Tartuffe Sortie Budé-4

Transcription

Tartuffe Sortie Budé-4
Sortie Budé du 9 mai 2014
Représentation du Tartuffe à l’Odéon, salle des ateliers Berthier (mise en scène de Luc
Bondy)
--------------------------------------------------------------------------------------------------------- Présentation de la pièce
Notre première rencontre avec ce monument du patrimoine classique a en
principe eu lieu voilà fort longtemps, lorsque nous hantions nos lycées respectifs. Nous
en connaissons tous deux célèbres répliques – Couvrez ce sein que je ne saurais voir, et
Ah pour être dévot je n’en suis pas moins homme ! – sans oublier le clou de la comédie,
une scène hilarante et osée où le mari sous la table assiste à la séduction de sa propre
femme. Le reste, à moins que vous n’ayez suivi les multiples mises en scène qui n’ont
jamais cessé, est peut-être plus flou.
Sur l’amicale injonction d’Alain Malissard, me voici chargée de vous rappeler
l’intrigue, mais je voudrais aussi préciser l’intéressant contexte qui présida à sa
création, impliquant des jeux de pouvoirs au plus haut sommet de l’État, et valant à
Molière des années de harcèlement. Je montrerai enfin comment la pièce reste de la
plus parfaite actualité, pouvant même soutenir de transparentes lectures freudiennes.
1. L’histoire et le personnage principal
1.1. Le sujet
Tartuffe, un jésuite dévot, entre dans une famille bourgeoise comme directeur de
conscience. En réalité, il tente de séduire la maîtresse de maison, Elmire, et veut
s’emparer de la fortune de son hôte, Orgon, aux dépens de Damis le fils héritier.
Machiavélique entreprise, qui sera tout près d’aboutir.
1.2. Analyse
rapide des actes
Le génie de Molière éclate dès la scène d’exposition, l’une des plus talentueuses du
répertoire. Déjà deux clans s’affrontent, au sujet de Tartuffe, sujet brûlant d’emblée :
d’un côté l’antique Mme Pernelle, mère d’Orgon, bougonne et butée, défendant bec et
ongles la perfection du saint homme ; de l’autre sa belle-fille, son petit-fils, sa petite
fille, fort réticents au sujet de leur nouveau confesseur. Le spectateur attend les indices
qui lui permettront de choisir son camp, de déceler quelle est la vraie personnalité de
Tartuffe – même s’il a spontanément envie de se ranger du côté des jeunes gens, et non
1 de l’irascible vieille. Or, coup de maître du dramaturge : Tartuffe n’apparaîtra qu’à la
scène 2 du IIIème acte, retardement unique dans le théâtre classique (il ne sera battu que
par Godot, l’absent définitif, au XXème siècle).
Entre temps, on aura appris qu’Orgon s’oppose à ce que sa fille Mariane épouse
Valère, le jeune homme qu’elle aime et qui l’aime (thème classique du mariage
contrarié). On découvre un tyran domestique, qui de surcroît, horreur, s’est mis en tête
de donner sa fille à Tartuffe, dont il s’est lui-même entiché jusqu’à l’aveuglement.
Quand s’ouvre l’acte III, Tartuffe n’apparaît que parce que la sage Elmire l’a
convoqué, afin de le dissuader d’accepter pareille union. Le spectateur est
immédiatement édifié, en voyant le dévot déclarer sa flamme à son hôtesse sans se
départir jamais d’un discours religieux, où l’érotisme côtoie les formules mystiques.
L’intervention de Damis, le fougueux fils, interrompt l’entrevue et l’acte IV précipite
les événements.
Le mariage de Mariane et Tartuffe est imminent ; chacun est désespéré, sauf Orgon,
aux anges, et Tartuffe, feignant d’obéir (« Hélas, très volontiers », murmure-t-il…).
C’est alors qu’Elmire a l’idée d’un plan héroïque susceptible de déciller son pauvre
mari : « Si je vous faisais voir qu’on vous dit vérité ? ». Elle l’invite à se cacher sous
une table en précisant bien : « Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez… »,
puis elle fait venir Tartuffe, de plus en plus entreprenant. Point culminant de la pièce,
qui va basculer dans la tragédie : le faux dévot a tout prévu. Une fois confondu, il a
assez exploité avant ce jour la bêtise de son hôte pour que celui-ci lui ait confié ses
biens et même une compromettante cassette : c’est donc la famille d’Orgon qui se
retrouve chassée de sa propre demeure par l’imposteur maître des lieux.
Seule l’arrivée d’un représentant royal rétablira in extremis la situation (intervention
quasi divine, émanant du roi Soleil) et l’hypocrite sera enfin puni, tandis que Mariane et
Valère verront leurs vœux couronnés.
2. Les divers contextes
2.1. Le rôle des Jésuites
On sait que le roi règne en vertu du droit divin. Son règne venant de Dieu, l’Église
va représenter un véritable pouvoir auquel le monarque doit obéissance. Toutefois ce
dernier refuse d’obéir au pape et d’installer l’Inquisition dans son royaume. Rome
réagit en soutenant l’ordre des Jésuites et favorisant l’implantation de sociétés secrètes,
comme la Compagnie du Saint Sacrement (1629). Cette compagnie constitue un parti
politique qui combat Richelieu, Mazarin, puis le jeune Louis XIV. Désavoués par le
roi, les dévots entrent finalement dans une semi-clandestinité, et sous couvert de charité
publique, s’efforcent de tenir le pouvoir en dirigeant l’opinion. Par ses directeurs de
2 conscience, la compagnie secrète s’insinue dans les familles pour régenter les esprits et
les mœurs, quitte à utiliser chantage, dénonciation en justice - surtout contre les
libertins, qui blasphémaient et se battaient en duel, et même contre les femmes trop
coquettes qu’on dénonçait aux maris… Leurs fichiers de renseignements étaient
redoutablement au point.
Cette cabale recrutait beaucoup dans la noblesse, celle d’opposants ambitieux qui
conspiraient ainsi de manière voilée contre la jeune monarchie. En la dénonçant,
Molière prit ouvertement parti pour le roi et les honnêtes gens, encourant par là même
des risques certains.
2.2. La
genèse de la pièce
C’est l’acharnement de la cabale contre L’École des Femmes (1662) qui donna à
Molière l’idée de son personnage de Tartuffe. Il y eut trois versions successives, objet
chacune d’incessantes tracasseries. De la première (1664), en trois actes, nulle trace :
le 12 mai, la cabale laisse jouer la pièce qui plaît beaucoup au roi. Le lendemain, elle le
presse tant que le roi doit composer avec ce puissant parti, et c’est l’interdiction.
La mère du roi, la très dévote Anne d’Autriche, meurt en 1667. Molière refait une
mouture adoucie, avec un nouveau titre : L’Imposteur, et le personnage de Panulphe,
qui n’est plus homme d’église. Mais le roi fait la guerre au loin, et les dévots ont champ
libre pour l’interdire !
Un an plus tard – nous sommes maintenant en 1668 – les remaniements forcés ont fait
mûrir la pièce, le rythme s’est animé, le ton est meilleur. Et Tartuffe n’est plus qu’un
laïc austère, directeur de conscience, comme il s’en trouvait dans les familles aisées
ayant recours à des confesseurs personnels. Le roi prodigua sa protection à Molière et
le succès fut vif, une fois la victoire acquise : le dramaturge avait vengé la Cour d’une
odieuse oppression et d’une secte parasite. Mais il l’avait payé cher. Ce combat lui
valut pourtant deux autres de ses chefs d’œuvre, écrits entre temps, traitant aussi de
l’hypocrisie, Don Juan et Le Misanthrope.
3. Quelques aspects du Tartuffe
3.1. La puissance théâtrale
Revenons un instant sur le génial retard de l’entrée en scène du protagoniste
attendu. Il crée bien sûr une intense suspension d’intérêt et tend le drame d’un ressort
inégalé. Mais il révèle aussi la difficulté à présenter un hypocrite au théâtre : ὑποκριτής,
[hupokritès] en grec, signifie… « le comédien », celui-là même qui dans le théâtre
antique portait un masque, attaché immuablement à un type de personnage. Comment
au théâtre où l’on joue, représenter un personnage qui joue à un second degré ? Ainsi le
3 dispositif des deux actes précédents a pour but de nous donner les moyens de décrypter
le personnage, de nous faire comprendre sa duplicité.
Nous avons en effet eu loisir de vérifier qu’Orgon est un faible, sous des dehors de
tyran, facile à manipuler ; que la servante Dorine, fine et la langue bien pendue, n’est
pas susceptible de s’en laisser compter ; qu’Elmire est un modèle de raison ; et
l’hypocrite se révèle lui-même clairement dès sa première réplique : « Laurent, serrez
ma haire avec ma discipline ». Quel religieux sincère oserait ainsi étaler ses pratiques
mortificatoires ? La scène du mouchoir tendu à Dorine confirme notre diagnostic : Ce
n’est pas l’âme de Tartuffe qui est blessée par la vue du sein généreux, mais sa
concupiscence réelle qui est stimulée ! C’est bien un imposteur…
Enfin, à l’évidence, Tartuffe « brille par son absence », ou plutôt sa présence en creux
s’insinue partout, les conversations, les préoccupations, les esprits : pertinente
métaphore des méthodes de la Compagnie du Saint Sacrement, œuvrant dans l’ombre,
en silence, mais avec une implacable efficacité…
3.2. Une
lecture moderne
Pour terminer, je voudrais insister sur un tout autre aspect de la pièce. Il est en effet
inutile que je souligne les échos religieux, politiques, sociétaux que cette pièce âgée de
350 ans offre encore aujourd’hui : vous lisez les journaux et suivez les ravages des
mensonges d’État, scandales et fanatismes de la planète.
J’attire votre attention sur l’intelligence de Molière, qui a créé un Tartuffe ne se
trompant pas de cible : l’imposteur a repéré une famille qui ne va pas bien, et qui de ce
fait présente une faille dont il pourra profiter. D’une certaine manière, il va révéler le
dysfonctionnement familial parce qu’il est l’étranger qui vient perturber la donne.
Visiblement, Orgon et Elmire ne forment plus un couple : Orgon n’a aucun respect
pour sa femme (s’il sort de sous la table à l’acte IV, c’est uniquement lorsqu’il entend
Tartuffe dire du mal de lui !). C’est un homme-enfant sous la coupe d’une mère
abusive, traditionaliste, et il ne sait pas rendre sa fille heureuse, lui faisant épouser
l’homme qu’il aime lui, à l’évidence. Dorine l’exprime sur le mode de la plaisanterie,
fort révélatrice :
« Et que si son Tartuffe est pour lui si charmant / Il le peut épouser sans nul
empêchement. »
J’ai beaucoup trop parlé. Je vous laisse maintenant le soin de redécouvrir des
alexandrins parfaits, et l’esprit du grand siècle qui nous réconcilie avec le beau langage.
Nicole LAVAL-TURPIN
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