Arrêt [I]Kerviel[/I] : un revirement qui interroge

Transcription

Arrêt [I]Kerviel[/I] : un revirement qui interroge
Publié sur Dalloz Actualité (http://www.dalloz-actualite.fr)
Arrêt Kerviel : un revirement qui interroge
le 27 mars 2014
PÉNAL | Droit pénal général | Jugement
La Cour de cassation adopte une solution audacieuse, sur le plan médiatique, mais surtout juridique
: elle modifie sa jurisprudence quant à la prise en compte de la faute de la victime d’une infraction
intentionnelle contre les biens.
Crim. 19 mars 2013, FP-P+B+R+I, n° 12-87.416
Chacun se souvient des faits qui ont conduit un jeune trader à répondre devant les juridictions
correctionnelles des infractions d’abus de confiance, d’introduction frauduleuse de données dans un
système automatisé, de faux et d’usage de faux. La condamnation de M. Kerviel de ces chefs à la
peine de cinq ans d’emprisonnement dont deux assortis du sursis par la cour d’appel de Paris n’a
pas, non plus, laissé indifférent.
Le principal apport de cet arrêt réside naturellement dans le revirement de jurisprudence
concernant l’action civile. Il conviendra néanmoins de dire, in fine, quelques mots des autres
moyens qui, s’ils ne prospèrent pas, n’étaient néanmoins pas dépourvus d’intérêt. Au visa de
l’article 2 du code de procédure pénale, la Cour de cassation énonce, dans un bel attendu de
principe, que, « lorsque plusieurs fautes ont concouru à la production du dommage, la
responsabilité de leurs auteurs se trouve engagée dans une mesure dont l’appréciation appartient
aux juges du fond ».
En l’espèce, la cour d’appel avait relevé, d’une part, l’existence et la persistance pendant plus d’un
an d’un défaut de contrôle hiérarchique, négligence qui avait permis la réalisation de la fraude et
concouru à la réalisation du dommage, et, d’autre part, l’absence de profit retiré par le prévenu des
infractions commises. Elle avait également indiqué que, si la défaillance certaine des contrôles de
sécurité de la banque avait été constatée et sanctionnée par la commission bancaire, aucune
disposition de la loi ne permettait de réduire en raison d’une faute de la victime le montant des
réparations dues à celle-ci par l’auteur d’une infraction intentionnelle contre les biens.
Une telle position de la part des juges du fond était tout à fait conforme à la jurisprudence de la
Cour de cassation qui opère un revirement de jurisprudence en rendant, sur ce point, un arrêt de
cassation. Il était, en effet, parfaitement acquis que la négligence fautive de la victime ne permet
pas de réduire son droit à indemnisation dans le cadre d’une infraction intentionnelle contre les
biens. Récemment encore, dans un arrêt du 14 juin 2006, la Cour, au visa de l’article 1382 du code
civil, a cassé une décision des juges du fond ayant réduit le droit à indemnisation d’une société
victime d’un abus de biens sociaux au motif que « la faute de surveillance du conseil
d’administration apparai[ssait] déterminante dans la réalisation du préjudice » (Crim. 14 juin 2006,
n° 05-82.900, D. 2007. 973 , obs. J. Pradel ; AJ pénal 2006. 447, obs. G. Royer ; ibid. 456, obs. G.
Royer ; RSC 2007. 114, obs. A. Giudicelli ; RTD com. 2007. 250, obs. B. Bouloc ).
Rappelons que, par un arrêt de la chambre mixte du 28 janvier 1972, la Cour de cassation avait
admis qu’il puisse y avoir partage de responsabilité entre l’auteur de l’infraction et la victime
(Cass., ch. mixte, 28 janv. 1972, RTD civ. 1972. 406, obs. G. Durry). Cependant, cette solution,
réaffirmée à plusieurs reprises, était cantonnée aux infractions à la personne et exclue s’agissant
des atteintes aux biens (Civ. 2e, 19 juin 2003 [2 arrêts], D. 2003. 2326 , note J.-P. Chazal ; ibid.
2004. 1346, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2003. 716, obs. P. Jourdain ; Dr. et patr. nov. 2003, p. 82
et 83, obs. F. Chabas ; Crim. 7 nov. 2001, n° 01-80.592, D. 2002. 138, et les obs. ; RTD civ. 2002.
314, obs. P. Jourdain ; 10 mars 2004, Bull. crim., n° 64 ; 1er mars 2000, n° 99-80.094, Dalloz
jurisprudence ; 27 mars 1995, n° 94-81.650, Dalloz jurisprudence). Cette dichotomie, curieuse au
premier abord puisqu’elle laisse impunie une faute de la victime, était en réalité la seule à même
d’éviter que l’auteur de l’infraction puisse s’enrichir du fait de son comportement infractionnel. La
Dalloz actualité © Éditions Dalloz 2017
Publié sur Dalloz Actualité (http://www.dalloz-actualite.fr)
Cour de cassation, au soutien de cette solution, indiquait, par le passé, que « le délinquant [est]
tenu à réparation intégrale du préjudice et ne [peut] être admis à tirer un profit quelconque de
l’infraction » (Crim. 27 mars 1973, Bull. crim. n° 150, RTD civ. 1973. 780, obs. G. Durry ; 15 janv.
1974. IR. 41). Or, en l’espèce, les juges du fond avaient parfaitement relevé que le prévenu n’avait
pas tiré profit de ses agissements délictueux : dès lors, il ne pouvait y avoir aucun enrichissement
personnel même après partage de responsabilité.
La portée du revirement interroge donc. En effet, la nécessité (répressive) que le prévenu ne puisse
tirer profit des infractions contre les biens qu’il commet demeure. Est-ce à dire que le partage de
responsabilité en cas de négligence fautive de la victime ne pourrait intervenir que si le prévenu,
comme en l’espèce, n’a pas tiré profit de l’infraction commise ? Une telle solution sacrifierait
quelque peu à l’orthodoxie juridique mais satisferait les objectifs d’efficacité pénale.
Sans doute, la jurisprudence ultérieure permettra de répondre à l’ensemble de ces interrogations :
l’arrêt à venir de la cour d’appel de renvoi est, à cet égard, déjà attendu. On peut utilement relever
que cette solution met fin au paradoxe au terme duquel un défaut de surveillance permettait
d’engager la responsabilité pénale de l’employeur pour des infractions commises par ses salariés
(Crim. 21 nov. 1963, Bull. crim. n° 330 ; 17 oct. 1967, Bull. crim. n° 250 ; 6 mai 1996, Dr. pénal
1996. Comm. 261, obs. M. Véron) mais était insuffisante à réduire son droit à indemnisation
lorsqu’il était lui-même victime (V. infractions de droit commun et droit pénal boursier, Paris, pôle 5,
ch. 12, 24 oct. 2012, n° 11/00404, RSC 2013. 381, obs. F. Stasiak ).
Pour conclure, il convient de dire quelques mots des autres moyens soulevés à l’appui du pourvoi.
Dans son premier moyen, le prévenu critiquait le fait que le rapport, effectué en application des
dispositions de l’article 513 du code de procédure pénale, avait été fait en plusieurs fois,
entrecoupé d’auditions du prévenu et des parties civiles. La Cour de cassation rejette le moyen
indiquant brièvement qu’il résulte des énonciations de l’arrêt que la formalité du rapport a précédé
le débat sur le fond et qu’il n’importe pas que le rapport sur les faits ait été fait en plusieurs fois en
fonction du déroulement des débats. L’article 513 dispose en son alinéa 1er que « l’appel est jugé à
l’audience sur le rapport oral d’un conseiller ; le prévenu est interrogé ». Il s’agit d’une formalité
substantielle dont l’accomplissement constitue un préliminaire indispensable avant tout débat, soit
qu’il y ait lieu de juger le fond du procès, soit qu’il s’agisse de prononcer sur une nullité de
procédure ou sur une question préjudicielle. (Crim. 28 mars 1924, DH 1924. 315 ; 4 août 1938, DH
1938. 352 ; 4 juill. 1962, Bull. crim. n° 234 ; 7 mars 1963, Bull. crim. n° 111 ; 15 déc. 1976, Bull.
crim. n° 366 ; 6 nov. 1984, Bull. crim. n° 334). En revanche, le texte ne précise pas si le rapport doit
être fait in extenso avant que le prévenu soit interrogé : selon la Cour de cassation, ce point n’a pas
d’importance dès lors que la formalité du rapport a précédé le débat sur le fond.
Le deuxième moyen critiquait la caractérisation par les juges du fond du délit d’abus de confiance
au motif que la Société générale, alertée des dysfonctionnements de l’activité de son salarié, avait
connaissance ou aurait dû avoir connaissance de ses activités frauduleuses. La Cour de cassation
rejette le moyen en renvoyant à l’appréciation souveraine des juges du fond.
Le troisième moyen critiquait, par ailleurs, la conformité de l’article 323-3 du code pénal
(introduction frauduleuse de données dans un système automatisé) au principe de légalité des
délits et des peines : le moyen est également rejeté, la Cour de cassation estimant que l’article est
rédigé en des termes suffisamment clairs et précis pour exclure tout risque d’arbitraire.
Enfin, le quatrième moyen critiquait la caractérisation du délit de faux en ce que les courriels fictifs
destinés à masquer les positions prises étaient soumis à vérification par les organes de la banque
ce qui, au terme du pourvoi, excluait que ces écrits puissent être qualifiés de titre au sens de
l’article 441-1 du code pénal. Le moyen ne prospère pas, la Cour de cassation considérant que ces
courriels, censés émaner de tiers et destinés à figurer dans la comptabilité de la Banque, avaient
des conséquences juridiques et étaient de nature à causer un préjudice à la Banque (V., sur ce
point, Rep. pén., v° Faux, par V. Malabat, n° 61).
Dalloz actualité © Éditions Dalloz 2017
Publié sur Dalloz Actualité (http://www.dalloz-actualite.fr)
Site de la Cour de cassation
par Lucile Priou-Alibert
Dalloz actualité © Éditions Dalloz 2017