Chaude comme la braise

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Chaude comme la braise
Molly Bloom
Chaude comme la braise
8 MAI 2014
par PHILIPPE COUTURE
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Molly Bloom
6 mai 14 au 31 mai 14
Photo : Caroline Laberge
@ Espace Go
Horaire
Pour clore une saison toute centrée sur la féminité, l’Espace GO n’aurait
pu trouver meilleur hommage à la femme que Molly Bloom, la mise en
scène du dernier chapitre d’Ulysse de James Joyce par une Brigitte
Haentjens fort inspirée.
Des personnages féminins comme Molly Bloom, on en croise peu dans la littérature. Du moins
très peu dans la littérature de l’époque où Joyce écrivait son exigeant pavé (en 1922). À voir la
comédienneAnne-Marie Cadieux porter une parole si libre et si épanouie, on peine à croire que
le personnage appartient à cette époque où la femme était encore trop souvent confinée à la
retenue et aux rôles de second plan. Certes, elle fait un peu penser à la Marquise de Merteuil, à
cause de sa facilité à jouir des plaisirs de la chair tout en dupant le monde extérieur à qui elle
offre d’elle-même une image bien plus lisse. Mais Merteuil finira par en souffrir: tout le contraire
de Molly Bloom qui s’amuse des convenances et se moque de ses semblables avec panache.
Les personnages contemporains, comme celui qu’interprétait Anne-Marie Cadieux dans un
précédent spectacle deBrigitte Haentjens (Douleur exquise, d’après le travail de Sophie Calle),
n’arrivent pas non plus à vivre leur féminité avec autant de légèreté, malgré une société en
apparence plus permissive.
En partie à cause de la traduction très musicale de Jean-Marc Dalpé, qui flirte avec plusieurs
niveaux de langue, mais davantage à cause du vif plaisir avec lequel Haentjens et Cadieux ont
voulu apprivoiser ce long soliloque, le personnage apparaît ici parfaitement débonnaire, dominé
par un état d’esprit libre et espiègle. Le ton est la plupart du temps moqueur, lorsqu’il n’est pas
carrément concupiscent. La direction d’acteur de Brigitte Haentjens entraîne la comédienne dans
vif dialogue avec soi-même, empruntant les mécanismes de la dialectique dans un souffle
indocile et malicieux. De temps en temps, elle joue des rôles, s’amuse à faire des voix, de
manière taquine, sans jamais se prendre au sérieux, pour le plaisir et avec frivolité. Elle n’en est
pas moins corrosive, à certains égards.
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Photo : Caroline Laberge
Mais surtout, Molly raconte les plaisirs de la chair. Elle use de mots crus quand cela est nécessaire (merci à la traduction
de Jean-Marc Dalpé) mais aussi de mots joueurs et de mots lascifs, qui parcourent l’échine comme un délicieux frisson.
Tantôt elle évoque la «grosse queue raide et rouge» de son amant, tantôt elle fantasme sur la «jeune queue d’un poète».
Il n’y a jamais, dans son discours, de retenue ou de demi-mots au sujet de la génitalité, mais la force de ses récits lui
permet d’éviter toute vulgarité. Dans une langue vive et éruptive, avec des yeux ronds et gourmands, elle se présente
comme une conteuse hors-pair, qui éprouve visiblement un énorme plaisir à se remémorer l’amour et le désir d’antan. Par
moments, la voix va se percher haut dans les aigus, lui donnant un air ingénu qui contraste avec la lubricité de son
discours. L’effet est saisissant. À travers tout cela, c’est l’image d’une femme entière et totalement libre qui s’impose.
Non seulement Molly Bloom est libérée des convenances de sa société, mais elle se moque aussi de la politique et de la
guerre. Ce qui ne fait pas d’elle une insouciante: tout dans son discours suinte l’intelligence et la compréhension du
monde. Mais l’indépendance d’esprit et la recherche de liberté la dominent davantage que son acuité sociale, ce qui la
rend franchement enviable. Elle fait exception à sa règle quand elle parle de religion, exprimant un athéisme féroce et
visiblement documenté, qui ne manquera pas d’alimenter quelques discussions à la sortie du spectacle.
Photo : Caroline Laberge
C’est une parole qui virevolte, tissée de pensées qui se chahutent sans relâche et de bifurcations d’une idée à l’autre ou
de phrases en suspens. Ce rythme fou, qui reproduit dans une certaine exaltation le fonctionnement de la pensée et de la
mémoire, trouve dans la voix d’Anne-Marie Cadieux un juste écrin. La partition a été travaillée comme un morceau
musical de haut vol et la comédienne en restitue le mouvement syncopé avec un naturel étonnant. S’y greffe un certain
travail gestuel, basé sur la répétition de gestes simples, pour évoquer, peut-être, la cadence des ébats. Une idée
intelligente, éloquente. Parfois le corps adopte des poses suggestives, jambes offertes à tous vents ou mains se baladant
sur la robe rose, pour faire monter un peu le désir.
Dans le chaleureux décor d’Annick La Bissonnière, dont la pièce maîtresse est une superbe structure de bois
évoquant les courbes du corps féminin, la comédienne évolue sous une lumière rouge passion ou jaune soleil. On passe
ainsi d’une ambiance intime et sensuelle jusqu’à une atmosphère de plage dorée, celle de Gibraltar où Molly Bloom a
vécu ses premiers émois. Les marins et l’infinité de l’océan nourrissent l’imaginaire de Molly et trouvent d’abord un écho
dans cette scénographie construite sur un lit de sable fin, évoquant le corps d’une sirène, puis dans les images
macroscopiques projetées sur le mur du fond sans qu’on puisse vraiment en distinguer les contours. Il y a là un mystère
dont le charme est indéniable.
Photo : Caroline Laberge
Molly Bloom
6 mai 14 au 31 mai 14 @ Espace Go