Paradigmes Strategiques, Limites et Illusions
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Paradigmes Strategiques, Limites et Illusions
NOT TO GO ON THE WEB ECPR Joint Sessions of Workshops Grenoble, Avril 2001 Workshop 25 Théories de la guerre LA REVOLUTION DANS LES AFFAIRES MILITAIRES : PARADIGMES STRATEGIQUES, LIMITES ET ILLUSIONS Texte présenté par : Philippe BRAILLARD Université de Genève Gianluca MASPOLI Université de Genève -2– 1. Introduction Aux Etats-Unis, le secteur militaire et de la défense est aujourd'hui l'objet d'une intense effervescence dont l'objectif est la réforme aussi bien du Département de la Défense (DoD) que des doctrines et des structures des forces armées américaines. Cette tendance s'est dessinée surtout à partir milieu des années 90, ainsi qu'en témoignent les rapports annuels du secrétaire à la défense et un certain nombre de documents officiels, notamment le Quadriennal Defense Review de 1997 et le Joint Vision 2020. 1 Ce nouveau dynamisme n'exprime pas la nécessité d'une simple mise à jour, mais la volonté d'entreprendre un changement en profondeur à cause des enjeux stratégiques de l'après-guerre froide et, surtout, de la révolution en cours en matière d'armements et de doctrines. En fait, le présupposé sur lequel se fondent ces réformes est celui d'une Révolution dans les Affaires Militaires (RMA)2. À l'origine de cette RMA se trouve le constat que la conception conventionnelle de la guerre est en passe d'être complètement bouleversée par la transition vers des formes de guerre où l'information constitue la première ressource de la force (Informationbased warfare)3. Ce concept de RMA, qui est même entré dans la terminologie courante de l’administration et des forces armées américaines, est employé pour désigner l’impact révolutionnaire des nouvelles technologies de l’information et de la communication, d'une part, sur les systèmes d'armement et, d'autre part, sur les stratégies, les doctrines militaires et l’organisation des armées. 4 Au cœur de cette révolution, il y aurait donc la capacité qu'offriraient ces nouvelles technologies à recueillir, transmettre et traiter l'information en s'affranchissant du temps et de l'espace, ce qui devrait conduire à une profonde transformation de la nature même de la guerre. Le concept de RMA n'a pas manqué de soulever un certain débat dans le cercle des spécialistes des questions militaires. Bien que les partisans de cette thèse d'une révolution dans les affaires militaires représentent une écrasante majorité, certaines voix se sont élevées pour exprimer des doutes quant à l'ampleur de cette révolution et quant à ses conséquences réelles sur la conduite de la guerre. On est ainsi en présence, d'un côté, de ceux pour qui ces nouvelles technologies sont en passe de produire une véritable révolution de la nature la guerre et qui pensent également que les 1 Quadriennal Defense Rapport 1997 : http://www.defenselink.mil/pubs/qdr/.; Joint Vision 2020 : http://www.dtic.mil/jv2020/jv2020.pdf. 2 Revolution in Military Affairs. Nous utilisons l’acronyme anglais parce qu’il est plus connu. 3 SULLIVAN, Brian C., "The Future of Conflict : A Critique of "The American Revolution in Military Affairs" in the Era of Jointery", Defense Analysis, vol. 14, no. 2, 1998, pp. 91-100. BLANK, Stephen, "The Illusion of ShortWar", SAIS Review, vol. XX, no. 1, Winter-Spring 2000, pp. 133-151. 4 Voir par exemple : NYE, Joseph S. Jr., OWEN, William A., " America’s Information Edge ", Foreign Affairs, vol. 75, no. 2, 1996, p. 23. -3– nouveaux systèmes d'armements au cœur de cette révolution auront un effet stabilisateur sur l’ordre international en raison du pouvoir de dissuasion qu’ils exerceront sur les futurs agresseurs. D'un autre côté, il y a certains sceptiques qui prévoient un impact plus modéré de la RMA et pensent que ces nouvelles technologies ne transformeront pas les caractéristiques de la guerre. 5 Pourtant, même si l'on doit reconnaître l'absence d'un consensus sur la RMA, il est difficile de parler d’un véritable débat de fond sur cette révolution. On assiste plutôt à un débat fortement tronqué, cela pour plusieurs raisons. Premièrement, la réflexion sur la RMA se déroule presque exclusivement à l’intérieur du cercle des spécialistes des questions militaires, un grand nombre de ces derniers étant eux-mêmes membres de l'institution militaire ou appartenant pour le moins à des centres de recherche proches de l'armée ou des milieux gouvernementaux. Deuxièmement, le débat sur la RMA est en grande partie un débat américain, ce qui a pour conséquence que la plupart des analyses sont centrées sur la politique étrangère et de défense américaine. De toute évidence, cela constitue une sérieuse limite à un vrai débat animé par une réflexion critique, car les implications de la RMA sont étudiées à partir d’une optique marquée par l’intérêt national. Troisièmement, le débat sur la RMA se limite essentiellement à des questions stratégicomilitaires comme la disparition de la friction et du brouillard clausewitziens,6 le rôle de la géographie à l’ère de l’information7 ou encore la réforme des forces armées8, et il néglige largement la réflexion sur les courants théoriques dans la pensée stratégique. L'objectif de cette étude est de contribuer à l'instauration d'un vrai débat sur la RMA, en apportant un éclairage plus théorique et critique sur cette dernière. Plus exactement, notre intention est de mettre en évidence les présupposés théoriques de la RMA et de voir leurs implications dans l'analyse et la compréhension de ce phénomène. Le point de départ de notre réflexion est la problématique, que pose la RMA, de la relation entre développement technologique, stratégie et guerre. La technologie peut-elle seule changer la nature de la guerre ? Ou reste-t-elle fondamentalement immuable ? La technologie permet-elle d'atteindre l'idéal d'une guerre propre ? Quelles sont les possibles conséquences du progrès technologique ? Ces questions se situent au cœur de la pensée stratégique et les réponses qu'on peut y apporter varient en fonction du courant théorique auquel on se rattache ou dont on s'inspire. Or, la réflexion sur la RMA contemporaine fait amplement abstraction de cette pluralité 5 FREEDMAN, Lawrence, " The Revolution in Strategic Affairs ", Adelphi paper, 318, 1998. WATTS, Barry D., " Clausewitzian Friction and Future War ", Mcnair Paper, Washington DC, Institute for National Strategic Studies, National Defense University, Octobre 1996. 7 LIBICKI, Martin C., " The Emerging Primacy of Information ", Orbis, vol. 40, no. 2, Spring 1996, pp. 261-276. 8 BLAKER, James E., " Understanding The Revolution in Military Affairs : a Guide to America’s 21st Century Defense ", Defense Working Paper, no. 3, Progresive Policy Institute, January 1997, http://www,dlcppi.org/. 6 -4– de cadres théoriques. Il nous semble donc utile et nécessaire de chercher à reconstruire cette réflexion à lumière de ces perspectives théoriques générales. Notre thèse est que la RMA se fonde sur un déterminisme technologique qui produit une vision tronquée et partielle de son impact sur les questions stratégiques et politiques de l'après-guerre froide. Cette limite peut être expliquée par l'appartenance de la RMA à un paradigme qui conçoit la stratégie comme une science autonome qui a ses propres lois ou principes, et qui est séparée des autres domaines dont, notamment, la politique. L'analyse développée dans cet article se structure en deux parties. Dans la première, nous définissons le concept de paradigme stratégique et ses deux variantes : scientifique et historique. Ces dernières nous permettent, d'une part, d'éclairer la RMA dans une perspective plus théorique, et, d'autre part, de mettre en évidence ses caractéristiques marquantes. La deuxième partie est, quant à elle, centrée sur une analyse critique des limites et des illusions de la RMA. 2. Paradigmes stratégiques et RMA Dans le dessein de replacer la thèse de la RMA dans le contexte plus général des théories stratégiques et afin de mieux saisir ses fondements et ses limites, nous allons introduire ici le concept de paradigme stratégique9. Celui-ci peut être défini comme une vision générale de la guerre à partir de laquelle est déduite une conception spécifique de la théorie stratégique. En d'autres termes, en introduisant ce concept, nous soutenons que toute théorie stratégique présuppose une théorie de la guerre10 et que la relation entre ces deux théories peut être ramenée à deux paradigmes : l'un scientifique, l'autre historique. La définition de ces deux paradigmes ne vise pas à séparer la science de la non-science, mais à rendre compte de deux traditions épistémologiques. La tradition dite 'explicative' qui suit le modèle des sciences naturelles, et qui conçoit la connaissance en termes de causalité par rapport à des lois constantes et nécessaires. Ces dernières permettent de développer une théorie qui n'est pas seulement descriptive, mais également prescriptive si sa validité est prouvée par la 9 Nous nous référons au concept de paradigme de Thomas Kuhn : The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, The University of Chicago Press, 1970 [1962]. Toutefois, nous employons le concept de paradigme stratégique de manière beaucoup plus limitée. En fait, ce dernier rend compte uniquement d'un aspect théorique spécifique et il ne présuppose pas une dimension sociologique : existence d'une communauté scientifique qui utilise un certain paradigme. En fait, par ce concept nous ne voulons pas développer une vision de l'évolution de la théorie stratégique, mais uniquement relever un aspect spécifique commun à différentes théories stratégiques. En d'autres termes, nous prenons le concept de paradigme dans son sens uniquement métaphysique, c'est-à-dire une Weltanschauung. Sur la définition de paradigme : MASTERMAN, Margaret, " The Nature of Paradigm ", in LAKATOS, Imre, MUSGRAVE, Alan, (ed. by) Criticism and the Growth of Knowledge. Procceeding of the International Colloquium in Philosophy of Science, London 1965, Cambridge, Cambridge University Press 1970, vol. 4., pp. 61-91. -5– vérification empirique. Par contre, la tradition 'compréhensive' part du présupposé que la réalité humaine et sociale ne peut être étudiée qu'en prenant en considération les intentions et les valeurs des acteurs. La connaissance doit être fondée sur la compréhension des raisons des acteurs et elle ne peut atteindre qu'une causalité partielle et rétrospective dont la validité est limitée. De fait, la distinction de ces deux traditions remonte à Wilhelm Dilthey11 et elle touche des questions meta-théoriques relatives à toute discipline scientifique12. Dans le cadre spécifique de cet article, nous reprenons cette distinction car elle est négligée dans le domaine des études stratégiques et elle peut, à notre avis, se révéler fructueuse pour aborder certains aspects de la RMA. Nous ne prétendons bien évidemment pas épuiser ici le potentiel et la nécessité de développement de l'analyse paradigmatique dans l'étude des théories stratégiques. En ce sens, notre objectif n'est pas de reconstruire une typologie générale de toute théorie stratégique, mais d'éclairer un aspect spécifique que toute théorie stratégique, explicitement ou implicitement, contient en tant que présupposé de base à son élaboration. Les deux paradigmes permettent de rendre compte d'une différence fondamentale qu'il n'est pas possible de dépasser au niveau de la théorie sans tomber dans des ambiguïtés ou des contradictions. Cela n'exclut pourtant pas l'existence de différences entre théories partageant la même base paradigmatique. 2.1 Le paradigme scientifique Dans le paradigme scientifique13, la guerre est conçue comme étant déterminée pas des facteurs constants sur lesquels il est possible de développer une théorie stratégique universelle et indépendante des spécificités de chaque conflit. En particulier, trois caractéristiques strictement liées entre elles distinguent la théorie appartenant à ce paradigme. Premièrement, elle est focalisée sur un seul aspect – généralement matériel et quantifiable – qui est considéré comme essentiel. Ainsi, la stratégie est définie comme une sphère en soi ayant ses propres lois ou principes qui ne sont pas influencés par des aspects externes. Deuxièmement, elle est marquée par l'idée d'une maîtrise rationnelle et complète de la force armée. Autrement dit, la théorie 10 Il est important de préciser que nous concevons la théorie de la guerre comme une conception de celle-ci en tant que phénomène, et la théorie stratégique comme une théorie de "comment faire la guerre". 11 De manière générale, elle remonte aux néo-kantiens allemands de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, parmi lesquels on trouve également Heinrich Rickert, Georg Simmel et Max Weber. Sur le débat entre traditions scientifiques: RABINOW, Paul, SULLIVAN, William M., "INTRODUCTION: The Interpretative Turn: Emergence of an Approach", in RABINOW, Paul, SULLIVAN, William M., Interpretative Social Science: A Reader,Berkeley,University of California Press, 1979, pp. 1-21. 12 Par exemple, dans les relations internationales, cette distinction a été introduite par Hollis et Smith afin de rendre compte de nouvelles questions du débat théorique. HOLLIS, Martin, SMITH, Steve, Explaining and Understanding International Relations, Oxford, Clarendon Press, 1991. 13 Pour des raisons de style, nous n'allons pas répéter la formule entière de paradigme stratégique et nous nous limiterons à parler de paradigme scientifique et de paradigme historique. -6– fournit une connaissance qui garantit le succès tout en limitant l'intensité de la guerre. Troisièmement, la théorie est considérée comme synonyme de doctrine. Elle a donc une utilité directement pratique car elle dit ce qu'il faut faire ou ne pas faire, et, pour cette raison, elle attribue une plus grande importance aux niveaux opérationnel et tactique. Dans la perspective du paradigme scientifique se trouvent les travaux de théoriciens comme le Général Raimondo Montecuccoli (1609-1680), le Général Henry Lloyds (1720-1783), et le Général Baron Antoine de Jomini (1779-1869). 14 Ce dernier, en particulier, peut être considéré comme l'exemple plus représentatif du paradigme scientifique. À partir de l'expérience acquise au service principalement de Napoléon, Jomini a tiré des principes généraux qui sont exposés dans le Traité des Grandes Opérations Militaires et dans le Précis de l'Art de la Guerre. 15 Sa théorie n'est pourtant pas naïvement scientifique parce qu'elle ne se fonde pas sur des formules géométriques ou des calculs mathématiques. 16 Jomini était parfaitement conscient de la complexité de la guerre et des limites dans la recherche d'une précision comparable à la science pure. 17 Toutefois, sa conception de la guerre est marquée par un déterminisme qui explique l'existence de certains principes généraux dont la validité est historiquement prouvée, et dont l'ignorance ne peut que conduire à la défaite. "[…] la guerre est un grand drame, dans lequel mille causes morales ou physiques agissent plus ou moins fortement, et qu'on ne saurait réduire à des calculs mathématiques. Mais je dois également l'avouer sans détour, vingt ans d'expérience n'ont fait que me fortifier dans les considérations ci-après : Il existe un petit nombre de principes fondamentaux de la guerre, dont on ne saurait s'écarter sans danger, et dont l'application au contraire a été presque en tout temps couronnée par le succès, […] les ouvrages métaphysiques et sceptiques de quelque écrivain ne réussiront pas non plus à faire croire qu'il n'existe aucune règle de guerre […]"18 Pour Jomini, donc, la complexité n'exclut pas l'existence de principes constants et nécessaires. Il récuse catégoriquement tout scepticisme à l'égard d'une science – ou art – de la guerre et c'est dans cette optique qu'il critique Clausewitz. 19 14 HOWARD, Michael, "Jomini, and the Classical Tradition in Military Thooght", in HOWARD, Michael (editor), The Theory and Practice of War. Essay Presented to Captain B.H. Liddell Hart, London, Cassel, 1965, pp. 5-20. 15 JOMINI, Antoine General Baron de, Traité des Grandes Opérations Militaires ou Histoire Critique des Guerres de Frédéric le Grand, Paris, Librairie Militaire de J. Dumaine, 1851 [4e ed.]; Précis de l'Art de la Guerre ou Nouveau Tableau Analytique des Principales Combinaisons de la Stratégie, de la Grande Tactique et de la Politique Militaire, Paris, Librairie pour l'Art Militaire, les Sciences et les Arts, Ch. Tanera Editeur, 1855. 16 C'est le cas par exemple de Heinrich von Bülow qui prétendait fonder une théorie scientifique uniquement sur les lignes de ravitaillement. ARON, Raymond, Penser la guerre, Clausewitz. L'âge européen, Paris, Ed. Gallimard, 1976, p. 79. 17 Chez Jomini il y a la distinction importante de théorie de systèmes, comme celle de von Bülow, et théorie de principes. JOMINI, Antoine General Baron de, Précis de l'Art de la Guerre, op. cit., p. 22 18 Ibid., p. 28. Souligné par l'auteur. 19 Ibid., p. 21. -7– Le principe fondamental de la victoire consiste dans la manœuvre offensive qui porte le gros des forces sur un point décisif. Cette manœuvre doit viser une partie plus faible de l'adversaire et, principalement, ses lignes intérieures, dont notamment les lignes de communications, de manière à séparer ses forces. 20 Donc, grâce à ce principe, chez Jomini la stratégie acquiert le statu de domaine à part ayant son propre fonctionnement. 21 Il faut reconnaître que Jomini n'ignore pas le rôle joué par la politique dans la conduite de la guerre dans son ensemble. La politique définit les objectifs à partir desquels il est possible de distinguer différentes sortes de guerres, et elle exerce également un rôle essentiel dans tout ce qui concerne la structure de l'institution militaire. Toutefois, la politique est enfermée dans des sphères spécifiques ("politique de guerre" et "politique militaire") et elle n'a aucune influence sur la stratégie. En fait, l'œuvre de Jomini se distingue par l'effort de définir des secteurs de décision et de compétence ce qui, d'une part, est à la base de sa clarté, mais, d'autre part, et contrairement à Clausewitz, finit par renfermer la compréhension de la guerre dans des sphères séparées. Pour Jomini la théorie est donc en mesure de fournir une connaissance pratique, qui permet de maîtriser la guerre et qui ne peut être ignorée dans aucune circonstance. Autrement dit, le principe est le lien incontournable entre connaissance et pratique dans la guerre. 22 D'autres théoriciens peuvent être considérés dans la perspective du paradigme scientifique, par exemple J. F. C. Fuller et Basil Liddell Hart.23 Ces derniers partent d'une conception de la guerre comme un phénomène fondamentalement déterminé par des caractères constants, qui peuvent être étudiés à travers la méthode scientifique au sens des sciences naturelles. Leur but est d'arriver à trouver une compréhension trans-historique permettant de prévoir l'évolution de la manière de faire la guerre et, par conséquent, de définir une théorie prescriptive révélant le secret de la victoire par un emploi proportionné de la force armée. 24 Dans la même perspective peuvent encore appréhendées la théorie de l'airpower de Giulio Douhet (1869-1930), du seapower de l'amiral Alfred Thayer Mahan (1840-1914) et une partie de la pensée sur la dissuasion nucléaire. 2.2 Le paradigme historique 20 Ibid. pp. 157-158, p. 197. Voir également : Traité des Grandes Opérations Militaires, op. cit., pp. 338-351. Pour Jomini la stratégie se définit comme " l'art de diriger les masses sur le théâtre de la guerre ". JOMINI, Antoine General Baron de, Précis de l'Art de la Guerre, op. cit., pp. 36-37. 22 […] le savoir et le savoir-faire sont deux choses tout à fait différentes, et si l'on réussit souvent par le dernier seulement, ce n'est jamais que la réunion des deux qui constitue un homme supérieur et assure un succès complet. […] [Il] ne s'agit pas de savoir beaucoup, mais de savoir bien ; de savoir surtout ce qui se rapproche à la mission qui nous est donnée. " Ibid., p. 28. 23 FULLER, J. F. C., The Foundations of the Science of War, London, Hutchinson & Co., 1926. LIDDELL HART, Basil H., The Revolution in in Warfare, London, Faber and Faber, 1946. 21 -8– Le paradigme historique se distingue par la définition de la guerre comme phénomène profondément socio-politique dont la compréhension ne peut pas être ramenée à des lois générales. Étant donné la complexité et la diversité de la guerre, la connaissance de cette dernière ne peut être fondée que sur l'étude de sa singularité historique. De manière opposée au paradigme scientifique, le paradigme historique se caractérise, premièrement, par l'idée de complexité et l'impossibilité d'isoler une variable ou une dimension déterminante de la guerre. En particulier, il tend à mettre en évidence l'influence des dimensions non quantitatives. Deuxièmement, il se distingue par une plus grande attention pour l'incertitude, c'est-à-dire l'incapacité de prévoir et de contrôler tout aspect de la guerre. Cette caractéristique ne conduit pas à nier toute adéquation de la rationalité instrumentale, mais elle souligne les limites que la théorie de la stratégie n'est pas en mesure de franchir. Troisièmement, la théorie et la doctrine stratégique ont une signification différente. Cette dernière est la stratégie utilisée concrètement et elle reflète les caractéristiques historiques, politiques et culturelles spécifiques à chaque belligérant. Par contre, la théorie est plutôt un instrument heuristique qui permet d'étudier la singularité de chaque guerre en montrant quels sont les aspects vers lesquels il faut orienter l'analyse. Sa fonction pratique se réduit donc au développement de la capacité d'analyse et de critique, mais elle ne donne aucune indication précise quant aux décisions à prendre. De manière générale, dans ce paradigme, la réflexion sur la guerre prime sur les considérations strictement stratégiques. Clausewitz25 est le représentant par excellence du paradigme historique. Il refuse l'idée d'une théorie stratégique scientifique car celle-ci serait en contradiction avec la nature de la guerre. Cette dernière est marquée par une profonde diversité et par une complexité qui rend impossible l'identification d'un facteur ou une dimension révélant le secret de la victoire. Dans la définition de la guerre, la réflexion de Clausewitz suit un parcours qui va du simple au complexe. 26 Ainsi, il part d'une définition abstraite de la guerre comme "acte destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté "27 et pour arriver à une définition trinitaire qui rend compte de la guerre dans sa réalité. "[…] étonnante trinité où l'on retrouve d'abord la violence originelle de son élément, la haine et l'animosité, qu'il faut considérer comme une impulsion naturelle aveugle, puis le jeu des probabilités et du hasard qui font d'elle une libre activité de l'âme, et de sa nature subordonnée d'instrument de la politique, par laquelle elle appartient à 24 LUVAAS, Jay, "Clausewitz, Fuller and Liddell Hart" in HANDEL Michael, Clausewitz and Strategy, London, Frank Cass, 1986, pp. 197-212, p. 198. 25 Le caractère inachevé de l'œuvre de Clausewitz et sa complexité empêchent une interprétation spontanée ou directe de sa théorie et le débat sur la compréhension ne peu pas être considéré clos de manière catégorique, même si un bon nombre d'aspects sont communément acceptés. Il est donc nécessaire pour nous de clarifier le fait que notre interprétation de Clausewitz s'inspire des analyses de Raymond Aron et de Michael Howard. 26 CLAUSEWITZ, Carl von, De la Guerre, paris, Les Editions de Minuit, 1955, p. 51 27 Idem. -9– l'entendement pur. […] Ces trois tendances, qui apparaissent comme autant de législatrices, sont profondément enracinées dans la nature de l'objet, tout en variant de grandeur. La théorie qui voudrait en laisser une de côté, ou qui établirait entre elles un rapport arbitraire, se mettrait immédiatement dans une telle contradiction avec la réalité qu'il faudrait la considérer comme nulle pour cette seule raison. "28 Dans cette définition, la guerre perd son autonomie et elle devient un phénomène subordonné à la politique. Les trois composantes : violence, hasard, politique permettent de la penser, mais elles ne suggèrent aucune forme prévisible de la guerre. Comme le montre Alan Beyerchen29, la conception de la guerre de Clausewitz est fondamentalement non-linéaire, c'est-à-dire une totalité qui ne peut pas être appréhendée comme la simple addition des trois composantes reliées entre elles de manière proportionnelle et constante. 30 Pour cette raison, la définition trinitaire s'oppose à toute conception déterministe de la guerre ou à l'existence de principes fondamentaux permettant de reconstruire son fonctionnement de manière transhistorique. La non-linéarité entraîne comme conséquence principale une profonde imprévisibilité. La raison est que, d'un côté, des aspects secondaires peuvent jouer un rôle décisif, d'un autre côté, les conditions externes (conjoncture politique, culture, société) qui définissent le contexte de la guerre, exercent une influence tout aussi importante que les variables strictement militaires (armements, doctrines) relatives au combat. Par conséquent, la théorie se trouve confrontée à l'impossibilité de déterminer un ordre ou une hiérarchie entre les trois facteurs et de procéder à toute généralisation, simplification et prédiction de la guerre. 31 Trois aspects rendent compte de la non-linéarité de la définition trinitaire. Premièrement, la guerre est un phénomène interactionnel, c'est une confrontation entre forces vives dont il est impossible de prévoir les intentions et les réactions. 32 L'interaction ne joue pas uniquement entre les adversaires mais également à l'intérieur même de chaque belligérant. La nature interactionnelle est ainsi à la base des trois dialectiques fondamentales de Clausewitz : moral / physique, défense / attaque, moyen / fin. Deuxièmement, la guerre se caractérise par la friction. Celle-ci se définit, d'une part, en termes d'usure physique et morale. Ici, Clausewitz prend sérieusement en considération le fait que la guerre est un phénomène humain, et que l'épuisement physique et psychique ont un impact important sur son déroulement. D'autre part, la guerre est marquée par la difficulté d'avoir de 28 Ibid., p. 69. BEYERCHEN, Alan, Clausewitz, "Nonlinearity, and the Unpredictability of War", International Security, vol. 17, no. 3, Winter 1992/93, pp. 59-90, p. 87. 30 Ibid., pp. 61-62. 31 Ibid., p. 59. 32 Ibid., p. 73-5. 29 - 10 – l'information claire, c'est-à-dire un brouillard qui empêche d'avoir une vision certaine de la guerre. 33 Le troisième aspect réside dans le rôle joué par le hasard. 34 Celui-ci se fonde premièrement sur le fait que le chef militaire ne peut décider que sur la base de calculs de probabilités. En outre, des facteurs secondaires peuvent avoir des conséquences démesurées échappant au calcul des probabilités. De manière générale, Clausewitz tient en considération les limites humaines dans la capacité de saisir la guerre dans son ensemble. Malgré son scepticisme à l'égard d'une science de la guerre, Clausewitz ne rejette pas toute possibilité de théorie stratégique, mais celle-ci se rapporte uniquement à la définition abstraite de la guerre – autrement dit au concept de guerre absolue – et elle n'est pas en mesure de donner des principes pratiques et d'action tels qu'une doctrine. Chez Clausewitz, la théorie a une valeur uniquement conceptuelle, elle aide à former le jugement stratégique, mais elle ne fournit aucune réponse car elle fait abstraction de toutes les spécificités de la guerre réelle. 35 En d'autres termes, la théorie clausewitzienne se rapproche du modèle idéal-typique de Max Weber et du néokantisme par la reconnaissance d'une disjonction indépassable entre pensée et réalité. 36 Le concept guide la pensée dans l'étude de la réalité, mais il ne l'épuise jamais et, surtout, il ne constitue pas une synthèse. 37 En résumé, dans la pensée de Clausewitz guerre et stratégie ne constituent pas un système clos qui peut être appréhendé de manière isolée du reste de la réalité. Au contraire, leur compréhension et explication ne peuvent être fondées que sur la prise en considération de facteurs externes et notamment la finalité politique qui est historiquement indéterminée. Cet aspect est certainement le plus marquant dans la distinction avec la conception de Jomini. En effet, contrairement à ce dernier, qui croit possible de distinguer la bonne connaissance permettant de définir des principes stratégiques, Clausewitz voit dans la finalité politique la seule façon de lier savoir et savoir-faire. 2.3 La RMA, fille du paradigme scientifique 33 Ibid., pp. 75-7. Ibid., pp. 78-91. 35 ARON, Raymond, Penser la guerre, Clausewitz. L'âge européen, op. cit., p. 358. 36 Cet aspect est mis particulièrement en évidence par l'interprétation d'Aron. Voir également, MALISSE, Christian, "Critique de la raison stratégique à la lumière de Clausewitz", Stratégique, no. 62, 1996, pp. 81-94. 37 ARON, Raymond, Penser la guerre, Clausewitz. L'âge européen, op. cit., p. 84 et p. 82. Ainsi, sa méthode peut être définie comme dialectique parce qu'elle consiste dans un va-et-vient constant entre réalité et théorie, mais pas au sens hégélien car il ne conçoit pas une synthèse entre concept (ou théorie) et réalité. Ibid., pp. 362-363 ; HOWARD, Michael, Clausewitz, Oxford, Oxford University Press, 1983, p. 34. 34 - 11 – La RMA ne relève pas d'une théorie unique qui peut être présentée de manière synthétique. Pourtant, malgré les différences existant entre les promoteurs de la RMA, tous sont unanimes quant à son origine et ses implications. Tous partagent une vision déterministe de la nature de la guerre et de ses formes qui est fondée sur la primauté de la dimension technologique. À partir de cette base, ils développent une conception de la stratégie qui correspond fortement aux caractéristiques du paradigme scientifique. 2.3.1 La guerre à l'âge de l'information La RMA se fonde sur une vision générale de l'histoire qui a un impact profond sur la manière de comprendre la guerre et la stratégie. Cette conception, à première vue historique est, de fait, marquée par un déterminisme technologique qui la vide d'une réelle compréhension historique car les différentes formes de conflit sont ramenées à une structure transhistorique, cela au détriment des singularités de chaque conflit. Fondamentalement, la RMA se rattache à la théorie des trois vagues (ou civilisations) développée par Alvin et Heidi Toffler qui conçoit l'histoire en trois étapes : agraire, industrielle, post-industrielle (ou de l'information). 38 Chaque vague se caractérise par un ensemble cohérent de toutes les composantes d'une société : économie, structures sociales, valeurs, institutions politiques. Toutefois, le moteur de l'historique est le système de production et, plus spécifiquement, la technologie et le type d'organisation appliqués à la production. Ainsi, selon les Toffler, après la vague agraire qui se caractérisait par l'agriculture et un système de production basé sur la force humaine et animale, et la vague industrielle marquée par la mécanisation et la production de masse, on est désormais en train d'entrer dans la vague postindustrielle. Cette dernière s'est dessinée dans les années 50 aux USA39 et elle se distingue par la primauté de la connaissance et de la qualité comme facteurs de production. Les énergies fossiles, la production de masse (standardisation), la chaîne de montage, les bureaucraties hiérarchiques de la civilisation industrielles sont abandonnées pour laisser la place à un système de production marqué par la décentralisation, la flexibilité, l'horizontalité et des produits conçus sur mesure. Tous ces changements expriment la nécessité de favoriser la circulation de l'information et de la connaissance qui sont, désormais, devenues les facteurs concurrentiels clé. Cette transition se reflète inévitablement dans les autres sphères de la société. Dans le domaine social, on voit 38 TOFFLER, Alvin, The Third Wave, London, Collins, 1980; TOFFLER, Alvin et Heidi, War and Anti-War. Survival et the Dawn of the 21st Century, London, Little, Brown and Company, 1994. 39 TOFFLER, Alvin, The Third Wave, op. cit., p. 30. - 12 – l'apparition des nouvelles formes de vie sociale et la crise de la famille nucléaire, et, en politique, on constate la crise de l'Etat et de la démocratie. 40 L'apparition de la troisième vague touche inévitablement la manière de faire la guerre. Comme pour le système de production, dans le domaine militaire l'information devient la dimension essentielle et cela entraîne un bouleversement profond de la manière d'employer la force armée. Les guerres de la troisième vague ne se caractériseront plus par le choc de masses et de feu typique de la civilisation industrielle, mais, au contraire, par l'engagement à distance, la précision, la vitesse et la surveillance. " Technological breakthroughs (or breakdowns) create an economic upheaval. Taken together, all these produce something far more profound than ‘‘revolution’’ in the customarly narrow sense of the word. And this revolution in the larger sense causes a revolution in military affairs as well. "41 La conception de la guerre qu'on trouve dans la théorie des trois vagues est également déterministe. Elle interprète toute forme de guerre à la lumière de ces trois vagues, des macrostructures qui ont comme facteur central la technologie et l'organisation du système de production. En d'autres termes, on peut dire que les Toffler formulent une théorie non-marxiste du matérialisme historique dans laquelle la compréhension fait largement abstraction de spécificités de chaque conflit. L'importance des innovations technologiques introduites dans la guerre du Golfe est interprétée dans cette perspective. Ces innovations marquent l'entrée dans une révolution militaire dont l'importance n'est pas inférieure à l'effondrement de l'URSS. 42 L'information ou, plus exactement, les technologies de l'information sont à l'origine de l'apparition d'une nouvelle sphère dans le domaine de la guerre, le cyberespace43. Celui-ci ne se rajoute pas simplement aux autres dimensions – terre, mer, ciel, espace – mais il devient le facteur déterminant dans les guerres du futur. Le cyberespace mène, premièrement, à la transformation de la guerre conventionnelle de la forme industrielle, fondée sur l'affrontement de masse et la quantité de feu (" force on force "), à la forme " hide and seek ". Dans cette nouvelle forme, appelée cyberwar, l'enjeu principal est l'acquisition, la distribution de l'information, ainsi que le brouillage de l'appareil ennemi destiné à la connaissance du champ de bataille. Ce changement se traduit plus concrètement par la perte 40 Ibid., p. 26-7. TOFFLER, Alvin, TOFFLER, Heidi, " Foreword : The New Intangibles ", in ARQUILLA, John, RONFELDT, David,(ed. by) In Athena’s Camp : Preparing for Conflict in the Information Age, Santa Monica, Rand Corporation, 1997, pp. xiii-xxiv, p. xiii. 42 ARQUILLA, John, RONFELDT, David, "A New Epoch–and Spectrum–of Conflict", in ARQUILLA, John, RONFELDT, David, (ed. by) Athena’s Camp, op. cit, pp. 1-20, p. 1. 41 - 13 – d'importance, voire l'abandon, des plate-formes traditionnelles comme le char, l’avion de combat et le porte-avion, trop visibles et donc trop vulnérables, et par l'introduction d'armements qui nécessiteront de moins en moins de la présence humaine parce qu'employés et guidés à distance. La transformation de la guerre conventionnelle est accompagnée par l'apparition d'une forme complètement nouvelle qui est liée uniquement au cyberespace : l'Information Warfare44 (ou netwar). Celui-ci se définit comme une attaque électronique des structures informatiques essentielles ou vitales de l'adversaire, aussi bien civiles que militaires. Ce type de guerre peut être parallèle à la cyberwar et, en ce sens, il représente l'équivalent de ce qu'était le bombardement stratégique de l'age industriel. C'est dans cette perspective qu'on parle de Strategic Information Warfare. Toutefois, l' Information Warfare peut également être utilisé de manière spécifique. Dans ce cas, il constitue une forme de conflit à faible intensité qui se situe au-dessous du seuil de la guerre, et qui, dans une certaine mesure, entraîne la disparition de la distinction entre guerre et paix. 2.3.2 La stratégie du Silver Bullet La RMA exprime donc l'idée que l'âge de l'information conduit vers une profonde rationalisation de la guerre grâce au rôle accru de la connaissance et à la désuétude de l'emploi extensif de la destruction. "While both netwar and cybewar revolve around information and communications matters, at a deeper level they are form of war about knowledge – about who knows what, when, where and why, and about how secure a society or a military is regarding its knowledge of itself and its adversaries"45 La connaissance devient également le principe stratégique sur la base duquel il convient de réformer la stratégie et les forces armées. Le déclin de la structure " platform centric ", qui était à la base de la guerre " force to force ", est suivi par l'adoption du principe de forces " network centric ". Celui-ci consiste, premièrement, dans la diminution des effectifs et, notamment, des troupes combattantes. L’information prolonge ainsi la tendance historique à la baisse des effectifs produite par le développement de la puissance des armes. 46 La réduction de la taille des armées 43 LONSDALE, David J., "Information Power : Strategy, Geopolitics, and the Fifth Dimension ", The Journal of Strategic Studies, vol. 22, no 2-3, 1999, pp. 139-140. 44 LIBICKI, Martin C., " Information War, Information Peace ", Journal of International Affairs, vol. 51, no. 2, Spring 1998, pp. 411-428, p. 411. 45 ARQUILLA, John, RONFELDT, "Cyberwar is coming", in ARQUILLA, John, RONFELDT, David, (ed. by) Athena’s Camp, op. cit., pp. 23-60, p. 27. 46 Par exemple, le nombre de hommes par km2 est passé de 3 883 de la première guerre mondiale, à 25 pour la guerre du Kippour. MURAWIEC, Laurent, La guerre au XXIe siècle, Paris, Editions Odile Jacob, 2000, p. 76. Les chiffres sont du tableau sont tirés de DUPUY, Trevor N., The Evolution of Weapons and Warfare, New York, Da Capo, 1984, p. 312. - 14 – s'accompagne également de l’abandon des grandes unités - surtout corps d’armées et division - et de la création d'unités plus petites et flexibles - brigades ou régiments – pouvant être assemblées de manière spécifique selon les situations. De manière générale, cette transformation suit clairement la tendance qui s'est esquissée dans les entreprises, c'est-à-dire l'abandon des structures pyramidales et hiérarchiques pour passer à une structure plus horizontale et modulaire typique entreprises-réseau de la globalisation. 47 Enfin, la RMA consiste dans la nécessité d'intégrer l'emploi de la force armée dans toutes les dimensions, c'est-à-dire la transition vers une interopérabilité, ou " jointness ", accrue entre terre, mer, air et espace qui mène vers l'apparition d'un seul " théâtre global "48, et qui rend désuètes les distinctions classiques entre niveau tactique, opérationnel et stratégique. Ces transformations dans la structure des forces armées sont, en fait, l'expression d'une nouvelle théorie stratégique qui correspond au " system of systems "49 de l’Amiral Owens. Trois aspects clé sont à la base de cette doctrine. 1. La surveillance, grâce non seulement aux satellites, mais aussi aux drones et aux senseurs, permet d’acquérir une connaissance presque complète et immédiate de ce qui se passe sur le champ de bataille. Les partisans de la RMA parlent de " Dominant Battlespace Knowledge " (DBK), c’est-à-dire de la possibilité de connaître: la disposition, la position et l’orientation des forces adverses,50 et, de cette manière, de posséder une maîtrise du conflit qui se révèlera décisive pour la victoire. La technologie rendra donc possible le franchissement du problème éternel de l’imprévisibilité du combat que la stratégie, depuis Clausewitz, résume avec les termes de friction et brouillard. 2. Mise en en place d'un réseau électronique du C4 (commandement, contrôle, communication et computer) avec le ISR (intelligence, surveillance et reconnaissance). Martin Libicki parle de la nécessité de créer un " Global C4ISR " (ou Grid) : " Users on the Grid could be electronically connected to other warfighters and collaborate with them, can see real-time map of the battlefield , annotate this map for others, find out where parts are in their repair cycle, participate in a simulation or 47 COHEN, Eliot A., " A Revolution in Warfare ", » Foreign Affairs, vol. 75, no. 2, March April 1996, pp. 37-54, pp. 47-48. 48 TERTRAIS, Bruno, "Faut-il croire à la révolution dans les affaires militaires " ? ", Politique Etrangère, 3/98, pp. 611-629, p. 619. 49 OWENS, William A., "The emerging system of systems", Naval Institute Proceedings, May 1995, pp. 35-39. 50 LIBICKI, Martin C., "DBK and its Consequences ", in LIBICKI, Martin C., JOHNSON, Stuart, Dominat Battlespace Knowledge, Washington, NDU Press Book, 1995, ch. 3, p. 1, http://www.ndu.edu/inss/books/dbk/dbkch03.html. - 15 – exercise, assess the state of the network (and perhaps defend it from attack), diagnose remote equipment, and even perhaps call for fire support from certain weapons. "51 3. Le troisième élément est constitué par les munitions de précision à longue portée. Celles-ci permettent de limiter l’engagement direct grâce aux frappes à distance. Elles ouvrent la possibilité d’adapter de manière plus fidèle et efficace l’action aux flux des informations car il ne sera plus nécessaire d'envoyer sur place des forces quantitativement importantes et d'engager une lourde logistique. Cette théorie exprime le présupposé que les nouvelles technologies assurent un progrès décisif dans la maîtrise de l'emploi de la force armée. Plus concrètement, la maîtrise consiste dans un accroissement des probabilités de succès, tout en assurant la limitation des destructions et des pertes en vies humaines. Les partisans de la RMA avancent la possibilité de guerres limitées garantissant une action ponctuelle et singulière de manière à atteindre une victoire presque immédiate. Cela est exprimé par un dicton qui est devenu récurrent dans la présentation de la RMA, et qui traduit l'idéal d'une guerre du futur propre et chirurgicale : " […] what can be seen on modern battlefield can be hit, and what can be hit will be destroyed. "52 La théorie de la RMA, à travers le rôle central de l'information et de la connaissance, développe une stratégie qui vise à résoudre la guerre en frappant sur le point sensible de l'adversaire, généralement derrière la première ligne (système de communication), et à éviter ainsi le combat direct. Cette stratégie soutient donc la possibilité d'une guerre courte et efficace, c'est-à-dire l'idéal du Silver Bullet. 3. Limites et illusions de la RMA De manière générale, la RMA va à l'encontre de la conception clausewitzienne de la guerre. La transition vers les formes post-industrielles rend désuets les concepts de friction et brouillard. La minutie de l'analyse technique des partisans de la RMA ne manque certainement pas de mettre en évidence les innombrables conséquences tactiques et opérationnelles suscitées par le progrès technologique. Pourtant, cette analyse donne une vision simplifiée et idéalisée de la RMA et de nombreuses questions, aussi bien théoriques qu'empiriques, restent encore ouvertes. Dans cette perspective, le paradigme historique se révèle utile pour compléter et approfondir certaines implications de la RMA car il permet de réintroduire la dimension politique et de soulever la question du réel changement de la nature de la guerre. 51 LIBICKI, Martin, " Illuminating Tomorrow’s War ", Wahington, NDU, INSS, MacNair Paper 61, November 1999, Prologue, p. 1, http://www.ndu.edu/inss/macnair/mcnair61/m61cont.html. 52 COHEN, Eliot A., " A Revolution in Warfare " op. cit., p. 44. - 16 – 3.1 La nature de la guerre : entre changement et continuité 3.1.1 Le brouillard, un phénix dans la stratégie Du point de vue plus spécifiquement stratégique, la RMA soulève la question de la fin de la friction et du brouillard comme caractéristiques profondes de la guerre. Il faut reconnaître que peu d'auteurs affirment la fin complète de ces deux concepts. L'idée principale est, en fait, que les progrès technologiques produisent un déséquilibre substantiel dans la balance de la friction et du brouillard, et qu'ils sont donc en mesure de donner avantage stratégique décisif. Bien que plus modérée, cette vision reste toutefois opposée à la conception clausewitzienne parce qu'elle présuppose la capacité de gérer la friction et le brouillard à son propre avantage grâce à l'emploi des technologies. Ces dernières, comme nous l'avons relevé plus haut, sont supposées permettre d'atteindre un "Dominant Battlefield Knowledge" et, en même temps, d'accroître le brouillard pour l'adversaire par la destruction ou par des interférences dans son système de commandement et de communication. Il serait absurde de croire que le progrès technologique appliqué à la sphère militaire n'ait pas produit des changements. Pourtant, il est pertinent de mettre en question le caractère révolutionnaire de ces changements tels qu'il est présenté par les partisans de la RMA. En effet, le brouillard et la friction sont plutôt liés à des dimensions constitutives de la guerre, dimensions que la technologie n'est pas en mesure d'effacer, à savoir les dimensions humaine et interactionnelle de la guerre. En focalisant sur la technologie, la RMA fait largement abstraction des limites physiques et psychiques. La dégradation de ces capacités lors d'un conflit est source d'imprévus et son impact n'est pas prévisible aussi bien sur ses propres forces que sur celles des adversaires. De plus, il faut considérer que la friction et le brouillard n'agissent pas uniquement entre les belligérants, mais également à l'intérieur des forces armées de chaque partie. Dans cette perspective, il devient même possible de concevoir leur accroissement à cause justement des technologies de l'information. En effet, ces dernières peuvent, d'une part, créer un brouillard par excès d'information et, d'autre part, diffuser et amplifier sur tout le théâtre opérationnel les fautes produites dans une partie limitée. 53 La pertinence de cette hypothèse est soutenue par le fait qu'un des mérites de la RMA avancé par ses promoteurs est le déplacement de la prise de décision vers les échelons plus proches au champ de bataille. Justement là où la dégradation des capacités physiques et psychiques est la plus forte. - 17 – Il est évident que la thèse de la RMA se fonde sur la confusion entre information et connaissance. Cette dernière ne se résume nullement à la simple accumulation inductive de données, mais elle consiste dans la capacité de reconnaître ce qui est essentiel afin de reconstituer un tableau compréhensible de la réalité. Or, la sélection et l'évaluation stratégique de l'information dépendent moins d'une information en temps réel (DBK) que de la saisie des finalités politiques de l'adversaire. Autrement dit, une véritable connaissance stratégique se fonde sur la compréhension des intentions, mais celle-ci demande un savoir plus étendu sur la culture, la politique et l'histoire qui vont bien au-delà de la simple information de ce qui se passe sur le champ de bataille. Une autre ambiguïté de la RMA consiste dans le présupposé que l'information et la connaissance peuvent se traduire immédiatement en action militaire. Ses partisans font donc largement abstraction de l'impact de la politique sur la stratégie et sur les limites de la technologie de la troisième vague à accélérer le processus de prise de décision. Le temps nécessaire à la construction interne et internationale du consensus politique, à la création et la légitimation de l'action militaire continuent donc à s'imposer aux chefs militaires en dépit du potentiel présent et futur des technologies de la RMA. Une dernière question relative aux limites de la maîtrise suggérée par la RMA réside dans la nature civile de la plupart des guerres contemporaines. Dans celles-ci le brouillard est accru par l'impossibilité de distinguer clairement entre militaires et civils. La distance entre information et réelle connaissance y est donc plus grande. Sans entrer dans le détail de la réflexion stratégique, nous constatons que la RMA se fonde sur une conception qui ne correspond pas à la plupart des conflits contemporains. 54 Aujourd’hui les conflits continuent à être " manpower-intensive " et le brouillard stratégique tend plutôt à s’accroître à cause de leur nature civile. Les distinctions classiques, toujours présentes dans la RMA, entre interne-externe, civil-militaire, défense-attaque tendent à s’estomper. 55 De manière générale, friction et brouillard ressuscitent de la RMA comme un phénix de ses cendres parce que l'idéal du DBK se trouve confronté à la pluralité des dimensions de la guerre et, surtout, à sa nature non-linéaire. Sur ce point spécifique, on retrouve clairement la distinction entre les deux paradigmes. Les partisans de la RMA semblent suivre à la lettre la thèse de Jomini sur la suffisance de la connaissance strictement militaire : " [ Il] ne s'agit pas de savoir beaucoup, 53 C'est un des effets que peut produire le Grid définit par Libicki. Cf. p. 19. En 1998 le SIPRI a enregistré 27 conflits dont seulement 2 opposaient des Etats. SIPRI, SIPRI Year Book 1999,Oxford, Oxford University Press, p. 7. 55 FREEDMAN, Lawrence, "The Revolution in Strategic Affairs ", op. cit., pp. 42-44 et pp. 47-48. 54 - 18 – mais de savoir bien ; de savoir surtout ce qui se rapproche à la mission qui nous est donnée."56 Conception qui s'oppose clairement à celle de Clausewitz qui voit dans la saisie de la finalité politique la voie principale d'unir connaissance et pratique. 3.1.2 L'existence illusoire de la RMA Les promoteurs de la RMA font souvent référence à la guerre du Golfe comme constituant un tournant dans la conduite de la guerre, cela en raison de l'utilisation pour la première fois de manière large des nouvelles technologies de l'information et des communications. La guerre du Golfe serait ainsi la première concrétisation de cette révolution en cours dans les affaires militaires. L'intervention militaire de l'OTAN au Kosovo est, quant à elle, présentée comme une deuxième étape dans ce processus de transformation de la guerre par l'application des nouvelles technologies, avec des avancées significatives d'une part dans la recherche, le traitement et la transmission des informations et, d'autre part, dans la précision des frappes. Si l'on ne peut nier la présence, lors de la guerre du Golfe et lors du conflit du Kosovo, de certaines des technologies qui sont au cœur de la RMA, on doit clairement contester les affirmations selon lesquelles ces technologies auraient joué un rôle central dans ces deux conflits et y auraient fait preuve d'une efficacité décisive. Une analyse attentive de ces deux conflits montre en effet que c'est plutôt le contraire qui s'est produit. Pour ce qui est tout d'abord de la guerre du Golfe, on reconnaît aujourd'hui que les nouveaux types d'armement utilisés lors de ce conflit n'ont pas joué le rôle décisif que les apôtres de la RMA ont cherché à leur attribuer dans la victoire sur l'Irak. Au contraire, on sait aujourd'hui que ces armes fondées sur les nouvelles technologies (bombes intelligentes, avions furtifs, etc.) se sont montrés peu efficaces, ainsi que l'a reconnu elle-même l'administration américaine dans un rapport du General Accounting Office. 57 En outre, ainsi que l'a montré Barry Watts, friction et brouillard n'ont pas manqué de se manifester lors de ce conflit. Incertitude et hasard ont affecté la performance de l'alliance guidée par les Américains et ils sont à l'origine d'échecs comme la nondestruction de la Garde Républicaine de Saddam. 58 56 Cf., note 22. Operation Desert Storm. Evaluation of the Air Campaign. Washington, United States General Accounting Office, Report to the Ranking Minority Member, Committee on Commerce, House of Representatives, June 1997 (GAO/NSIAD-97-134). 58 WATTS, Barry D., "Clausewitzian Friction and Future War", INSS, MacNair Paper, no. 52, octobre 1996, p. 31. 57 - 19 – Quant au conflit du Kosovo, la réalité est assez éloignée de l'affirmation, souvent entendue dans la bouche des dirigeants militaires américains, selon laquelle les nouvelles technologies qui sont au cœur de la RMA auraient permis à l'OTAN de conduire la campagne de bombardements la plus précise de l'histoire. Bien au contraire, ces technologies ont vite montré leurs limites en efficacité face aux conditions météorologiques souvent difficiles et aux menaces que représentaient pour les forces de l'OTAN les systèmes de défense antiaériens yougoslaves, ce qui interdit aux avions de l'OTAN d'opérer à basse altitude. En outre, comme le relève avec raison Timothy L. Thomas, "in spite of NATO's near total information superiority, its battlespace awareness was manipulated by the Serbian armed forces more often than expected. When human and software interpreters of intelligence information were fooled, it resulted in munitions wasted on fake or incorrect targets and in bad assesments of the actual situation on the ground. It also affected both mission-essential tasks and battle damage assesments."59 Il faut aujourd'hui se rendre à l'évidence : "les merveilles" que nous annoncent les promoteurs de la RMA soit sont encore à l'état de projet soit existent déjà mais sont loin d'avoir fait leurs preuves quant à leur efficacité . .60 C'est d'ailleurs pourquoi, au-delà des affirmations péremptoires relatives à la présence de la RMA dans les conflits actuels (guerre du Golfe et Kosovo), affirmations qui relèvent plus de la propagande que d'une évaluation sérieuse, les analyses portant sur la RMA et sur les conséquences que les nouvelles technologies auront sur la stratégie et la défense, se fixent la plupart du temps la période 2010 - 2020 comme horizon. Ce n'est ainsi, nous dit-on, que d'ici dix à vingt ans que les Etats-Unis auront mis en service les instruments technologiques leur assurant un DBK et leur permettant ainsi de voir et de frapper l'ennemi où qu'il se trouve. Mais ce ne sont là que des affirmations dont la réalisation effective est encore chargée de bien des incertitudes. Par ailleurs, comme le rappelle avec raison Thomas R. McCabe, "even if the RMA technologies do mature, they will not necessarilly work as planned, a risk reinforced by the potential of dangerously underestimating the ability of a suitable inclined enemy to put sand in the gears. The RMA may therefore produce extremely powerful yet brittle instruments of war that are all too likely to failure needed the most." 61 59 THOMAS, Timothy L., "Kosovo and the Current Myth of Information Superiority", Parameters, Spring 2000, p. 13. 60 Voir à ce sujet les remarques de Michael E. O'HANLON dans "Beware the «RMA'nia!»", Paper presented at the National Defense University, September 8, 1998, Washington, The Brookings Institution, Foreign Policy Studies, 1998, p. 3. 61 McCABE, Thomas R., "The Couterrevolution in Military Affairs", Air Chronicles, Maxwell AFB, Air University, 1999, p. 6. - 20 – 3.1.3 La RMA s'annonce plus comme une évolution que comme une révolution L'histoire militaire nous offre de nombreux exemples d'importants changements que certains analystes qualifient de révolution dans les affaires militaires. C'est notamment le cas de l’invention de la poudre à canon au XVe siècle ou du développement de l'arme nucléaire au XXe siècle. 62 Plusieurs historiens militaires considèrent que de telles révolutions ne sont pas seulement suscitées par des développements technologiques au niveau des systèmes d'armement mais qu'elles peuvent être aussi fondées sur des innovations en matière de doctrine et de conduite stratégique. Tel serait ainsi, par exemple, le cas de la Blitzkrieg utilisée par les Allemands au début de la Seconde Guerre mondiale. Il n'est toutefois pas facile de fixer la frontière entre ce qui constitue une véritable révolution dans les affaires militaires et ce qui n'est qu'une simple évolution. Cette tâche est d'autant plus ardue lorsqu'il s'agit d'un processus en cours, car on manque du recul nécessaire pour évaluer la portée réelle des changements technologiques ou stratégiques qui sont en train de se produire. La révolution annoncée aujourd'hui par les stratèges américains n'échappe pas à cette règle. Bien qu'il soit aujourd'hui encore trop tôt pour pouvoir trancher de manière définitive entre la nature évolutive ou le caractère révolutionnaire des processus qui sont au cœur de la RMA qui nous est aujourd'hui annoncée, on ne doit pas perdre de vue que ce qui importe ici, ce n'est pas le caractère révolutionnaire ou non des technologies elles-mêmes mais les conséquences qu'elles sont susceptibles d'avoir sur la nature même de la guerre. On peut en effet être en présence d'une révolution dans les technologiques militaires sans que soit remise en question la nature profonde de la guerre elle-même. C'est bien ce qui se passe avec la RMA actuelle, ainsi que nous allons le montrer. Pour les promoteurs de la RMA ainsi que pour de très nombreux analystes, la révolution en cours serait en passe d'introduire des changements qualitatifs dans la nature même de la guerre. Ces changements qualitatifs seraient d'autant plus importants que la RMA ne se limite pas au recours à de nouvelles armes et technologies mais qu'elle couvre aussi le champ de l'organisation militaire et de la doctrine, car, pour utiliser avec efficacité ces nouvelles armes et technologiques, il faut les intégrer dans une nouvelle organisation militaire et une nouvelle doctrine militaire. 63 62 MURRAY, Williamson, " Thinking About Revolutions in Military Affairs ", Joint Forces Quaterly, Summer 1997, pp. 69-76, p. 70. Murray présente une série de possibles RMA. 63 Voir par exemple à ce sujet OWENS, William A., "Revolutionizing Warfare", Blueprint : Ideas for a New Century, Winter 2000, http://www.dlc.org/blueprint/winter2000/owens.html. - 21 – On est là toutefois en présence d'une vision qui procède d'un optimisme tel qu'il confine à la naïveté. En effet, comme nous l'avons déjà mentionné ci-dessus, le développement des technologies au cœur de la RMA est encore chargé de lourdes incertitudes et leur réelle efficacité est sérieusement sujette à caution. En outre, on doit mettre en question le déterminisme technologique des tenants de la RMA qui tendent à considérer que les bouleversements en cours dans les technologies de l'information vont avoir de telles conséquences que l'information deviendra l'élément déterminant voire unique de la guerre. On peut se demander si, en raison de leur déterminisme technologique, les promoteurs de la RMA ne cèdent pas au chant de sirène du modernisme, en s'inscrivant ainsi dans un courant de pensée déjà ancien considérant que les transformations technologiques déterminent inévitablement d'importantes transformations politiques et sociales. Ce courant de pensée était déjà très présent au début du XXe siècle dans certains discours annonçant l'obsolescence de la guerre en raison de la croissance de l'interdépendance économique et technologique. On le retrouvera ensuite dans les années quarante et cinquante dans la pensée fonctionnaliste et il sera également très présent dès la fin des années soixante au cœur du paradigme transnational et de l'interdépendance mettant en question la vision réaliste des relations internationales. Enfin, on le retrouve aujourd'hui dans les travaux des politologues, sociologues et prospectivistes qui considèrent que la révolution de l'information et le processus de globalisation portent atteinte au pouvoir étatique et est en passe de susciter l'émergence de nouvelles identités et loyautés et de nouvelles hiérarchies dans nos sociétés contemporaines. Certes, le développement rapide des technologies de l'information ne peut manquer d'avoir des conséquences sur la sphère stratégique et sur la géo-politique, que ce soit au niveau de la cyberwar ou au niveau de la netwar. Il faut toutefois éviter de tomber dans un déterminisme technologique consistant à surestimer l'importance des conséquences que peut avoir dans le domaine stratégique le développement des technologies de l'information et à considérer que la guerre cessera ainsi d'être un affrontement physique de forces. C'est, comme nous l'avons relevé ci-dessus, notamment le cas de la vision déterministe extrémiste développée par Alvin et Heidi Toffler. Comme le relève avec raison David Lonsdale, tout en reconnaissant les effets du développement des technologies de l'information, "it would be a mistake to overlook the continued importance of physical geography and the military forces which operate in the traditional physical environment. 64 [...] It is a mistake to raise the significance of information above the other instruments of power. States in general will base their power in all the dimensions of strategy as befits their particular situation and the - 22 – circumstances of the time." 65 Dans le même sens, Keohane et Nye relèvent que "the prophets of a new cyberworld [...] often overlook how much the new world overlaps and rests on the traditional world in which power depends on gographically based institutions." 66 En suivant Laurence Freedman, on peut affirmer que "we still must be clear that what the information revolution does not do is offer the prospect of a virtual war, by creating a situation in which only information matters so that there is never any point in fighting about anything other than information. Territory, propsperity, identity, order, values - they all still matter and provide the ultimate tests for a war's success. War is not a virtual thing, played by sreens, but intensively physical. That is why it tends to violence end destruction. Information technologies may help limit this tendency but they can never eliminate it." 67 Rien ne permet donc aujourd'hui d'affirmer que la définition de Clausewitz selon laquelle "la guerre comme acte destiné à contraindre l'adversaire à executer notre volonté" est en passe de perdre sa validité. On peut, avec Williamson Murray, considérer que "friction, together with fog, ambiguity, chance, and uncertainty will dominate future battlefield as it has in the past" 68 et donc que la nature de la guerre telle l'a magistralement définie Clausewitz, ne sera pas remise en question par la RMA annoncée. Comme cela a déjà été le cas pour toutes les révolutions dans les affaires militaires qui ont eu lieu depuis l'antiquité, la RMA annoncée apportera des changements dans la manière de conduire la guerre plutôt que dans la nature même de la guerre. L'importance de ces changements dans la manière de faire la guerre doit elle-même être relativisée car, de toute évidence, les technologies et les doctrines au cœur de la RMA ne pourront s'appliquer qu'à un nombre limité de conflits. Les hautes technologies de l'information et de la communication au cœur de la RMA, notamment les capteurs (sensors) et les armes sophistiquées annoncées par la RMA risquent fort de se montrer d'une efficacité très faible voire nulle dans de nombreuses situations conflictuelles. Ce sera le cas notamment face à des adversaires utilisant des moyens et des méthodes de combat "arriérés" ou pour le moins traditionnels, c'est-à-dire ne dépendant que peu des technologies de l'information pour leurs opérations. On a tout lieu de penser qu'il en sera ainsi lorsqu'il s'agira de détecter des armes légères ou des ennemis noyés dans une population civile, particulièrement en milieu urbain. Or, comme le rappelle avec raison Michael O'Hanlon, "these types of infantry and urban combat are perhaps the most likely forms of warfare that the United States will face in the future years." 69 64 LONSDALE, David J., "Information Power : Strategy, Geopolitics and the Fifth Dimension", op.cit, p. 138. Ibid., p. 155. 66 "Power and Interdependence in the Information Age", Foreign Affairs, vol. 77, No 5, 1998, p. 82. 67 FREEDMAN, Lawrence, "Information Warfare : Will Battle Ever be Joind ?", Lecture given at the Launch of ICSA, 14 October 1996. 68 MURRAY Williamson, "Thinking About Revolutions in Military Affairs", op. cit., p. 110. 69 O'HANLON, Michael E., "Beware the RMA'nia", op. cit., pp. 3-4. 65 - 23 – En effet, les tenants de la RMA semblent oublier que la plupart des situations de crise et de conflit ne seront pas du type de la guerre informationnelle qu'ils annoncent mais bien plutôt relèveront de la catégorie des violences intraétatiques (guerres civiles, violences ethniques) ou du terrorisme. C'est ce que rappelle d'ailleurs avec pertinence Warren Cladwell, pour lequel les situations conflictuelles les plus probables à l'avenir sont du type Haiti, Somalie ou Tchétchénie. 70 Un autre facteur doit également être pris en considération dans la mise en question de la thèse selon laquelle la RMA va changer la nature de la guerre. Le discours actuel sur la RMA est en effet fondé sur l'hypothèse d'une capacité des Etats-Unis à maintenir à l'avenir leur importante avance dans le domaine des technologies de l'information et de la communication qui sont au cœur de la RMA. Forts d'une telle domination, les Etats-Unis seraient en mesure de tirer tout le parti possible de ces technologies et de supprimer, en partie au moins le brouillard et la friction propres à la guerre. Ils pourraient en effet conduire la guerre à distance, largement sans risques et sans le recours de troupes au sol. Ils pourraient même empêcher le conflit violent d'éclater en paralysant ou aveuglant l'adversaire et en lui enlevant ainsi toute capacité à engager les hostilités. On peut toutefois douter que les Etats-Unis soient en mesure de maintenir longtemps leur écrasante avance dans les technologies qui fondent la RMA. Cette avance même ne peut que susciter une dynamique de nouveaux développements technologiques chez les autres acteurs internationaux, permettant soit d'acquérir les mêmes technologies soit d'y trouver certaines parades (contremesures). Comme le rappellent avec pertinence Ryan Henry et Edward Peartree, "New technologies emerge to either exploit or compensate for weaknesses in existing technologies. Inventing a theory of information warfare risks falling victim to the kinds of fallacies that Douet encountered. Unable to see the future, he imagined one based on linear projections of extant technologies. Unable or unwilling to imagine counter-air defenses, or the limitations of strategic bombing in the face of a determined foe, he saw only a pristine view of air power, conducting operations with impunity against helpless, terror-stricken citizens." 71 Ce processus de diffusion des technologies au cœur de la RMA est d'autant plus probable que ces technologies ne sont pas pour l'essentiel issues d'un processus de développement pris en charge par le secteur militaire. Bien au contraire, la plupart d'entre elles proviennent de la recherche civile pour être adaptées ensuite au secteur militaire et elles sont donc facilement accessibles. 72 Comme le relève Frank Fernandez, "the explosion of commercial information, transportation, and 70 CALDWELL, Warren, "Promises, Promises", Naval Institute Proceedings, vol. 122, No 1, January 1996, pp. 4557. 71 HENRY, Ryan, PEARTREE, Edward, "Military Theory and Information Warfare", Parameters, Autumn, 1998, pp. 121-135, pp. 131-132. 72 Voir à ce sujet les remarque de PATRICK, John J., dans Reflections on the Revolution in Military Affairs, The Project on Defense Alternatives, Cambridge, Mass.,The Commonwealth Institute, Oct. 1994, p. 3. - 24 – biological technologies has made the DoD a market place follower rather than the World technology leader it has been in the past." 73 Les technologies de l'information et de la communication sont au cœur du processus de globalisation, processus dont la RMA est en quelque sorte dépendante. 74 Cette dépendance ne se limite pas d'ailleurs aux technologies elles-mêmes mais également aux formes d'organisation. Il est en effet à cet égard frappant de constater que certains concepts stratégiques de la RMA sont directement issus de la logique économique propre à la globalisation, comme c'est le cas par exemple du concept de "just-in-time warfare". 75 4. Conclusion La RMA est un concept ambitieux qui veut rendre compte de changements profonds bien au-delà de la sphère strictement militaire. En suivant ses promoteurs, c'est la nature de la guerre en tant que telle qui est bouleversée par la technologie de l'information. D'après nous, cette perspective n'est pas complètement satisfaisante car elle ne distingue pas la guerre et de la forme qu'elle peut prendre historiquement. Ainsi, la RMA produit non seulement une vision simplifiée de l'impact du progrès technologique, mais également une certaine ambiguïté. Cyberwar, netwar, stand-off war, révolutionnent la guerre, mais en quoi consiste cette dernière ? Qu'est-ce qui fait qu'on peut encore parler de guerre ? Les promoteurs de la RMA n'abordent pas explicitement ces questions et la raison, d'après nous, se trouve dans leur appartenance au paradigme scientifique car dans celui-ci l'analyse privilégie le niveau opérationnel et tactique au détriment d'une réflexion sur la spécificité de la guerre en tant que phénomène. Dans l'optique d'un paradigme historique, par contre, la RMA se confirme comme évolution des caractéristiques physiques (systèmes d'armes, organisation militaire), mais pas comme révolution capable de balayer les aspects constitutifs et impondérables de la guerre tels que la dimension interactionnelle, humaine et politique. De nombreuses questions théoriques et empiriques mériteraient d'être abordées au sujet de la RMA. Nous pensons, par exemple, à la question de l'asymétrie, à la dialectique entre défense et offense, à l'impact de la technologie sur la course aux armements, au security dilemma, à la culture stratégique ou encore au débat sur la perte d'influence de l'Etat et la définition de la sécurité. Par cette analyse, nous avons voulu poser un premier jalon en éclairant l'importance des cadres métathéoriques dans la pensée stratégique. 73 FERNANDEZ, Frank, Statement before the Subcommittee on Emerging Threats and Capabilities Committee on Armed Services, United States Senate, April 20, 1999, p. 2. 74 Sur cette dépendance du paradigme de la RMA à l'égard de la globalisation, voir les remarques de Lawrence FREEDMAN dans "Moral and Material Grounds Will Mark the Front Lines of the Future", Jane's Intelligence Review, January 2000, pp. 45-49. 75 Voir à ce sujet HAZLETT, James, « Just-in-time warfare », in LIBICKI, Martin C., JOHNSON, Stuart, Dominat Battlespace Knowledge, op. cit., ch. 8. - 25 –