2011-Theatre-Analyse Tartuffe-Freda

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2011-Theatre-Analyse Tartuffe-Freda
Le Tartuffe de Molière
Acte IV, scènes V et VI
Alain Guerry
La Manufacture HETSR
Lausanne, mars 2011
MOLIÈRE, Œuvres complètes I, (FORESTIER, Georges et BOURQUI, Claude éds.) Bibliothèque de la
Pléiade, Paris, Gallimard, 2010.
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Quel tour de force que celui qu’accomplit Molière lorsqu’il écrit la
comédie Le Tartuffe ou L’Imposteur en 1664 ! Il reprend alors à son compte le
motif traditionnel du mari cocu, motif omniprésent dans les farces d’alors — et
plus généralement dans toutes les formes de théâtre comique depuis
Aristophane — pour le détourner habilement et en faire un brûlot anti-dévots.
C’est principalement la scène dite «de la table», l’une des plus célèbres du
répertoire français, qui fait écho le plus fortement à ce topos du mari caché dans
l’armoire surprenant sa femme en compagnie d’un amant. Mais tout le sel de
ladite scène tient dans le fait qu’ici c’est bel et bien Elmire qui cache son mari
Orgon sous la table 1, afin que celui-ci surprenne son admirateur, Tartuffe,
personnage éponyme dont Molière a retardé l’apparition au IIIe acte, pour
l’entourer d’une aura de mystère.
En effet, derrière la façade vertueuse et dévote de Tartuffe, cet homme
dont Orgon s’est entiché au point de l’héberger et d’en faire son confident, son
directeur de conscience puis son héritier2, se cache un hypocrite3, «un fourbe
renommé4» qui va prendre progressivement possession de tous les biens
d’Orgon5, après avoir obtenu la main de sa fille et courtisé sa deuxième femme,
Elmire. L’intervention finale du Roi, par l’intermédiaire de l’Exempt6, permettra
de rétablir Orgon et de punir Tartuffe. Fin heureuse donc, aux traits de deus ex
machina, où la censure répétée de la pièce n’est certainement pas innocente.
MOLIÈRE, «Le Tartuffe ou L’Imposteur», in Œuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris,
Gallimard, 2010, Acte IV, scène 4.
1
2
Op. cit., Acte I, scène 2 puis Acte III, scène 7.
3
Op. cit., Acte I, première scène, v. 70.
4
Op. cit., Acte V, scène 7, v. 1923.
5
Op. cit., Acte IV, scène 7.
6
Op. cit., Acte V, scène 7.
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Mais le vrai dénouement de la pièce se produit lorsque Orgon ouvre enfin
les yeux sur la nature véritable de Tartuffe. Une confrontation crue à la réalité
est la seule possibilité de l’amener à cette prise de conscience, tant il est
obnubilé par son ami, «[s]on frère 7». C’est ainsi qu’Elmire cache Orgon sous la
table8, après lui avoir promis qu’elle pourrait prendre Tartuffe en défaut. Au
cours de la cinquième scène du IVe acte, Orgon assiste donc, caché, au dialogue
entre Elmire et Tartuffe. Cet entretien est l’écho de la scène centrale de la pièce
(la troisième scène du IIIe acte) où Tartuffe révèle son amour à Elmire et lui
propose d’entretenir une relation secrète. Sans qu’Elmire ait répondu
clairement, Damis les surprend et en informe son père9. Mais la situation finit
par tourner à l’avantage de Tartuffe au sortir du IIIe acte.
Elmire se permet donc de tirer profit de cette situation (cette absence de
réponse) lorsqu’elle fait appeler Tartuffe, en quelque sorte pour la reconstitution
de leur précédente rencontre. Cela lui permettra d’appâter Tartuffe.
ELMIRE. «Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite, […]10» (à Orgon)
ELMIRE. «L’on a des secrets à vous y révéler11.» (à Tartuffe)
Elle l’enjoint également à s’assurer qu’ils ne peuvent être entendus (ce qui
s’était produit au cours de leur précédent entretien) et lui fait une déclaration
d’amour à mots suffisamment couverts pour qu’ils puissent à la fois préserver
la bienséance et susciter l’adhésion de Tartuffe.
ELMIRE. «Quelque raison qu’on trouve à l’amour qui nous dompte,
On trouve à l’avouer toujours un peu de honte12 ; […]» (à Tartuffe)
7
Op. cit., Acte III, scène 7.
8
Op. cit., Acte IV, scène 4.
9
Op. cit., Acte III, scènes 4 à 6.
10
Op. cit., Acte IV, scène 4, v. 1373-4.
11
Op. cit., Acte IV, scène 5, v. 1388.
12
Op. cit., Acte IV, scène 5, v. 1417-8.
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Elle tente ensuite de calmer ses ardeurs, alors qu’il se fait de plus en plus
pressant, en blâmant d’abord la vitesse à laquelle il entend jouir de ses faveurs,
puis la violence de son désir. Il s’agit ici d’un pastiche : ces critiques pourraient
être celles d’un traité de séduction. Elles sont aussi l’occasion de pousser
Tartuffe dans ses retranchements rhétoriques et lui faire justifier le péché, à lui,
le dévot.
ELMIRE. «Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez 13 ?» (à Tartuffe)
Les didascalies nous apprennent qu’Elmire «tousse pour avertir son
mari14 », puis tousse de plus en plus fort jusqu’à ce que Tartuffe lui propose «un
morceau de ce jus de réglisse15» ; allusion scabreuse — que ce mot soit pris au
sens de «bâton de réglisse» (par analogie à la verge) ou au sens de liquide
(séminal) — soulignée par Elmire :
ELMIRE. «C’est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien16.» (Nous soulignons.)
Parallèlement à cette toux, qui permet à Elmire d’attirer l’attention de son
mari, elle développe un système d’énonciation à deux destinataires, Tartuffe en
face d’elle et Orgon sous la table, grâce aux pronoms «on» et «vous», dont les
référents indifférenciés permettent une polysémie d’adresse.
ELMIRE. «On se tue à vous faire un aveu des plus doux ;
Cependant ce n’est pas encore assez pour vous,
Et on ne peut aller jusqu’à vous satisfaire,
Qu’aux dernières faveurs on repousse l’affaire17 ?»
Nous sommes ainsi en présence d’un exemple canonique de théâtre dans
le théâtre. Elmire «joue» la scène à l’intention d’Orgon, en position de
13
Op. cit., Acte 4, scène 5, v. 1419-20.
14
Ibid., v. 1453.
15
Ibid., v. 1498
16
Ibid., v. 1499-1500.
17
Ibid., v. 1455-8.
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spectateur ou, tout au moins, d’auditeur. Elle continue de jouer sur l’ambiguïté
du «on» à la fin de la scène, pour provoquer son mari à interrompre l’entretien
en feignant de succomber aux charmes de Tartuffe :
ELMIRE. «Mais puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire,
Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire,
Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s’y résoudre, et contenter les gens18.»
Constatant l’absence de réaction d’Orgon — qu’on justifie parfois par une
stupeur foudroyante, mais qu’on pourrait tout autant attribuer à une curiosité
érotique — elle envoie Tartuffe s’assurer que son mari n’est pas dans la galerie.
Tartuffe, de son côté, montre de la prudence, au début de la scène, et
demande des gages de sa bonne foi à Elmire. Lui aussi utilise le pronom «on»,
essentiellement pour des adages ayant trait à des vérités générales, mais
également pour s’englober dans un groupe constitué sinon de Dieu, du moins
des censeurs et de la morale :
TARTUFFE. «Si ce n’est que le Ciel qu’à mes voeux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de choses19 , […]»
«Mais on trouve avec lui [le Ciel] des accommodements20, […]»
«De ces secrets, Madame, on saura vous instruire 21 ; […]»
«Oui, Madame, on s’en charge ; et la chose de soi22…»
La fausse dévotion, l’hypocrisie du personnage apparaissent alors dans
toute son ampleur. Personnage dont l’onomastique nous apprend qu’il est un
trompeur, sens original du tartufo italien. Orgon prend également conscience de
son rôle de dupe lorsque Tartuffe le qualifie «d’homme […] à mener par le nez»
18
Ibid., v. 1513-5.
19
Ibid., v. 1481-2.
20
Ibid., v. 1488.
21
Ibid., v. 1493.
22
Ibid., v. 1520.
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qui «voi[t] tout sans rien croire23». Il fait ici référence à la confiance aveugle que
lui voue Orgon, au mépris des mises en gardes de ses propres enfants, de sa
femme et de Dorine, la servante. C’est vraisemblablement dans une forme de
revanche par rapport à cette incrédulité d’Orgon qu’Elmire souhaite prolonger
son supplice dans la scène suivante, lorsque son mari sort de sous la table. On
pourrait à nouveau invoquer quelque curiosité érotique dans cette décision
d’Elmire, mais aucun élément textuel ne nous permet d’appuyer cette
hypothèse — ce serait l’affaire du metteur en scène et de l’actrice de ménager
cette ambiguïté et de décider si celle-ci est feinte pour faire enrager Orgon ou si
elle provient véritablement d’un trouble chez Elmire.
La comédie de caractère, genre prisé par Molière pour ridiculiser les vices
les plus divers, trouve son apogée dans Le Tartuffe, où un homme en apparence
pieux et loyal se révèle dès le départ, au travers des autres protagonistes, un
profiteur parjure. Il est d’ailleurs aujourd’hui croustillant de relever que
l’éditeur a pris bien soin de mentionner, juste au-dessus du vers 1488 où
Tartuffe révèle sa vraie nature, «C’est un scélérat qui parle.» comme si l’ironie
induite sur ses propos par la nature fourbe de leur auteur n’était pas suffisante.
Cela permet également de juger du degré de sensibilité d’un tel sujet à l’époque.
On oublie trop souvent les relations tendues entre l’église et le théâtre24 au
XVIIe, et cette scène d’une hardiesse peu commune a dû nécessiter une bonne
dose de courage et la protection du roi pour être jouée et, qui plus est,
imprimée.
23
Ibid., v. 1524-6.
Le lecteur curieux consultera avec profit et délectation l’ouvrage précieux de Simone de Reyff,
DE REYFF, SIMONE, L’Eglise et le théâtre, Paris, Editions du Cerf, 1998.
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