
Chiguer, A., La problématique de la réception du texte littéraire: l’exemple du paratexte dans Le
passé simple de Driss Chraïbi. DES. Rabat. 1990.
Delayre, S., Transmodalisations dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. DEA Bordeaux3. 1999.
Le Duff, N., Les berbères chez Driss Chraïbi, de l’histoire au mythe. DEA. Paris7. 1988.
Lahbil, L., Propositions d’une lecture de l’espace dans un roman de Driss Chraïbi, Une enquête au
pays. DEA, Paris13. 1988.
Mekkaoui, F., Analyse du discours idéologique de trois romans de Driss Chraïbi: Le passé simple,
Les Boucs, Une enquête au pays. Constantine. Magister. 1995.
Nassar, (Hadj), La religion de Driss Chraïbi, , DEA. Bordeaux3. 1986.
Nasr, F., La révolte des iconoclastes dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. Ph.D. Tanta, Egypte. 1996.
Sayadi, H., Le pouvoir, le savoir et le vouloir dans Le passé simple de Driss Chraïbi. CAR. Tunis.
1987.
Slimane, H., Récit et mémoire dans Succession ouverte de Driss Chraïbi. CAR. Tunis. 1992.
Zakaria, H., L’image de la femme marocaine dans Le passé simple et Succession ouverte de Driss
Chraïbi. Ph.D Zgazig, Egypte. 1995.
Travaux comparatifs
Bakhouch, M., Récit et personnage de l’immigré dans les textes maghrébins: Chraïbi, Boudjedra,
ben Jelloun, Kateb. Aix-Marseille1. 1985.
Belaidi-Guerfi, A., Jeux et enjeux du “je”dans Le passé simple de Chraïbi et La mémoire tatouée
de Khatibi. DEA Paris4. 1996.
Boukhari, A., Le père dans Le noeud de vipère de Mauriac et Le passé simple de Driss Chraïbi.
Tunis,1989.
Demulder, T., Révolte et quête des racines culturelles dans l’oeuvre de Driss Chraïbi et de la peinture
d’A. Cherkaoui. Grenoble3. Maîtrise 2000.
Khateb, L., La quête du père dans Le passé simple de Driss Chraïbi et dans L’Impasse de Mahfouz.
DEA. Paris13. 1992.
Mezgueldi, Z., Parole-mère et écriture marocaine de langue française : Le passé simple, La
mémoire tatouée, Harrouda, Le déterreur. D3. Lyon2. 1983.
Olivato, A., La circularité. Une lecture de Boudjedra et de Naissance à l’aube de Driss Chraïbi,
Padoue. 1994.
Valat, C., Etre, histoire et sacré dans Une enquête au pays de Driss Chraïbi et La prière de l’absent
de Ben Jelloun. DNR, Toulouse Le Mirail. 1996.
El Zemouri, M., Le berbérisme dans la littérature maghrébine française. Le cas de Driss Chraïbi,
Mohammed Khaïr-Eddine, Yacine Kateb, Nabile Farès. TDE, Tétouan, 1997.
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Thèses de troisième cycle incluant le travail de Driss Chraïbi
Alaoui Y., K.Lalla, L’Islam en question dans la littérature maghrébine d’expression française.
Toulouse 2. 1993.
Arnaud, J., Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Université Paris III. 1978.
Benarab, A., Les voix de l’exil. Edité chez L’Harmattan. 1995.
Benzakour, A., Regards sur la femme dans la nouvelle et le roman marocains de langue française.
TDE, Aix-marseille.1987. Publié en 1992 : Images de femmes, regards d’hommes.
Biari, A., L’image de l’immigré dans le roman maghrébin de langue française. Bordeaux3. 1982.
Bouguarche, A., Aliénation et présence de l’Autre : analyse socio-politique de la littérature
maghrébine de langue Française. Phd. 1993.
Chedly S., Ecritures et ironies maghrébines : le cas de Driss Chraïbi et d’autres écrivains
maghrébins. Lyon 2000.
El Hachemi, R., Le personnage de la femme dans le roman marocain d’expression française.
Toulouse2. 1985.
Khaldi, L., Les rapports mère-enfants dans le roman marocain d’expression française. Paris7. 1991.
Laqabi, S., L’ironie dans le roman maghrébin de langue française des années 80, Paris13. 1996.
Madelain, J., La recherche du royaume. Essai sur la spiritualité maghrébine dans les romans
algériens et marocains de langue française. D3. Bordeaux3. 1980.
Montserrat-Cals, C., Le rôle et l’image de l’enfant dans le roman marocain de langue française,
DNR. Toulouse2. 1989.
Michel-Mansour, T., La portée esthétique du signe dans le texte maghrébin, Paris. 1994.
O’Dowd Smyth, C., Le silence dans la littérature maghrébine de langue française. DEA. Cork,
Irlande.1995.
Quetier, O,. Une littérature de l’exil : les romanciers marocains de langue française. D3.
Bordeaux3. 1988.
Saigh, R., Figure de l’immigré dans quelques romans d’auteurs maghrébins de langue française. D3.
Toulouse2 .1980.
Tenkoul, A., Littérature marocaine d’écriture française. Essais d’analyse sémiotique, Casablanca.
1985.
Yetiv, I., Le thème de l’aliénation dans le roman maghrébin (1952-1956) Sherbrooke. 1972.
Thèses et travaux non soutenus.836
Gérontocratie et révolte à travers le discours chez Driss Chraïbi et Rachid Boudjedra.
La construction du moi dans la littérature marocaine d’expression française.
Le bilinguisme dans Une enquête au pays et La Mère du Printemps de Driss Chraïbi.
Le rapport à l’Occident de Tahar ben Jelloun et Driss Chraïbi.
L’autobiographie dans la littérature marocaine moderne.
Représentation de l’Autre dans Succession ouverte de Driss Chraïbi.
L’identité de l’intellectuel dans l’oeuvre romanesque de Boudjeda et de Chraïbi.
L’interculturalité dans les textes de Driss Chraïbi.
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Driss Chraïbi. L’oeuvre romanesque. Ecriture et contact des langues dans la littérature
maghrébine de langue française.
La nourriture dans le roman marocain de langue française : mode d’expression et valeur sociale.
Poétique de l’immigration.
L’image de l’enfant dans la littérature maghrébine de langue française, le cas de Boudjedra et
de Chraïbi.
Analyse du discours sur la mère dans Le passé simple, La Civilisation, ma Mère de Driss Chraïbi.
L’image de la femme chez Driss Chraïbi.
Les personnages féminins dans les trois premiers romans de Driss Chraïbi.
La condition de la femme au Maroc. Etude littéraire et sémiologique. Driss Chraïbi, Le passé
simple, La civilisation, ma Mère, Tahar Ben Jelloun, Harrouda et Rachid Boudjedra, La
répudiation.
L’espoir et le désespoir dans Les Boucs de Driss Chraïbi.
La réception critique des Boucs de Driss Chraïbi en France.
N OT E S
835
836
Source : Limag, banque de données regroupant toutes les parutions qui concernent la littérature
maghrébine de langue française.
Les travaux n’ayant pas été publiés, nous préférons respecter l’anonymat des auteurs
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DE
SUCCESSION
OUVERTE.
DRISS CHRAÏBI,
P P. 2 9 - 3 6 .
-J’ai lu vos livres, poursuivit l’homme qui s’était assis à côté de moi. (Il m’avait offert une tasse de café
et j’avais refusé. Une cigarette, un bonbon à la menthe, sa carte de visite –sans plus de succès : les géophysiciens m’ont appris naguère, au temps où j’avais soif de savoir plutôt que d’apprendre, que l’homme
s’était épanoui à l’âge des glaciations, une espèce de réaction contre le froid.) J’ai étudié votre oeuvre avec
toute la profondeur qu’elle mérite. Une chose me frappe : dans tous vos livres, le héros est un artiste. Et
l’artiste, n’est-ce pas…
Le reste de son discours se perdit je ne sais où, peut-être dans les éclats de rire qui fusaient dans
mon dos, peut-être aussi dans le ronronnement feutré des moteurs. Sa voix était aussi chaude que la
main qu’il avait posée au moment où l’avion prenait son envol –et, depuis, il l’y avait laissée. C’était un
de ces innombrables intellectuels qui avaient hanté ma solitude, un homo sapiens miserabilis. Il m’avait
reconnu mais il n’aurait pas reconnu son boucher, il avait lu mes livres et m’entourait d’une sollicitude
fraternelle en me parlant de littérature et d’artistes.
L’hôtesse de l’air allait d’un fauteuil à l’autre, le bras chargé de plateaux. Quand elle se
penchait,quand elle tendait un plateau, quand elle se relevait, c’était comme si elle dansait. Elle avait des
gestes lents et gracieux et le sourire qui inondait sa face était un petit soleil. Elle arriva à ma hauteur et,
du coup, ce fut un autre visage, dramatisé soudain, et comme pétri dans l’argile. Par-dessus ma tête, elle
fit passer un plateau à mon compagnon et disparut de mon champ de vision. A moi, elle n’accorda pas
un regard. Je l’avais prévenue. Un quart d’heure avant le départ, je m’étais dirigé vers elle et, sans dire
un mot, je lui avais remis une feuille de papier pliée en quatre sur laquelle j’avais tapé à la machine des
mots très simples, afin qu’elle pût comprendre aisément : “JE NE MANGE PAS. JE NE BOIS RIEN.
JE NE FUME PAS. JE N’AI BESOIN DE RIEN. LAISSEZ-MOI DANS MON COIN, JUSQU’A
L’ARRIVEE. S’IL VOUS PLAIT. MERCI. DITES-LE A VOS COLLEGUES. S’IL VOUS PLAIT.
MERCI.”
-Il y a l’engagement, n’est-ce pas ? monologuait l’ homo sapiens. La participation aux problèmes de notre
temps. Le problème de l’action prime tous les autres, n’est-ce pas ? Mais vous allez voir, cher ami, que
même cette action est dépassée. Prenez Malraux par exemple. On a prétendu qu’il y avait deux Malraux,
le jeune et le vieux, le vivant et le mort, l’actif et le passif, l’homme du combat et l’homme de l’art. Mais
je vais vous démontrer qu’il n’y en a jamais eu qu’un seul, un homme logique avec lui-même, un homme
homogène, en un mot un artiste.
A un jet de salive, devant moi, il y avait un couple mixte. L’homme était jeune, extérieurement
tout au moins. Avec des cheveux noirs, frisés et brillants, avec une moustache mince comme du coton
à repriser et une panoplie de stylographes agrafés à la pochette de son veston. Il parlait à voix haute,
décrivait en poète l’immense domaine de son père, prenait une orange et, la pelant à coups de pouce,
s’écriait : “Oh, là là, chez nous au Maroc ça s’achète au tas, ça se donne. Tu verras chérie tu verras.” La
femme riait. J’entendais son rire, je ne le voyais pas. Derrière ses lunettes à monture dorée, ses yeux de
myope étaient peureux. C’était une de ces phobo-obsessionnellles dont parlent les psychanalystes, que
j’avais connues, et aimées, au cours de mon long séjour en Europe : la phobie du sexe tourné en dérision,
la peur des changements, la peur surtout de la mort contre laquelle on s’assure par tous les moyens.
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Ordonnées et méthodiques dans leur travail comme dans leur vie privée, consciencieuses et réalistes,
symboles de cet Occident qui m’avait rendu adulte. Elle avait des mains qui eussent inspiré un Rodin,
une poitrine tendue comme une paire de lévriers en laisse, tendue par la vie qu’elle s’acharnait à tuer en
elle à tout moment, et une chevelure longue, très longue, tombant sur ses épaules, sur son fauteuil, sur
le bras de son mari, comme une coulée de bronze. L’homme parlait et elle riait froidement, sans qu’il en
parût une seule trace sur son visage. Seules, ses mains, parfois, se refermaient sur la main de son mari et
la pétrissaient, tandis qu’il levait vers elle un visage d’idolâtre prêt à massacrer toute une tribu pour
l’amour d’une femme.
Je me surpris à sourire. Et peut-être était-ce à elle que je souriais. Par le hublot, vu à dix mille
mètres d’altitude, quand s’effrangeaient les nuages en un long voile moiré et plein de déchirures, ce pays
auquel j’avais cru et croyais encore et qui défilait sous mes pieds à huit cents kilomètres à l’heure se
réduisait somme toute en une carte géographique, avec des cours d’eau et des bandes de verdure dont
avaient rêvé mes aïeux au cours des siècles. Mais où était donc l’humain ?
Je me souviens. On ne devrait jamais se souvenir. J’étais entré dans ce pays comme on entre dans
la vie. Riche d’argent et d’espérance. Riant à gorge déployée, ardent et sensible, venant d’un passé
simple, si simple et si élémentaire que l’histoire des hommes s’étaient chargée de le mettre à bas à coups
de bombes et de haines. Seule a survécu en moi la sensibilité. La violence de la sensibilité. Je l’ai toujours
portée en moi, de plus en plus violente et muselée, à mesure que s’effritait ma capacité de croire et que
s’entassaient les morts. Elle est là, dans mon crâne, dans mes mains, dans mes yeux. C’est pour cela que
je surveille mes mains à chaque instant et que je porte des lunettes noires que je n’enlève que la nuit,
dans mon lit, quand je suis sûr que je peux enfin dormir. Le pire attentat, c’est l’attentat à l’âme. Peu
importent le corps et la faim du corps. Il faut des bases pour ce qu’on appelle une vie d’homme. Et,
quand ces bases viennent à manquer, quand vous les voyez là, à vos pieds, vieilles et pourries alors qu’on
les croyait d’acier, je vous jure que vous êtes prêt à n’importe quel meurtre. Ce qui m’a sauvé, c’est
l’héréditaire patience. Mais dela m’a coûté ma foi.
Ah ! vous êtes de ces gens qui font comme ça ? Cette phrase, je l’ai entendue il y a des années. Ma
mémoire me survivra. Oui, j’étais de ces gens qui font comme ça, qui lèvent les bras au ciel et se
prosternent en direction de la Mecque. J’ai regardé la femme qui me questionnait ainsi, le jour même
de mon entrée en France, dans un vestibule d’hôtel. Je l’ai regardée comme on regarderait une mère. Je
voulais bien qu’on me protège, qu’on me colonise, me civilise, me donne un brevet d’existence, mais ça ?
Un visage carré et plat comme une tête de veau à l’étal, et qui riait, avec des yeux de veau ? Ce pauvre
type pas plus haut que le comptoir et qui trempait sa moustache dans son verre de vin blanc à six heures
du matin, ça ? Ces bourgeois, ces marchands, ces fonctionnaires de la vie noyés dans la tourmente de
leur propre existence et qui, à plus forte raison, n’avaient que faire de s’intéresser à des gens qui n’étaient
pas faits comme eux, qui ne parlaient pas leur langue, n’avaient pas leur mentalité, leur religion, leur
peau ? Je suis allé d’année en année, de département en village, les bras tendus en avant, une sorte de
nomade sans bâton et sans Bible et criant par tous mes pores, par tous mes cheveux : “ J’ai tourné le dos
à une famille de bourgeois et de seigneurs et quelle famille, quel monde vais-je trouver ici ? J’ai claqué
toutes les portes de mon passé parce que je me dirige vers l’Europe et vers la civilisation occidentale et
où donc est cette civilisation montrez-la-moi, montrez-m’en un seul gramme je suis prêt à croire je
croirai n’importe quoi. Montrez-vous, vous les civilisateurs en qui vos livres m’ont fait croire. Vous avez
colonisé mon pays, et vous dites et je vous crois que vous êtes allés y apporter la lumière, le relèvement
du niveau de vie, le progrès, tous missionnaires ou presque. Me voici : je suis venu vous voir dans vos
foyers. Sortez. Sortez de vos demeures et de vous-mêmes afin que je vous voie.”
[…] Voici : j’ai vu des pauvres types, de pauvres bougres à un bifteck par mois qui devenaient
subitement des colons quand ils avaient affaire à d’autres pauvres types ou pauvres bougres à zéro bifteck
par an, mais qui n’avaient pas la chance d’être faits comme eux. Alors que signifient ces idéologies des
lendemains qui chantent ?
Voici : j’ai discuté avec des intellectuels, de ceux qui se targuent d’être à l’avant-garde de notre
époque. Ils m’ont donné des conseils pour écrire, pour “percer”, pour faire carrière dans la littérature.
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DE
NAISSANCE
À L’ A U B E
. DRISS CHRAÏBI,
P P. 4 7 - 5 3
“ Par ceux qui sont envoyés vague après vague souffler la tempête, par ceux qui se déploient et séparent et
lancent le rappel, oui, ce qui vous est promis va venir ! Il viendra quand s’effaceront les étoiles, quand se fendra
le ciel, quand les montagnes se pulvériseront, quand l’heure sera signifiée aux messagers. A quand le jour
d’échéance ?…”
L’échéance était arrivée, à jamais changeaient la face et l’âme du monde : à peine né, l’Islam avait
déferlé, fulgurant, aux quatre horizons, telle une marée de feu. Et ses fils, fils du désert et de la nudité,
le portaient toujours plus loin dans l’espace et plus profond dans le temps, par le verbe et par l’épée et
par le martèlement continu des sabots de leurs chevaux lancés au triple galop – certains qu’ils étaient,
de science certaine, que le soleil avait éclaté le jour même de l’Hégire et que chacun de ses éclats avait
pénétré en eux, dans leur poitrine, et avait remplacé leur coeur fait de chair et de sang.
“Mon temple est l’univers et Mon autel est le coeur de l’homme !” Mus par la parole divine de la
moelle de leurs os à la portée de leur regard aigu, projetés vers l’avenir debout sur leurs étriers, ils
n’avaient de patrie que l’Islam. Et cette patrie était en eux d’abord, à l’est comme à l’ouest, sur terre ou
sur mer. Chaque cavalier, chaque monture était un messager de Dieu, porteur du Message. Croulaient
les empires séculaires qu’on avait crus bâtis sur du roc, poudroyaient les décombres des valeurs dont les
fondations n’étaient qu’humaines. De l’océan Indien à l’océan Atlantique, désormais ne pouvait plus
flotter une simple planche, si elle n’était pas musulmane.
Avec infiniment plus de recul que les vainqueurs ou les vaincus de trois continents, un homme
qui parcourait paisiblement la terre depuis le dernier quart du VIIe siècle était témoin de l’avènement
de l’événement. Témoin par tous ses sens, sans un seul mot. Au nom d’Allah tout de clémence et de
miséricorde, le bourreau lui avait tranché la langue –cette langue berbère qui avait allumé et attisé la
révolte dans les termes mêmes du rituel coranique. Et puis, toute vivante encore, il l’avait laissée choir
du haut d’un minaret, à l’heure de la prière. Autour de la mosquée, d’immenses parterres de fleurs
rendaient grâce au Créateur dans le mauve des mauves, dans le rouge vif des hibiscus, le feu des balisiers,
le chant multicolore des calcéolaires et des phlox. C’était un soir de printemps.
Des souffrances et des années plus tard, l’homme sans parole cheminait le long de la route pavée
qui montait vers Cordoue, à pas lents, patients, presque inconsistants, par cette aube naissante de l’an
de grâce chrétienne sept cent douze –un vieillard aux confins de la vieillesse, très fragile d’apparence, très
vivant au- dedans. Ce qu’il ne pouvait plus exprimer avec la langue des hommes s’était décanté en lui
au fil du silence. Le silence des mots lui avait donné en fin de compte le bien le plus précieux : la capacité
d’être seul et sans solitude. Il lui avait comme affûté le regard et l’ouïe, avait débarrassé ses pensées de la
gangue du langage et les avait si bien acérées qu’elles arrivaient parfois à descendre jusqu’au bout de ses
doigts, au contact d’une main tendue vers lui. L’âme des âges païens circulait à flots dans ses veines,
tandis qu’il suivait inlassablement la piste de la vie, marchant sur les talons de l’Histoire. Si celle-ci avait
commencé avec la religion nouvelle et était en train de se construire sous ses yeux, il ne pouvait qu’en
reconnaître la réalité et la splendeur. Mais lui, Azwaw Aït Yafelman, le Fils de la Terre, il venait de plus
loin que l’Histoire, de ce qui avait précédé toutes les sociétés humaines et leur survivrait probablement
à toutes un jour : l’animalité. Centenaire errant dans l’Empire islamique, il était beaucoup plus attentif
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aux racines d’une civilisation qu’à sa cime ou à ses fruits. Comme un chêne ou un séquoia qui aurait
traversé les siècles, il ne se fiait qu’à un seul maître, souverain de tout ce qui naît, vit, puis meurt : le
Temps.
Petit, ratatiné, aussi sec et noueux qu’un gourdin en bois d’arganier. Crâne chauve, barbe d’un
blanc de lait, clairsemée. Sandales de cuir dont les lanières étaient enroulées jusqu’aux genoux. Drapé
dans une pièce de laine écrue sans coutures ni manches, à la façon des Bédouins moudarites qui, quelque
trente années auparavant sous les ordres du légendaire émir Oqba ibn Nafi, avaient tout balayé devant
eux en une gigantesque chevauchée de la Tripolitaine à l’embouchure de l’Oum-er-Bia, au bord de
l’Atlantique.
Derrière l’homme, à une dizaine de brasses, une chamelle au pis gonflé, précédée par son ombre
sur près d’une encablure dans le soleil levant. Sanglée, avec deux outres gargoulantes sur ses flancs. Entre
ses bosses, l’étendard vert du Prophète et, arrimé par-dessus, un luth à cinq cordes. Autour de son cou,
un chapelet en noyaux de dattes, des amulettes en colliers, des clochettes allègres de cuivre, de bronze et
d’argent. Sous le ruminant, un chamelon couleur de sable, de la taille d’un âne efflanqué, flageolant sur
ses longues pattes dont il ne savait que faire. Paupières mauves frangées de cils noirs, mufle rose accroché
à tout moment à un mamelon –de sorte que sa mère était parfois obligée de le traîner fixé ainsi à elle.
La plupart du temps, elle faisait halte pour le laisser boire tout son saoul. Puis elle poussait un léger
blatèrement comme un signal sans rémission, elle agitait la queue en guise de fouet et rejoignait le vieil
homme en quelques enjambées.
Azwaw n’interrompait jamais sa marche, ne se retournait même pas. Il voyait bien l’ombre de la chamelle
s’écourter devant lui – et toutes ses rides se mettaient alors en mouvement, du cou vers la base du nez
et du front vers les lèvres, telles les alluvions d’un delta, donnant naissance à un sourire ouvert, épanoui.
La vie était la vie ! Et elle était d’autant plus belle qu’elle ne faisait que commencer, aiguë, avide et
triomphante. Ce petit animal n’avait pas plus de huit jours d’existence. Il avait failli venir au monde
mort-né. La créatrice de ses jours était tombée dans un fossé de feuilles décomposées et de fange, s’y était
roulée haletante, bouche ouverte et sèche, là-bas, en aval du Guadalquivir…
Azwaw n’avait pas hésité un souffle. Animale ou humaine, une femelle était une femelle, sans
différence aucune dans la procréation. Quelquefois, il fallait l’y aider, lui prêter une main d’homme.
Jusqu’au coude, puis jusqu’à l’épaule, il avait plongé le bras dans l’utérus, puis dans la matrice brûlante
et palpitante, y avait retourné le chamelon qui était mal placé, les membres et le cou comme noués.
Lentement, de ses doigts bien écartés et mi-repliés, très lentement, il l’avait fait sortir par la tête vers la
lumière qui pleuvait du ciel en une cataracte éblouissante. Lui, l’homme du Maghreb habitué à vivre
sous le soleil, il ne voyait qu’une forme floue aux mouvements mous à travers un arc-en-ciel liquide : dès
qu’il l’avait touchée de l’index, la poche avait crevé et les eaux de la naissance mêlées du sang de la vie
l’avaient inondé des yeux aux orteils.
Narines ouvertes et frémissantes, tel un primate des Temps antiques, il respirait à pleins poumons
cette odeur femelle d’humus, de désir et de don – la même odeur païenne qui surgissait soudain de son
très lointain passé, chargée de jouissance et de vase : la vase de son fleuve natal l’Oum-er-Bia où il avait
appris à nager comme un flétan avant que de savoir marcher ; la jouissance d’entrailles des femmes avec
lesquelles il s’était mélangé et qu’il avait emplies sans mesure de sa semence (sa première épouse qui était
morte un soir d’été en plein orgasme avec un curieux couac, la seconde qui s’enveloppait toute avec sa
toison d’or comme d’une couverture et dont il activait le ventre de ses mains pour le préparer à l’acte,
sa fille Yerma surtout qui lui ressemblait sexe pour sexe). A toute heure du jour et de la nuit, partout où
son membre le soulevait debout ou le précédait, dans le patio à ciel ouvert sur une couche en peaux de
vache qui fleurait bon le bovidé, dans la prairie grasse à flanc de coteau où l’on enterrait les morts, tout
en haut d’un vieux figuier souriant qui s’arrangeait immanquablement pour lui présenter entre les deux
yeux, au moment du spasme, une figue bien gonflée, juteuse à point, fendue en rouge comme une vulve.
Et, toujours vivaces, jamais oubliés, renaissaient au galop les effluves du village d’Azemmour que les
cavaliers de l’émir Oqba avaient détruit jusqu’aux fondations par un lumineux matin de l’an 681. Sur la
grand-place, deux hommes dans la force de l’âge agrippent chacun un bras de l’étau du pressoir et
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donnent un tour de vis. S’élève alors l’odeur femelle de l’huile d’olive que la brise marine porte par pans
vivants vers les collines, avant que l’huile elle-même coule dans le fût, épaisse et noire, avec parfois des
couleurs de miel, là danse un rayon de l’astre du jour ; sous un auvent près du port, la forge martelante
et étincelante, avec son odeur de charbon de bois et de bouse qui prolonge la vie de la braise ; joyeuse,
tourne et tourne la meule dans le moulin à aubes, et, des maisons basses en torchis à la cime des plus
hauts arbres, tout le quartier environnant est blanchi et parfumé par la poudre d’orge, jusqu’aux cils des
passants ; des galettes d’orge à l’oignon grésillent doucement sur des pierres plates chauffée à blanc ;
jacassantes, riantes et pulpeuse du printemps qui les habite, un groupe de filles nubiles pétrissent des
boules d’argile humide à senteur de rut, les ouvragent en plats, en pots, en cruches ; à portée de leur rire,
devant la Maison du Feu où elles passent la nuit pour réchauffer leurs os hiver comme été, les Anciennes
de la tribu trempent les bras jusqu’aux coudes dans des jarres aussi hautes qu’elles, en tirent des lanières
de viande dégoulinant de jus et d’aromates, les suspendent sur une corde tendue entre deux sycomores
en fleur. D’espace en espace, assourdissants, les envols du peuple des oiseaux, mouettes par légions,
ramiers, ibis, malures, corbeaux-craves à bec jaune, paradisiers d’un rouge flamboyant. Sur les rives,
parmi les ajoncs, des jardins de flamands roses dont pas un ne bouge. Et, lent, lourd comme le sang dans
les veines d’un vieillard, le clapotis de l’Oum-er-Bia en amont du village, puis son mugissement à
l’embouchure, là où ses eaux bouillonnantes se mélangent au flux de l’océan…
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Bibliographie
ROMANS
DE
DRISS CHRAÏBI
Le passé simple (1954). Paris, Denoël. Coll. Folio
Les Boucs (1955). Paris, Denoël. Coll. Folio
L’âne (1956). Paris, Denoël
De tous les horizons (1958). Paris, Denoël
La Foule (1961). Paris, Denoël
Succession ouverte (1962). Paris, Denoël. Coll. Folio
Un ami viendra vous voir (1967). Paris, Denoël
La Civilisation, ma Mère !.. (1972). Paris, Denoël. Coll. Folio
Mort au Canada (1975). Paris, Denoël
Une enquête au pays (1981). Paris, Seuil. Coll. Points-Seuil
La Mère du Printemps (1982). Paris, Seuil. Coll. Points-Seuil
Naissance à l’aube (1986). Paris, Seuil
L’inspecteur Ali (1991). Paris, Denoël. Coll. Folio
Une place au soleil (1993). Paris, Denoël
L’homme du livre (1994/1995). Paris, Balland
L’inspecteur Ali à Trinity College (1996). Paris, Denoël
L’inspecteur Ali et la C.I.A (1997). Paris, Denoël
Vu, lu, entendu (1998). Paris, Denoël
Le Monde à côté (2001). Paris, Denoël
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E T O U V R AG E S T H É O R I QU E S
Dictionnaire des symboles et des thèmes littéraires (1978) Cl. Aziza, Cl. Olivieri, R. Sctrick. Paris,
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Dictionnaire universel des littératures (1994), sous la direction de Béatrice Didier. Paris. PUF.
Encyclopédie des symboles (1996), sous la direction de Michel Cazenave. L’édition française s’est
appuyée sur le texte allemand de H. Biedermann. Traduit par F. Périgaut, G. Marie, A.
Tondat. Paris, Librairie générale française. La pochothèque.
Vocabulaire de la psychanalyse (1967) Laplanche J. & J.-B. Pontalis. Paris, PUF.1992.
L’apport freudien. Eléments pour une encyclopédie de la psychanalyse (1993) Sous la direction de
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REVUES
SPÉCIALISÉES
Etudes Littéraires Maghrébines (1991) N.1 : Psychanalyse et texte littéraire au Maghreb. Paris,
L’Harmattan.
Etudes Littéraires Maghrébines (1995) N.4 : L’honneur de la tribu. R.Mimouni. Paris,
L’Harmattan.
Littératures maghrébines. Itinéraires et contacts de culture. Paris, L’Harmattan :
(1984) Vol. 4-5.
(1990) Vol. 10.
(1990) Vol. 11, Tome I et II.
(1993) Vol. 15/16.
Revue du monde musulman et de la méditerranée, Epreuves d’écriture maghrébines. (1994). Aixen-Provence, Edisud. N.70.
Corps écrit, le nom. Revue trimestrielle (1983). N.8. Paris, PUF.
Souffles. Rabat. N.5 (1967). Premier Trimestre.
Rabat. N.6 (1967). Deuxième trimestre.
ARTICLES
Révolution africaine, Rachid Mimouni. Alger, 26/12/86
Lamalif, Driss Chraïbi “Je suis une génération perdue”, 15/4/66
Aout/septembre 1982
Souffles, Abdellatif Laâbi “Défense du Passé simple” n.5, 1967
Chraïbi répond à un questionnaire établi par A. Laâbi. N.5, 1967
La Nef, septembre/décembre,1969
Le Figaro, Eric Ollivier “Les livres et l’Afrique du Nord”, 3/2/55
Le journal du parlement, André Figueras, 17/5/55
La tribune de Genève, Roger du Pasquier, 16/12/54
La gazette de Lausanne, “Une voix d’Afrique”, 6/10/56
Le Monde libertaire, n.11
ESNA, cahiers nords-africains, Paris, n.61
Les dernières nouvelles d’Alsace, 12/10/61
La République du Centre, René Palmiéry, 23/8/58
Le Monde,Tahar Ben Jelloun, 4/4/75
14/1/94
6/10/00
Le Monde de l’éducation, Josanne Duranteau, 1975
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Jeune Afrique, Habib Boularès “Comme une salamandre”, 7/3/75
Catherine Berthomé “Le rire grinçant de Driss Chraïbi”, 29/7/81
Fouad Laroui “Quand Chraïbi se penche sur son passé”, 1999
Le matin, Rabat, Salim Jay “Mort au Canada”, 2/2/75
Le matin, Paris, Françoise Xénakis, 13/9/82
Magazine littéraire, A. Djeghloul “Driss Chraïbi”, mars 1988
Al Asas, M. Loakira, juin 1985
Le quotidien de Paris, 10/11/81
Croissance des jeunes nations, Xavier Grall “Deux petits chefs”, juillet/août 1981
Cosmopolitain, novembre 1982
La parisienne, revue littéraire mensuelle, n.5 novembre/décembre 1957
Les belles lettres, R. Menahem “Langage et folie, 1986
VSD, Patrick Grainville, 2/9/82
Nouvel observateur Tahar Ben Jelloun, 13-19 septembre 1982
Lire, 1986
Les nouvelles littéraires, interview de Driss Chraïbi, juillet 1986
La Baraka, 12/3/86
Le Progrès, 23/10/95
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Table des matières
Introduction
1
Première partie
L’auteur, son oeuvre, l’importance des diverses influences.
Comment accéder à son oeuvre ?
Chapitre I : un écrivain marocain de langue française
1 Eléments biographiques
2 La littérature maghrébine de langue française
2.1 Situation géographique et historique
2.2 Définitions de la littérature maghrébine de langue française
2.3 Place de Driss Chraïbi dans le paysage littéraire maghrébin
de langue française.
9
10
11
12
15
Chapitre II : Réception de son oeuvre
1 Le passé simple et son contexte politique
2 Réception des autres romans de Driss Chraïbi au Maroc et en France
3 Réception dans le monde universitaire
20
22
26
Chapitre III : les influences à caractère sociologique
1 L’influence préislamique
2 L’influence islamique
3 L’influence étrangère
31
33
36
Chapitre IV : méthodes de travail
1 Freud et les autres.
2 L’islam au travers des légendes populaires de Jawdar et d’Ali.
3 L’islam au travers des récits religieux d’Abraham et de Joseph.
46
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Deuxième partie
La place occupée par les femmes et les hommes dans la société maghrébine.
Monde féminin, monde masculin : les personnages de Driss Chraïbi.
Chapitre I : Le monde féminin
1 La femme
1.1 La femme au Maghreb
1.2 Les femmes dans “les romans de la famille”
1.3 Les femmes dans “les romans de l’ailleurs”
1.4 Les femmes dans “les romans de la tribu”
2 La mère
2.1 La mère au Maghreb
2.2 Les mères dans “les romans de la famille”
2.3 Les mères dans “les romans de la tribu”
2.4 Les mères dans “les romans de l’ailleurs”
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71
73
81
84
85
91
96
Chapitre II : Le monde masculin
1 L’homme
1.1 Les hommes dans “les romans de la famille”
Le personnage principal
Les personnages secondaires : Maghrébins
: Occidentaux
1.2 Les hommes dans “les romans de l’ailleurs”
1.3 Les hommes dans “les romans de la tribu”
2 Le père
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102
102
104
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113
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Troisième partie
Le monde de l’enfance : petites filles et petits garçons. Le monde adulte et les
diverses représentations du couple dans les romans.
Chapitre I : le monde de l’enfance
1 Les petites filles
1.1 Les petites filles maghrébines
1.2 Les petites filles occidentales
2 Les petits garçons
2.1 Le sevrage
2.2 La circoncision
2.3 Les personnages de petits garçons des romans
2.4 Hamid, le petit frère
130
134
136
139
146
149
Chapitre II : le monde adulte
1 Le couple au Maghreb
2 Le couple dans les romans
Le couple père/mère
Le couple homme/femme
Le couple père/fille
Le couple mère/ fils
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161
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166
178
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Quatrième partie
La forme du langage : champs métonymique et métaphorique
Introduction de la théorie
193
Chapitre I. Le champ métonymique
1 Langage du corps
1.1 Les sens
a Le toucher
b Le goût et l’odorat
c La vue
d L’ouïe
1.2 Le corps malade
1.3 L’obscénité
1.4 Le paratexte
2 Répétition et énumération
200
200
202
205
208
209
210
212
214
Chapitre II. Le champ métaphorique
1 Figure de la métaphore dans un extrait de Naissance à l’aube
2 L’humour
3 L’espace
3.1 Les lieux intérieurs
La maison
Autres intérieurs
3.2 Les lieux extérieurs
Espaces urbains
Espaces naturels
224
227
230
231
235
Conclusion
243
Résumé
247
Annexes
252
Bibliographie
265
Table des matières
277
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Stellingen
De l’impuissance de l’enfance à la revanche par l’écriture.
Le parcours de Driss Chraïbi et sa représentation du couple.
1
La littérature maghrébine de langue française a des chances de perdurer tant que certains
tabous recouvriront l’expression en langue maternelle.
2
Une partie des difficultés de l’acculturation tient au manque d’espace entre une religion
qui se veut communautaire et une société qui prône l’individualisme. Autrement dit la
question se pose de savoir comment vivre de manière individuelle sans être repoussé par
le groupe.
3
La littérature est libératrice pour celui qui écrit tout autant que pour celui qui lit.
4
Dans la littérature maghrébine de langue française la femme occidentale sert de fantasme
et la femme maghrébine de réalité.
5
Il n’est pas nécessaire pour un écrivain d’habiter le sol de l’origine pour raconter son
monde intérieur.
6
Une étude récente effectuée par un philologue a révélé certaines erreurs d’interprétations
dans le Coran. Le mot de houri/huri a été jusqu’à aujourd’hui traduit par le mot vierge.
Or, autour de ce mot s’est greffée l’histoire de ces fameuses 77 vierges, selon certains, qui
attendent les fidèles au paradis pour les satisfaire éternellement. Le terme de houri
signifierait en fait “raisin blanc, transparent comme le cristal”. On comprend que l’auteur
de ces travaux soit obligé de publier sous un nom d’emprunt et on peut s’interroger sur
l’impact que cette découverte est à même de provoquer dans certaines régions géopolitiquement sensibles.
7
La psychanalyse nous a révélé que souvent l’enfant tapi au fond de l’homme est la cause
de sa souffrance psychique mais il est également la source de l’art et d’une certaine poésie
de l’existence.
8
Là où l’humanité est défaillante, le Code pénal et la répression deviennent les ultimes
modes de régulation.
9
A l’époque du suréquipement en matière de communication, la solitude touche de plus
en plus d’humains.
Groningen 13 novembre 2003
Anne-Marie Gans-Guinoune
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Anne-Marie Gans-Guinoune
De l’impuissance de l’enfance à la revanche par l’écriture
dc
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De l’impuissance
de l’enfance à la revanche
par l’écriture
Le parcours de Driss Chraïbi et
sa représentation du couple
Anne-Marie Gans-Guinoune