Ma mère était une hipster - Sibyllines, théâtre de création
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Ma mère était une hipster - Sibyllines, théâtre de création
Publié par Ariane Cloutier le 11 mai, 2014 dans En une, Théâtre | 0 commentaires Molly Bloom – Espace Go / Sybillines Photo: Caroline Laberge La libération de Pénélope L’Espace Go, en coproduction avec Sibyllines, nous livre une Molly Bloom magistrale. Le texte, extrait du dernier chapitre d’Ulysse de James Joyce, est présenté dans une traduction québécoise de Jean-Marc Dalpé et mis en scène avec assurance par Brigitte Haentjens. L’ultime chapitre du livre de Joyce relate les pensées intérieures de Molly, femme voluptueuse assumée qui laisse courir son imagination au sujet de ses amants présents, passés et futurs en attendant son mari qui tarde à rentrer. Édité en France en 1922, le livre fut censuré et difficilement exporté, car jugé obscène. Quoi de moins étonnant, à l’époque où les femmes auteures écrivaient encore sous des pseudonymes, qu’un écrivain (quel que soit son sexe) abordant d’une manière aussi franche la vie sexuelle d’une femme et exprimant une soif d’émancipation sociale et religieuse, soit mis à l’index. Sur Ulysse de James Joyce Un dossier dans L’Express: James Joyce: L’éternel perturbateur Extrait: “Dans une France alors assez tolérante, Beach (éditrice), féministe homosexuelle (elle vit avec Adrienne Monnier, qui sera à l’origine de la première traduction de Joyce en français), est fascinée par cette oeuvre subversive qui fait voler en éclats la morale conservatrice. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce sont presque toujours des femmes, en avance sur les préjugés de leur temps, qui ont défendu un Joyce pourtant réputé misogyne et homophobe.” Le texte se dresse donc comme une petite révolution dans la grande révolution qu’est le roman de Joyce. Écrit entièrement sous la forme d’un monologue intérieur, il voyage habilement au fil de la pensée d’une Molly en proie à un éveil sensuel. « Pourquoi on pourrait pas embrasser un homme sans devoir d’abord l’épouser quand ça te prend parfois t’en as tellement envie quand ça te monte de partout c’est si fort si bon tu peux pas t’en empêcher j’aimerais qu’un homme n’importe lequel me prenne dans ses bras me saute un bon coup devant lui en m’embrassant sur la bouche » Anne-Marie Cadieux incarne, dans une prouesse incroyable de 1 h 30 en continu, un personnage de femme traversant les âges. Se remémorant les diverses époques de sa vie amoureuse, elle retrace ses sentiments de jeune fille avec l’ardeur d’une femme mature. Si certaines considérations féminines sont assez bien perçues par James Joyce et semblent étonnamment toujours à propos, le texte révèle aussi plusieurs clichés, ironiquement relevés par un jeu subtilement accentué à ces moments précis. Molly nous propose à la fois un esprit libre, mais aussi un archétype de femme légère, manipulatrice et totalement désintéressée de la politique. Ce qui redonne du panache au personnage, c’est qu’elle ne se lamente pas de son homme, qui ne rentre pas et qui ne la satisfait plus au lit depuis longtemps. Elle s’organise plutôt pour trouver son bonheur indépendamment (à l’inverse de son homologue Homérien), tout en conservant un état d’esprit lucide et enjoué. Dans une mise en scène très particulière de Brigitte Haentjens, la comédienne passe à travers des expressions impassibles, des positions lascives, des envolées de jeune fille, des chants et des mouvements répétitifs qui frôlent le théâtre gestuel. Ceci nous place véritablement dans une zone mentale et abstraite propre à l’interprétation d’un cheminement de pensée. Le monologue suggère peu de déplacements et une mise en scène épurée. D’ailleurs, quel espace scénographique permet de représenter un monologue intérieur, se prêtant aussi bien aux collines d’Irlande, qu’aux falaises de Gibraltar, qu’à une chambre à coucher? La scène doit présenter un lieu suffisamment abstrait pour que le public puisse laisser courir son imagination au fil des souvenirs de Molly. La scénographie d’Annick La Bissonnière, complémentée par l’éclairage d’Étienne Boucher et le travail vidéo de Sylvio Arriola, relève le défi à merveille. Une imposante et ondulante sculpture en bois sert de plateforme à Anne-Marie Cadieux, lui permettant de dynamiser son jeu par divers mouvements et positions. Cet élément scénique, à la fois élégant et imposant, est entouré de sable (évoquant l’enfance, les souvenirs et le rêve) puis, encadré de rideaux spaghettis servant de support à une projection organique et mouvante. Le tableau qui en résulte est époustouflant. La production pose un geste essentiel en traitant du plaisir féminin, sujet toujours peu abordé près de 100 ans après l’écriture d’Ulysse, particulièrement dans la perspective d‘une femme mature. La pièce nous fait vivre, dans un état d’exaltation, l’acceptation de ce que la vie (conjugale) a à offrir de plus beau et de plus lassant… assumant avec une franchise peu commune le besoin de délectation commun aux humains. Molly Bloom se positionne comme pièce révélatrice ce printemps, à voir sans hésiter.