Cour de cassation de Belgique Arrêt

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Cour de cassation de Belgique Arrêt
8 JANVIER 2015
C.13.0546.F/1
Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° C.13.0546.F
ÉTAT BELGE, représenté par le ministre de la Défense, dont le cabinet est
établi à Bruxelles, rue Lambermont, 8,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour de cassation,
dont le cabinet est établi à Liège, rue de Chaudfontaine, 11, où il est fait
élection de domicile,
contre
H. G.,
défenderesse en cassation.
I.
La procédure devant la Cour
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Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 27 novembre
2012 par la cour d’appel de Liège.
Le conseiller Didier Batselé a fait rapport.
L’avocat général Thierry Werquin a conclu.
II.
Le moyen de cassation
Le demandeur présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
-
article 101 de l’arrêté royal du 17 juillet 1991 portant
coordination des lois sur la comptabilité de l’État, avant sa modification par la
loi du 25 juillet 2008, et, en tant que de besoin, article 2 de la loi du 6 février
1970 relative à la prescription des créances à charge ou au profit de l’État et
des provinces ;
-
articles 105, 108, 149 et 159 de la Constitution.
Décisions et motifs critiqués
L’arrêt dit non prescrite et fondée la demande de la défenderesse,
condamne le demandeur à lui verser la somme provisionnelle de 30.000 euros
à valoir sur son préjudice et désigne un expert pour le surplus, par tous ses
motifs réputés ici intégralement reproduits et spécialement que :
« À cette date [le 21 septembre 2001], [la défenderesse] connaissait
l’identité de la personne qu’elle estimait responsable de son préjudice et de
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l’existence de son dommage, même si elle ne pouvait en chiffrer l’exacte
étendue. C’est donc à cette date que débute la prescription.
Néanmoins, l’article 2 de la loi du 6 février 1970 dispose que la
prescription est interrompue par exploit d’huissier de justice ainsi que par une
reconnaissance de dette faite par l’État.
La citation est datée du 11 octobre 2006 mais il convient d’avoir égard
à la lettre émanant du ministre de la Défense nationale, datée du 16 octobre
2003, laquelle doit être analysée comme ‘une reconnaissance du droit de [la
défenderesse] faite par l’État’ et qui interrompt dès lors la prescription [...].
Ainsi, la citation du 11 octobre 2006 intervient en temps utile et la
prescription n’est pas acquise »,
et, quant à l’engagement unilatéral du ministre de la Défense nationale,
que :
« Dans un État de droit, le principe de légalité constitue assurément un
principe fondamental. Aussi est-ce la raison pour laquelle la Constitution
contient un article selon lequel ‘les cours et tribunaux n’appliqueront les
arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux qu’autant qu’ils seront
conformes aux lois’.
Néanmoins, le principe de la stabilité des situations juridiques acquises
n’est pas moins fondamental.
Il faut dès lors analyser cette antinomie entre ces deux principes
fondamentaux lorsqu’une administration telle qu’en l’espèce l’État belge luimême excipe devant une juridiction de l’illégalité d’une de ses décisions
individuelles pour justifier sa non-exécution.
Sans qu’il soit nécessaire de retracer l’ensemble de la théorie du retrait
des actes administratifs, il convient de considérer qu’un acte administratif,
créateur de droits, même illégal, est définitif et continue à produire ses effets
en dépit de son illégalité dès lors qu’il n’est plus susceptible d’être annulé
parce que le délai de soixante jours pour introduire un recours en annulation
est expiré [...] et sauf si l’acte a été obtenu par fraude ou doit être tenu pour
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inexistant ou encore si une disposition légale en autorise le retrait hors délai.
En d’autres termes, l’administration a un droit de retrait sur ses actes aussi
longtemps que leur annulation est possible.
Le Conseil d’État a, en cette matière, une jurisprudence constante et la
justifie pertinemment en considérant que, s’il ne peut annuler un acte
administratif entaché d’excès de pouvoir lorsque cet acte est déféré à sa
censure après l’expiration du délai de recours [...], il n’appartient dès lors pas
à l’administration de retirer, même pour cause d’excès de pouvoir, un acte
administratif, générateur de droits, à peine de porter atteinte aux droits acquis
par le bénéficiaire de l’acte.
À la base de ce raisonnement se trouve le principe de non-rétroactivité
des actes administratifs et le principe de l’impossibilité pour l’administration
de toucher aux droits acquis par les administrés.
Seul un acte administratif qui n’est pas créateur de droits, par exemple
un acte récognitif de droits, une autorisation précaire ou une décision
négative, est susceptible d’être retiré sans aucune restriction de délai.
En l’espèce, la lettre du ministre de la Défense du 16 octobre 2003 est
incontestablement un acte administratif unilatéral créateur de droits pour [la
défenderesse].
Cet acte pouvait, ainsi, faire l’objet d’un retrait dans un délai de
soixante jours à dater de la prise de connaissance dudit acte par les intéressés
[...].
Ce retrait n’interviendra que le 10 août 2004, soit largement après le
délai requis.
L’État belge ajoute encore, qu’en l’espèce, l’acte doit être considéré
comme inexistant car il reposerait sur la croyance erronée du ministre de la
Défense d’une qualité de propriétaire de l’État quant au bien litigieux.
Outre que ce postulat n’est en rien établi par l’État belge, lequel ne
pouvait raisonnablement pas croire avoir encore une quelconque qualité de
propriétaire lorsque la lettre du 16 octobre 2003 est rédigée, l’acte ne peut
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être considéré comme inexistant que s’il est entaché d’une irrégularité à ce
point grave et manifeste qu’il y a lieu de le tenir pour inexistant.
Il convient dès lors de vérifier si, dans le cas d’espèce, cette hypothèse
se vérifie au regard des circonstances de la cause dès lors que les exceptions à
l’impossibilité de retrait sont d’interprétation stricte, que la preuve de
l’irrégularité incombe à celui qui décide le retrait et que la notion d’acte
inexistant est théoriquement distincte de celle de l’acte nul de plein droit,
l’inexistence étant davantage une notion métaphysique, empruntée aux
philosophes, qu’une notion juridique [...].
En l’espèce, il ressort des considérations émises par l’État belge que
l’irrégularité dont cet acte serait selon lui entaché – à savoir la croyance
erronée que le bien était resté la propriété de l’État – n’est pas à ce point
grave et manifeste que cet acte devrait être considéré comme inexistant et ce,
compte tenu, d’une part, de la protection juridique de la bénéficiaire de l’acte
et, d’autre part, de la circonstance que l’irrégularité éventuelle est commise
par l’auteur du retrait et que la croyance mentionnée n’est ni raisonnable ni
justifiée.
Ainsi, il faut constater que cet acte du 16 octobre 2003 présente un
caractère définitif et qu’il ne peut être question d’une application de l’article
107 [lire : 159] de la Constitution.
La lettre du ministre constitue une obligation pour l’État belge,
obligation créée par une déclaration unilatérale de la volonté de s’obliger qui
est certaine et qui s’est extériorisée. L’étendue de cette obligation est
parfaitement circonscrite dès lors que la lettre indique que la Défense ‘prendra
à sa charge les travaux de démontage, les travaux d’installation et de mise en
conformité de l’ensemble des équipements’.
Sur cette base, la demande de [la défenderesse] est fondée ».
Griefs
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Aux termes de l’article 101 de l’arrêté royal du 17 juillet 1991 tel qu’il
était applicable aux faits de la cause, comme de l’article 2 de la loi du 6 février
1970, « la prescription est interrompue par exploit d’huissier de justice, ainsi
que par une reconnaissance de dette faite par l’État ».
La reconnaissance de dette interrompant la prescription doit être faite
par la personne ayant le pouvoir d’administrer la dette et, en ce qui concerne
l’État belge, par la personne ayant compétence pour ce faire.
L’article 159 de la Constitution, qui s’applique tant aux actes
administratifs réglementaires qu’aux actes individuels, impose aux cours et
tribunaux d’exercer un contrôle de la légalité tant interne qu’externe sur tout
acte administratif fondant une demande, une défense ou une exception.
En vertu des articles 105 et 108 de la Constitution, chaque autorité
administrative n’a de pouvoir que dans les limites qui lui sont formellement
assignées par la Constitution ou les lois particulières portées en vertu de celleci, tandis que le respect de ces limites est d’ordre public.
Pour contester que la lettre du 16 octobre 2003 faisant état d’une
décision du ministre de la Défense en poste à ce moment puisse constituer une
reconnaissance de dette interrompant la prescription et servir de fondement à
l’action de la défenderesse, le demandeur faisait valoir que ce ministre
« n’avait aucune compétence pour engager l’État belge à réaliser des travaux
pour un bien qui n’était plus sa propriété », qu’une habilitation
constitutionnelle ou légale doit exister à la base de tout acte administratif
contractuel ou unilatéral et que « l’engagement pris par le ministre de la
Défense ne reposait sur aucun fondement légal », pour en déduire qu’en vertu
de l’article 159 de la Constitution, « cet acte unilatéral doit être écarté et ne
peut servir de fondement à l’action de [la défenderesse] ».
L’arrêt, qui dit non prescrite l’action de la défenderesse et accueille
cette action en se fondant sur la lettre du ministre de la Défense du 16 octobre
2003 et en considérant que cet acte créateur de droits, serait-il même illégal,
« présente un caractère définitif et qu’il ne peut être question d’une application
de l’article 107 [lire : 159] de la Constitution » dès lors qu’il n’a ni fait l’objet
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d’un recours en annulation devant le Conseil d’État ni été retiré « dans un
délai de soixante jours à dater de la prise de connaissance dudit acte par les
intéressés » et qui, partant, n’examine pas sa légalité, viole tant l’article 149
de la Constitution, dès lors qu’il laisse sans réponse les conclusions du
demandeur quant à la compétence de l’auteur de cet acte pour administrer la
dette litigieuse, que l’article 159 de la Constitution, qui impose aux cours et
tribunaux d’écarter l’application de tout acte administratif illégal invoqué à
l’appui d’une demande, d’une défense ou d’une exception, alors même que cet
acte ne pourrait plus faire l’objet d’un recours en annulation ou ne pourrait
plus être retiré.
III.
La décision de la Cour
Aux termes de l'article 159 de la Constitution, les cours et tribunaux
n'appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux,
qu'autant qu'ils seront conformes aux lois.
Sur la base de cette disposition, tout organe juridictionnel a le pouvoir
et le devoir de vérifier si les décisions de l’administration dont l'application est
en cause sont conformes à la loi.
L’arrêt constate que « [le demandeur] affirme en conclusions que ‘la
décision du ministre de la Défense […] dont [la défenderesse] a eu
connaissance par le document signé le 16 octobre 2003 par le chef de la
division infrastructure […] n’a pu constituer un acte juridique unilatéral dans la
mesure où le ministre de la Défense n’avait pas compétence d’engager l’État
belge à réaliser des travaux pour un bien qui n’était pas sa propriété’ ».
L’arrêt considère qu’« un acte administratif, créateur de droits, même
illégal, est définitif et continue à produire ses effets en dépit de son illégalité,
dès lors qu’il n’est plus susceptible d’être annulé parce que le délai de soixante
jours pour introduire un recours en annulation est expiré […] et sauf si l’acte a
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été obtenu par fraude ou doit être tenu pour inexistant ou encore si une
disposition légale en autorise le retrait hors délai ».
Il relève que « la lettre […] du 16 octobre 2003 est […] un acte
administratif unilatéral créateur de droits pour [la défenderesse] », qu’« il ne
peut être considéré comme inexistant » et qu’il n’a fait « l’objet d’un retrait »
que « largement après le délai requis ».
L’arrêt, qui déduit de ces énonciations que « cet acte du 16 octobre
2003 présente un caractère définitif et qu’il ne peut être question d’une
application de l’article [159] de la Constitution », partant, d’une part, que cet
acte « doit être analysé comme ‘une reconnaissance du droit de [la
défenderesse] faite par [le demandeur]’ […] qui interrompt […] la
prescription », d’autre part, que « la demande de [la défenderesse] [en
condamnation du demandeur] est fondée », viole l’article 159 de la
Constitution.
Dans cette mesure, le moyen est fondé.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt
cassé ;
Réserve les dépens pour qu’il soit statué sur ceux-ci par le juge du
fond ;
Renvoie la cause devant la cour d’appel de Mons.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où
siégeaient le président de section Christian Storck, les conseillers Didier
Batselé, Mireille Delange, Michel Lemal et Sabine Geubel, et prononcé en
audience publique du huit janvier deux mille quinze par le président de section
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Christian Storck, en présence de l’avocat général Thierry Werquin, avec
l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.
P. De Wadripont
S. Geubel
M. Lemal
M. Delange
D. Batselé
Chr. Storck