Grandir au pensionnat au Québec au tournant des années 1950

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Grandir au pensionnat au Québec au tournant des années 1950
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Historical Studies in Education / Revue d’histoire de l’éducation
GROWING UP IN… / GRANDIR EN…
Grandir au pensionnat au Québec
au tournant des années 1950
Micheline Dumont
Une fois l’école primaire terminée, il n’y a même pas de discussions, je vais aller au
pensionnat. Dans ma famille, c’est le chemin de toutes les adolescentes. Les parents
espèrent ainsi que la crise de la puberté se passe en milieu protégé et rigoureusement
encadré. Cette décision, choisie par un certain nombre de familles, a plongé de nombreuses jeunes filles dans la révolte. Pour moi au contraire, elle a représenté un choix
positif. Mes cinq sœurs suivront le même chemin, même si mes parents auront bien
du mal à trouver des pensionnats encore fonctionnels pour la dernière, née en 1950.
En effet, les pensionnats ferment les uns après les autres durant les années 1950,
alors que l’enseignement secondaire public est enfin organisé et rendu accessible,
notamment pour les filles. En 1940, 45 % de tous les élèves de niveau secondaire au
Québec (et il n’y en a que 36 575!) doivent fréquenter une institution privée, et cela
est surtout vrai pour les filles. Cette proportion passe à 40 % en 1950 et descend à
23 % en 1960, alors que le nombre total d’élèves inscrits dans les écoles secondaires
québécoises a atteint 223 9181.
J’irai à Vaudreuil, un village situé à 1,6 km de chez nous. Mes deux grands-mères
y sont allées, ma mère y est allée, mes tantes y sont allées. La congrégation des Sœurs
de Sainte-Anne y a été fondée en 1848 et, justement, l’année qui précède mon arrivée, on a fêté en grande pompe le centenaire. Je serai « grande pensionnaire », i.e.
que je ne viendrai chez moi que quatre fois par année : à la Toussaint (en novembre),
à Noël, à Pâques et pour les grandes vacances de l’été. Mais tous les dimanches, je
pourrai venir prendre le repas du midi avec ma famille, en lieu et place des ennuyeuses séances au parloir. Et pourtant, la maison de mes parents est si près!
Je suis la seule de ma classe de l’école de Dorion à aller au pensionnat. Toutes mes
amies restent à l’école pour poursuivre au moins jusqu’à la neuvième année. Trois ou
quatre garçons sont déjà partis pour le collège classique. Mes deux cousins y sont déjà
et sont intarissables sur leur expérience. Je les envie et je me demande : le pensionnat
sera-t-il identique? De ma classe du primaire, nous serons sans doute huit ou neuf à
terminer nos études secondaires et quatre seulement se rendront jusqu’à l’université.
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Mais c’est une autre histoire que je n’aborderai pas ici.
Ma mère me conditionne matériellement et psychologiquement. Elle doit préparer mon trousseau, qui sera placé dans une immense malle bleue flambant neuve,
achetée dans le catalogue Eaton. Tout mon linge est méticuleusement marqué avec
un ruban brodé à mon nom. Je vais chez la couturière faire fabriquer les uniformes réglementaires, avec le tissu acheté au magasin de ma grand-mère, qui a l’exclusivité de
la vente pour toute la région. C’est une robe de serge noire, avec des plis dans la jupe
et dans le corsage. Le col blanc en celluloïd est rigide, comme celui des clergy man, et
il est porté avec une boucle noire. Il me faut des draps, des taies d’oreiller, des couvertures, des serviettes, des serviettes de table, du linge de corps, des bas et des souliers
noirs. Ma mère fabrique deux tabliers noirs que je porterai tous les jours par-dessus
mon uniforme. Elle me prépare une boîte de serviettes sanitaires et me donne les explications indispensables. Ça viendra quand ça viendra : avec elle, pas de drame. Elle
m’accompagne pour acheter tous les produits de toilette, y compris le cirage pour les
chaussures. Elle place des livres dans ma malle, au cas où j’aurais du temps pour lire
au dortoir où j’aurai droit à une petite cellule, entourée de rideaux. Dans la cellule, un
lit, une chaise, un minuscule bureau surmonté d’une cruche dans un bol à main qui
servira à mes ablutions. Le bureau est à peine assez grand pour ranger mes affaires. Le
surplus doit rester dans la malle qui sera placée au grenier. Tous les samedis, nous serons autorisées à y aller pour cirer nos chaussures et procéder au changement du linge.
J’ai un sac pour le linge sale que je remettrai à ma mère chaque dimanche. Elle me
remettra en échange le linge propre, bien repassé et plié dans une petite valise qu’elle a
achetée exprès pour moi. Il me faut de plus un manteau neuf, un blazer, des gants, un
béret, un voile blanc (pour le dimanche) et un voile noir (pour la semaine) pour les
cérémonies à la chapelle, des couvre-chaussures, un uniforme pour la gymnastique et
des bouffants, des ustensiles pour le réfectoire, un missel, un chapelet. Je n’en reviens
pas de tout ce qu’on m’achète : un véritable trousseau de couventine.
Ma mère m’explique le règlement, du moins celui qui avait cours en son temps,
au milieu des années 1920. Je constaterai qu’après vingt-cinq ans, il n’a pas changé
d’un iota : je sais donc ce qui m’attend. Le matin, la cloche sonne à cinq heures quarante pour la toilette. À six heures, on descend en silence dans la « salle du premier
cours2 », nom donné à la pièce où on se réunit en dehors des heures de classe, et on
récite à genoux la longue prière du matin. Ensuite on traverse la rue pour assister à la
messe quotidienne dans l’église paroissiale, datant du XVIIIe siècle. Retour, en silence
toujours, au réfectoire. Après le bénédicité, nous pouvons nous asseoir et manger.
Soudain, la surveillante dit à voix haute Benedicamus domino. Nous répondons « Deo
gratias Bonjour ma sœur » et on peut enfin parler, jusqu’à ce que qu’une cloche nous
remette en silence pour la fin du repas. Des plats à vaisselle circulent sur les tables, et
on doit laver sa vaisselle.
Suit une période de ménage. J’ignore encore quelle tâche on va m’assigner et je
serai fort déconfite de me voir attribuer la salle des bains (quatre baignoires pour
tout le pensionnat!). Ensuite, une période d’étude dans nos classes respectives. Enfin,
les cours peuvent commencer à neuf heures. À onze heures trente, la cloche nous
ramène au réfectoire où se répète le même cérémonial. Toutefois, avant le repas, une
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élève doit lire l’Évangile du jour. Après le repas, une autre lit une page du Martyrologe
romain. Vers midi et quart, enfin, c’est la récréation que nous passons dans un enclos
gazonné, muni de quelques balançoires. La classe recommence en après-midi jusqu’à
quatre heures. Elle est précédée de la récitation du chapelet. À quatre heures, nouvelle récréation précédée de la collation. On nous sert habituellement des tartines de
mélasse et du thé. S’il pleut, nous restons dans la « salle de cours »2 où se trouvent des
chaises, un piano automatique, quelques jeux de société et une table de ping-pong.
À cinq heures, tout le monde se rend à l’étude qui va durer une heure et demie. Le
souper est donc à une heure tardive pour nos jeunes estomacs. Cette fois, le repas est
précédé de la lecture de l’Épître du jour et suivi de la lecture d’un extrait de l’Imitation de Jésus-Christ. Après le souper, nouvelle récréation jusqu’à huit heures et demie.
C’est alors la longue prière du soir à genoux, et nous montons au dortoir en silence.
Nous avons trente minutes pour nos ablutions. Nous avons droit à un seul bain par
semaine. Il faut une permission pour se laver les cheveux! La lumière s’éteint à neuf
heures et quart.
Pour moi qui avais si peu manifesté d’attirance pour les prières et la piété, ce sera
une dose massive de rites religieux. Car il faut ajouter à ce menu toutes les cérémonies
à l’église paroissiale, qui sont innombrables, comme au temps de l’école primaire :
mois de Saint-Joseph, mois de Marie, chemin de croix, heures d’adoration du premier
vendredi du mois, rogations, quatre-temps, etc. Quand nous allons à la chapelle, nous
portons un voile. Chaque dimanche, nous assistons à deux messes : une le matin à la
chapelle du pensionnat, au cours de laquelle nous pouvons communier, et la grandmesse paroissiale, entassées dans les jubés latéraux, « pour donner le bon exemple » au
reste de la paroisse. L’église paroissiale est une construction patrimoniale, mais nous
l’ignorons. Nous la trouvons laide, inconfortable et sale. J’envisage tous ces exercices
comme un élément du règlement que je subis avec beaucoup de passivité. C’est même
le plus souvent l’occasion de rêvasser. Il n’y a en moi aucune révolte : la vie est ainsi.
Dès le début des années 1950, ce règlement va commencer à s’assouplir, mais je suis
entrée au pensionnat en 1948 avec un règlement du XIXe siècle.
Revenons à septembre 1948 : c’est la rentrée. J’ai oublié comment j’ai pu me
rendre au pensionnat : mon père n’a pas de voiture. Même si j’ai une idée de ce qui
m’attend, tout est nouveau pour moi. Le premier matin, je me réveille alors qu’une
religieuse me tend ce qui me semble un pot de noix grenoble. Un peu interloquée, je
découvre que c’est un morceau d’éponge imbibée d’eau bénite. Je dois me signer! Je
suis très énervée. Et je déteste me laver à l’eau froide dans un bol à main.
Le rituel du réfectoire est fascinant. On nous explique comment communiquer
entre nous sans parler. On lève la main droite horizontalement pour demander le
pichet d’eau. Quelques tapes sur la table font venir le pain. On tourne l’index pour
obtenir le plat aux restes, où on ne doit jeter que des débris. Malheur à celles qui
jettent de la bonne nourriture! Les menus sont monotones, le plus souvent ternes, parfois délicieux, et quelquefois immangeables : dessert aux raisins surnommé
« résignation », « steak de bottine », ragoût du jeudi soir, où nagent tous les restants
de repas de la semaine. De la nourriture d’institution. Nous avons du beurre trois
matins par semaine au déjeuner et jamais aux autres repas, résultat du rationnement
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de la guerre. On nous sert du thé ou du café, liquides sans couleur précise, peu invitants. Il faut payer un supplément pour avoir du lait. Mes parents ont payé pour un
verre de lait à la collation. J’aurai aussi droit à une boîte garnie par ma mère qui sera
rangée dans une armoire fermée à clef et à laquelle j’ai accès à la collation. J’en profite
alors pour sortir l’orange que je mangerai le lendemain matin, et des pâtisseries que je
mangerai en lieu et place des tartines de mélasse ou des biscuits de guerre qui sont sur
les tables. La plupart des couventines sont dans ma situation et nous n’avons jamais
l’idée d’en offrir à celles qui n’ont rien.
Je suis en Première année Lettres-Sciences et nous sommes une vingtaine, venant
de Montréal, des villages environnants et d’aussi loin que l’Abitibi. Quelques externes
viennent de Vaudreuil, car le pensionnat tient lieu d’école publique de filles pour
les enfants du village. Le cours Lettres-Sciences a été implanté au Québec en 1916
dans quelques pensionnats de religieuses. C’est un cours de niveau secondaire destiné
exclusivement aux jeunes filles, d’une durée de quatre années. Il correspond aux classes de grammaire du Cours classique des garçons, mais il en est très différent. Il est
également différent du cours complémentaire (8e, 9e années) et du cours primaire supérieur (10e, 11e, 12e années) de l’école publique. Comme son nom l’indique, il offre
une initiation aux lettres et aux sciences, mais une initiation seulement, insuffisante
pour l’entrée à l’université ou sur le marché du travail. En 1948, il y a 46 pensionnats
qui offrent ce cours au Québec, mais ce nombre est en décroissance : en 1942, il y
en avait 54.
Le cours Lettres-Sciences a une excellente réputation et est sensé offrir une formation supérieure à celle de l’école publique. Sur le diplôme qu’on nous remettra, on
trouve la mention suivante : « Nous certifions en outre qu’elle s’est appliquée à se former à la vertu, à des habitudes d’ordre et d’économie, et à cultiver en elle les qualités
du cœur et de l’esprit qui font la dignité et le mérite dans la société. » Dans les faits,
les « finissantes » n’entraient pas sur le marché du travail. Mais depuis la guerre, ça
commence à changer : la plupart se dirigent vers les écoles d’infirmières, vers les écoles
normales, vers un « Business College » privé. Une petite minorité d’élèves se dirigent
vers les collèges classiques féminins.
Les examens scandant chacune des années sont dénommés « Examens universitaires », parce qu’en principe, ils sont préparés et corrigés par l’Université de Montréal.
En fait, la faculté des Arts de cette université ne fait que sanctionner de son sceau le
programme, les examens et les diplômes. J’apprendrai plus tard que les examens sont
produits par une équipe de religieuses des principales congrégations, et que chaque
congrégation trouve des correcteurs ou des correctrices pour corriger les centaines de
copies.
Le grand chic du cours Lettres-Sciences est d’offrir l’apprentissage du latin. On
étudie également la grammaire, la littérature, l’anglais, l’histoire, la philosophie, la
chimie, l’algèbre, la géométrie, l’économie familiale, sans oublier l’instruction religieuse et l’apologétique. On insiste beaucoup sur l’écriture et la rédaction : on s’exerce
à la description en première année, à la narration en deuxième année et à la dissertation en troisième et quatrième années. L’idée même que des matières puissent
être optionnelles est tout simplement impensable : le programme est essentiellement
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généraliste. Il existe à Vaudreuil depuis 1935. Le nombre des « anciennes graduées »
varie entre 3 et 12 : la persévérance scolaire est donc plutôt faible. C’est que la majorité des étudiantes ne fréquentent ce cours que durant deux ans à l’instar des élèves
des écoles publiques qui dépassent rarement la 9e année. Une fois l’âge de quinze ans
atteint, elles retournent dans leurs familles.
Le programme scolaire est complété par toute une série d’activités éducatives, religieuses et culturelles diverses : chant choral, musique, leçons d’étiquette, diction,
gymnastique, couture, Jeunesse étudiante catholique, Croisade du « Bon parler français », « Congrégation des enfants de Marie », Club littéraire, théâtre, cinéma. Nous
sommes autorisées à écouter les émissions de Radio Collège de Radio-Canada durant
les séances de couture. Nous avons ainsi eu droit, en même temps que nous tricotions
nos chaussettes, à des séries d’émissions sur l’histoire de la musique, de la littérature,
de la philosophie. Pour nous, c’était la grande Culture qui arrivait jusque dans notre
pensionnat de village.
La plupart des élèves étudient le piano, moyennant un supplément financier. Les
répétitions ont lieu durant les heures de classe. Il y a des pianos partout : au parloir,
dans les « salles de cours », et six dans la salle de musique où la répétition a lieu dans la
cacophonie la plus totale. Seules celles qui obtiennent de jouer au parloir sont un peu
plus tranquilles. Mais des oreilles écoutent, à la chapelle au-dessus, pour vérifier qu’on
joue bien les pièces prescrites et non pas les airs de chansons populaires françaises ou
américaines que nous aimons.
Au pensionnat de Vaudreuil, l’anglais est enseigné très sérieusement. Nous avons
une religieuse spécialisée dans l’enseignement de l’anglais; Sœur Ann-Julia est américaine et ne nous parle qu’en anglais. Elle est très exigeante et elle a institué « les
mardis en anglais » : tout doit se faire en anglais : le ménage, les repas au réfectoire,
les récréations et même quelques prières.
Le programme est chargé et nous sommes abreuvées de devoirs et de leçons.
Durant les semaines qui précèdent les « examens universitaires » de mai, on nous impose une heure supplémentaire d’étude après le souper. Au menu : versions et thèmes
latins, exercices de grammaire, d’algèbre, de géométrie, et mémorisation des leçons.
In bello Gallico de César a beau être un chef d’œuvre de la littérature universelle, nous
n’en saurons rien car les brefs textes qu’on nous présente n’ont aucun sens, ignorantes
que nous sommes du contexte où ils ont été écrits. Inutile de dire qu’on ne rencontre
aucun auteur licencieux. Tout est soigneusement épuré. Le latin, pour moi, est un
pensum perpétuel.
L’histoire universelle s’étudie dans des manuels français, non pas ceux de l’école
laïque républicaine, mais ceux de l’école séparée : la série Arquilières. Nous apprenons
une version très spéciale des Croisades, de Jeanne d’Arc, de l’abolition de l’Édit de
Nantes, de l’Europe des Lumières, de la Révolution française et de l’Affaire Dreyfus.
Les esprits les plus réactionnaires nous sont présentés comme de grands penseurs, et
Voltaire figure en haut de la liste des écrivains à proscrire. Même procédé en littérature. Notre manuel est l’Histoire des littératures française et canadienne, publié par les
Soeurs de Sainte-Anne en 1943. Mais à Vaudreuil, nos maîtresses insistent beaucoup
sur la littérature canadienne particulièrement sur des écrivains récents, notamment
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Félix Leclerc qui habite Vaudreuil. Il nous impressionne parce que, l’hiver, il vient
reconduire son fils à l’école du village en traîneau à chiens. Nous devenons des « fans
» de Félix Leclerc et nous lui écrivons une lettre d’admiration en 1949. Ce dernier
nous répond à notre grande joie. J’ai conservé précieusement sa lettre. On nous fait
apprécier aussi les poèmes de Péguy et de Marie Noël.
Nous étudions l’Histoire du Canada dans le Farley-Lamarche, le manuel qui circule aussi dans les collèges classiques. Le passé étudié ne dépasse jamais 1867, et on
nous présente une version très axée sur la survivance canadienne-française. Nos institutrices sont sensibles au nationalisme et fières de nous dire que Vaudreuil est le lieu
de naissance du grand historien national : Lionel Groulx. Ce dernier est parfois invité
à venir assister à nos cérémonies.
Nous étudions la chimie dans un manuel des années 1930 et nous apprenons très
sérieusement, trois ans après Hiroshima, que l’atome est la plus petite subdivision de
la matière. Le matériel du laboratoire de chimie se limite à une petite armoire où sont
rangées des fioles de couleurs variées. De toute évidence, nos professeures préfèrent
la littérature à la chimie.
Le catéchisme nous est présenté dans un gros manuel très ancien, axé, me semblet-il, sur les erreurs des autres religions. Mais en quatrième année, ce vieux manuel sera
remplacé par une série « moderne » en quatre volumes, beaucoup moins polémique et
orientée vers l’actualité du message évangélique. Ce sera pour moi une bouffée d’air
frais, même si elle n’a duré qu’un an.
La philosophie est enseignée en deuxième, troisième et quatrième années. Nos
trois manuels ont été publiés en 1914 et rédigés par un professeur de l’Université
Laval, l’abbé Arthur Robert, à l’usage des élèves des écoles normales, des pensionnats et des classes supérieures des écoles publiques. Écrits sous forme de « questions
et réponses », ils présentent une sorte de résumé de la philosophie aristotélicienne
et thomiste. Les manuels venus de France ont été rejetés parce qu’ils « ne sont pas
toujours conformes aux immortels principes de la philosophie scolastique si souvent
recommandée par les papes ». On étudie la logique en deuxième année, la psychologie en troisième année et la morale en quatrième année. Cet enseignement nous est
présenté comme un monument de VÉRITÉ. Il a toutefois le mérite de développer
l’art de la discussion, des idées claires et du raisonnement par syllogisme. Il est appuyé
par les exercices de dissertations hebdomadaires en troisième et quatrième années.
Ces exercices d’écriture seront pour moi une véritable école de formation intellectuelle : j’adorais les rédiger et les bonnes notes que je récoltais me convainquaient de
la pertinence de mes idées. J’ai d’ailleurs flirté avec le projet de devenir « écrivain »
durant ces années d’études.
Je ne me souviens pas des autres manuels scolaires mais j’ai souvenir des interminables leçons et exercices de grammaire française : nous apprenions à fond la langue
française. On nous enseignait aussi la calligraphie, si j’en crois un diplôme que j’ai
obtenu en 1948.
Comme je l’ai dit plus haut, après les examens universitaires, qui habituellement
étaient terminés à la mi-mai, les religieuses mettaient en place des cours variés. À
Vaudreuil, nous avons eu droit à des religieuses fort dynamiques qui ont mis sur pied
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des cours de botanique qui avaient tous lieu dans les champs environnants ou au
bord de la rivière; des cours de cinéma pour apprendre comment étaient fabriqués les
films; des cours de littérature contemporaine. Sœur Colette-de-Jésus et Sœur Mariede-France rivalisaient d’initiatives inspirantes.
Au pensionnat, la musique est omniprésente. Chaque année, on présente un ou
des concerts avec parfois des œuvres importantes au programme : des transcriptions
de symphonies qui sont jouées à quatre pianos. La plupart des musiciennes accèdent
à des diplômes supérieurs de musique, sanctionnés par les universités. C’est donc un
enseignement sérieux, rigoureux même et les exigences des maîtresses de musique
sont élevées : Sœur Eugène de Rome était bachelière en musique et Sœur Simone
pleine d’enthousiasme. Nous avons deux heures de chant choral par semaine : nous
préparons les œuvres qui seront chantées à la chapelle, à l’église paroissiale, ou à la
distribution des prix. En 1950, le pensionnat se dote d’un tourne-disques et nous
sommes autorisées à apporter des disques de chez nous dûment approuvés. Je me
souviens d’avoir entendu Carmen, par permission spéciale « car c’est une histoire
impie ». On m’a permis d’apporter les Valses de Strauss, qui jouent par la fenêtre
l’hiver, pendant que nous patinons sur la glace aménagée pour nous. Mais on m’a
refusé de faire jouer les airs de Cole Porter, Begin the Beguine, Night and Day, In the
Still of the Night, que j’adore écouter chez nous. On écoute aussi Le Lac des cygnes et
Casse-Noisettes de Tchaïkovski.
Le théâtre est aussi important. Nous montons des pièces chaque année, parfois
en les tirant de textes non dramatiques, comme des poèmes de Cécile Chabot, des
nouvelles de Félix Leclerc, ou la vie de Jeanne d’Arc. Mais nous jouons aussi les classiques. Durant mon séjour à Vaudreuil, je me souviens qu’ont été présentés Esther
et Athalie de Racine et Le Cid de Corneille. J’ai moi-même joué le rôle du prophète
Joad et une religieuse a obtenu, je ne sais comment, les costumes qui avaient servi
aux « Compagnons de Saint-Laurent » pour cette tragédie. Nous formions également
des clubs littéraires : dans l’un d’eux, on nous enseignait les allusions littéraires; dans
un autre, nous reproduisions la « Chambre bleue » de la Marquise de Rambouillet,
des rencontres fictives entre écrivains, l’« École littéraire de Montréal »; nous lisions
les grands classiques français. Nous avons même eu droit à une représentation des
Compagnons de Saint-Laurent : Le Comédien et la grâce de Henri Ghéon, à la salle
paroissiale. Nous allons aussi à Rigaud, un village voisin, admirer La défaite de l’enfer,
spectacle à grand déploiement où jouent tous les garçons du Collège et les filles de
l’École normale.
Nous avons également une heure de diction et une heure de « callysténie » (gymnastique) par semaine. Les professeures sont laïques et viennent de Montréal. La professeure de diction nous fait des leçons de vocabulaire précis, de prononciation; elle
nous propose des textes un peu bêtes. Je déteste les récitations collectives, préférant
réciter seule. Des spectacles interminables ont lieu chaque année et je frémis en pensant à tous ces parents qui devaient les subir. La « callysténie » ne donne lieu qu’à des
exercices d’assouplissement. La grande affaire est de réussir à lever les jambes sans
montrer nos sous-vêtements; aussi devons-nous porter de larges bouffants bleus. Il n’y
a aucun appareil de gymnastique, pas même un cerceau. La professeure, au fond, nous
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fait exécuter des exercices de danse en groupe. Notre préféré est une danse sur Blue
Tango. Les spectacles annuels devaient être aussi lassants que les spectacles de diction!
Chaque semaine, pendant une heure, on a droit à des « notes de politesse ». Sœur
Jeanne-de-la-Visitation nous enseigne les bonnes manières à table (comment peler
une pomme, quelle fourchette utiliser, etc.), comment nous tenir dans un salon, à
l’église, devant les autorités. Nous apprenons les postures correctes pour les jambes,
les mains, le cou. Elle nous explique comment écrire une lettre, avec les formules de
politesse appropriées. C’était elle qui, chaque année avant la distribution des prix,
procède au « placement », i.e. la disposition de toutes les élèves du pensionnat dans un
ensemble harmonieux et équilibré. Ces répétitions peuvent durer plus d’une heure! Je
me souviens aussi qu’en 1950, un Cardinal romain est venu visiter notre pensionnat.
J’ai été choisie pour lui remettre des fleurs en lui disant : « Éminence, permettez à
nos fleurs de faire route avec vous. Leur parfum vous dira, tout au long du chemin,
l’honneur et la joie que laisse votre passage à Vaudreuil ». Pour cette prestation, on
m’avait enseigné l’art de la révérence.
De nombreuses associations sont en place. Nous devons mériter l’honneur d’être
admise dans la Congrégation des enfants de Marie, cérémonie au cours de laquelle
on reçoit un ruban bleu, porté en diagonale par-dessus notre uniforme. En être privée
durant les cérémonies équivaut à une grande humiliation.
Quant à la Jeunesse étudiante catholique (JEC), elle nous propose des thèmes de
discussion sur les formes concrètes de l’engagement catholique : Voir, Juger, Agir.
Telle est la méthode proposée : examiner un problème, réfléchir sur la question, et
trouver des moyens d’action. Comme je participais aux activités de la JEC à l’école de
Dorion, on m’a choisie pour faire partie de l’équipe qui met en place les discussions et
les activités. Sœur Jean-Bosco, la religieuse chargée de nous seconder, est singulièrement ouverte et éclairée. Cet engagement prend pour moi une grande importance et,
chaque été, je participe à un stage de formation au Lac Ouareau et à un autre organisé
par le diocèse. Au tournant des années 1950, les responsables du mouvement veulent
développer un humanisme chrétien, pour agir sur les « rêves modernes ». Nous avons
donc étudié les médias de masse, le travail, l’orientation professionnelle. Je dois organiser chaque année, avec l’équipe, la semaine de la « campagne étudiante », et pour
cela mettre sur pied des comités, faire des affiches, des « assemblées de masse », nom
donné alors à une assemblée générale. Nous visitons même les sept écoles de rang
des environs! Cette responsabilité me semblait lourde mais je tentais de l’assumer de
mon mieux. Elle a constitué pour moi un excellent antidote à la dose massive de piété
forcée que m’imposait le règlement du pensionnat.
Dans la foulée de l’étude des médias de masse, un Ciné-club a été fondé, et un
programme de « grands films » a circulé dans les écoles, pensionnats et collèges. Nous
avons ainsi pu voir Antoine et Antoinette de Jacques Becker (France, 1946), Brief
Encounter de David Lean (Grande-Bretagne, 1945), La perla de Emilio Fernandez
(Mexique, 1945), ce qui semble assez extraordinaire pour un pensionnat de religieuses. Cette initiation a été déterminante pour m’ouvrir les yeux sur autre chose que les
stupidités américaines que nous voyons au cinéma durant les vacances ou les films
religieux qu’on nous présente d’habitude.
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L’encadrement par les religieuses se poursuit même durant les vacances, car nous
sommes invitées à faire un « cahier-roulotte », sorte de lettre collective qui circule de
l’une à l’autre, pour rendre compte de nos activités de vacances. En 1951, nous avons
été invitées à participer au « Concours de vacances » de l’ACJC (Action catholique de
la jeunesse canadienne), organisme nationaliste répandu surtout dans les collèges de
garçons. Nous sommes plusieurs à y participer et trois élèves du pensionnat se sont
mérité des prix. C’est à cette occasion que j’ai expérimenté mes talents d’écrivaine,
ayant proposé cinq contes inspirés par le Children’s Corner de Debussy.
Je réalise aujourd’hui quelles conditions exceptionnelles offrait ce pensionnat.
Nous étions vingt-deux en première année, quatorze en deuxième année, et nous
n’étions plus que cinq pour les deux dernières années. Le programme exigeait six
ou sept religieuses pour une cinquantaine d’élèves tout au plus. Quand je pense aux
fillettes entassées dans les deux seules classes de l’école publique, au rez-de-chaussée
du pensionnat! Par ailleurs, durant ces quatre années, trois de mes institutrices étaient
bachelières et sans doute plus conscientes que nous des limites du programme. Aussi
essayaient-elles très souvent de nous entraîner plus loin que le contenu des manuels.
Le rituel annuel propose toute une série de fêtes qui sont néanmoins des moments
mémorables. Le 21 novembre, c’est la Présentation de Marie. Pour une raison inconnue, cette date était fêtée dans tous les pensionnats de la province. Congé de cours et
d’étude, repas spéciaux, spectacles, promenade extraordinaire. Le lendemain, 22 novembre, la sainte Cécile, fête des musiciens, donne lieu à des concerts. Le 8 décembre
est la date pour l’admission dans la Congrégation des enfants de Marie. Les cérémonies à la chapelle, remplie de musique, de chants, sont spectaculaires. Le 7 mars est
la Saint-Thomas, fête des philosophes. Les finissantes sont célébrées : on leur lit des
adresses personnelles, on prédit leur avenir, radieux, on leur offre des cadeaux.
Au pensionnat, je lis continuellement, souvent durant l’étude, parfois durant la
classe ou la messe, toujours au réfectoire durant les périodes de silence, au dortoir, me
réfugiant parfois dans la toilette éclairée d’une minuscule ampoule 15 watts pour terminer mon chapitre. Mes lectures sont hétéroclites : des classiques, des romans d’adolescents, des romans québécois, des livres de réflexion suscités par les programmes de
la JEC, des livres de poèmes, des encycliques du pape. Je découvre Antoine de SaintExupéry, Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier, Georges Bernanos. Je lis fidèlement
l’interminable série de Berthe Bernage, Brigitte, si sentimentale et moralisante, mais
aussi Les grandes amitiés de Raïssa Maritain ainsi que la correspondance entre Paul
Claudel et Jacques Rivière. Une année, avant la messe de minuit, avec mes cousins et
ma sœur, nous lisons ensemble L’annonce faite à Marie de Claudel. Mes lectures me
sont souvent suggérées par mes cousins que je ne vois plus qu’aux grandes vacances,
mais qui m’influencent beaucoup. Mais aussi par les religieuses, les responsables de la
JEC. Ma grande ambition, durant ces années, est de me cultiver. J’aime tellement les
livres que je rêve d’être bibliothécaire! Un drame s’est produit à la fin de ces quatre
années : un nouveau règlement a interdit d’apporter des livres de chez soi. Pour moi,
c’était la catastrophe.
Cette période très studieuse est toutefois contemporaine de ma crise de puberté,
exprimée surtout dans les pages de mon journal. Le grand inconnu demeure l’amour,
120 Historical Studies in Education/Revue d’histoire de l’éducation
les garçons que je connais peu (à part mes cousins, mais ça ne compte pas comme de
raison). J’exprime souvent mon désir d’être un garçon — tout semble si facile pour
eux — et d’avoir des frères : au moins je pourrais rencontrer leurs amis. La vie de
pensionnaire me coupe complètement de rencontres régulières avec les garçons. Mes
compagnes sont souvent engagées dans des aventures sentimentales, mais ce n’est pas
mon cas. Par ailleurs, pendant un an et demi, je suis regardée de haut par les autres
parce que je ne suis pas encore menstruée : elles cessent leurs conversations quand
j’arrive parce « qu’elles ne parlent pas avec les bébés ». Pour ma part, leurs histoires
sentimentales ne m’intéressent guère. Ma vie de pensionnaire me coupe aussi de ma
famille : l’influence de ma mère a été éclipsée par celle des religieuses.
Plus le temps passe, plus je réalise que ce qui m’intéresse le plus, c’est d’étudier; je
voudrais continuer au cours classique. Il m’est impossible d’imaginer plus loin, sauf
sous forme de phantasmes suscités par mes lectures : aller soigner les lépreux, être une
mère de 10 enfants, être une épouse de colon, être une femme très cultivée, même si
elle doit rester célibataire! Après la graduation, deux de mes compagnes s’inscriront
dans une école d’infirmières. Une autre dans un cours commercial. La dernière choisira d’entrer au noviciat. Et moi? Mon père s’objecte à ce que je fasse mon cours classique. Dans notre famille, l’instruction supérieure est réservée aux garçons. Il exige
que je demeure une année à la maison : la vie aura bien raison de mes ambitions
intellectuelles, croit-il. Mais cette disponibilité m’entraîne dans une autre aventure :
on me demande d’être dirigeante diocésaine (bénévole) de la JEC. J’accepte avec enthousiasme. Cette expérience me donne le temps voulu pour lire tout mon soûl, aller
au cinéma, et, pour satisfaire mon père, prendre un cours d’art culinaire.
Le cours Lettres-Sciences, après avoir été le préféré des jeunes filles de la classe
moyenne durant quelques décennies, commence alors un net déclin. Comme le cours
classique, il est au cœur d’un débat éducatif qui précède les études de la Commission
Parent en 1960. La faculté des Arts de l’Université de Montréal entreprend en 1955
une réforme de l’enseignement secondaire sous sa juridiction en créant des filières
distinctes du baccalauréat traditionnel. Le cours Lettres-Sciences, qui en est le parent
pauvre, doit être révisé lui aussi. Comme le cours secondaire public vient d’être transformé en 1954, il semble qu’il n’y ait d’autre choix que d’abandonner ce programme
qui n’était ni le premier cycle du cours classique, ni un véritable cours secondaire. Le
pensionnat de Vaudreuil ferme son « Cours Lettres-Sciences » en 1957. Le pensionnat devient un pensionnat-école réservé au niveau primaire, et ce, jusqu’en 1969,
alors que la révolution scolaire sera l’occasion de bien d’autres initiatives.
En 1927, un correcteur des « examens universitaires », Jean Flahaut, avait formulé
un sévère commentaire sur le cours Lettres-Sciences : « De charmantes petites perruches, des cervelles d’oiseau, des intelligences mutileés, irremédiablement mutilées
pour la plupart, car il n’y aurait pour elles de salut que dans l’enseignement secondaire pour jeunes filles, et ce n’est qu’une petite minorité qui le suit ». Ébranlées par cette
critique, les préfètes des études des congrégations ont tenté d’améliorer leur programme et surtout de moins axer l’apprentissage sur la mémorisation. Il est certain que ce
programme ne prenait son sens que dans l’atmosphère feutré du pensionnat et qu’il se
transformait à mesure que la majorité des élèves étaient externes. Ai-je été comprimée
Growing Up In… / Grandir en… 121
par ce séjour? Mon intelligence a-t-elle été mutilée? Mes professeures étaient-elles
étroites d’esprit comme tentaient de m’en persuader mes deux cousins qui ne rataient
pas une occasion de ridiculiser les religieuses? J’ai la certitude que non. Je suis sortie
de là aspirée par le désir d’apprendre et de poursuivre mes études. Des conversations
avec d’autres femmes qui ont fréquenté d’autres pensionnats m’ont d’ailleurs persuadée que l’atmosphère du pensionnat de Vaudreuil était singulièrement ouverte
et positive. Pour preuve, les religieuses ayant décelé mon intérêt et ma capacité de
poursuivre des études supérieures ne tarderaient pas à offrir à mes parents une bourse
d’études pour me permettre de poursuivre mon cours classique. C’est à elles que je
dois d’avoir eu la possibilité et la volonté de poursuivre jusqu’à l’université.
Dans ma famille, la porte était désormais ouverte : toutes mes sœurs ont fréquenté
l’université et, ironie du sort, mon père a dû obliger la plus jeune à terminer ses études
collégiales. L’idée des études supérieures avait fait son chemin, même si nous n’étions
que des filles.
Notes
1
2
M. Dumont, « L’instruction des filles avant 1960 », dans Interface, vol. 7, no 3 (mai-juin
1986): 22-29.
Cette expression « salle de cours » désigne une salle où ont lieu les activités
qui réunissent toutes les élèves et qui sert également de salle de récréation.
Traditionnellement, la clientèle des pensionnats est divisée en « cours » : les petites, le
deuxième cours) et les grandes (le premier cours).