Le Monde en pages L`Homme qui venait du passé Driss Chraïbi
Transcription
Le Monde en pages L`Homme qui venait du passé Driss Chraïbi
Le Monde en pages L'Homme qui venait du passé de Driss Chraïbi Animation de l'atelier : Daniel Simon Dossier : Jean-Marie Delgrange I. La littérature maghrébine de langue française1 Ce n'est pas facile de se faire une idée de ce pays si proche de l'Europe par sa géographie et son histoire. Dans beaucoup d'ouvrages, c'est un pays de rêve, largement imaginaire, qui est décrit à travers des beaux livres aux photos magnifiques. D'autres, au contraire, nous en donne une vision de cauchemar à travers les récits de bagne et de torture… Une façon de mieux connaître ce pays est peut-être de se plonger dans son abondante littérature, souvent beaucoup plus proche du Maroc réel que toutes les descriptions journalistiques ou touristiques. http://www.bibliomonde.com/pays/maroc-1.html Le site Bibliomonde donne très intéressante et abondante bibliographie raisonnée sur le Maroc et sa culture La littérature du Maghreb et l'émigration maghrébine Plus encore que pour les autres littératures francophones, l’émergence de la littérature du Maghreb comme de celle issue de l’émigration maghrébine en France sont inséparables de faits historiques et politiques, parmi lesquels ce bouleversement total de nos mentalités que fut la décolonisation tient une place centrale. Car une littérature émergente n’est pas concevable en-dehors de l’émergence de l’espace culturel dont elle se réclame et qu’elle produit également, en le faisant reconnaître. Plus que l’expression d’un individu s’inscrivant dans une longue tradition littéraire comme c’est le cas dans les littératures depuis longtemps reconnues comme la littérature française, les littératures émergentes, surtout dans un contexte de décolonisation, participent par leur existence même à l’affirmation collective d’une identité jusque là ignorée. Mais si cette dynamique collective les porte dans leurs années d’émergence, elle finit très souvent par devenir un obstacle à la reconnaissance de leur littérarité. Dès lors les années de maturité de ces littératures vont souvent les installer dans l’ambiguïté : si les meilleurs textes de ces écrivains échappent depuis toujours à cette dimension collective de l’énonciation, leur réception par le public peine encore très souvent à les reconnaître en-dehors de cette dimension collective, comme de simples textes littéraires. La question cependant n’est-elle pas aussi, plus généralement, celle de la définition même de la littérarité ? Cette dimension collective de la réception plus que de la production n’est pas sans conséquences sur le choix même de titres qu’on a été amené à faire ici. Le Maghreb comme son émigration sont des espaces de rencontre entre plusieurs cultures, dont les échanges comme les conflits sont la base même de l’émergence culturelle et littéraire qui nous intéresse ici. Et Albert Camus est certes un des plus grands parmi les écrivains de langue française nés au Maghreb. Mais est-il écrivain « francophone » ou seulement « français » ? La question ici comme ailleurs pose à son tour celle du bien-fondé ou non d’une catégorie « francophonie » dont les écrivains « français » seraient exclus, catégorie installant par ricochet les écrivains « francophones » dans une « périphérie » dévalorisée, dont les écrivains « français » seraient le « centre ». Dévalorisation qui à son tour reproduit celle, plus politique, du colonisé face au colonisateur, ou de l’excolonisé face à l’ex-colonisateur, et qui nous introduit à nouveau dans un malentendu historique néanmoins incontournable puisque comme on l’a vu en commençant Ce dossier se centre surtout sur la littérature maghrébine de langue française, particulièrement celle du Maroc. Des informations plus générales sur la littérature atabe avaient été publiées dans le dossier consacré à Alaa al-Aswani, L'Immeuble Yacoubian. Particulièrement les quatre premières pages. Celles et deux qui 1 n'ont pas reçu ce dossier peuvent toujours en faire la demande. UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 2 l’émergence des littératures maghrébines francophones comme celle des littératures africaines est inséparable de cette colonisation et de cette décolonisation. Charles Bonn Université Lumière-Lyon 2 http://www.limag.refer.org/Textes/Bonn/BBAdpfNotLib2005CorrectionsIntegrees.pdf Le roman maghrébin : Quelle origine ? Quelle langue ? La question de l’origine est sans nul doute une des raisons de la passion qui anime au Maghreb tout débat sur la littérature nationale de langue française. Car cette question soulève celle de la légitimité, tant sur le plan de la langue que sur celui des contenus politiques et identitaires. La langue française est ici d’abord, quelle que soit l’utilisation subversive qui en a été faite le plus souvent, la langue du colon, et en tant que telle l’instrument d’une profonde blessure identitaire autant que politique. Le choix de cette langue est parfois vécu comme celui de la capitulation, et il est à l’origine celui des pères défaillants dans leur rôle de garants de la Loi que représente la langue. On trouve une belle illustration de cette capitulation, vécue comme une faillite du père entraînant le sacrifice de la mère, à la fin du Polygone étoilé de Kateb Yacine (1966), où le père du futur écrivain, pourtant fin lettré en arabe, décide : de me fourrer sans plus tarder dans la “gueule du loup”, c’est-à-dire l’école française. [...] Jamais je n’ai cessé, même aux jours de succès près de l’institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu... Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés ! (p. 180-182). Ainsi l’écriture de langue française dans un pays colonisé ou ex-colonisé par la France procède-telle d’emblée d’une rupture généalogique. L’écriture se développe dans la blessure de l’être. Et cette écriture sera souvent une écriture tourmentée, détruisant sans fin ses modèles pour mieux les réinventer, dans une sorte de roman familial où la haine de la langue est aussi désir et séduction de cette même langue : « Quand je danse devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel, ô faiseur de signes hagards », dit aussi le Marocain Abdelkebir Khatibi dans La Mémoire tatouée (1971, p. 188). Il faut peut-être préciser que si la langue française est ici la langue du colon, l’arabe littéraire n’est pour certains écrivains comme Nabile Farès que la séquelle d’un rapt plus ancien, celui de Kahéna l’ancienne reine berbère d’une civilisation orale et hédoniste séduite par Qoceïla l’homme du Livre. Les expériences de création romanesque en arabe parlé sont peu nombreuses en Algérie, contrairement à ce que firent en Tunisie certains écrivains comme Bechir Khraïef insérant au moins des dialogues en arabe parlé maghrébin dans des romans en arabe littéraire. L’arabe littéraire n’est certes pas que la langue du Coran. Il a permis le développement en Tunisie, et à un moindre degré au Maroc, d’une littérature importante même si le roman n’en est pas le genre dominant. Mais en Algérie le retard de pratique littéraire de l’arabe est encore important, ce qui peut également y expliquer en partie la violence du débat linguistique, lequel est beaucoup plus serein en Tunisie. D’ailleurs la reconnaissance littéraire des romans de langue arabe se fait elle aussi ailleurs : non plus à Paris, mais au Caire, à Damas ou à Bagdad, et peut-être un peu tout de même à Tunis. Les Tunisiens en effet disposent d’une littérature de langue arabe que les Algériens et, à un moindre degré, les Marocains, leur envient, et avec laquelle tous les efforts de l’arabisation n’ont pas encore permis aux premiers de rivaliser. D’ailleurs en Algérie les noms emblématiques d’une UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 3 production littéraire de langue arabe sont curieusement liés à des périodes de mutation, de rapt historique : c’est Ibn Khaldoun, historien et sociologue de la Conquête arabe, et l’émir Abdelkader, connu surtout pour sa résistance à la colonisation française. De façon comparable d’ailleurs, plus près de nous, les noms des deux écrivains contemporains algériens de langue arabe les plus connus, Abdelhamid Benhedouga et Tahar Ouettar, sont inséparables également de ce qui voulut un temps être une des mutations les plus importantes de l’Algérie socialiste : la Révolution agraire. L’écriture ici est encore une fois violence, ne serait-ce que parce que la langue dont elle se réclame n’est pas exactement celle qu’on parle dans la quotidienneté : elle est au contraire projection volontariste, souvent étatique, d’une Unité arabe d’autant plus réaffirmée que la réalité quotidienne sans fin la dément tout en la proclamant. Charles Bonn Extrait de Littérature francophone. Tome 1 : Le Roman. Ouvrage collectif sous la direction de Charles Bonn et Xavier Garnier. Paris, Hatier, 1997, pp. 179-184. http://www.limag.refer.org/Textes/Bonn/ManHatier/IntroRomanMaghr.htm Le Roman marocain de langue française 1. Une longue étude par un spécialiste reconnu. Trop longue pour être reproduite ici, en voici les premières lignes et la référence. Le texte comprend un long développement sur Driss Chraïbi et sa place particulière dans la littérature marocaine. J'en reproduis une partie plus loin, dans la partie consacrée à cet auteur. Le roman marocain de langue française, avec une centaine de titres publiés , forme aujourd’hui un ensemble nettement repérable, au sein de la littérature maghrébine, de sorte qu’il est possible, avec un demi-siècle de recul, de mieux comprendre son émergence et son évolution, en relation avec l’histoire politique et sociale du pays. Or cette évolution affecte non seulement la thématique des oeuvres mais aussi et surtout les dispositifs narratifs par lesquels le sens vient à l’écriture. Marc Gontard, Université de Rennes-2 http://www.limag.refer.org/Textes/Bonn/ManHatier/MAROC.htm 2. Je cite ici une thèse avec tout le formalisme que le genre exige. Elle a cependant l'avantage, rare en ce domaine, d'être claire sur des notions souvent citées sans les défincir, telles que la francophonie, la littérature francophone? ou de langue française? etc. Ferroudja Allouache, Littératures francophones et Institution scolaire http://www.limag.refer.org/Theses/AllouacheM2FRancophonieInstitution.pdf 3. Pour qui serait intéressé, voici le lien vers un site consacré entièrement aux littératures du Maghreb : http://www.limag.refer.org/ UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 4 II. Driss Chraïbi : une place originale dans la littérature marocaine Identité et acculturation : Driss Chraïbi dans la littérature marocaine Driss Chraïbi, au lieu de se retrancher sur des valeurs ancestrales, choisit de faire de son premier narrateur, Driss Ferdi, le lieu d’une « réaction » violente que le récit développe à la manière d’une expérience chimique, entre le milieu marocain traditionnel et la culture française. Le Passé simple (1954) nous raconte en effet la révolte d’un adolescent formé à l’école française contre son père, figure féodale et patriarcale de la grande bourgeoisie marocaine, dont il rejette le despotisme et l’hypocrisie religieuse. Sans doute ce roman venait-il trop tôt dans le contexte politique de l’époque et le déchaînement de la presse nationaliste contre ce qui, à ses yeux, pouvait porter atteinte à l’identité marocaine, montre à quel point Chraïbi aborde une question sensible : le conflit des cultures. En dénonçant, dans un récit violent et cruel, les tares et l’archaïsme de la famille patriarcale que Driss déserte pour la France, le romancier semble donner des armes au colonisateur. En fait l’oeuvre ne faisait que commencer. Le second roman, Les Boucs (1955) est le récit d’une désillusion qui pourrait être celle de Driss dont le regard sur la condition des immigrés, en France, nous en révèle la dévalorisation, à travers une quête amoureuse elle-même déceptive. Etranger à sa propre culture dont il s’est exilé et marginalisé dans son pays d’accueil, le héros chraïbien tente un retour au Maroc à l’occasion de la mort de son père (Succession ouverte, 1962). Il y découvre un pays nouvellement indépendant qui tarde à s’engager sur la voie du progès et malgré sa réconciliation avec l’image paternelle il s’envole à nouveau pour la France assumant définitivement son exil géographique, symbole de sa déchirure identitaire. Toute l’oeuvre de Chraïbi, dès lors, est marquée par le sentiment de la perte, de l’aliénation, dans la recherche d’une authenticité - individuelle, à travers l’amour (Un ami viendra vous voir, 1967, Mort au Canada, 1975) - ou collective, qu’il s’agisse de la reconnaissance de la femme dans une société qui la marginalise (La Civilisation ma mère !..., 1972) ou de la préservation de la culture berbère, au-delà d’une Histoire originelle confuse qui est encore celle d’une acculturation. En effet, il faut lire Une enquête au pays (1981) comme l’aboutissement d’une dégradation culturelle dont le récit parodique ne fait que renforcer le sentiment tragique. A travers l’enquête policière que mènent deux fonctionnaires marocains dans un petit village de la confédération berbère des Aït Yafelman, c’est le renforcement moderne du « Maghzen[1] », hiérarchique, bureaucratique et centralisateur, qui est stigmatisé. Certes, la résistance au pouvoir, de la tribu, aboutira au meurtre du policier en chef, Mohammed. Mais le retour de son adjoint, l’inspecteur Ali, montre que le village de Raho et d’Ajja n’échappera pas à la répression et que la liberté des berbères montagnards se trouve condamnée à brève échéance, de même que leur culture où subsistait encore un peu de ce rêve édénique des origines. Rétrospectifs par rapport au roman précédent, La Mère du printemps (1982) et Naissance à l’aube (1986), remontent le temps jusqu’à l’ époque, entre mythe et histoire, de ce paradis primitif où sur les bords de L’Oum-er-bia, les Aït Yafelman vivent les dernières heures de ce naturalisme païen qu’incarne le personnage principal, Azwaw. Les troupes du général arabe Oqba Ibn Nafi envahissent le pays et pour UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 5 sauvegarder la paix de la tribu, Azwaw accepte de se convertir à l’islam et de devenir imam, tout en gardant l’esprit de résistance qui fera de lui le complice de l’embuscade dans laquelle périront Oqba et ses cavaliers. Fidélité à l’islam, allégeance et insoumission au pouvoir du Maghzen, tel est le dilemme de la culture berbère sur laquelle cette trilogie de Driss Chraïbi porte le regard en mêlant fiction, mythe des origines et histoire du Maroc. Même si les berbérisants se sont montrés critiques sur le sens même de cette entreprise romanesque, qui reste fondamentalement une chronique de l’acculturation berbère, elle garde le mérite d’avoir touché à ce problème crucial des rapports conflictuels entre les deux cultures qui constituent la marocanité originaire du pays. Le récit chraïbien porte donc, au-delà du vertige identitaire, la double trace du manque et de la quête, individuelle et collective. Cette double caractéristique apparaît dans ses constructions à structures symétriques articulées sur une dynamique logico-temporelle, une dimension volontiers introspective qui fonctionne sur le mode de l’auto ou du psycho-récit et une mise en oeuvre conflictuelle de la parole dans un dialogue qui prend plus souvent l’allure d’un duel que d’un duo. Marc Gontard, Université de Rennes-2 Extrait de Littérature francophone. Tome 1 : Le Roman. Ouvrage collectif sous la direction de Charles Bonn et Xavier Garnier, Paris, Hatier et AUPELF-UREF, 1997, pp. 211-228. (tout serait à lire) http://www.limag.refer.org/Textes/Bonn/ManHatier/MAROC.htm III. Driss Chraïbi : l'homme et son œuvre(2) Un des grands écrivains marocains de langue française (1926-2007). Il fut révélé par Passé simple (1954) le roman qui a fait entrer la littérature marocaine dans la modernité. 2 L'ouvre de Driss Chraïbi a fait l'objet de très nombreuses études et thèses ! Voir http://www.limag.refer.org/new/index.php?inc=schliv&addmots=Chraibi&go=Rechercher&aff=ok UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 6 Driss Chraïbi est né en 1926 à Mazagan (aujourd’hui El-Djadida). Après des études secondaires à Casablanca, il a fait des études de chimie en France où il s’installe en 1945. Il fait tous les métiers avant de devenir ingénieur. La parution de Passé simple, en 1954, est très bien accueillie par la critique française, mais beaucoup moins par les intellectuels marocains qui l’accusent de trahir son pays par ses critiques acerbes de la société traditionnelle. Il a fallu attendre que la revue Souffle lui consacre son premier numéro, en 1967, pour qu’il soit réhabilité auprès d’une intelligentsia qui avait moins pour préoccupation de combattre un Occident envahissant, que de lutter contre le conservatisme étouffant d’une dictature en train de s’installer. Driss Chraïbi fait ensuite une brillante carrière d’écrivain (une quinzaine de livres). Durant quelques années, il est aussi producteur à l’ORTF à Paris, il séjourne au Canada. Plusieurs de ses dernières œuvres sont des romans policiers. Avec le temps, l’enfant terrible de la littérature marocaine se fait moins féroce, mais plus ironique sur les travers de la société. Il écrit des romans historique qui le rapproche du Maroc, mais garde son humour féroce pour une série de roman policier plutôt loufoque dont le personnage central est l’inspecteur Ali. Si avec l’âge Driss Chraïbi avait perdu de sa rage, il avait conservé sa pleine liberté de ton. Il a reçu de nombreux prix littéraires dont celui de l'Afrique méditerranéenne pour l'ensemble de son œuvre en1973 ; le Prix de l'amitié franco-arabe, en 1981; le prix Mondello pour la traduction de Naissance à l'Aube en Italie. Driss Chraïbi est mort en avril 2007 dans la Drome (France), où il résidait. http://www.bibliomonde.com/auteur/driss-chraibi-97.html Bibliographie Le Passé simple, Gallimard, 1954 Les Boucs, Gallimard,1955 L'Âne, Denoël, 1956 De tous les horizons, Denoël, 1958 La Foule, Denoël, 1961 Succession ouverte, Gallimard, 1962 Un Ami viendra vous voir, Denoël, 1967 La Civilisation, ma Mère !..., Gallimard, 1972 Mort au Canada, Denoël, 1975 Une enquête au pays, Seuil, 1981 La Mère du printemps, Seuil, 1982 Naissance à l'aube, Seuil, 1986 L’Inspecteur Ali, Gallimard, 1991 Les aventures de l'âne Khâl, Seuil, 1992 Une place au soleil, Denoël, 1993 L’Homme du livre, Eddif - Balland, 1995 L'Inspecteur Ali à Trinity College, Denoël, 1995 L'Inspecteur Ali et la CIA, Denoël, 1996 Vu, Lu, Entendu, Denoël, 1998 Le Monde à côté, Denoël, 2001 L'homme qui venait du passé, Denoël, 2004 UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 7 L'oeuvre Driss Chraïbi est un écrivain qui est trop souvent réduit à son œuvre majeure Le Passé Simple, et à une seule analyse de ce livre : révolte contre le père sur fond d'autobiographie. Or, Driss Chraïbi aborde bien d'autres thèmes au cours d'une œuvre qui n'a cessé de se renouveler : colonialisme, racisme, condition de la femme, société de consommation, islam, Al Andalus, Tiers-Monde. Il s'est fait connaître par ses deux premiers romans, Le Passé simple (1954) et Les Boucs (1955) d'une violence rare, et qui engendrèrent une grande polémique au Maroc, en lutte pour son indépendance. Son premier roman, Le Passé Simple, décrit la révolte d'un jeune homme entre la grande bourgeoisie marocaine et ces abus de pouvoir tel qu'incarné par son père, « le Seigneur » et la suprématie française dans un Maroc colonisé qui essentialise et restreint l'homme à ses origines. Le livre est organisé à la manière d'une réaction chimique, science que l'auteur étudia d'ailleurs en France. À travers la bataille introspective que se livre le protagoniste, Driss de nom, le lecteur assiste à une critique vive du décalage entre l'islam idéal révélé dans le Coran et la pratique hypocrite de l'islam par la classe bourgeoise d'un Maroc de 1950, de la condition de la femme musulmane en la personne de sa mère et de l'échec inévitable de l'intégration de marocain dans la société française. Ce dernier point sera renforcé en 1979 alors que Chraïbi publiera la suite de ce livre, Succession ouverte, où le même protagoniste, rendu malade par le caste que représente son statut et son identité d'immigré, se voit obligé de retourner à sa terre natale pour enterrer le Seigneur, feu son père. C'est une critique plus douce, presque mélancolique, cette fois que proposera Chraïbi, mettant en relief la nouvelle réalité française du protagoniste avec la reconquête d'un Maroc quitté il y a si longtemps. Dans Les Boucs, Driss Chraïbi critique le rapport de la France avec ses immigrés, travailleurs exploités qu'il qualifie de « promus au sacrifice ». C'est le premier livre qui évoque dans un langage haché, cru, poignant, le sort fait par le pays des Lumières aux « Nord-Africains ». Suivent deux romans épuisés aujourd'hui. L'Âne, dans le contexte des indépendances africaines, prédit avant tout le monde leur échec, les dictatures, « ce socialisme de flics ». La Foule, également épuisé, est une critique voilée du Général de Gaulle. Le héros est un imbécile qui arrive au pouvoir suprême car la foule l'acclame dès qu'il ouvre la bouche, à son grand étonnement. Une page se tourne avec la mort de son père, Haj Fatmi Chraïbi, en 1957. L'écrivain, en exil en France, dépasse la révolte contre son père et établit un nouveau dialogue avec lui par-delà la tombe et l'océan. Ce sera Succession Ouverte. Un deuxième Passé Simple pose la question qui le hantera jusqu'à ses derniers jours : "Cet homme était mes tenants et mes aboutissants. Auronsnous un jour un autre avenir que notre passé ?" Question qu'il étendra à l'ensemble du monde musulman. La Civilisation Ma Mère tente d'y apporter une réponse. Le fils aide sa mère à se libérer du carcan de la société patriarcale et à trouver sa propre voie. C'est la première fois que la question de la femme est évoquée dans la littérature marocaine. Viennent ensuite La Mère du Printemps et Naissance à l'Aube. Driss Chraïbi y narre de façon magistrale la chevauchée des cavaliers arabes venus apporter l'islam en Occident, l'intégration de l'islam par les Berbères, puis la construction de l'utopie en Andalousie. Un monde où Arabes, Berbères, Juifs vivent côte à côte à la recherche de l'idéal. Dix ans après, l'écrivain « accouche » de l'Homme du Livre, qu'il décrit comme « l'œuvre de sa vie ». Le héros n'est autre que le prophète de l'islam Mahomet pendant les trois jours qui ont précédé la UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 8 Révélation. Ici le roman côtoie la poésie, la poésie côtoie le sacré. On voit un homme seul face à lui-même, luttant pour accéder à la Vérité. Le livre s'achève quand la Révélation commence. C'est ensuite la série des Inspecteur Ali qui avait débuté avec Une enquête au pays. L'inspecteur Ali est une sorte d'alter ego de l'écrivain, qui mène des enquêtes décapantes, hors normes, au Maroc puis à l'étranger. Ainsi, à travers ce qui semble être des polars à première vue, Driss Chraïbi dénonce les travers du Maroc et de l'Occident, mais sur un ton plus ironique. Enfin viennent les Mémoires. Lu, Vu, Entendu décrit son enfance au Maroc, le colonialisme, le lycée français, la Deuxième Guerre mondiale, l'arrivée des Américains à Casablanca pour s'achever sur son arrivée en France. Il en profite pour remettre les pendules à l'heure concernant la relation avec son père qu'une certaine lecture à sens unique du Passé Simple a toujours supposé et enseigné. Dans le deuxième volet des Mémoires, Le Monde à Côté, il raconte sa vie d'écrivain et sa vie privée d'une façon apaisée. Son dernier livre, L'Homme qui venait du Passé, est une nouvelle enquête de l'inspecteur Ali, mais sur la mort d'Oussama Ben Laden à Marrakech. Il y tente une dernière fois de répondre à sa question fondamentale : « Aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ? ». Le livre s'achève par l'assassinat de l'auteur par l'inspecteur Ali. http://fr.wikipedia.org/wiki/Driss_Chraibi Une oeuvre, deux destins, trois passions Le père fondateur de la littérature marocaine d’expression française vient de partir à l’âge de 81 ans. Fils d’un richissime agriculteur et négociant marocain, il vint au monde en 1926, par la porte d’El Jadida (ville portuaire située à 100 kilomètres au sud de Casablanca). Après un enseignement coraniques et des études dans une école privée (l’Institut Guessous de Rabat), le jeune Driss réussit brillamment sa scolarité au lycée français de Casablanca. Le génie du fils de Haj Fatmi (Il avait déjà "digéré" bon nombre de classiques français parfois même au détriment de ses cours) amène le père à "expédier" son junior parfaire son apprentissage à Paris dès 1945, au lendemain de la victoire des alliés. La profession d’ingénieur chimiste à laquelle le prédestinait son diplôme ne l’a jamais enchanté en fait. Il tente des études de psychanalyse avant de s’en détourner au profit de petits métiers sans lendemains. En 1954, alors que son pays était sous protectorat français, il investit le no man’s land littéraire avec autant de succès que de fracas. En effet, "Le Passé simple" qui vient de paraître a été accueilli favorablement par la critique littéraire et devient illico un succès de librairie, tant le style incisif et la thématique développés par l’auteur font voler en éclats les errements littéraires de l’époque. En revanche, l’œuvre soulève un véritable tollé dans une société marocaine traditionnelle et traditionaliste. A lire la première œuvre du doyen, on pourrait comprendre l’incompréhension de ses pairs : Le pavé jeté dans la mare dénonce sans concessions les ascendants de tout acabit : D’abord la puissance tutélaire et totalitaire d’un père - seigneur qui n’admet comme logique que sa vision des choses, la tradition qui se garde de voir évoluer la condition de la femme réduite à son seul rôle de "faiseuse de mâles", ce qu’il dénoncera davantage dans Civilisation ma mère, 1972 et enfin les partisans d’une vision pure et dure de l’ Islam auquel les faux dévots ont occulté l’esprit pour n’en préserver que la lettre. Dans sa manière d’écrire, il faut dire que Chraïbi, a été séduit au même titre et presque au même moment que notre Kateb Yacine national par le trait de William Faulkner (le bruit et la fureur, 1929) qui jeta les bases du roman moderne lequel rompt avec la linéarité et préfigure le style en UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 9 spirale. Comme pour les ranimer, les évènements et les personnages sont alors mus par une chandelle distribuant les flammes à tour de rôle et d’une manière aléatoire. Revenons à notre Ba Driss comme l’aiment appeler tendrement ses disciples, "Le Passé simple" lui a valu l’indignation et la réclusion de la part de ses compatriotes mais cela ne le terrassa pas pour autant, loin s’en faut, puisque l’écrivain - rebelle "remet ça" de nouveau en 1955 avec les Boucs, roman par le biais duquel Chraïbi dénonce les injustices faites aux travailleurs kabyles émigrés en France tout en y mêlant la question qui lui a coûté tant de déboires : la révolte contre le père. Ce thème est en fait récurrent puisque son compatriote Mohamed Choukri en a fait autant avec son légendaire "Le Pain nu", 1973 traduit en une quarantaine de langues. Chraïbi met l’index sur le déchirement et le déracinement de ces prolétaires parqués dans des bidonvilles, à l’image de celui décrit par Azzouz Begag dans Le Gone du chabat. Désabusé par le fossé démesuré qu’il eut l’amertume de constater entre les valeurs prônées par la République française et la réalité vécue par des millions d’excommuniés. L’ouvreur de conscience ne demande alors qu’à désapprendre les enseignements prodigués par les écrivains humanistes français : Victor Hugo, Emile Zola, et Romain Rolland entre autres. En 1956, parait l’Ane, projection visionnaire du devenir des pays du tiers monde. L’année d’après (1957) vit la disparition de son paternel. Driss se rend au Maroc et solde, post- mortem, le lourd passif qu’il avait avec son géniteur, procès moral qu’il relatera magistralement dans "Succession ouverte", 1962. L’auteur inventif s’y interroge : « Aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ? ». L’inclassable Chraïbi s’est également essayé à l’Histoire romancée puisqu’il a signé deux fresques imposantes : "La mère du printemps", 1981 et "Naissance à l’aube", 1986 ; dans la première, il raconte l’arrivée des arabes dans une tribu berbère : les Aït Yafelman, microcosme de la société berbère à l’heure des conquêtes de l’Islam au VIIème siècle et dans la seconde il dépeint l’épopée de Tariq Ibn Ziyad en andalousie. Le mythe Tariq a marqué Driss Chraïbi à telle enseigne qu’il baptisa de son nom l’un de ses fils. Parallèlement à toute cette production livresque, l’artiste a travaillé trente ans durant à la Radio française (France culture), production interrompue quelques temps, il est vrai, par les pérégrinations du voyageur inconditionnel, notamment au Québec ou il disposa un enseignement de littérature maghrébine aux étudiants de l’Université Laval, auxquels il recommanda vivement Nedjma de Kateb Yacine. Durant ses années – Radio, les publications de l’indomptable Driss ont quelque peu diminué sans toutefois s’éclipser. D’autre part, le ton change sensiblement : l’accent acerbe, accusateur et intraitable des premières heures vire à l’ironie et à la dérision. Dans la série de polars inaugurée par Une enquête au pays, 1981 et animée par l’inspecteur Ali, il tente de faire cohabiter les cultures et les civilisations au lieu de les confronter ; il explique que si tel modèle ne peut être transposé dans une société quelconque, ce n’est pas en raison de la supériorité d’une culture par rapport à une autre mais parce que les contextes historiques, économiques et surtout culturels sont différents. Driss Chraïbi a entrepris de rédiger ses Mémoires en 1998 avec "Vu, lu, entendu" dans lequel il raconte son enfance, sa famille et ses classes. Le récit s’achève à son arrivée en France mais le relais est pris par Le Monde à côté, 2001 lequel commence par ses débuts littéraires pour restituer une floraison de noms de petites gens, d’amis, de gens de lettres et surtout de ses femmes. Driss connut sa première conquête, Catherine, en 1953, alors qu’il était veilleur de nuit dans un hôtel ; il faisait la prospection des éditeurs pour faire publier" Le passé simple". Marie est canadienne. Elle fut aussi la seconde passion de Driss. Il l’a connue par un jour d’été indien (cher à Joe Dassin) durant son périple québécois. Cependant, relation éphémère, le couple ne fit pas long feu et ne tarda pas à se délier. Celle qui l’accompagna durant le reste de sa vie s’appelle Sheena McCallion. Le hasard les fit se rencontrer en 1971 à Edimbourg, en Ecosse et ce fut celle pour qui le promis rédigea et dédia Civilisation ma mère ! UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 10 C’est encore elle qui l’a accompagné jusqu’à son dernier souffle à l’hôpital de Crest dans la Drôme (France) ou il rendit l’âme le Dimanche 1er Avril de l’année 2007. Le doyen avait élu son dernier domicile à El Jadida, devant la tombe de son père qui s’est éteint il y a déjà un demi siècle. « Misère et notre misère et périssables sont nos corps » aimait égrener l’artiste. Salut l’artiste TOUAHRI Chérif http://idles.centerblog.net/6543988-DRISS-CHRAIBI-Une-%C5%93uvre--deux-destins-ettrois-passions Pour Driss Chraibi. Par Tahar Ben Jelloun. Ce vendredi, 6 avril 2007 Driss Chraibi est enterré au cimetière des Chouhadas à Casablanca. Son corps a été rapatrié hier soir et je sais qu’il a été gardé dans la morgue de l’aéroport de Casablanca. J’ai longuement pensé à lui cette nuit dans cette chambre glaciale, lui, l’écrivain au sang chaud, lui, l’homme qui vivait debout, sans concession, sans pathos. Il a été, comme il se définissait lui-même, notre « ancêtre ». Il nous a montré la voie et surtout nous a appris que la littérature c’était de la rage et de la révolte. Son premier roman « Le Passé simple » (1954) a été pour nous autres maghrébins aussi important que « L’Etranger » d’Albert Camus. C’est un livre qui disait les choses avec force et précision, qui parlait vrai et dépassait de loin les frontières du Maroc pour atteindre vite l’universel. Révolte contre les traditions rétrogrades, contre le conformisme social et religieux, révolte contre le père qui symbolisait tout cela, révolte aussi contre le langage, la langue française dans laquelle il a toujours écrit et qu’il a superbement enrichie. Driss qui n’avait pas beaucoup le sens politique --et tant mieux—a publié son roman au plus mauvais moment possible : 1954, tout le pays réclame et lutte pour le retour du roi Mohamed V et l’indépendance du Maroc. La presse française pointe du doigt ce roman qui critique de manière véhémente et sans nuances la société traditionnelle marocaine, cette société qui s’opposait à l’Occident occupant le pays. Les militants nationalistes dont Mehdi Ben Barka décidèrent de boycotter ce livre et ne se privèrent pas de faire la leçon à Chraibi qui passait à leurs yeux pour un inconscient ou pire pour un traître. Le pauvre ! Il n’avait pas vu venir cette rafale de critiques et de remontrances. Il en fut assez malheureux et mit des décennies avant de renouer avec le Maroc et son public. Il poursuivait son chemin et publiait l’année d’après « Les Boucs » le meilleur roman écrit sur l’immigration nord-africaine. Ce livre est toujours d’actualité. Livre impitoyable, acerbe, vrai et cruel. Sa meilleure période restera celle où le Maroc lui a tourné le dos. Il écrira d’autres livres, toujours marqués par une ironie féroce, par un humour dévastateur et un style sec, dans le sens d’être aussi dépouillé qu’une statue de Giacometti. Pas de graisse. Pas d’adjectifs ni de redondance. Son roman « La civilisation ma mère » est une pure merveille. Là, il réglait ses comptes avec la tradition et aussi avec le progrès à travers sa mère à qui il faisait découvrir le monde occidental. Il marquera le retour au pays par deux éléments : confier à l’inspecteur Ali plusieurs enquêtes au pays, personnage porte-parole, puis célébration de la spiritualité à travers sa redécouverte de l’islam, un islam apaisé, lumineux, un islam où la poésie et l’exigence de l’élévation l’emportent sur les interprétations littérales et malheureuses. Il est mort après avoir attrapé une pneumonie dans sa ville natale, El Jadida où il se trouvait au mois de mars en compagnie de sa femme et de son ami Kacem Basfao, professeur d’université, et grand lecteur des œuvres maghrébines. UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 11 Il a tenu à être enterré dans son pays. Le Maroc lui a rendu hommage. Mieux vaut tard que… Son décès est passé quasi inaperçu dans les médias français. Pierre Assouline l’a fait remarquer dans son blog du 5 avril. Un grand écrivain s’en va. Ce n’est pas une vedette de la chansonnette, ni un saltimbanque. Il n’est pas américain. Ecrivain marocain d’expression française. L’époque est ainsi. De son vivant, son œuvre a été superbement ignorée de la part des grands jurys littéraires français. Comme Kateb Yacine, comme Mohamed Khaïr Eddine. Driss Chraibi s’en est allé sans nous dire ce qu’il a pensé de la rupture avec la francophonie. Je sais qu’il n’aimait pas ce mot. C’était un écrivain-monde. Un des grands. Il est toujours temps de réparer un oubli, une négligence. Les livres sont là. Il a déclaré en 2006 à un journal marocain que « si la civilisation arabo-musulmane s’est éteinte, c’est parce que nous n’avons pas pu apporter autre chose à l’édifice humain ». Cette lucidité est son trait de caractère essentiel. Quand il évoquait le conflit israélo-palestinien, il disait « le problème de la Palestine me hante ». Tout est dit. Son rire, son humour, sa dérision nous manqueront beaucoup, me manqueront particulièrement. Tahar Ben Jelloun. http://driss-chraibi.blogspot.com/ A regarder et à écouter... Un ensemble de trois vidéos intéressantes, vidéos où il s’explique, entre autres, sur son exil, sa double appartenance française et marocaine (réalisées en 1996, à l’occasion de ses 70 ans) : http://www.dailymotion.com/video/xdw6mi_ecrivains-du-maroc-driss-chraibi-1_news#relpage-1 http://www.dailymotion.com/video/xdw6l0_ecrivains-du-maroc-driss-chraibi-2_news#rel-page3 http://www.dailymotion.com/video/xdw6ip_ecrivains-du-maroc-driss-chraibi-3_news IV. L'homme qui venait du passé Le cycle de l’inspecteur Ali Driss Chraïbi s'essaye à la littérature policière... d'un genre tout à fait personnel. Ce livre entame un cycle consacré à l'inspecteur Ali, anti-héros par excellence, vulgaire et coureur. Il semble que l'auteur ait cette fois opté pour la légéreté et la dérision, mais pas par pure gratuité. N'est-ce pas la façon la plus subtile d'opérer une vive critique ? Toujours est-il que Chraïbi inaugure un courant burlesque dans la littérature marocaine d'expression française. http://www.evene.fr/livres/livre/driss-chraibi-l-inspecteur-ali-9963.php Les enquêtes de l’inspecteur Ali L’Inspecteur Ali (1991) L’Inspecteur Ali à Trinity College (1996) L’Inspecteur Ali et la CIA (1997) L'homme qui venait du passé (2004) UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 12 L'homme qui venait du passé Xactement. Tu ne comprends pas. Tu n’as jamais rien compris à la boulitique ou la filousophie. Ainsi parle l’inspecteur Ali à l’huissier qui doit l’annoncer au nouveau ministre de l’Intérieur du Maroc. Ce ton et ces néologismes aliens (de l’inspecteur, pas de l’entité sortie du cerveau de Ridley Scott enfin, de Dan O’Bannon & Ronald Sushett), il va le garder avec le ministre, n’hésitant pas à être caustique et impertinent : Je suis un peu en retard. Il y avait des embouteillages monstres comme à Bagdad au jour d’aujourd’hui. Mais là-bas, ce sont les chars américains [...] Pourtant, le ministre a de mauvaises nouvelles à annoncer au héros récurrent des polars de Driss Chraïbi. En effet, un chef d’un réseau intégriste vient d’être retrouvé, mort, au fond d’un puits d’un ryad. L’inspecteur va devoir enquêter et, surtout, veiller à ce que cette histoire ne s’ébruite pas. Il va falloir "investigationner" en France, aux États-Unis. Tâche malaisée s’il en est, tant Ali a la fâcheuse tendance à mettre les pieds dans le plat. Il n’empêche que ce Ben Laden II est plus gênant mort que vivant. Alors, comment marcher sur les oeufs du plat* ? Le docteur Hajiba Mahjoub a peut-être la solution. Cette nouvelle aventure d’un inspecteur pas comme les autres (première du genre à ne pas s’intituler L’Inspecteur Ali...), qui va chercher l’information à sa source - des petits malfrats, des chauffeurs de taxi... - est tout axée sur le comique. Comique des dialogues et des situations. L’homme dont on ne doit pas connaître le visage stigmatise le monde musulman d’aujourd’hui et sa pseudo-sacro-sainte guerre contre l’Occident. L’homme a besoin de buts dans sa vie, c’est un fait. L’homme n’est pas sage. Ç’en est un autre. Alors qu’attendre de lui ? Driss Chraïbi dresse une fresque comique et poétique. Les mots chantent dans cet ouvrage qui ne dépare cependant pas au milieu de ses livres précédents malgré cette nouvelle tonalité. Les mythes et les idéaux traditionnels du monde arabe en prennent un sacré coup. Les clichés sont déplacés. Comme s’il y avait une mise en abyme desdits clichés. Il importe de lire les quatre romans de Chraïbi, calmement. Puis, après avoir reposé le dernier et laisser, un temps, reposer son cerveau en ébullition forcée - tant le rythme qu’impose Driss Chraïbi est, par moments, insoutenable Chraïbi, l’homme du présent Ce fut le dernier roman publié par Driss Chraïbi qui nous a quittés le 1er avril 2007. L’œuvre abondante de ce grand écrivain continue et continuera à occuper une place importante sur la scène littéraire. Son dernier récit mérite d’être revisité, (re)lu ; il est une mine de plaisir et une lucide lecture du présent. Ce texte a vu le jour un demi-siècle après le premier roman de Chraïbi, «Le Passé simple», qui a donné lieu à un scandale sur lequel nous ne reviendrons pas ici. Précisons toutefois que l’auteur a de la suite dans les idées et le passé, aussi simple soit-il, n’est pas irrémédiablement enterré ; ses effluves se dégagent de ce dernier roman par-delà les décennies. «L’homme qui venait du passé » met en scène le personnage fétiche de Chraïbi, l’inspecteur Ali qui est une sorte d’alter ego de l’écrivain. Ce dernier déclare de prime abord : «J’assume pleinement et publiquement les prises de position et les propos granitiques de l’inspecteur Ali» (p.11-12). Ce n’est pas une vaine promesse, ce n’est pas un simple procédé rhétorique et la parole donnée sera tenue ; jusqu’au bout du récit, le duo de choc, Ali-Driss, creuse le réel, mène l’enquête, dénonce, griffe et se moque royalement des bienséances et des normes. Ali est présenté comme un être rustique, sans manières, «un gars du pays», aime les plaisirs de la vie qu’il croque goulûment, côtoie les hautes sphères et se gausse de ces messieurs du ministère de l’Intérieur : «des messieurs gris en complet gris, souffrant apparemment de sciatique et de sinistrose» (p.19). Lui, il est jovial, roule des joints de kif au long des pages et éclate de rire en dévoilant ses grandes UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 13 dents. Mais il est beaucoup plus complexe que cela : homme d’action, rebelle, esprit retors, un ouistiti, un Sherlock Holmes marocain et j’en passe. Driss suit la cadence, mêle les tons et les situations, passe d’un événement à l’apparence anodine à un fait politique ou historique grave. Il s’amuse à inventer des jeux de mots (normal, ce sont ses armes !). Un exemple : «Ma parole d’horreur, il y a encore des gens intègres dans ce pays» (p.23). Mais il se régale aussi des importations en évoquant cette «expression française qui prend toute sa signification dans les pays arabes : «Tourner autour du pot»» (p.30). La machine des faits est lancée dès le début quand l’inspecteur Ali est appelé d’urgence à Rabat parce qu’un meurtre, catégorie « affaire d’Etat », a eu lieu à Marrakech. Fait étonnant, estime Ali ou Driss, car cette ville est censée être «sécurisée» vu que le roi venait « de s’y faire construire un palais «harounrashidisque» » (p.33). Loin de disserter, l’auteur fait avancer son récit par touches. La grande littérature et la bonne cuisine font souvent bon ménage dans les textes mémorables. On se souvient de la place des délicieux mets dans l’œuvre de Mohamed Khaïr-Eddine notamment dans son dernier roman et dans son journal. Driss Chraïbi ne s’est pas privé ; l’histoire s’ouvre sur des beignets chauds trempés dans du miel et textuellement comparés aux «monts de Vénus». Ils se dégustent avec du thé «parfumé à la chiba, cette absinthe sauvage inconnue des touristes» (p.13). Le plat de résistance de la première journée a mis longtemps à mijoter comme ces enquêtes policières menées par l’inspecteur Ali, il s’agit de «la hargma des temps anciens» dans une marmite en terre cuite venue «directement du four public juif du mellah. La famille du vieux rabbin avait préparé la recette avec amour, selon la tradition» (p.60-61). On ne peut rester indifférent au fumet qui se dégage du texte. En effet, le narrateur a vite craqué et sort de sa neutralité pour avouer : «J’en ai l’eau à la bouche. J’aurais bien voulu être aux côtés de l’inspecteur Ali, mais il ne m’avait pas invité» (p. 61). Contentons-nous du roman pour le moment et, je vous le promets, nous ne le regretterons pas car c’est un délicieux mets bien plus pérenne. Au bout du troisième chapitre, la version officielle de l’enquête est bouclée. Driss Chraïbi lance alors son personnage sur d’autres voies insoupçonnables ; les investigations commencent autour de l’assassinat d’Oussama Ben Laden à Marrakech ! Excusez du peu. L’auteur n’y va pas de main morte, il promène son héros à travers le monde pour des investigations non officielles : De Tanger à Blois, de Zurich à Islamabad, un détour par Peshawar avant d’aller à Paris en passant par Damas… Ce tour d’horizon a permis à l’écrivain de faire le point sur plusieurs sujets qui lui tenaient à cœur : politique, économie, religion, modernité, identité, civilisation, terrorisme, etc. De temps en temps, par-ci par-là, surgissent de lumineuses déductions baignées dans l’humour : «Nous vivons à une époque où la modernité la plus clinquante se conjugue à la plus ancestrale des ignorances» (p.79). Les raccourcis et les clins d’œil sont légion : «Les Européens et surtout les Américains sont d’une ignorance crasse en matière de culture. De culture culinaire s’entend. […] Nous, on n’a pas de démocratie, mais on mange bien» (p.115). André Gide avait raison de dire : «Il n’y a pas d’œuvre d’art sans raccourcis». Dans le même registre mais plus concrètement, chacun en a pour son grade : «Les chefs d’entreprise de mon pays […] roulent dans de grosses cylindrées. Soixante-quinze chevaux au moteur, un âne au volant» (p.205). Le summum de « L’homme qui venait du passé », bien qu’il ne soit constitué en général que de cimes de l’art, est ce face-à-face entre l’écrivain et son personnage au dernier chapitre ; un morceau de bravoure de la création littéraire à lire comme un testament de Driss Chraïbi. Tout y est. Après sa lecture, il est possible de dire à l’instar de l’inspecteur Ali (ou de Driss Chraïbi) : «Les puits du pétrole tariront bien un jour, je m’en fous» (p.41). Abdellah Baida http://www.lesoir-echos.com/driss-chraibi-l%E2%80%99homme-du-present/culture/12607/ UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 14 Une question grave traitée avec humour En ces temps troublés par le retour du fanatisme religieux et les crispations identitaires, mener une enquête sur la mort de Oussama ben Laden n’est sans doute pas une entreprise innocente ni confortable. Telle est la tâche que confie Driss Chraïbi à son personnage légendaire, l’inspecteur Ali dans son dernier roman l’Homme qui venait du passé. Il suffit de comparer la préface avec la séquence finale pour se rendre compte de l’univers lugubre dans lequel l’auteur cherche à nous introduire. À la phrase initiale « La vie était un roman, une comédie humaine. Elle est devenue une tragédie à l’échelle planétaire.» répond l’ultime provocation de Chraïbi « L’inspecteur Ali arme son pistolet. Il tire. Le miroir se brise. Une seule balle. Il n’y a plus d’image, plus d’avenir. Il vient de tuer l’homme sans identité et sans voix qu’il serait peut-être devenu. Il vient de tuer le flic qui était encore en lui.» (p.198) Le livre reprend ce contraste entre le passé, le présent et l’avenir avec une lucidité déconcertante, sombre et avec beaucoup d’ironie. Les propos du narrateur prennent une nouvelle résonance avec la gravité des événements politiques qui ont bouleversé la face du monde. Il s’agit en l’occurrence de l’occupation de l’Irak et du fanatisme religieux qui continue à provoquer des malheurs un peu partout sur le globe. Mais n’est-ce pas que dans les moments de grands doutes que la fiction peut réinventer le monde ? Dans L’Homme qui venait du passé, l'inspecteur Ali mène une double enquête "une enquête officielle et une contre-enquête personnelle". Tout commence par la lecture du journal : De notre envoyé spécial à Washington. Le congrès vient de voter, à l'écrasante majorité de 346 voix contre 40 et peu d'abstentions, une résolution demandant au président George W.Bush de décréter un jour de jeûne et de prières pour que la Providence divine protège l'Amérique et les forces de la coalition engagées en Irak. (p.11) L'auteur prend le lecteur à témoin, mais ne se contente pas de mettre en scène un discours antiaméricaniste. Bien au contraire, il met à l'index l'exploitation de la religion par Saddam Hussein lui même. En mettant dos à dos les fanatiques de tout bord, il attire l'attention sur tous ces peuples qui subissent les conséquences de ces conflits d'intérêts. Chemin faisant, Driss Chraïbi a su à travers ce roman traiter avec subtilité cette question sensible. En se servant de son arme redoutable, l'ironie, il déroule sa pensée et ses convictions sans détours. Il faut dire qu'il nous a habitué à ce style. Le récit est ponctué d'envols ironiques. Dés son entrée dans le cabinet du ministre de l'intérieur qui l'a convoqué pour lui confier une enquête, il annonce la couleur : Je suis un peu en retard. Il y avait des embouteillages monstres comme à Bagdad au jour d'aujourd'hui. Mais là-bas ce sont des chars américains, la "colonne d'enfer", comme on l'appelle dans les médias. Ils tirent sur tout ce qui bouge. Ici au moins, on n'a pas d'obus, pas de missiles. On se contente de s'engueuler à coups de klaxon. On en vient parfois aux mains. On est des pacifiques, nous autres ! (p.19) Le narrateur a choisi la finesse de la moquerie pour donner plus de force et d'impact à sa critique des tares de la société marocaine. On y lit les aventures d'un inspecteur qui tente de mener son enquête tout en déjouant les pièges tendus par le pouvoir. Fraîchement nommé inspecteur chef, il est envoyé par le ministre de l’intérieur pour élucider un crime qui vient d’avoir lieu dans un riyad à Marrakech. Armé de son flair de « Ouistiti », il va rapidement mener une autre enquête pour son propre compte, pour la vérité. « Le ouistitisme, dit-il, y a rien de tel pour déceler le dessous des cartes. » (p.25) Cette double enquête permet à la narration de s’articuler autour d’un parallélisme au niveau spatial et temporel. Au niveau du temps, la narration s’articule autour de deux axes ; le passé et le présent. L’homme qui venait du passé, nous dit l’inspecteur, n’était autre que ce « mythe médiatique, UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 15 le coran en plus. Il s’appelait Oussama Ben Laden. » Mais le lecteur se rend compte rapidement que cette enquête n’est qu’un prétexte pour parler aussi bien du passé de l’auteur que de celui de toute la société arabo-musulmane. Au passage il n’épargne pas la société marocaine, ses mœurs et ses travers. Le dialogue final entre Ali et l’auteur est assez révélateur à cet égard : Ali : Je ne sais plus qui je suis ou ce que je suis. J’ai perdu mes repères, par la faute d’un homme du nom d’Oussama Ben Laden. Comme moi, tu as suivi les événements. Qui es-tu ? Qu’es-tu ? Le sais-tu vraiment ?...C’est la faute à ce vieux Ben Laden de malheur. Il est mort et enterré. Mais il vit toujours en moi. Il fait appel à mon passé. A notre passé à nous tous. Nous sommes plus d’un milliard de musulmans aux quatre coins du monde. Le problème est en moi, dans la moelle de mes os. ( pp.187188) Ce retour sur le passé est celui d’un écrivain qui fait le bilan de sa vie, de son exil en Europe et de son retour au pays natal. Les deux histoires, celle du monde arabo-musulman mais aussi celle du narrateur, se croisent dans ce récit et aboutissent en fin de compte à la même déception. Un texte noir et brutal dans sa douceur même humoristique. Les propos du narrateur à la fin du livre se donnent à lire comme une épitaphe : Maigre et famélique, l’inspecteur Ali se regarde dans la glace de sa salle de bains. Il se voit projeté dans l’avenir. Il a vingt ans de plus. Ses temples sont grisonnantes, son visage s’est empâté, la flamme de ses yeux s’est éteinte. Ses convictions se sont émoussées, se sont éteintes au fil du temps. Il trône sur son fauteuil de ministre. Il donne des ordres, il applique la loi du système. On plie l’échine devant lui, on lui baise la main. Il ne s’interroge plus, ne se remet plus en question… L’inspecteur Ali arme son pistolet. Il tire. Le miroir se brise. Une seule balle. Il n’y a plus d’image, plus d’avenir. Il vient de tuer l’homme sans identité et sans voix qu’il serait peut-être devenu. Il vient de tuer le flic qui était encore en lui. (p. 198) Au niveau de l'espace, le déroulement du récit s'articule autour de deux espaces : le Maroc et l'étranger. Tout commence à Marrakech dans le cabinet du docteur Hajiba Mahjoub où l’inspecteur vient voir le cadavre du défunt. Ce dernier n’est que le père du jardinier accusé à tort de sa mort. Les archives de Hassan II et de Driss Basri qui ont régné très longtemps sur le Maroc ont permis à l’inspecteur de retrouver le dossier du père du jardinier. Pauvre et naïf personnage, Hadj El Houcine connu sous le nom d’Oussama Ben Laden, a du quitter un jour son pays pour aller en Europe gagner sa vie. De docker et balayeur à Marseille, il s’est embarqué vers l’Arabie Saoudite où il a été accueilli comme un frère. Après une formation universitaire, il est devenu ingénieur, s’est enrichi et a fréquenté les grands de ce monde et plus particulièrement Georges Bush. L’enquête officielle aurait pu s’arrêter là. Le cadavre enterré, l’affaire étouffée et le gouvernement marocain aurait ainsi évité le scandale et la crise diplomatique. Mais, c’est sans compter sur l’entêtement de l’inspecteur Ali qui veut rétablir la vérité. Car « le cadavre, dit-il, était bien celui de l’homme que cherchaient tous les services secrets du monde depuis le 11 septembre 2001. Mais pourquoi l’avait-on tué ? Tué à Marrakech ? » Cette contre-enquête va d’abord l’emmener sur les traces d’un chef mafioso à Tanger, Mimoun Riffi, qui va le mettre sur la piste de la nébuleuse. Sur son chemin il rencontre d’abord à Blois, en France, Alfred Benna alias Sélim Benladen qui n’est autre que le demi-frère du défunt. Entre les affaires de pétrole où sont impliquées les grandes personnalités qui gouvernent ce monde, aux comptes secrets à l’Union des banques suisses, en allant jusqu’à Islamabad, l’inspecteur Ali éclaire ironiquement et de façon lucide l’enchevêtrement des intérêts économiques, politiques et pseudo religieux en soulignant les dégâts et les conséquences sur les peuples. Le réquisitoire final est sanglant : Je n’ai pas la foi, je ne vais pas agir au nom de l’islam, mais au nom des hommes. Ceux qui forment maintenant le réseau d’Al-Qaïda me ressemblent : ils ne croient ni à l’Orient ni aux valeurs occidentales. Leur passé est mort, comme le mien, comme le tien. Ils ont la volonté de vivre au présent. Des hommes coupés de toute attache ethnique ou familiale, de tout lien de fortune ou de métier, de toute idéologie. Ils UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 16 sont l’action. Et ils ne vont pas se tromper de cible. Ils n’attendent qu’un signe de moi pour nous débarrasser de ces présidents et de ces rois dont certains se réclament de droit divin…C’est notre faiblesse, oui, notre faiblesse qui fait la force de l’Occident. (p.197) Avec l’Homme qui venait du passé, Driss Chraïbi a su traiter encore une fois avec son humour noir, une question grave. Il nous invite à ouvrir l’œil sur les coins les plus sombres qui gisent en chacun et sur les combinaisons les plus complexes qui régissent nos civilisations. Une voix consciente, lucide et sans compromis pour dénoncer les absurdités de ce monde. Mieux encore, une résistance par l’arme de la poésie « ajoutée aux faits concrets » comme le souligne judicieusement l’inspecteur Ali. La seule alternative qui reste à ce ténor de la littérature marocaine pour qui, seule l’écriture permet d’aller de l’avant. V. Un entretien avec Driss Chraïbi Au bout de 50 ans de création littéraire, Driss Chraïbi demeure le plus anarchiste et le plus percutant de nos romanciers. Dans cet échange, il dit à sa manière, drôle, singulière et imprévisible, ce qu’il pense des questions qui donnent vie à son oeuvre. Contre un islam refuge Les jeunes de chez nous sont coincés. Il sont à la fois désorientés, désoccidentalisés et déshumanisés. Ils ont un refuge. Refuge qui dépasse le rationnel : c’est l’émotionnel. Le Coran, la religion. Comment interpréter cela ? D’une façon ou d’une autre, ils ne sont pas en possession du sens coranique. Souvenez-vous de la phrase très célèbre qu’a prononcée le prophète trois jours avant sa mort : sayakounou al islam ghariban kama kana min qabl (l’islam redeviendra l’étranger qu’il avait été). Le prophète était très lucide. Actuellement, la lettre a pris le dessus sur l’esprit et il existe une dichotomie parfaite entre les deux. L’islam est pour moi un but à atteindre. Un musulman peut-il être athée ? C’est un contresens. Parce que chez nous, un musulman, c’est un croyant. Mais en même temps, c’est une affaire personnelle qui se déroule. Pourquoi l’imposer aux autres ? N’oubliez pas la critique politique. Mon voyage en Turquie il y a trois ans m’a frappé : ces mosquées à l’abandon, cette langue latinisée, cette coupure en deux… Quand j’assiste à cette même Turquie, dirigée par Erdogan, mendiant son entrée à l’Europe, je suis révolté. Est- ce un brevet d’existence ? Se souvient-on seulement de l’Empire ottoman qui a apporté partout un florilège de civilisation ? Qui en parle maintenant ? Toutes ces réunions de chefs d’État, loin de tout regard, c’est une véritable mascarade ! Voir à la tête des États-Unis un type omniprésent qui a un hamous, un pois chiche, à la place du cerveau, est insupportable. Ce n’est pas possible de voir le monde dirigé, soit par des cons soit par des hommes de guerre. Et quand les deux sont ensemble, c’est grave. à ce moment-là, où est la fonction de l’écrivain ? Que veut dire la littérature ? J’en ai marre de la littérature ! Il y a aujourd’hui manipulation. Extrême, pour noyer le poisson. J’ai donc décidé de faire exactement la même chose dans L’Homme du passé, où l’inspecteur Ali manipule les personnages ; et moi, le lecteur. C’est une métaphore de la vaste entreprise qui est menée de par le monde, au nom de ce que l’on appelle la démocratie. Qu’on me montre ce qu’est la démocratie, ce qu’est l’islam, ce qu’est le catholicisme ! Si vous relisez mes œuvres, vous vous apercevrez qu'elles sont politiques. De manière sous-jacente. C’est une de rage qui m’habite. Prenez Les Boucs, c’est un cri dès le départ. Comment ne plus être violent après ? UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 17 Pour un passé bousculé Pourquoi doit-on rejeter le passé ? Il fait partie de nos vies. Nous sommes fils de nos parents et nos parents sont fils des leurs. Quant à moi, je revendique tous mes aïeux. Faut-il magnifier le passé ? Oui et non. Je pense qu’avant il y a eu moins de violence. Aujourd’hui, les tortures, les guerres, les massacres sont devenus chose banale. Je ne peux pas l’accepter. Si on fait appel au passé, on peut avoir matière à juger et à comparer. Mais qu’appelle-t-on le temps présent ? Autrement dit, dans quel monde vit-on et où vis-je, à l’âge de 78 ans ? Dans un poème de 1940 de Mohamed Hassan Mohamed, interprété par Abdelwahab, le chanteur dit à la fin : "Brûlez votre œuvre et votre passé !", c’est extraordinaire. Alors où sont nos poètes, autres que ceux de cour, où sont nos écrivains, autres que les flatteurs d’Occident qui dénoncent leur société, et réveillent en certains lecteurs des fantasmes tels que Jemaâ El Fna ou Aïcha Qandicha ? Il faut aller voir et se rendre compte par soi-même. Et pas par les livres. Depuis 1954, j’ai attendu qu’un écrivain prenne la relève. On a peut-être imité, mais on n’a pas fait un autre Passé simple. Il y avait plusieurs révoltes dans ce livre : celle contre l’autorité paternelle, mais surtout celle contre le langage. Avant, quand on écrivait sur nous autres Indiens du Maghreb, c’était un langage loukoum, Jean-Pierre Loti, les frères Tharaud, François Bonjean, etc. Moi, j’ai employé un autre langage que celui d’un orientaliste. Ce livre, c’est une révolte de l’individu qui se reconstitue tout seul, d’une façon peut être hybride, mais qui dit d’emblée que ce n’est pas l’Occident qui est source de tous nos maux, mais c’est aussi nous-mêmes. Il faut balayer devant notre porte et commencer par là. Mon bouquin n’est pas une œuvre autobiographique comme on l’a souvent prétendu. S’il l’avait été, comment expliquer sa pérennité ? Pourquoi continuerait-il à toucher l’ensemble des générations marocaines ? Cinquante ans après, dans L’homme qui venait du passé, que j’ai voulu comme livre journalistique, il y a cette même rupture de langage. Ce qu’il faut c’est nous attaquer à nos vieilles idées, à nos gouvernants, à ces types qui ne fichent rien et qui oppriment nos peuples. Le problème de la Palestine me hante. On s’est bercé d’illusions avec les petits pas de Kissinger, le processus de paix, la feuille de route etc. Il n’en sortira rien. J’ai écrit une phrase qui a fait beaucoup mal, y compris à moi : "Aurons-nous jamais un autre avenir que notre passé ?". Si la civilisation arabo-musulmane s’est éteinte, c’est parce que nous n’avons pas pu apporter autre chose à l’édifice humain. Il m’arrive de me demander pourquoi j’écris. à quoi cela servira t-il ? La même question peut se poser à une plus grande échelle : que pouvons-nous faire au lieu d’être à la traîne du monde occidental ? C’est notre faiblesse qui fait la puissance de l’Occident. Contre un Maroc carte postale Quelles sont les relations que le Maroc entretient avec moi, le vieux Driss, Ba Driss ? Suis-je une sorte d’alibi ? Un espoir ? Un réveilleur de consciences ? Je n’en sais rien. En aucun cas, je ne voudrais être un conformiste, un parvenu, quelqu’un d’arrivé. à la question : Est-il arrivé ? Bernard Shaw répondait : oui, mais dans quel état ! Cette question appelle un certain développement hors contexte. Tout homme est appelé à mourir. Où souhaiterais-je être enterré ? La réponse vient d’elle-même : au Maroc. C’est une question extrêmement émotionnelle qui est là : le rattachement au pays. Pas le pays aux montagnes, au sable chaud, et au beau désert. Ce sont les gens qui me bouleversent. Je suis dépositaire de tous les espoirs et de toutes les désillusions de mes ancêtres. Ils ont tous déposé leurs rêves dans mon sang. La langue française, quant à elle, a été un réactif, une distanciation par rapport à mon pays et à moi-même. Cela a élargi mon horizon mais je reste très attaché à mon pays. Ce qui me touche le plus, ce sont ces jeunes, dial el médina, qui m’accueillent, comme à Oujda, il y a deux ans. Ils m’interrogent, les yeux pleins d’attentes et avec un appétit de croire qui tourne à vide. Parfois, je suis pris à la gorge. Que leur répondre ? UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 18 Pour la remise en cause de soi Le doute est salutaire au sein d’une vie. Si on ne doute pas, on est des moutons. On se laisse berner par la pensée des autres. J’ai cherché à avoir ma propre pensée au niveau social, politique, et même religieux. Je ne suis pas obligé de croire ce que disent les médias du monde. Je voudrais voir l’autre face de l’actualité. On parle par exemple de terrorisme, d’islamisme... Et pourquoi pas de bushisme, de judaïsme, de catholicisme ? Je fais partie du tiers-monde. Je suis un fils du pays, je ne suis pas riche, j’ai voulu crever. En aucun cas, l’Occident ne m’a gagné. Pas même dans ma pensée. Dès le départ, j’ai voulu désapprendre ce qu’on m’a appris. C’est donc constamment une remise en question, non seulement du monde dans lequel je vis - et je me demande dans quel monde je vis - mais aussi de moi-même. En commençant un livre, je fais toujours un bilan : où est-ce que j’en suis ? Je n’ai jamais voulu écrire des romans "romans" ou de la fiction. J’ai toujours souhaité amener le lecteur à réfléchir. Je sais que dans mon monde d’origine, au Maroc, les gens me suivent ; ils réfléchissent et n’ont pas de muselière. Je pose des questions, et en même temps je pose des questions aux questions : Alach ? Pourquoi ? Le grand danger qui guette l’écrivain que je suis, c’est de devenir un parvenu, vivre dans un confort moral et matériel, être installé avec ses livres. Qu’ai-je à faire d’avoir telle gloriole, telle interview, tel artiste, etc. Je m’en fiche ! Je veux garder mon humanité, ma raison, ma liberté d’aimer mon prochain, l’étranger. Comme dans le temps où on les accueillait. Je n’ai pas de maison, pas de biens. Dès que je reçois des droits d’auteur, je les donne. J’aide mes enfants, c’est l’avenir. Mais en ce qui me concerne, c’est comme si je partais vers un jour nouveau : tout à découvrir, à remettre en question, à aimer. Et c’est extrêmement difficile. Contre la routine littéraire Un écrivain qui s’installe dans sa gloriole intellectuelle ou matérielle, c’est de la routine. Prenez toute mon œuvre, depuis Le passé simple jusqu’à L’Homme qui venait du passé, d’un ouvrage à l’autre, c’est un style, un sujet, un ton et un registre différents. Un écrivain peut-il écrire une œuvre linéaire, de livre en livre ? Moi non. Cela ressemblerait à des séries télévisées qui s’épuisent. Même les comédiens vieillissent. Regardez ces héros de bandes dessinées, ce Tintin d’Hergé, qu’on retrouve identique au fil du temps : imberbe, il n’a pas grandi et a toujours sa houppette. At-il un problème physique ou d’Eros ? C’est ce qu’on appelle le vieillissement des idées et cela guette l’écrivain. Un écrivain ne doit pas avoir de privilèges ou d’auréole. Il est comme une éponge, c’est le porte-parole de ceux qui ne peuvent pas avoir de voix ou bien écrire. Pour autant, cela ne justifie pas qu’il soit un donneur de leçons. Je ne suis pas un donneur de leçons. Ce que je fais ? Je vide les placards, je sors les cadavres et je dis : regardez ce qui se passe ! Pour une identité mobile Je me suis toujours arrangé pour vivre à côté de l’eau car je suis né à El Jadida, qui fait face à l’océan atlantique. Mon insularité a une explication : quiconque naît, meurt seul. Ce sont là deux données exactes. La grande inconnue, c’est la vie. On cherche à s’en accommoder du mieux possible et mériter ce qui a été donné par Dieu, la Providence, ou la Nature. Cette insularité et ce besoin de solitude ne sont-ils pas au fond une affirmation de l’individu par rapport à la masse, de l’expression personnelle par rapport à l’expression consensuelle, telle qu’elle existe au Maroc ? Lorsque quelqu’un sort de la tribu, de telle classe sociale ou religieuse, on dit qu’il est chiite, sunnite ou wahhabite. Non. Il est musulman, un point c’est tout. Au-delà des différences de pays et de croyances, pour moi c’est un être humain. Il est égal qu’il soit roi, président ou chaouch. Je m’adresse à lui. Vous êtes un être humain et non pas un journaliste. C’est cette relation que j’aime bien établir avec les gens. Il faut sortir de soi, de son pays, de son identité pour avoir une plus grande identité. J’ai beaucoup voyagé à travers le monde, écouté, connu les autres et me suis enrichi à leur contact. Hormis aux États-Unis, j’ai ressenti à chaque fois une paix intérieure. UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 19 Pour l’écriture de ce qu’on ne peut vivre On écrit toujours ce qu’on ne peut pas vivre. Mais l’écrivain est aussi, comme disait Camus, à la fois solidaire et solitaire. Il travaille devant une feuille blanche, il n’a rien d’autre. Un compositeur a un piano, un luth, ou un clavecin. Il entend ce qu’il fait. Un professeur est accompagné. Mais quand un écrivain se retrouve tout seul devant ce papier, il souffre. C’est là qu’est la solitude. Allez, sors ce que tu as à dire. Ne mens pas au lecteur parce que si tu lui mens, tu te mens à toimême. Se mentir à soi-même est la pire chose qui puisse arriver à un être humain. L’écriture peut aussi donner lieu à une œuvre imaginative. Que serais-je devenu si j’étais rentré chez moi en tant qu’ingénieur chimiste, sans avoir jamais écrit de livres ? Mystère. Un verset dit : "votre prophète ne peut pas prévoir l’avenir". Nous ne pouvons le prévoir, mais nous pouvons l’imaginer. Le véritable travail d’écriture se fait par cet imaginaire, bien plus vaste que le sensible ou l’intellect. Propos recueillis à Crest (France), par Abdeslam Kadiri pour la revue Tel Quel http://www.telquel-online.com/156/sujet4.shtml UDA -‐ Daniel Simon * Driss Chraïbi * février 2012 * 20