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Sylvain Pitiot par léa delpont photos gianni villa Ingénieur topographe de formation, tombé conjointement amoureux de la vigne et de la fille de Pierre Poupon, “écrivin” de la Bourgogne et ancien régisseur du domaine Prieur, Sylvain Pitiot a hissé le Clos de Tart en à peine plus de quinze ans, au niveau des plus grands vins de Bourgogne. VIGNERON 100 Printemps 2011 VIGNERON 101 Printemps 2011 Une si longue histoire sur le finage de morey-saint-denis, en côte de nuits, ce grand cru monopole a été créé en 1141, il y a 870 ans. o n rentre à la maison, on a fait assez de conneries aujourd’hui.” C’est par ces mots adressés à son fils Henri que le négociant mâconnais Joanny Mommessin célébra l’achat du Clos de Tart en novembre1932, dans une vente aux enchères déserte à la mairie de Dijon. Seule sa bougie tenait compagnie au commissaire-priseur. Il fallait la foi du charbonnier pour acheter un vignoble en plein marasme mondial, mais de là à ce qu’aucun Bourguignon ne se déplace, même par curiosité… Bizarre. C’était le premier lot. Le père et le fils offrirent la mise à prix. Quand la bougie s’éteignit, ils étaient devenus propriétaires de Tart. Henri serait bien resté pour rafler un des domaines d’Échezeaux, Romanée Saint-Vivant ou Pommard vendus par la baronne de Blic, héritière de la famille Marey-Monge, qui cédait ce jour-là les bijoux de famille. Joanny préféra se retirer, vaguement conscient que ses confrères avaient peut-être joué un drôle de jeu… Depuis sa création en 1141, il y a neuf siècles, le grand cru monopole sur le finage de Morey-Saint-Denis, en Côte de Nuits, n’a connu que trois propriétaires : les religieuses bernardines de l’abbaye de Tart, cisterciennes chassées par la Révolution française ; la dynastie Marey-Monge, influente lignée de commerçants et de scientifiques (Gaspard Monge, géomètre, fut le fondateur de l’École polytechnique) ; et les Mommessin, famille de négociants mâconnais discrète, soudée, qui pousse le savoir-vivre jusqu’à payer chacune des bouteilles qu’elle emporte. Longtemps, le prestigieux rouge, fleuron de la marque Mommessin, fit office de faire-valoir pour écouler des palettes de vins sylvain pitiot et son équipe : les hivers sont parfois rudes à morey-saintdenis. VIGNERON 102 Printemps 2011 VIGNERON plus modestes. Sauf offense, force est de constater qu’il était à la traîne des autres grands crus. Mais c’était hier. Avant l’avènement d’une nouvelle génération à la tête des affaires familiales. Avant la vente de la maison de négoce au groupe Boisset en 1997 (pas le vignoble, fort de 18 autres hectares en Beaujolais et Mâconnais). Et avant le recrutement d’un nouveau régisseur en 1995, Sylvain Pitiot, gentleman vigneron en pantalon de velours et veste de tweed, mélomane aux yeux aiguemarine, chargé de faire briller ce bijou mal serti dans une parure de pacotille. Grâce à ce gestionnaire scrupuleux, réticent à ouvrir ses bouteilles même pour les dégustations (“Je n’aime pas en ouvrir de trop”), le joyau a retrouvé sa place dans le rang des perles bourguignonnes, aux côtés des richebourgs, musigny, bonnes-mares ou grands échezeaux. À commencer par son prix, qui a presque triplé. Le millésime 2009, “comparable à 2005 grâce à une courageuse et sévère vendange en vert”, estime Sylvain Pitiot, vient d’être fixé à 270euros. À ce prix, le client est roi. Lors de notre passage, l’un d’eux venait de renvoyer deux jeunes bouteilles pour qu’on lui refasse les étiquettes, où l’on pouvait discerner un impact de quart de tête d’épingle. Soit. À ce niveau, on se doit d’être à l’écoute… “Le Clos n’était pas vendu à son juste prix, les gens se sont habitués à ne pas le payer assez cher”, constate l’artisan de cette formidable montée en gamme. Sourd aux critiques, il hausse les tarifs d’année en année, ajoutant, non sans malice, que “contrairement aux Bordelais, qui jouent au yo-yo avec le cours des millésimes, il n’est pas question de baisser les prix !” Le contrat de distribution de dix ans signé avec Boisset au moment de la transaction a pris fin en 2006. Le Clos a 103 Printemps 2011 Sur le marché de l’art « est-ce qu’on note une symphonie de beethoven? pour moi, la meilleure note, c’est le prix, comme sur le marché de l’art. » coupé avec le négoce et Tart, objet d’un engouement soudain, a conquis ses lettres de noblesse. sifs. La statuette a passé plusieurs siècles dehors, dans une niche haut perchée, à souffrir de la pluie et du gel, sauf sa longue chevelure dans son dos, protégée des outrages du temps. Un jour, pour un journaliste qui voulait la photographier, Sylvain Pitiot a fait donner la grande échelle par un pompier. Il s’est rendu compte que la dame était en bois et, après expertise, qu’elle datait du XIVe siècle. On l’a rentrée au chaud près du pressoir, tandis qu’une copie exécutée par les ateliers du Louvre a pris sa place dans la niche. Ces nobles restaurations sont chères à l’esthète – qui a aussi fait de Tart un mécène du festival de musique de chambre du Clos de Vougeot –, mais il ne les a entreprises qu’une fois les questions techniques résolues. “Il n’y a pas de grands vins sans gros moyens”, affirme le régisseur, proche en cela des Bordelais, “dont l’adage veut qu’ils fassent du vin avec de l’argent, tandis que les Bourguignons font de l’argent avec du vin… Quand je suis arrivé en 1996, la famille venait de décider de très lourds investissements.”Dix ans de travaux pour moderniser l’outil de production, financés par l’argent frais de la transaction avec Boisset et la liquidation des stocks. “On croulait sous les bouteilles. Il a suffi de communiquer un peu : on a vendu trois récoltes en un an. Cela a payé les travaux, mais on a vidé la cave.” Sylvain Pitiot s’attache à la reconstituer en gardant par-devers lui 5 à 10 % de la production annuelle. Par dix mètres sous terre, dans le rocher, sous les doubles voûtes des caves du XIXe siècle qui sentent la morille, quelques exemplaires esseulés de 2007 et 2008 attendent encore que leurs propriétaires, retardataires, en prennent livraison. Mais le régisseur intraitable a mis les scellés sur les années précédentes. “Le 2005, on l e Clos, modèle de sobriété, se dresse au milieu du village. La rue principale bute sur sa plaque gravée et son impeccable mur d’enceinte récemment restauré. Son kilomètre deux cents, en briquettes calcaires taillées à la main, court tout autour de la parcelle : 300 mètres de long, 250 de large, un rectangle parfait de 7 hectares en milieu de coteau (le plus vaste grand cru monopole de la Bourgogne). Un chantier de quatre ans et d’un million d’euros pour le plaisir d’honorer la tradition bourguignonne : “Il ne change rien à la qualité du vin, mais il entre quand même dans le prix final”, constate Sylvain Pitiot, pour qui “le vin est le marqueur d’une civilisation. Pour payer une bouteille 300 euros, il faut être conscient qu’elle procède d’une histoire, d’une culture, que c’est une œuvre d’art.” Il déteste les notes et voudrait pouvoir s’en “contrefoutre”, à l’image de la Romanée-Conti. “C’est un monde d’émotions, comme la peinture ou la musique. Est-ce qu’on note une symphonie de Beethoven, un requiem de Berlioz ? Pour moi, la meilleure note, c’est le prix, comme sur le marché de l’art.” Les bâtiments du Clos, pierres blanches sans fioritures et volets plus rouges qu’un jeune bourgogne, n’ont jamais été conventuels malgré leur austérité toute monacale. L’aile la plus ancienne date du XVIe siècle. Elle abrite un vieux pressoir dit “perroquet”, lourde machinerie archaïque et puissante, complètement imbriquée dans la charpente du bâtiment. Il a fonctionné jusqu’en 1924. La Vierge de Tart, emblème du domaine, veille sur ses rouages mas- VIGNERON 104 Printemps 2011 VIGNERON 105 Printemps 2011 Des valeurs partagées didier mommenssin, le propriétaire: « je ne l’ai pas recruté pour son cv mais pour les valeurs qu’il porte et que je partage. » n’y touche plus avant 2020.” Il vient d’inaugurer un catalogue de vieux millésimes avec 2 000 flacons de son premier Clos de Tart, en 1996. Les autres suivront. Pas question en revanche de ponctionner la “librairie familiale”, des incunables indébouchables conservés pour la postérité. Rien ne prédestinait Sylvain Pitiot, ingénieur topographe angevin, à prendre les rênes de cette maison (si ce n’est un écho historique avec le géomètre Monge). Il n’est pas né dans une barrique, pas plus qu’il n’est œnologue. Sa famille entretenant des liens d’amitié avec le clan Prieur à Meursault, il vint donner un coup de main pour les vendanges en 1972. Il tomba conjointement amoureux de la vigne et de la fille de Pierre Poupon, négociant, “écrivin” de la Bourgogne et régisseur de l’illustre maison. Marié puis jeune papa, l’ingénieur envoya balader le tachéomètre pour retourner au lycée – viticole – près de Mâcon afin d’apprendre les rudiments du métier. Les héritiers Prieur étant déjà nombreux, il préféra s’éloigner de la famille de sa femme, travaillant deux ans comme ouvrier viticole à Volnay avant d’être promu en 1977 chef de culture au château de Chorey-lès-Beaune, puis en 1983 vigneron des Hospices. Une place convoitée, honorifique et rémunératrice, grâce à un pourcentage sur la vente aux enchères. Cela lui permit de louer des vignes à Aloxe-Corton pour faire son vin, vendu au négoce à bon prix. Cette vie dura douze ans, pendant lesquels cet homme fin et cultivé s’endurcissait le cuir dans les travaux de la vigne le jour, et passait des nuits blanches sur son grand œuvre de cartographie des climats bourguignons. “Complètement périmées, les cartes les plus récentes dataient de 1942.” Le topographe qui sommeillait a refait VIGNERON 106 Printemps 2011 VIGNERON surface. Il a repris de zéro l’inextricable mosaïque des crus, arpentant chaque parcelle et s’enfermant au cadastre pour reconstituer les plans. Un travail de titan, commencé en 1978, publié dans l’Atlas des grands vignobles de Bourgogne en 1985, réédité en 1999 : une nomenclature exhaustive des lieuxdits et des “climats” des AOC de la Côte-d’Or, avec une cartographie intégrale des 34 villages viticoles. Il a aussi pris en 1992 la succession de son beau-père à la rédaction encyclopédique de l’ouvrage Les Vins de Bourgogne, réimprimé quatorze fois depuis 1952, vendu à plus de 200 000 exemplaires, traduit en anglais, allemand, coréen, japonais, et bientôt chinois. e n 1995, apprenant par un ami le départ à la retraite du régisseur du Clos de Tart, Sylvain Pitiot envoit sa candidature spontanée à Didier Mommessin dans une lettre joliment tournée. “Son profil était atypique, je cherchais autre chose qu’un cultivateur. Je ne l’ai pas recruté pour son CV mais pour les valeurs qu’il porte et que je partage, sa hauteur de vue et son envie de progresser”, explique le propriétaire. Aux Hospices de Beaune, on n’était pas mécontent de voir partir cet ouvrier d’extraction bourgeoise, intellectuel déguisé en vigneron, qui savait un peu trop bien défendre la cause des employés… Son arrivée conjuguée aux travaux de modernisation a profondément modifié la production, bien que le régisseur assure qu’ “il n’y a pas eu de révolution dans la manière de faire du vin depuis les Égyptiens, seulement des ajustements”. Le Clos ancienne version, faute de bénéficier de toute l’attention de la famille, occupée à vendre 20 millions de cols par an, restait artisanal, empirique. “Déficit de maîtrise”, 107 Printemps 2011 Pas de grand vin sans rigueur tout autour de la parcelle court un mur de briquettes calcaires taillées à la main, sur 300 mètres de long et 250 mètres de large, un rectangle parfait de 7 hectares. « on fait un sacrifice en cédant au négoce quelques hectolitres qu’on pourrait vendre chèrement en premier cru... » reconnaît Didier Mommessin. “On surveillait moins les rendements, la vinification était plus courte, on extrayait moins de tanins, les vins manquaient de structure. Ils avaient l’élégance mais pas la puissance”, confesse-t-il. D’où leur réputation féminine, pas seulement due aux moniales de Tart. Le Clos nouveau, régenté par un ingénieur méticuleux, précis, posé et pondéré, a rejoint les pointures plus robustes, sans perdre l’arôme de rose qui éclôt en fin de bouche, derrière le fruit noir, le boisé raffiné, la matière soyeuse et les tanins veloutés de sa robe rouge profond, brunie comme du tabac séché. ment en remontant la température. “Cela lui permet de puiser dans sa lie plus d’onctuosité et de suavité. Ici, on n’aime pas que les choses se fassent rapidement. Le vin passe dix-huit mois en fûts neufs, on n’est pas pressés. Il lui faut du temps pour digérer tout ce bois.” Après assemblage, il n’est même pas nécessaire de clarifier ce jus parfaitement décanté ! “Je fais le vin que le terroir m’impose, avec le pinot le plus mûr et le plus sain possible, affirme son tuteur, plus que son auteur. Je ne cherche pas à lui donner un quelconque caractère qu’il n’a pas déjà dans ses gènes.” Tatillon, intransigeant, Sylvain Pitiot ne laisse rien au hasard. “Il n’y a pas de grand vin sans rigueur. L’à-peu-près se détecte tout de suite. On fait un sacrifice en cédant au négoce quelques hectolitres qu’on pourrait vendre chèrement en premier cru. C’est le prix de la rigueur. Pas de grand vin sans risque non plus. On en prend de gros quand on effeuille en juin et qu’on vendange vert en juillet.” Les 20 000 bouteilles, sévèrement contingentées, réparties en allocations âprement négociées, se vendent à 85% à l’étranger. Les particuliers ne peuvent pas en emporter plus de douze par an. Emballées dans du papier de soie et de la paille, elles ne quittent pas le domaine sans leur code à vingt caractères gravé au laser dans le verre. Initiales de l’acheteur, cuvée, format, millésime, ces références assurent la traçabilité. “On essaie de l’étendre aux clients de nos importateurs, en marquant aussi les caisses. Audelà du deuxième intermédiaire, ce n’est plus la peine, le marché parallèle n’est plus une menace”, estime Sylvain Pitiot, intraitable sur les moindres détails. Les bouteilles du Clos de Tart sont précieuses. Et le gardien du temple veille… e l e rendement ne dépasse plus 30 hectolitres par hectare. La vigne, replantée par les Marey-Monge après le phylloxéra, n’est pas orientée dans le même sens que ses voisines. Ses rangs perpendiculaires à la pente, suivant les courbes de niveau pour retenir la terre, rendent périlleux le passage des tracteurs. La charrue est montée comme le dahu, avec un côté plus haut que l’autre! Le Clos, organisé avec une précision mathématique, abscisse et ordonnée pour chaque pied, n’a pas le label bio mais pratique une culture “naturelle et durable”. Sylvain Pitiot a abandonné les clones et constitué une vigne mère à partir de plans issus de la parcelle pour respecter au plus près le patrimoine génétique de la maison. De tâtonnements en expériences, il a identifié six microparcelles géologiques à l’intérieur du vignoble, vinifiées séparément, ainsi que le vin de presse (vendu en vrac) et celui des jeunes vignes (deuxième cuvée La Forge de Tart). La fermentation en cuves dure trois semaines à un mois. L’élevage commence dans un cellier climatisé à 5 °C afin de retarder la fermentation malolactique, enclenchée progressive- VIGNERON (Bon à savoir, page 128) 108 Printemps 2011 VIGNERON 109 Printemps 2011