Mise en page 1

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Mise en page 1
Sylvain
Pitiot
par léa delpont
photos gianni villa
Ingénieur topographe de formation, tombé conjointement
amoureux de la vigne et de la fille de Pierre Poupon,
“écrivin” de la Bourgogne et ancien régisseur du domaine
Prieur, Sylvain Pitiot a hissé le Clos de Tart en à peine plus de
quinze ans, au niveau des plus grands vins de Bourgogne.
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Une si longue histoire
sur le finage de morey-saint-denis, en côte de nuits,
ce grand cru monopole a été créé en 1141, il y a 870 ans.
o
n rentre à la maison, on
a fait assez de conneries
aujourd’hui.” C’est par
ces mots adressés à
son fils Henri que le négociant mâconnais Joanny Mommessin célébra
l’achat du Clos de Tart en novembre1932, dans une vente aux enchères
déserte à la mairie de Dijon. Seule sa
bougie tenait compagnie au commissaire-priseur. Il fallait la foi du charbonnier pour acheter un vignoble en plein
marasme mondial, mais de là à ce
qu’aucun Bourguignon ne se déplace,
même par curiosité… Bizarre. C’était
le premier lot. Le père et le fils offrirent
la mise à prix. Quand la bougie s’éteignit, ils étaient devenus propriétaires
de Tart. Henri serait bien resté pour rafler un des domaines d’Échezeaux, Romanée Saint-Vivant ou Pommard
vendus par la baronne de Blic, héritière
de la famille Marey-Monge, qui cédait
ce jour-là les bijoux de famille. Joanny
préféra se retirer, vaguement conscient
que ses confrères avaient peut-être
joué un drôle de jeu…
Depuis sa création en 1141, il y a
neuf siècles, le grand cru monopole sur
le finage de Morey-Saint-Denis, en
Côte de Nuits, n’a connu que trois propriétaires : les religieuses bernardines
de l’abbaye de Tart, cisterciennes chassées par la Révolution française ; la dynastie Marey-Monge, influente lignée de commerçants et de scientifiques (Gaspard
Monge, géomètre, fut le fondateur de l’École polytechnique) ; et
les Mommessin, famille de négociants mâconnais discrète, soudée, qui pousse le savoir-vivre jusqu’à payer chacune des bouteilles
qu’elle emporte.
Longtemps, le prestigieux rouge, fleuron de la marque Mommessin, fit office de faire-valoir pour écouler des palettes de vins
sylvain pitiot
et son équipe :
les hivers
sont parfois
rudes à
morey-saintdenis.
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plus modestes. Sauf offense, force est
de constater qu’il était à la traîne des
autres grands crus. Mais c’était hier.
Avant l’avènement d’une nouvelle génération à la tête des affaires familiales.
Avant la vente de la maison de négoce
au groupe Boisset en 1997 (pas le vignoble, fort de 18 autres hectares en
Beaujolais et Mâconnais). Et avant le
recrutement d’un nouveau régisseur
en 1995, Sylvain Pitiot, gentleman vigneron en pantalon de velours et veste
de tweed, mélomane aux yeux aiguemarine, chargé de faire briller ce bijou
mal serti dans une parure de pacotille.
Grâce à ce gestionnaire scrupuleux, réticent à ouvrir ses bouteilles même
pour les dégustations (“Je n’aime pas en
ouvrir de trop”), le joyau a retrouvé sa
place dans le rang des perles bourguignonnes, aux côtés des richebourgs,
musigny, bonnes-mares ou grands
échezeaux. À commencer par son prix,
qui a presque triplé.
Le millésime 2009, “comparable à
2005 grâce à une courageuse et sévère vendange en vert”, estime Sylvain Pitiot,
vient d’être fixé à 270euros. À ce prix, le
client est roi. Lors de notre passage,
l’un d’eux venait de renvoyer deux
jeunes bouteilles pour qu’on lui refasse
les étiquettes, où l’on pouvait discerner
un impact de quart de tête d’épingle.
Soit. À ce niveau, on se doit d’être à l’écoute…
“Le Clos n’était pas vendu à son juste prix, les gens se sont habitués à ne
pas le payer assez cher”, constate l’artisan de cette formidable montée en gamme. Sourd aux critiques, il hausse les tarifs d’année en
année, ajoutant, non sans malice, que “contrairement aux Bordelais,
qui jouent au yo-yo avec le cours des millésimes, il n’est pas question de
baisser les prix !” Le contrat de distribution de dix ans signé avec
Boisset au moment de la transaction a pris fin en 2006. Le Clos a
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Sur le marché de l’art
« est-ce qu’on note une symphonie de beethoven? pour moi, la
meilleure note, c’est le prix, comme sur le marché de l’art. »
coupé avec le négoce et Tart, objet
d’un engouement soudain, a conquis
ses lettres de noblesse.
sifs. La statuette a passé plusieurs siècles dehors, dans une niche haut perchée, à souffrir de la pluie et du gel, sauf
sa longue chevelure dans son dos, protégée des outrages du temps. Un jour,
pour un journaliste qui voulait la photographier, Sylvain Pitiot a fait donner
la grande échelle par un pompier. Il
s’est rendu compte que la dame était
en bois et, après expertise, qu’elle datait
du XIVe siècle. On l’a rentrée au chaud
près du pressoir, tandis qu’une copie
exécutée par les ateliers du Louvre a
pris sa place dans la niche.
Ces nobles restaurations sont chères
à l’esthète – qui a aussi fait de Tart un
mécène du festival de musique de
chambre du Clos de Vougeot –, mais il
ne les a entreprises qu’une fois les questions techniques résolues. “Il n’y a pas
de grands vins sans gros moyens”, affirme
le régisseur, proche en cela des Bordelais, “dont l’adage veut qu’ils fassent du vin
avec de l’argent, tandis que les Bourguignons font de l’argent avec du vin…
Quand je suis arrivé en 1996, la famille
venait de décider de très lourds investissements.”Dix ans de travaux pour moderniser l’outil de production, financés par
l’argent frais de la transaction avec
Boisset et la liquidation des stocks. “On
croulait sous les bouteilles. Il a suffi de communiquer un peu : on a vendu trois récoltes en un an. Cela a payé les travaux, mais on a vidé la cave.” Sylvain
Pitiot s’attache à la reconstituer en gardant par-devers lui 5 à 10 %
de la production annuelle.
Par dix mètres sous terre, dans le rocher, sous les doubles voûtes
des caves du XIXe siècle qui sentent la morille, quelques exemplaires esseulés de 2007 et 2008 attendent encore que leurs propriétaires, retardataires, en prennent livraison. Mais le régisseur intraitable a mis les scellés sur les années précédentes. “Le 2005, on
l
e Clos, modèle de sobriété,
se dresse au milieu du village. La rue principale bute
sur sa plaque gravée et son
impeccable mur d’enceinte récemment restauré. Son kilomètre deux
cents, en briquettes calcaires taillées à
la main, court tout autour de la
parcelle : 300 mètres de long, 250 de
large, un rectangle parfait de 7 hectares
en milieu de coteau (le plus vaste
grand cru monopole de la Bourgogne). Un chantier de quatre ans et
d’un million d’euros pour le plaisir
d’honorer la tradition bourguignonne :
“Il ne change rien à la qualité du vin, mais
il entre quand même dans le prix final”,
constate Sylvain Pitiot, pour qui “le vin
est le marqueur d’une civilisation. Pour
payer une bouteille 300 euros, il faut être
conscient qu’elle procède d’une histoire,
d’une culture, que c’est une œuvre d’art.” Il
déteste les notes et voudrait pouvoir
s’en “contrefoutre”, à l’image de la Romanée-Conti. “C’est un monde d’émotions, comme la peinture ou la musique.
Est-ce qu’on note une symphonie de Beethoven, un requiem de Berlioz ? Pour moi, la
meilleure note, c’est le prix, comme sur le
marché de l’art.”
Les bâtiments du Clos, pierres blanches sans fioritures et volets
plus rouges qu’un jeune bourgogne, n’ont jamais été conventuels
malgré leur austérité toute monacale. L’aile la plus ancienne date
du XVIe siècle. Elle abrite un vieux pressoir dit “perroquet”, lourde
machinerie archaïque et puissante, complètement imbriquée
dans la charpente du bâtiment. Il a fonctionné jusqu’en 1924. La
Vierge de Tart, emblème du domaine, veille sur ses rouages mas-
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Des valeurs partagées
didier mommenssin, le propriétaire: « je ne l’ai pas recruté pour
son cv mais pour les valeurs qu’il porte et que je partage. »
n’y touche plus avant 2020.” Il vient
d’inaugurer un catalogue de vieux millésimes avec 2 000 flacons de son premier Clos de Tart, en 1996. Les autres
suivront. Pas question en revanche de
ponctionner la “librairie familiale”, des
incunables indébouchables conservés
pour la postérité.
Rien ne prédestinait Sylvain Pitiot,
ingénieur topographe angevin, à prendre les rênes de cette maison (si ce
n’est un écho historique avec le géomètre Monge). Il n’est pas né dans une
barrique, pas plus qu’il n’est œnologue.
Sa famille entretenant des liens d’amitié avec le clan Prieur à Meursault, il
vint donner un coup de main pour les
vendanges en 1972. Il tomba conjointement amoureux de la vigne et de la
fille de Pierre Poupon, négociant, “écrivin” de la Bourgogne et régisseur de l’illustre maison. Marié puis jeune papa,
l’ingénieur envoya balader le tachéomètre pour retourner au lycée – viticole – près de Mâcon afin d’apprendre
les rudiments du métier. Les héritiers
Prieur étant déjà nombreux, il préféra
s’éloigner de la famille de sa femme,
travaillant deux ans comme ouvrier viticole à Volnay avant d’être promu en
1977 chef de culture au château de
Chorey-lès-Beaune, puis en 1983 vigneron des Hospices. Une place
convoitée, honorifique et rémunératrice, grâce à un pourcentage
sur la vente aux enchères. Cela lui permit de louer des vignes à
Aloxe-Corton pour faire son vin, vendu au négoce à bon prix.
Cette vie dura douze ans, pendant lesquels cet homme fin et
cultivé s’endurcissait le cuir dans les travaux de la vigne le jour, et
passait des nuits blanches sur son grand œuvre de cartographie
des climats bourguignons. “Complètement périmées, les cartes les plus
récentes dataient de 1942.” Le topographe qui sommeillait a refait
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surface. Il a repris de zéro l’inextricable
mosaïque des crus, arpentant chaque
parcelle et s’enfermant au cadastre
pour reconstituer les plans. Un travail
de titan, commencé en 1978, publié
dans l’Atlas des grands vignobles de Bourgogne en 1985, réédité en 1999 : une
nomenclature exhaustive des lieuxdits et des “climats” des AOC de la
Côte-d’Or, avec une cartographie intégrale des 34 villages viticoles. Il a
aussi pris en 1992 la succession de son
beau-père à la rédaction encyclopédique de l’ouvrage Les Vins de Bourgogne, réimprimé quatorze fois depuis
1952, vendu à plus de 200 000 exemplaires, traduit en anglais, allemand, coréen, japonais, et bientôt chinois.
e
n 1995, apprenant par un
ami le départ à la retraite
du régisseur du Clos de
Tart, Sylvain Pitiot envoit
sa candidature spontanée à Didier
Mommessin dans une lettre joliment
tournée. “Son profil était atypique, je
cherchais autre chose qu’un cultivateur. Je
ne l’ai pas recruté pour son CV mais pour
les valeurs qu’il porte et que je partage, sa
hauteur de vue et son envie de progresser”,
explique le propriétaire. Aux Hospices
de Beaune, on n’était pas mécontent
de voir partir cet ouvrier d’extraction
bourgeoise, intellectuel déguisé en vigneron, qui savait un peu
trop bien défendre la cause des employés…
Son arrivée conjuguée aux travaux de modernisation a profondément modifié la production, bien que le régisseur assure qu’ “il n’y a
pas eu de révolution dans la manière de faire du vin depuis les Égyptiens,
seulement des ajustements”. Le Clos ancienne version, faute de bénéficier de toute l’attention de la famille, occupée à vendre 20 millions
de cols par an, restait artisanal, empirique. “Déficit de maîtrise”,
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Pas de grand vin sans rigueur
tout autour de
la parcelle
court un mur
de briquettes
calcaires
taillées à la
main, sur
300 mètres de
long et
250 mètres
de large, un
rectangle
parfait de
7 hectares.
« on fait un sacrifice en cédant au négoce quelques hectolitres qu’on pourrait vendre chèrement en premier cru... »
reconnaît Didier Mommessin. “On surveillait moins les rendements, la vinification
était plus courte, on extrayait moins de tanins, les vins manquaient de structure. Ils
avaient l’élégance mais pas la puissance”,
confesse-t-il. D’où leur réputation féminine, pas seulement due aux moniales
de Tart. Le Clos nouveau, régenté par
un ingénieur méticuleux, précis, posé et
pondéré, a rejoint les pointures plus robustes, sans perdre l’arôme de rose qui
éclôt en fin de bouche, derrière le fruit
noir, le boisé raffiné, la matière soyeuse
et les tanins veloutés de sa robe rouge
profond, brunie comme du tabac séché.
ment en remontant la température.
“Cela lui permet de puiser dans sa lie plus
d’onctuosité et de suavité. Ici, on n’aime
pas que les choses se fassent rapidement.
Le vin passe dix-huit mois en fûts neufs,
on n’est pas pressés. Il lui faut du temps
pour digérer tout ce bois.” Après assemblage, il n’est même pas nécessaire de
clarifier ce jus parfaitement décanté !
“Je fais le vin que le terroir m’impose, avec
le pinot le plus mûr et le plus sain possible,
affirme son tuteur, plus que son auteur. Je ne cherche pas à lui donner un
quelconque caractère qu’il n’a pas déjà
dans ses gènes.”
Tatillon, intransigeant, Sylvain Pitiot
ne laisse rien au hasard. “Il n’y a pas de
grand vin sans rigueur. L’à-peu-près se détecte tout de suite. On fait un sacrifice en cédant au négoce quelques hectolitres qu’on
pourrait vendre chèrement en premier cru.
C’est le prix de la rigueur. Pas de grand vin
sans risque non plus. On en prend de gros
quand on effeuille en juin et qu’on vendange vert en juillet.”
Les 20 000 bouteilles, sévèrement
contingentées, réparties en allocations
âprement négociées, se vendent à 85%
à l’étranger. Les particuliers ne peuvent
pas en emporter plus de douze par an.
Emballées dans du papier de soie et de
la paille, elles ne quittent pas le domaine sans leur code à vingt caractères
gravé au laser dans le verre. Initiales de l’acheteur, cuvée, format,
millésime, ces références assurent la traçabilité. “On essaie de l’étendre aux clients de nos importateurs, en marquant aussi les caisses. Audelà du deuxième intermédiaire, ce n’est plus la peine, le marché parallèle n’est plus une menace”, estime Sylvain Pitiot, intraitable sur les
moindres détails. Les bouteilles du Clos de Tart sont précieuses.
Et le gardien du temple veille… e
l
e rendement ne dépasse
plus 30 hectolitres par hectare. La vigne, replantée par
les Marey-Monge après le
phylloxéra, n’est pas orientée dans le
même sens que ses voisines. Ses rangs
perpendiculaires à la pente, suivant les
courbes de niveau pour retenir la terre,
rendent périlleux le passage des tracteurs. La charrue est montée comme le
dahu, avec un côté plus haut que l’autre!
Le Clos, organisé avec une précision
mathématique, abscisse et ordonnée
pour chaque pied, n’a pas le label bio
mais pratique une culture “naturelle et
durable”. Sylvain Pitiot a abandonné
les clones et constitué une vigne mère à
partir de plans issus de la parcelle pour respecter au plus près le patrimoine génétique de la maison. De tâtonnements en expériences, il a identifié six microparcelles géologiques à l’intérieur du
vignoble, vinifiées séparément, ainsi que le vin de presse (vendu en
vrac) et celui des jeunes vignes (deuxième cuvée La Forge de
Tart). La fermentation en cuves dure trois semaines à un mois.
L’élevage commence dans un cellier climatisé à 5 °C afin de retarder la fermentation malolactique, enclenchée progressive-
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(Bon à savoir, page 128)
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