Martin Luther King contre sa légende
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Martin Luther King contre sa légende
Martin Luther King contre sa légende LE MONDE DES LIVRES | 01.04.2015 à 17h11 | Par Marianne Dautrey « Imprimez la légende » : c’est sur cette célèbre injonction que se clôt, non sans ironie, le film de John Ford L’Homme qui tua Liberty Valance (1962). « Print the legend » : ainsi s’écrit l’histoire de ceux qui font l’Amérique. Le 7 mars, venu dans la petite ville de Selma (Alabama) pour commémorer le cinquantième anniversaire du Bloody Sunday, ce dimanche sanglant de 1965 où les forces de l’ordre ont chargé quelque 500 manifestants noirs défilant pacifiquement pour leur droit de vote, le président Obama l’a rappelé. Il a dit : « Nous sommes des raconteurs d’histoire [storytellers], des écrivains, des poètes (…) qui donnons une voix aux sans-voix… » Si Obama a cité le nom de John Lewis, natif de Selma, qui était en tête du défilé ce jour-là, il ne mentionna qu’à peine, en revanche, celui de Martin Luther King Jr, pourtant à l’initiative des marches de Selma, tout comme de celles d’Albany en 1962, de Birmingham et Washington en 1963, puis de Chicago en 1966. Peut-être parce que le Prix Nobel de la paix est une légende de l’histoire des Etats-Unis, lui qu’une statue immortalise à Washington, entre les deux fondateurs du pays, Jefferson et Lincoln, comme le rappelle Sylvie Laurent dans le prologue à la biographie qu’elle lui consacre. Une biographie intellectuelle et politique. Peut-être aussi parce que Martin Luther King (1929-1968), tout au long d’une vie vouée à la lutte pour les sans-voix, a peu à peu cessé de croire au credo qu’Obama, lui, a réaffirmé avec force à Selma : les Etats-Unis sont un « work in progress », dit-il, une œuvre, certes inachevée, mais que ses citoyens ne cessent d’amender et d’engager dans la voie du progrès. King n’a pas seulement fini par cesser de croire à cette dynamique vertueuse, il a clairement énoncé, peu avant sa mort, que quelque chose de profondément corrompu rongeait le système politique américain, vicié à sa racine et vicieux dans son fonctionnement. Qu’il ait donné à cette chose le nom de « capitalisme », d’« impérialisme » ou de « guerre contre les pauvres », il a fini par reconnaître qu’il n’était plus temps de réformer ce système, mais de le changer radicalement. Vidéo suggérée sur le même sujet Faut-il aller voir « Selma », le film sur Martin Luther King ? Selma est une petite ville d'Alabama, aux Etats0:0 Un révolutionnaire La biographie de Sylvie Laurent le démontre magistralement. L’historienne américaniste déconstruit, elle, la légende et, plutôt que de faire le portrait de l’un des grands réformateurs des Etats-Unis, elle dépeint un révolutionnaire dont l’action reste encore en attente de ses effets. Elle retrace avec rigueur les étapes successives du cheminement du pasteur noir et analyse autant le parcours stratégique d’un chrétien militant que le cheminement spéculatif d’un intellectuel qui définit son combat politique comme un choix raisonné, ne cesse de le fonder théoriquement et de le justifier pratiquement dans ses sermons et ses livres, tout en le revendiquant comme un engagement du cœur, un amour universel, inconditionnel, désintéressé, à la fois moyen et fin. C’est au nom de cet « amour », érigé en théorie politique et porté par son verbe empathique et prophétique, un chant presque, que King a littéralement jeté son corps et celui de ses congénères dans l’arène publique. Cette idée de l’amour est née dans le nord des Etats-Unis, loin du Sud ségrégationniste, au contact des Epîtres de Paul, de syndicalistes socialistes tels qu’un Philip Randolph (1889-1979), de professeurs engagés comme W. E. B. Du Bois (1868-1963), de la lecture de Nietzsche, de Marx, d’Hegel… mais ce sont Thoreau (1817-1862) et Gandhi (1869-1948) qui lui permettent de trouver l’articulation pragmatique entre cet « amour » et la lutte contre les lois ségrégationnistes : Thoreau lui inspire l’idée de « désobéissance civile » ; Gandhi, le combat par la non-violence. Revenu dans le vieux Sud ségrégationniste en pasteur, il expérimente alors une nouvelle approche de l’« évangile social » (social gospel) hérité de son père, lui aussi pasteur baptiste : non plus consolation, mais appel à l’émancipation politique. Là, il invente des formes inédites, aux Etats-Unis, d’actions collectives : boycotts, sit-in, marches pacifiques conçues comme autant de pèlerinages vers les droits civiques et la liberté… Cette épopée douloureuse, sanglante mais glorieuse, qui trouve son acmé en 1963 avec la marche sur Washington et son discours « I have a dream », qui est couronnée par le prix Nobel de la paix (1964) et se résout par l’adoption au Congrès du Voting Rights Act en 1965, est connue. Elle fait partie de la geste nationale, nous dit Sylvie Laurent. Extrait de « Martin Luther King » « Sous le monument commémoratif de Washington, il existe une archéologie dissidente, une sous-couche historique : sur ce lieu même, en effet, (…) King a organisé une autre manifestation et une occupation de l’espace profondément subversive qui fut bien loin du rassemblement consensuel de 1963 : sa “Campagne des pauvres” de 1968, son dernier combat, visait à faire venir les pauvres, de toutes races, de toutes origines géographiques sur les lieux du pouvoir pour obliger les puissants à renverser le statu quo politique économique et social et à redistribuer le pouvoir selon un principe de justice. Cette marche sur Washington fut effacée de l’histoire officielle et de la biographie consensuelle du pasteur, intellectuel et militant américain. Ce dernier n’aurait guère goûté cet appauvrissement de sa parole, et il aurait sans aucun doute amèrement déploré que la construction du mémorial qui porte son nom fût délocalisée en Chine, où les salaires sont infiniment moindres, pour économiser sur le coût du projet. » Martin Luther King, page 17 La suite est moins connue : l’engagement de King, dès 1966, à la suite des émeutes de Watts à Los Angeles, dans la lutte contre la pauvreté des ghettos noirs dans les villes de l’Ouest et du Nord. Sans plus aucune loi raciste à abolir, le système se révèle désormais tout entier empreint de racisme. King dénonce la cohérence délétère de la politique américaine qui investit dans la guerre du Vietnam plutôt que dans les quartiers noirs insalubres de ses villes. Son discours se radicalise et déploie enfin toute sa dimension tiers-mondiste. Sa position se marginalise, ses relations avec le pouvoir sont rompues. S’il avait su jadis rallier à sa cause intégrationniste même le séparatiste Malcolm X, désormais il échoue à convaincre les Black Panthers et les jeunes des villes du Nord, dont il ne sait plus contenir la rage. Il y eut pourtant encore une ultime marche contre la pauvreté, en 1968, multiraciale cette fois. Mais avant qu’elle pût avoir eu lieu, King était assassiné. Sylvie Laurent arrête là son récit. L’opuscule édité par Le Monde, signé Patrick Jarreau (Martin Luther King. La non-violence contre le racisme, Le Monde Histoire, « Ils ont changé le monde »), qui traverse à son tour cette histoire par une compilation d’articles du journal, le poursuit avec l’analyse, par Didier Fassin, des manifestations pacifiques et multiraciales de décembre 2014. Le nom de Martin Luther King Jr y résonne, innommé. L’histoire de la mort du pasteur n’est pas celle d’une colombe fauchée en plein vol, mais celle d’un intellectuel révolutionnaire américain conséquent qu’on a fait taire, et dont on a fait une légende, par le plomb et par le marbre. Martin Luther King. Une biographie, de Sylvie Laurent, Seuil, 484 p., 21 €. James Baldwin ou l’écriture noire de l’Histoire « Cette histoire n’a été qu’un joug intolérable, une horrible prison, une tombe », écrit James Baldwin (1924-1987) dans Chassés de la lumière. De quelle histoire parle-t-il ? De l’histoire des Noirs écrite par les Blancs en général, et par Faulkner en particulier. Mais aussi de l’histoire des Noirs écrite par des Noirs subjugués par le joug blanc. L’Histoire est un piège. Soulever le joug, faire tomber les murs de cette prison, ouvrir cette tombe, tel est le défi que James Baldwin releva en dramaturge, romancier et essayiste noir américain. « Les risques sont si grands et le chemin à parcourir si long encore et si dangereux qu’il n’y a pas de temps à perdre et que chaque action en acquiert un caractère d’urgence impersonnelle », poursuit-il. Deux livres de lui paraissent aujourd’hui qui dessinent les contours et jalons de cette tâche : Chassés de la lumière donc, enfin restitué dans sa version intégrale, et Retour dans l’œil du cyclone. Le premier est un récit autobiographique et le second un recueil de textes parus à l’origine dans la presse. Tous deux se regardent, se répondent, s’enchâssent pour ne former en réalité qu’un seul et même texte. Le récit autobiographique, discontinu, heurté, brisé, ne tisse aucune histoire linéaire mais se délite en une constellation d’éclats de textes qui entrent en collision. Les essais, eux, sont écrits à la première personne, comme autant de fragments d’une autobiographie. Ils parlent d’une seule et même chose. Non de l’histoire de James Baldwin proprement dite, mais bien plutôt, à travers celle-ci, des tentatives d’écritures noires de l’Histoire, celles de Martin Luther King, de Malcolm X et accessoirement de Baldwin lui-même. Y est aussi posée la question de l’existence d’une langue noire… Au bout de ces histoires fragmentaires, ou dans leurs interstices, s’en profile une autre aux traits encore hésitants et incertains, où il ne serait plus question ni de Noirs ni de Blancs. Chassés de la lumière. 1967-1971 (No Name in the Street), de James Baldwin, traduit de l’anglais (EtatsUnis) par Magali Berger, Ypsilon, 224 p., 17 €. Retour dans l’œil du cyclone, de James Baldwin, traduit par Hélène Borraz, Christian Bourgois, 226 p., 18 €.