Tartuffe, III, 3, vers 933 à 960. 933 935 940 945 950 955 960 Tartuffe

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Tartuffe, III, 3, vers 933 à 960. 933 935 940 945 950 955 960 Tartuffe
Tartuffe, III, 3, vers 933 à 960.
Tartuffe (à Elmire)
933
935
940
945
950
955
960
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles
n’étouffe pas en nous l’amour des temporelles ;
nos sens facilement peuvent être charmés
des ouvrages parfaits que le ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
mais il étale en vous ses plus rares merveilles :
il a sur votre face épanché des beautés
dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés,
et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
sans admirer en vous l’auteur de la nature,
et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
ne fût du noir esprit une surprise adroite ;
et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
que cette passion peut n’être point coupable,
que je puis l’ajuster avecque la pudeur,
et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande ;
mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
et rien des vains efforts de mon infirmité ;
en vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
de vous dépend ma peine ou ma béatitude,
et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
heureux, si vous voulez, malheureux, s’il vous plaît.
Etude succincte de la première tirade de Tartuffe.
Qu’y a-t-il d’intéressant à commenter dans ce passage à propos 1°) du lexique ? 2°) de l’énonciation pronominale ? 3°)
de la rhétorique hyperbolique ?
1°) Lexique habilement mêlé de la déclaration amoureuse, du corps ou du bonheur terrestre, et de la dévotion, de la
vertu, ou de la foi, mélange donné dès le début de la tirade avec les deux mots-clés qui riment, la répétition explicite du
terme « amour », et la répétition implicite du terme « beautés » :
« L’amour qui nous attache aux beautés éternelles / n’étouffe pas en nous l’amour des temporelles ; »
Vocabulaire de l’amour physique et de la passion :
« L’amour » « beautés » « l’amour » « sens » « charmés » « attraits » « merveilles » « votre face » « beautés » « les
yeux » « les cœurs » « transportés » « voir » « admirer » « amour » « mon cœur » « ardeur » « mon cœur » « ô beauté
toute aimable » « passion » « mon cœur » « ce cœur » « mes vœux » « mon espoir, mon bien, ma quiétude » « ma
béatitude » « heureux »
Vocabulaire de la religion, de la morale :
« éternelles » « ouvrages parfaits » « le ciel » « créature » « l’auteur de la nature » « lui-même » « noir esprit » « mon
salut » « coupable » « pudeur » « je le confesse » « l’offrande » « bonté » « infirmité »
Des mots servent de pont entre les deux lexiques, car ils peuvent appartenir aux deux domaines, avec une ambiguïté
intéressante pour certains d’entre eux :
« l’amour » « ouvrages parfaits » « parfaite créature » « admirer » « coupable » « je le confesse » « l’offrande »
Un autre lexique apparaît important, celui de la réflexion :
« D’abord j’appréhendai » « mon cœur se résolut » « vous croyant un obstacle » « Mais enfin je connus » « et c’est ce
qui m’y fait abandonner mon cœur »
Donc on peut en conclure simplement que Tartuffe est très habile, donne l’impression d’avoir mûrement réfléchi et pesé
ses mots, et se dévoile tout en restant dans une posture prudente, car à tout moment ses paroles peuvent être ramenées à
une intention bien-pensante, du moins jusqu’au vers 955, où il demande explicitement à Elmire de décider de son
bonheur.
2°) Les pronoms de la première personne passent du pluriel de généralité au singulier de Tartuffe. Le passage se fait très
rapidement, après trois vers au pluriel (933-935), l’occurrence suivante (941) est au singulier :
« L’amour qui nous attache » « nos sens » « n’étouffe pas en nous » / « et je n’ai pu »
Les pronoms de la deuxième personne passent du pluriel vague incluant la troisième personne (les femmes ?) au pluriel
de politesse désignant Elmire précisément, comme appartenant à une catégorie, puis comme personne visée par
Tartuffe, grâce à l’utilisation du pluriel de politesse. Le passage se fait très rapidement, en deux vers consécutifs :
« Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ; / mais il étale en vous »
Ce qui est intéressant c’est d’observer les expressions dans lesquelles les deux personnes sont dites, de manière plus ou
moins proche :
« et je n’ai pu vous voir, parfaite créature, / sans admirer en vous l’auteur de la nature, » : soumission de Tartuffe à
Dieu, par l’intermédiaire d’Elmire, dans une sorte d’équation à l’hémistiche.
« à fuir vos yeux mon cœur se résolut / vous croyant un obstacle à faire mon salut » : crainte de Tartuffe devant Dieu,
par l’intermédiaire du corps d’Elmire, dans la métaphore de l’obstacle.
« mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté, / et rien des vains efforts de mon infirmité ; / en vous est mon espoir,
mon bien, ma quiétude, / de vous dépend ma peine ou ma béatitude, / et je vais être enfin, par votre seul arrêt, /
heureux, si vous voulez, malheureux, s’il vous plaît. » : explicitation de la soumission totale du demandeur à la
destinataire du discours, pareillement à ce qui se ferait dans une prière à Dieu.
On constate que ces phrases sont vers la fin du discours, et constituent la demande de réciprocité amoureuse, alors qu’au
début il y a une certaine indécision ou ambiguïté :
« il a sur votre face épanché des beautés / dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés » : Tartuffe est inclus dans
les yeux et les cœurs
« sentir mon cœur atteint, / au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint » Elmire est incluse dans la série des
portraits de Dieu (l’homme et la femme ont été faits à son image …)
De plus certaines phrases intermédiaires laissent soigneusement en silence une des deux personnes, Tartuffe, évoqué par
un pronom de substitution :
« cette passion peut n’être point coupable, / que je puis l’ajuster avecque la pudeur, / et c’est ce qui m’y fait
abandonner mon cœur » : cette passion englobe obligatoirement les deux personnes, sujet et objet, et le cœur est
seulement celui de Tartuffe. De plus l’hypothèse de l’adultère est en filigrane, avec le terme « coupable ».
« Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande / que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande » : ce cœur est celui
de Tartuffe, et l’addition des deux phrases donne la solution de l’équation, au cas où ce ne serait pas encore assez clair
pour Elmire …
donc on peut en conclure que l’habile mélange des pronoms est un moyen de déclarer sa flamme, d’unir les deux
personnes par des liens mixtes, religieux, sentimentaux, idéaux et réalistes à la fois.
3°) La rhétorique de Tartuffe est assez hyperbolique, aussi bien lorsqu’il évoque les créatures en général que les
charmes d’Elmire :
« ouvrages parfaits » « ses plus rares merveilles » « parfaite créature » « les cœurs transportés » « d’une ardente
amour » « au plus beau des portraits » « ô beauté toute aimable » « une audace bien grande » « des vains efforts de
mon infirmité »
Adjectifs valorisants : « parfaits » « rares » « parfaite » « beau »
Adjectifs intensifs : « des vains efforts de mon infirmité »
Superlatifs : « ses plus rares merveilles » « au plus beau des portraits »
Tournures adverbiales intensives : « ô beauté toute aimable » « une audace bien grande »
Métaphores de l’excès amoureux : « les cœurs transportés » « d’une ardente amour »
Métaphores de l’objet aimé : « ouvrages parfaits » « ses plus rares merveilles »
Il s’agit tout simplement des codes madrigalesques de la déclaration amoureuse, consistant à flatter la personne aimée, à
la placer au-dessus du lot commun des femmes, et à faire l’éloge par amplification du sentiment éprouvé, de manière à
ne laisser aucun doute sur sa réalité, et de manière à faire entendre qu’il s’agit d’une force à laquelle on ne peut résister.
Étant donné que cette force est mixte, mi-religieuse mi-charnelle, sa puissance est encore plus grande, on pourrait le
voir avec l’emploi des tournures négatives.
C’est la tragédie du dévot amoureux …