Outre que l`artiste agit dorénavant sur le terrain de la réalité, il s`impl

Transcription

Outre que l`artiste agit dorénavant sur le terrain de la réalité, il s`impl
Barbare
: adj. et n. (gr. barbaros, étranger)
“Outre que l'artiste agit dorénavant sur le terrain de la réalité, il s'implique à présent à l'intérieur d'un périmètre qui est
aussi celui, en direct, de la politique.”
Paul Ardenne, in L’Art même
Lorsque Jens Haaning évoque ses jeunes années militantes, il ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire, expliquant
ainsi les motifs de sa reconversion : « If you do politics, you have to say the same things everyday, even though you think
something new. Politics are for solutions, and I want to rise questions ». Ayant abandonné l’expression publique de ses
convictions intimes, il compose depuis une vingtaine d’années une œuvre au sein de laquelle chaque création agit
comme un agent perturbateur, un élément parasitant le bon fonctionnement de la sphère publique. D’une discrétion à la
fois humble et étudiée, ses travaux narguent les a priori qui assurent le fonctionnement de toute société humaine, les
mécanismes plus ou moins visibles de l’inclusion et de l’exclusion qui permettent de définir l’identité individuelle et
collective, par opposition à l’Autre.
Les pièces présentées dans le cadre de l’exposition mettent ainsi à contribution deux mécanismes récurrents dans
l’œuvre de Jens Haaning : l’expropriation et l’absurdité.
Parmi ses travaux les plus célèbres, Arabic Jokes (1996) se présente comme une série d’affiches aux couleurs vives sur
lesquelles sont imprimées, en arabe, des blagues relativement ordinaires. Exposées initialement dans les rues de
grandes villes occidentales, sur les panneaux d’affichage mis à disposition par les municipalités, ces dernières ne sont
pas traduites et nul ne permet de dire s’il s’agit d’œuvres d’art. Elles privent ainsi la plupart des autochtones de toute
compréhension possible de telle sorte que ces derniers se retrouvent exclus d’un contexte qui est a priori le leur. En
injectant ce « corps étranger » dans l’espace public, Jens Haaning rend visible une communauté sous-représentée, et
joue en même temps sur la peur de l’Autre (figure abstraite qui cristallise, dans la grande majorité des cultures, l’essentiel
des représentations négatives de la différence). Le propos n’est pas tant à la morale qu’à la volonté de susciter des
réactions, lesquelles varient nécessairement selon les individus et les contextes d’exposition. La présence des Arabic
Jokes dans les rues de New-York, en 2006, a très certainement déchaîné les passions compte-tenu du climat anxiogène
dans lequel baignent les Etats-Unis depuis les attentats du 11 septembre. L’espace public porte en effet la promesse
d’une transparence totale, d’une lecture immédiate, de la même manière que chaque citoyen grec était en mesure de lire
les lois écrites et disposées sur l’agora. En créant un espace de communication opaque, Jens Haaning transforme d’une
part ces blagues en objets menaçants, et d’autre part, amène l’arabophone à s’interroger sur les motifs de cette
campagne d’affichage.
La notion d’expropriation repose sur la reconnaissance de la propriété, et s’il est une propriété souveraine, inaliénable
dans le jeu politique, il s’agit de l’identité. Individuelle ou collective, elle est difficilement qualifiable – le débat français sur
l’identité nationale le démontre assez bien – mais traverse pourtant l’ensemble du corps politique, notamment au travers
des documents qui en attestent. Lorsque Jens Haaning propose de vendre son passeport par l’intermédiaire d’une galerie
(Danish Passport (1997)), il provoque l’un des paradoxes fondamentaux des sociétés libérales : si l’identité est une
propriété qui trouve son expression sur des documents officiels, alors, en tant que propriétaire, il est en mesure
d’échanger ou vendre ces documents. En tant que possession, l’identité peut donc avoir un prix, mais l’individu en est-il
réellement possesseur ? Laissant la question en suspend, l’artiste replace la figure de l’humain au centre des dynamiques
abstraites qui assurent la stabilité de nos quotidiens et les rend, de la sorte, visibles. Ainsi que le souligne Nicolas
Bourriaud, son œuvre loge dans l’espace de l’échange, elle substitue une situation à une autre de manière fort visible, et
cette frontalité presque impertinente finit par révéler l’absurdité de nos croyances et certitudes. L’absurdité trouve sans
doute sa plus belle expression au travers de ses œuvres Kabul Time (2010) et Afghanistan 5012 km (2003), œuvres dont
la simplicité formelle est susceptible de dérouter. En effet, Kabul Time se présente comme une simple horloge,
archétypale, anachronique, qui donne l’heure de la capitale afghane. De la même manière que bon nombre de ses
consoeurs donnent, dans les bureaux, l’heure des principales capitales boursières de la planète, cette dernière tente de
nous connecter à un lieu lointain. Par analogie, le regardeur essaie certainement de projeter son quotidien dans cet
ailleurs, il s’imagine des lieux et des scènes qui lui sont communs – à l’heure où j’écris, les bars se remplissent
certainement à Tokyo – mais les représentations généralement liées à Kaboul le placent dans une projection trop
incertaine, voire impossible – à quoi ressemble une fin d’après-midi dans l’Afghanistan en guerre ?
A la fois ironique et tragique, cette œuvre nous invite à un voyage impossible, et il en va de même pour Afghanistan 5012
km, panneau de signalisation initialement posé à Utrecht donnant la distance exacte entre le lieu d’accrochage et la
frontière afghane. Là encore, si le panneau kilométrique contient habituellement la promesse d’une aventure à venir, à la
manière du fameux Tombouctou de Zagora, il revêt ici un caractère irréel. Renversé et appuyé contre le mur dans le
cadre d’expositions, il semble avoir été ramassé à même la route, comme décroché par un acte à la fois violent et
ravageur. Cette invitation pour un voyage qui ne promet que le danger est, encore une fois, paradoxale, elle loge le
regardeur dans l’espace de la communication pour provoquer une réaction, puis une réflexion, sans qu’aucune indication
supplémentaire ne vienne étayer une thèse ou un point de vue. Jens Haaning tente de nous substituer à la place de
l’Autre sans que cela ne soit réellement possible, ne laissant comme seule certitude que celle d’une incompréhension
impérieuse, inéluctable, cette incompréhension qui pourtant donne tout son charme à l’inconnu.
Anthoni Dominguez, août 2011

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