Actualité de la RMA

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Actualité de la RMA
La Révolution des Affaires Militaires (RMA)
est-elle toujours pertinente ?
Mise en perspective historique
Tout regard critique sur un tel sujet est conditionné – sous peine de malhonnêteté
intellectuelle – par une perspective historique. Habituellement, on situe les prémices de la
RMA à la chute du mur de Berlin et au début des années 1990. En réalité, cette (r)évolution
sous-tendait la réflexion stratégique américaine depuis la guerre du Vietnam. Si la période de
guerre froide ne fut pas exempte de conceptualisation doctrinaire, elle fut cependant dominée
par la pensée stratégique nucléaire et les analystes civils.
Parmi les premiers militaires qui se ressaisiront du débat stratégique, on trouve le
Colonel MORELLI, du TRADOC (TRAining and DOCtrine), abondamment cité par les
TOFFLER dans Guerre et contre-guerre. Antérieurement à l’émergence du concept
soviétique de « révolution militaro-technique », qui sera adapté par l’Office of Net
Management d’Andrew MARSHALL, les notions d’automatisation du champ de bataille et
de précision dans la frappe furent abordées comme les caractéristiques de la guerre du futur
par William PERRY, à l’origine de la doctrine Assault-Breaker (ensuite adaptée sous le terme
d’Airland Battle). Au début des années 1990, l’Amiral OWENS (Joint Requirement Oversight
Council) et le Général SHALIKASHVILI (Joint Chief of Staff) ne feront que traduire dans des
schémas opérationnels le fruit de cette réflexion déjà trentenaire.
Cette brève évocation des racines de la RMA tend à montrer que l’émergence de ce
concept dans les années 1990 n’a rien de conjoncturel mais constitue le fruit d’une réelle
anticipation des modes d’action du combat futur, relayée par un début de volonté politique.
Rien à voir, donc, avec de quelconques « dividendes de la paix »…
Vers le Blitzkrieg informationnel
Au cours de leur histoire stratégique, les Etats-Unis ont toujours refusé la symétrie,
c'est-à-dire le combat à armes égales. Ils ont constamment opté pour la recherche de la
dissymétrie (supériorité quantitative ou qualitative des moyens, principe de la course aux
armements) ou pour l’exploitation de l’asymétrie (notamment par l’évitement du combat
grâce à la possession de l’arme nucléaire de 1945 à 1949).
L’actuelle position hégémonique de la puissance américaine institutionnalise la
dissymétrie avec tous les Etats, sans perspective de renversement à moyen terme. Mais cette
position stratégique de vainqueur « total » est rendue inconfortable par l’identification de
menaces asymétriques telles que le terrorisme, la prolifération NBC ou la guerre de
l’information. Les Etats-Unis ayant choisi d’assumer un rôle universel se retrouvent
confrontés, souvent seuls, à ces nouveaux ennemis. Cet ensemble de menaces est caractérisé
par le flou de leurs contours (étatiques ou infra-étatiques, territorialisées ou virtuelles) et de
leur portée.
Face à de tels acteurs insaisissables et imprévisibles, les tenants de la RMA soulignent
la nécessité de réorienter la planification militaire vers une réflexion basée sur des capacités
(capacities-based) et non plus sur des menaces (threat-based). L’ère bipolaire fut celle de la
scénarisation des réponses à des menaces clairement identifiées et de l’aboutissement à un
certain consensus entre adversaires rationnels, la MAD (Mutual Assured Destruction) incitant
à l’arms control. L’horizon à 20 ans fixé par Joint Vision 2010 (document du Pentagone
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formalisant les concepts de la RMA) est la maîtrise des technologies donnant le contrôle de
l’air et de l’espace (évolution du seapower vers le spacepower) et un contrôle global des flux
informationnels. C’est en effet bien l’information qui est identifiée comme le masterweapon
du futur, l’arme qui fixera désormais le rythme de la manœuvre. L’objectif principal est la
création d’un système nerveux central C4ISR (Command, Control, Communications,
Computers, Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) permettant le déploiement de
systèmes de type « complexe reconnaissance-frappe » (concept d’origine soviétique).
L’intégration des réseaux informationnels (network-centric warfare) doit permettre d’un
point de vue tactique de généraliser le principe du sensor to shooter, d’un point de vue
stratégique de parvenir à la full spectrum dominance. La quête du temps réel conjuguée à la
précision des armes à grande distance (cruise missiles, forces aéronavales, systèmes spatiaux)
doit aboutir à la préclusion stratégique de l’adversaire, c’est-à-dire à sa paralysie
informationnelle sinon à son écrasement physique. En annulant la profondeur spatiale de
l’adversaire et en acquérant une profondeur temporelle (par l’information dominance),
l’hégémôn parvient alors à la global awareness. Par delà le discours politique, c’est la
justification stratégique de la guerre préemptive annoncée dans la National Security Strategy.
Joint Vision 2010 identifie ainsi les quatre concepts opérationnels de la RMA :
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ƒ
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manœuvre dominante
engagement de précision
protection généralisée
logistique sur mesure
L’objectif politique de cette stratégie est double. Le premier est la sanctuarisation du
territoire national, par la conjugaison de l’infodominance – via l’homogénéisation de la
National Information Infrastructure par intégration des réseaux RMA–RBA (Revolution in
Business Affairs) – et du space power (programme NMD notamment).
Le second objectif de la république impériale est la défense de ces intérêts dans le
monde, qui suppose la projection de puissance. Cette projection ne doit s’effectuer qu’après
le K.O. électronique et informationnel, et consister en une concentration des effets plus que
des moyens grâce à l’allonge des nouvelles armes et à la maîtrise totale de l’information.
Le concept de logistique sur mesure favorise la notion de reach-back, c’est à dire la
localisation des moyens de commandement et de soutien sur le territoire national ou sur des
plates-formes aéronavales. Si la projection reste donc le but ultime de la stratégie, introduisant
un élément de continuité dans la politique américaine, elle doit être réduite à la fois dans ses
moyens et dans sa durée. A cet effet, la doctrine américaine favorise la civilianisation
(« gendarmisation » des opérations de paix), l’externalisation (logistique assurée par des
entreprises, appel à des sociétés de sécurité privées) et la délégation des opérations
secondaires aux Alliés ou organisations internationales.
Lecture des derniers conflits à la loupe de la RMA
Le Kosovo (ou plutôt la Serbie) en 1999, l’Afghanistan (opération Enduring Freedom)
en 2002, et l’Irak en 2003, ont-ils été et sont-ils les war-labs de la RMA ? Dans quelle mesure
les concepts proposés par cette pensée stratégique se sont-ils appliqués sur ces terrains, et, le
cas échéant, qu’en est-il de leur efficacité ?
Manœuvre dominante : si cette notion semble peu pertinente pour qualifier l’intervention
américaine dans les Balkans, les opérations en Afghanistan et surtout en Irak sont en revanche
marquées du sceau du retour de la manœuvre. L’« invasion » de l’Irak a été caractérisée par la
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combinaison complexe de systèmes combattants et par la rapidité et la coordination de ces
systèmes. Cette prédominance de la manœuvre n’a été rendue possible que par une mise en
application du network-centric warfare et par la mise en œuvre d’opérations d’information
(psyops notamment). La global awareness issue de cette infodominance permet la constitution
sur le terrain d’un véritable système de systèmes, cohérent et donc manoeuvrant.
Engagement de précision : malgré les pseudo-débats autour des « dommages collatéraux », il
est bien difficile de nier la haute précision des armements mis en œuvre dans ces opérations.
La combinaison du satellite, du capteur au sol (radar ou forces spéciales) et d’armes à longue
portée (cruise missiles ou bombardiers à long rayon d’action) donne aux premières phases de
ces conflits modernes une efficacité certaine. La précision de l’engagement, c’est également
la maîtrise de l’information qui permet de « tailler » la force projetée à la mesure de l’ennemi.
Rappelons-nous les débats journalistiques sur l’insuffisance supposée des effectifs américains
dans le Golfe avant le déclenchement des opérations.
Protection généralisée : si le concept « zéro mort » n’est plus au centre du paradigme
stratégique américain, il reste pertinent (Luttwak parle de « post-heroic warfare »). Bien que
le concept de manœuvre dominante sous-entende une certaine acceptation du risque,
l’engagement des forces au sol reste subordonné à une phase préparatoire (aviation et
artillerie) qui doit minimiser les pertes. Cet héritage de la doctrine Airland Battle n’a pas été
renié. Cette notion de protection se traduit également dans le déploiement et l’équipement de
ces forces (regroupement des unités dans des enceintes surprotégées et isolées, port permanent
des équipements de protection).
Logistique sur mesure : l’abord de ce concept par un Européen doit être prudent tant la
logistique de l’armée américaine nous apparaît, justement, démesurée. Il ne s’agit pas ici de
faire l’inventaire des moyens de soutien logistique mais de s’attacher à l’observation de leur
organisation. Dans ces trois conflits, on s’aperçoit que l’échelon logistique déployé sur le
théâtre est réduit, grâce à une énorme capacité de projection depuis des bases du territoire
national ou de pays alliés (Allemagne, Ouzbekhistan, Qatar, Koweit). Cette mise en œuvre du
reach-back est rendue possible par l’automatisation des flux d’information logistique à tous
les niveaux (logique industrielle de flux tendus).
Les limites de la RMA
Nous aurions donc assisté à l’occasion de ces trois conflits à la mise en œuvre des
préceptes de la RMA. Pourtant, comment expliquer que cet art de la guerre fondé sur la
furtivité, la rapidité, la précision et la full spectrum dominance puisse dériver, dans le cas
irakien (et dans une moindre mesure afghan) vers une occupation difficile, s’inscrivant dans le
moyen sinon le long terme ? On peut tenter d’avancer deux réponses. La première tendrait à
justifier ces errements par les inévitables balbutiements d’une doctrine en cours de
construction. Cet argument supporte mal la confrontation avec le cas des Balkans : dans cette
opération, la civilianisation et la délégation des tâches post-engagement ont pu être mises en
œuvre avec succès.
La seconde réponse tient à une certaine myopie des stratèges américains quant à la
réalité de tout emploi de la force. La mise en œuvre de la plus puissante technologie
informationnelle ne saurait gommer le poids de la géographie et de l’histoire. La projection
reste l’aboutissement de toute stratégie militaire, et cette projection s’avère un échec si le
contrôle du terrain n’est pas assuré, ce que savent tous les commandants d’unité
d’infanterie. Dans les années 1990, l’habileté américaine a consisté à confier à d’autres cette
mission de longue haleine. Le cas irakien a tout d’un rappel aux dures réalités de la guerre. Il
est certain que ce conflit a été engagé par les Américains dans l’espoir d’une victoire rapide
(ce qui fut le cas) et d’un soutien d’autres puissances militaires pour les opérations de
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maintien de la paix (succès pour le moins mitigé). Nous ne reviendrons pas ici sur la bataille
de l’opinion publique perdue par l’administration Bush. Si l’on revient cependant aux bases
doctrinales de la RMA, on constate que cette vision stratégique, dans sa logique d’intégration
des circuits de décision et de prédominance du temps réel, conduit à une certaine
« dépolitisation » de la conduite de la guerre, dès lors entièrement aux mains des militaires.
Cette tendance se traduit dans l’histoire récente du jus belli américain. En votant la
War Powers Resolution en 1973, le Congrès a voulu réaffirmer la volonté des Founding
Fathers de laisser le législateur en position de décider de l’engagement militaire, dans une
posture très clausewitzienne. Ce texte impose notamment à l’Administration un délai de 60
jours (extension à 90 avec l’assentiment du Congrès) pour mener à terme toute opération
militaire engagée sans déclaration de guerre. Mais paradoxalement, cette disposition laisse au
Président une grande latitude pour mener des actions de sa propre initiative dans le cadre de
ce délai. La RMA, en insistant sur la notion de rapidité et d’efficacité, renforce encore cette
emprise de l’exécutif sur l’emploi de la force. Il est d’ailleurs une constante dans l’histoire
américaine que quels que soient les partis concernés, l’Administration a généralement été plus
interventionniste que le Congrès, dont les représentants sont responsables devant leurs
électeurs des dépenses engagées dans les opérations.
Cet équilibre délicat, typique des checks and balances, impose au Président de
conduire des opérations dans un délai bref et avec une totale efficacité, ce qui suppose la
délégation à d’autres des opérations de maintien de la paix. Ceci suppose d’avoir acquis à sa
cause des Etats ou organisations internationales susceptibles de prendre le relais. Notons
d’ailleurs que malgré l’explosion du budget du Pentagone, son financement est encore l’objet
de vifs débats entre les tenants de la RMA et les avocats du lobby des industries de
l’armement, dont l’intérêt immédiat consiste à poursuivre la fourniture massive de matériels
aux technologies maîtrisées, donc peu coûteuses.
Conclusion : Clausewitz enterré … un peu vite
L’efficacité des principes de la RMA dans la phase opérationnelle de l’action militaire
semble réelle contre des forces « classiques ». Leur faiblesse réside dans la non prise en
compte du fait que la conduite de la guerre, aujourd’hui comme hier, ne peut être dissociée ni
des contraintes de la géographie ni des impératifs de la politique. En d’autres termes, le
double enterrement de Clausewitz qui a consisté à substituer au sens de l’espace un sens du
temps, et à vouloir réduire le triptyque Etat – guerrier – peuple à un binôme Etat (au sens
d’Éxécutif) – guerrier a échoué. Primo, si la prise en compte et la maîtrise totale des troisième
et quatrième dimensions assurent une victoire rapide et totale, le combat ne s’achève qu’au
contrôle des deux premières dimensions, horizon des populations civiles et des caméras.
L’ignorance de ce principe pousse l’adversaire dans des stratégies indirectes difficiles à
contrer (terrorisme, guérilla), et aux effets désastreux dans l’opinion. Secundo, si le peuple en
tant que mandant du pouvoir politique se trouve écarté de la décision, l’opinion publique use
de son pouvoir d’influence et de sa capacité à s’adresser directement au politique.
Ces faiblesses ne peuvent que perdurer si, au-delà de cette volonté d’instaurer une sorte
de métacontrôle informationnel global, un projet politique lisible et assumé n’est pas exprimé.
Le gonflement de cette bulle informationnelle que les Américains nomment la Global
Information Infrastructure n’aura alors comme effet que la multiplication des rapports
asymétriques et des failles systémiques qui apparaissent aujourd’hui et continueront
d’apparaître demain. Certes, la république impériale dispose dorénavant d’un instrument de
puissance sans précédent : qu’en fera t-elle ?
Ronan JEGOU.
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