Mark Twain et William Shakespeare, «politiquement incorrects» aux

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Mark Twain et William Shakespeare, «politiquement incorrects» aux
DOSSIER
LE « POLITIQUEMENT CORRECT »
par Roger Kaplan*
Mark Twain et William Shakespeare,
«politiquement incorrects» aux États-Unis?
D
ANS UN PASSAGE DE HUCKLEBERRY FINN, un roman de Mark Twain, il est
question d’un naufrage. «Quelqu’un a-t-il perdu la vie»? demande-t-on. Réponse:
«Non. Seulement un nègre».
Le contexte montre clairement l’horreur de Mark Twain à l’égard de la déshumanisation raciste, un des éléments forts de la société du Sud avant la guerre de Sécession. Mais
pour nombre de critiques, l’usage du terme «nègre» dans ce roman est aujourd’hui encore
offensant pour les Noirs et d’une mauvaise influence sur les enfants et les adolescents à qui
cette œuvre est présentée. Bien des tentatives ont été faites (Huckleberry Finn a été publié en
1885), la plus récente en 2008, pour débarrasser le livre de ses passages discutables ou pour
l’écarter tout simplement des programmes.
Aujourd’hui, en 2011, on peut trouver telle ou telle édition dans de nombreuses écoles,
mais le roman est très peu souvent l’objet d’un cours. Du temps où j’enseignais dans les
écoles publiques, j’ai rarement rencontré un instituteur qui ait lu Huckleberry Finn, et
encore moins en ai-je rencontré un qui l’ait étudié.
Bien qu’une telle anecdote soit sans valeur scientifique, elle souligne que le phénomène
que nous appelons « politiquement correct » n’a rien de nouveau. Le « politiquement
correct» est une tentative très humaine de mettre les mots en conformité avec la manière
dont nous voudrions nous voir nous-mêmes, avec la société où nous vivons et l’histoire de
notre pays.
D’un autre côté, l’épuration des classiques américains représente une forme d’hypocrisie
qui nous rend encore pires que ce que nous sommes, une sorte de rejet intime de la vérité
qui produit l’ennuyeuse rhétorique servie par nos politiciens et nos grands dirigeants d’entreprises. Une telle épuration peut être comparée à celle qui consisterait à retirer Molière ou
Rabelais des programmes scolaires français. C’est grave: certains écrivains ont inventé des
manières de dire ce que nous savons; ils nous ont appris comment utiliser la langue qu’ils
ont créée et par là ont laissé une marque indélébile sur notre manière de penser.
* Journaliste américain.
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Mark Twain, 1835-1910
Interdire Mark Twain aux États-Unis, ce serait comme juger Shakespeare inacceptable
en Angleterre. Il est vrai que celui-ci fut pendant un temps jugé excessivement cru pour sa
peinture des passions humaines, et le verbe « to bowdlerize » (expurger) fait spécifiquement référence à la publication par un médecin anglais du début du XIXe siècle, Thomas
Bowdler, d’une version aseptisée de l’œuvre de Shakespeare. La «bowdlerisation» avait été
comprise par son inventeur comme une contribution à l’hygiène morale et aux bonnes
manières.
Huckleberry Finn suscita le même type de réaction et le roman fut immédiatement
interdit de publication à Boston. Les tentatives contemporaines d’adapter Huckleberry
Finn à notre société si policée s’expliquent parce qu’appeler quelqu’un «nègre» est moralement choquant et surtout «politiquement incorrect». On en conviendra: c’est mesquin,
méchant et implicitement déshumanisant. Mais selon cette logique, il est également «politiquement incorrect » d’appeler quelqu’un « dago », parce qu’il est d’origine hispanique,
«wop» parce qu’il est italien, «kike» parce qu’il est juif, «spick» parce qu’il est mexicain,
etc. Il n’est pas bien non plus d’appeler une femme «nana» ou «greluche» et dire d’un
déficient mental qu’il est un «idiot». Mais selon la même logique de contrôle, au moins
trois de nos plus importants classiques littéraires, Macbeth, Le Bruit et la Fureur et Les
aventures d’Augie March ont besoin d’un commissaire et de son stylo à l’encre rouge.
Reste la question de savoir si l’on fait bien ou mal en supprimant un discours qui met ce
mal en scène ou qui donne une représentation réaliste de la manière dont les gens pensent
ou parlent. On peut aussi se demander si cette suppression ne rendrait pas les gens encore
plus stupides que ce qu’ils sont réellement et si la pression exercée sur leur vocabulaire n’au44
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rait pas l’effet exactement opposé à celui souhaité et ne rendrait pas plus difficile la tâche de
les débarrasser d’une approche négative des Juifs, des femmes ou des demeurés.
Confondant l’usage de certains mots avec les sentiments et les réalités sociales qu’ils
supposent, les partisans du «politiquement correct» ont cherché à les remplacer par des
mots aseptisés. Mais refuser à un raciste l’usage de son vocabulaire, y compris de ses termes
brutaux et méchants, ne va probablement pas changer sa façon de voir les races. Et publier
une littérature telle que les écrivains américains ne fassent plus écho à leur époque, c’est
substituer une sorte de conte de fées aux réalités de la vie.
Si, en tant que pratique du déni de réalité, le «politiquement correct» n’est pas nouveau
aux États-Unis, il date, sous sa forme de contrôle politique de la pensée, des années 1960 et des
débuts de l’usage de la politique et de la législation pour éradiquer le racisme. Il est étroitement lié à la manière dont le mouvement des droits civils, à la suite de ses remarquables succès
dans les années 1950 et 1960, s’est transformé en politique à grande échelle menée par des
groupes d’intérêt qui perturbent la vie publique américaine et portent de sérieux coups au
sens de notre projet de société libre.
Car ce n’est pas seulement la manière dont l’Amérique et les Américains, avec leurs bons
et leurs mauvais côtés, ont fonctionné que les partisans du politiquement correct aimeraient
détricoter. C’est aussi la manière d’être de l’Amérique d’aujourd’hui. Et au-delà de nos propres
rivages, c’est le monde tel qu’il est que les penseurs du politiquement correct veulent défaire.
Un tel projet n’est pas avoué : le discours « politiquement correct » s’avance sous la
bannière de la tartufferie. Son objectif affiché est de promouvoir une vie et une société plus
justes, plus équilibrées, plus généreuses, plus tolérantes, ou au moins d’y contribuer. C’est là
une attitude américaine typique, dérivée de la valorisation de la volonté de garder une «attitude mentale positive », de toujours « tourner la page », d’« aller de l’avant » et, d’une
manière générale, de croire que l’individu est libre de forger son destin et son milieu.
En tant que variante de la foi américaine dans le progrès personnel et social, le «politiquement correct» se situe bien, avec toute son hypocrisie, au sein du courant américain
principal, observé et dépeint par divers auteurs, de Nathaniel Hawthorne à George
Santayana ou, parmi ceux qui mettaient l’accent sur notre histoire raciale, Richard Wright,
Chester Himes ou Robert Williams. Mais justement parce qu’il se développe en dehors de
toute réflexion politique sur la nature du passé de l’Amérique, le «politiquement correct»
contribue à ne pas comprendre le genre de monde dans lequel nous vivons et en conséquence à créer bien des confusions sur la manière dont il faut s’affronter à celui-ci.
Plus encore: l’optimisme ostensible et la générosité du projet politiquement correct sont
inextricablement associés à une évolution déjà évoquée des mentalités américaines,
marquée de plus en plus par la notion de «victimisation».
Que certains groupes de la population aient été injustement traités, à l’aune même des
valeurs que nos systèmes religieux et moraux proclament, est un fait historique évident.
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Que cette histoire puisse être rachetée en forçant le présent à être ce que nous aurions aimé
qu’il soit est une tout autre affaire. Cette idée a pris cependant corps avec une rapidité
remarquable dans les années 1960 et 1970, en grande partie parce que la société américaine
était si prospère, si couronnée de succès et si mobile socialement qu’on pouvait se permettre
d’être indulgent à son égard. Si les descendants des Africains amenés comme esclaves en
Amérique ont été maltraités, des mesures devaient être prises au niveau linguistique et
social non seulement pour faire en sorte que de tels mauvais traitements appartiennent au
passé mais aussi pour rectifier d’une manière ou d’une autre les conséquences de ce passé.
C’était – et c’est là encore – le cœur du problème: comment rendre les conséquences du
passé conformes à notre souhait quant à la manière dont les choses auraient pu se dérouler?
S’assure-t-on que le système constitutionnel, avec toutes ses implications pour la vie politique, sociale et économique, fonctionne comme on peut s’y attendre ou essayons-nous de
produire des effets désirés avec tous les moyens qu’il faudra, comme on l’a fait dans les
années 1960?
Certains moyens, inspirés par la tradition révolutionnaire européenne, se sont révélés
d’emblée des fiascos lamentables, bien qu’ils aient eu un impact visible encore aujourd’hui.
Je pense ici à la violence armée prônée par les Weathermen, les Black Panthers ou les
Students for Democratic Society. D’autres, issus du génie américain pour le compromis
politique, furent plus efficaces. Le résultat en fut ce que nous appelons
l’«affirmative action», ce qui dans
d’autres pays est parfois appelé
« discrimination positive ». Le
« politiquement correct » est le
discours inventé pour accompagner cette grande expérience
sociale.
À s’en tenir au discours tenu
par les premiers défenseurs de la
discrimination positive, notamment le sénateur Hubert
Humphrey, celle-ci était censée
mettre fin aux jugements raciaux
négatifs; il devint donc illégal de
discriminer sur une base de race.
Au lieu de s’en tenir à cela, la
discrimination positive devint
rapidement un système de quotas.
Et comme la société américaine
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est beaucoup trop mobile et spontanément assimilationniste pour qu’on détermine avec la
moindre précision la situation des différents groupes dans le système social, les quotas devinrent sujets à caution et à controverse. Mais malgré tous les obstacles légaux, on les a quand
même utilisés.
Les quotas et les mots qui les accompagnaient sont différents du système informel de
préférence qui jusque-là caractérisait la vie américaine. Celui-ci existe encore, et a pour
origine la compétition sociale ordinaire. Il n’est en rien choquant que des politiciens d’ascendance irlandaise de Chicago ou de Boston favorisent le contrôle d’administrations
municipales par des gens de même origine – après tout, ces gens ont voté pour eux.
Mais les promoteurs du «politiquement correct» ont une motivation assez différente,
en ce qu’ils favorisent le contrôle par des gens qui pensent comme eux. Le contrôle du
pouvoir idéologique vient ainsi à remplacer le contrôle issu du bon déroulement de l’avancement social.
L’idéologie, voilà désormais l’important, et les tenants du «politiquement correct» considèrent l’expérience américaine avec un dégoût idéologique marqué. Pour revenir à l’exemple
de Huckleberry Finn, l’aversion de Mark Twain pour les échecs de son pays, et notamment
son échec à vivre à la hauteur des valeurs qu’il professait, était profonde et parfois amère. À
chaque génération, et dans presque tous les domaines de la pensée et de l’action, de
nombreux Américains moins renommés que Samuel Clemens ont affirmé leur révulsion
devant les défauts de leur société et ils ont été à son égard d’une grande sévérité, au point
que, d’une manière très américaine, ils les ont vus comme les fruits de la stupidité, de l’avarice, etc. – c’est-à-dire de fautes et de défauts personnels. Mais pour les idéologues d’un passé
récent, la faute n’est pas en nous mais dans les étoiles du drapeau[1] ! À les entendre, il y a
quelque chose de systématiquement, d’essentiellement mauvais en Amérique.
La conséquence de cette attitude est de voir l’expérience américaine comme une longue
histoire d’oppression; chaque réussite a été atteinte au détriment de certains individus ou
de certains groupes. La société américaine doit ses succès au statut de victimes de catégories
spécifiques de gens: minorités raciales ou religieuses, femmes, minorités sexuelles. Pour
changer cela, il faut changer la façon dont nous désignons toutes ces victimes, parce que le
langage de l’oppresseur est un de ses moyens les plus efficaces pour maintenir son contrôle.
De telles idées ne sont pas très originales; mais ce qui est intéressant, c’est la facilité avec
laquelle leurs défenseurs ont imposé au reste de la société leur discours et leur vocabulaire.
En seulement quelques années, les changements dans la langue qui, pris un par un sembleraient plutôt inoffensifs ou simplement bêtes, ont transformé la manière dont on parle l’anglais en Amérique. C’est arrivé en dépit du fait que le «politiquement correct» a toujours
1. Voir Julius Cæsar de Shakespeare, Acte I, scène I (Cassius à Brutus à propos de César):
«The fault, dear Brutus, is not in our stars
But in ourselves…».
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été accueilli avec un certain humour, pour ne pas dire un certain dédain de la part ceux qui
avaient l’occasion de remarquer ces changements.
Ce n’est pas la première fois qu’un mouvement déterminé, visant un objectif, est capable
d’imposer sa volonté à une majorité largement indifférente. En anglais (américain) comme en
français, on peut parier tranquillement que la plupart de ceux qui parlent, qui écrivent et qui
lisent n’étaient pas et ne sont pas choqués par les règles ordinaires de la grammaire sur le
genre, par exemple. Cependant, dans les deux langues, ces règles ont été éviscérées et même
pulvérisées en un temps très court.
L’absence de contre-attaque contre la manière de parler politiquement correcte suggère
soit que nous ayons perdu confiance dans notre propre identité et les valeurs qui la définissent, soit au contraire, que notre confiance est telle que nous pouvons tolérer une campagne
explicite pour la discréditer, la dénigrer et la miner. En fait, nous nous situons probablement
quelque part entre les deux attitudes. Les Américains ont habituellement un sens plutôt clair
de ce que leur pays représente et de ce que signifie l’appartenance à la nation américaine, mais
ils ont tendance à se méfier des campagnes dogmatiques pour définir leur pays et ses objectifs.
Un exemple de ce que je veux dire ici peut être trouvé dans ce qui s’est passé après les
attaques du 11 septembre 2001, quand le président George W. Bush parla de «croisade contre
le terrorisme». La plupart de ses auditeurs savaient ce que ce terme signifiait et il ne leur posait
pas problème. Mais le terme de «croisade» fut critiqué comme offensant pour les musulmans
en général et pour les musulmans arabes en particulier. Le terme ne fut plus jamais utilisé à
nouveau dans un discours présidentiel et il n’y a plus jamais eu, dans les dix ans qui ont suivi,
une claire déclaration présidentielle affirmant que les États-Unis étaient engagés dans une
guerre à long terme contre le terrorisme islamiste. Il y a – heureusement – toutes sortes de
désaccords sur ce qu’est cette guerre et la manière dont nous devrions la faire. Mais par
exemple il n’est pas permis de dire que nous sommes en guerre contre quelque chose qui a à
voir avec l’Islam.
Il est vrai que la plupart des victimes du jihadisme sont des musulmans. Mais si la position de l’Islam dans le monde moderne est effectivement problématique, pourquoi devrionsnous nous voiler la face ? C’est pourtant exactement ce que nous faisons quand nous
déclarons que nous sommes en guerre contre le terrorisme sans faire aucune référence à
l’islam.
Il est sans doute remarquable que les grandes figures politiques américaines ne peuvent
admettre que depuis dix ans ou plus, les États-Unis et plus généralement les démocraties libérales occidentales sont en guerre contre quelque chose qui a à voir avec l’islam. À partir de là,
on peut et l’on doit préciser ce qu’on entend par là. Les analyses et les opinions divergeront,
mais c’est dans la nature du débat mené dans les sociétés libres. Certains expliqueront que
nous sommes en guerre contre l’Islam en général et que l’islam, en tant que religion, système
de pensée et principe d’organisation de la société, est inéluctablement en guerre contre le
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monde occidental, ne peut coexister avec lui et doit donc être envisagé avec appréhension.
D’autres affirmeront que l’islam en tant que tel n’est pas plus une menace pour l’Occident que
d’autres grands systèmes de pensée et de croyances comme le bouddhisme ou le confucianisme et qu’il nous incombe, dans cette perspective, de faire la différence entre l’islam et ce qui
a été appelé «islam politique» ou «islamisme»; même dans cette catégorie, certains analystes
jugeront nécessaire de distinguer entre islamistes modérés et islamistes radicaux qui privilégient la guerre contre l’Ouest par des moyens terroristes et des moyens conventionnels quand
ils le peuvent.
En soi, ces questions ne révèlent pas du «politiquement correct». Elles rappellent même
les disputes du temps de la Guerre froide et les différentes interprétations que l’on se faisait du
communisme, de son histoire et de la nature du système qu’il maintenait en URSS et ailleurs.
Le communisme était-il partout engagé dans une lutte à mort avec le libéralisme occidental? Y
avait-il, au contraire, des différences de fond entre le communisme russe et, mettons, le
communisme italien? Y avait-il des positions diverses parmi les dirigeants soviétiques?
Sommes-nous engagés dans un
conflit de civilisation qui pourrait durer ou dans une de ces
«guerres sauvages de la paix»[2],
comme Kipling désignait les
conflits lointains aux limites de
l’Empire britannique? De cette
question il faut discuter et
débattre raisonnablement, en
s’appuyant sur des données
vérifiables.
Certes, ces discussions et ces
débats ont lieu, mais généralement ils se font plutôt à l’écart
des grands forums. Devant le
grand public, deux questions
essentielles ont été évitées, ou
au moins esquivées aux ÉtatsWilliam Shakespeare, « politiquement incorrect » ?
Unis : l’existence de l’islam
2. Célèbre poème de Rudyard Kipling, paru en février 1899 alors que l’expansion coloniale de l’Occident touchait à sa fin:
«Take up the White Man’s burden
The savage wars of peace
Fill full the mouth of Famine,
And bid the sickness cease»
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favorise-t-elle le terrorisme? L’islam est-il compatible avec la démocratie libérale? Il se peut
que les réponses soient, pour la première, négative et pour la seconde, positive. Mais il est
intéressant de voir à quel point les milieux censés s’occuper de ce genre de problèmes, les
médias, les universités, les services spécialisés (armée, renseignement) les considèrent
comme incorrects, voire insupportables. À cet égard, le cas le plus frappant fut sans doute
celui du commandant Malik Hassan, un médecin psychiatre, pratiquant musulman, d’une
famille d’origine palestinienne mais américain de naissance. Il massacra treize personnes à
Fort Hood en 2009 au cri de «Allah est grand!» et était en contact avec des jihadistes. Peutêtre son cas relève-t-il entièrement de la psychopathologie, mais les questions les plus naturelles sur sa vie, son point de vue, ses contacts et ses connaissances furent mises à l’écart
pendant sa comparution devant le Conseil de guerre. L’Armée n’a rien voulu savoir, c’était
trop embarrassant.
Ce n’est certes pas la première fois qu’une bureaucratie militaire fait preuve de débilité,
mais le cas illustre bien le poids du «politiquement correct» sur la pensée courante en
Amérique. Le «politiquement correct» renvoie à l’âge du «réalisme socialiste»: une chose est
vraie et existe, ou le contraire, parce que nous la désirons. Mais qui, nous? Sous le stalinisme,
bien sûr, la réponse était facile. Tous les organes de communication se faisaient l’écho de la
ligne imposée par le Centre. Le réalisme socialiste est une variante de ce que George Orwell et
d’autres appelaient le «grand mensonge», un grand mensonge possible quand un État despotique contrôle tous les médias. Aux États-Unis, la communication est libre, même si l’ingérence du gouvernement fédéral est bien plus ample aujourd’hui que ne l’auraient voulu les
auteurs de la Constitution.
Mais la société américaine contient d’autres éléments qui contribuent à fausser la représentation de la réalité au profit d’objectifs sociaux et politiques. Le conformisme américain et,
paradoxalement, la diversité de notre population, ont tendance à renforcer la puissance du
besoin d’illusion.
Le conformisme américain, comme tant d’autres traits de la société américaine, est sans
doute exagéré par les critiques, surtout par comparaison avec d’autres sociétés où l’on impose
les normes de façon beaucoup plus stricte. Certes, un certain conformisme (vestimentaire,
langagier, idéologique, etc.) joue un rôle de garde-fou, de substitut du pouvoir étatique pour
maintenir le comportement des habitants dans des structures sur lesquelles on puisse agir,
bref, dans certaines limites.
Prenez le cas des prénoms. En France, il a été longtemps interdit de donner des prénoms
aux enfants en dehors de la liste des saints de l’Église. En Amérique, il n’y a jamais eu de telle
loi mais les Américains choisissaient les prénoms de leurs enfants avec autant de rigidité que
les Français. C’est tout à fait normal. Les sociétés maintiennent leur cohérence de diverses
manières, dont la transmission d’un langage. Cela commence même avec les noms que les
membres de la société utilisent pour s’identifier. C’est pourquoi l’immigration impliquait
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toujours une part d’américanisation des noms propres. Il n’y avait pas de règle absolue, le
processus dépendant des humeurs des officiels aux ports d’entrée, tel Ellis Island (New York).
Un Goldstein restait tel ou devenait Gold. Un Martino pouvait devenir Martin. Les écoles
continuaient sur la même trajectoire, et les enfants se retrouvaient avec des noms qui différaient de ceux qu’ils entendaient chez eux.
Au nom de l’«authenticité», on a renversé cette tradition assimilationniste. Ce qui aurait
pu être une simple affaire privée d’identité plus ou moins sérieuse fut associé à la promotion
franchement politique de la «diversité», perçue comme un moyen de se défendre contre
l’«oppression des classes dominantes».
Les prénoms des enfants sont un exemple profond, tout en étant relativement inoffensifs,
de cette révolte contre le courant principal. Plus ennuyeuse est l’extension de cette confrontation de la «diversité» et du «centre» à tous les niveaux de la vie sociale et économique. Cette
revendication de «diversité» met en effet en cause la cohésion de la société américaine (sur
cette idée de base que la «cohésion» est en fait une sorte d’oppression) et la vision qui soutenait cette revendication est devenue rapidement une sorte de conformisme puritain. Tel est
l’essence du «politiquement correct»: le conformisme puritain. Mais au lieu d’être mis au
service d’une éthique individuelle que la plupart des gens considèrent comme le cœur de
l’«américanité», le conformisme rigide et intolérant identifié par Tocqueville comme la
contrepartie de l’égalitarisme démocratique est enrôlé pour faire avancer les intérêts de
certains milieux et d’abord obtenir l’extension du pouvoir de leurs propres organisations.
Comme on pouvait s’y attendre, le vocabulaire utilisé pour promouvoir les intérêts de ces
nouvelles couches dominantes a fort peu à voir avec la défense des droits des gens pour qui est
mise en place toute cette corruption linguistique et politique (via les quotas). Nommer les
indigènes «Indiens» fut peut-être une erreur de géographie, mais il ne sert à rien de les
nommer en usant d’une généralisation comme «native Americans» qui efface les différences
tout à fait importantes (pour eux) existant entre Iroquois, Huron, Sioux, Comanche, Apache,
Hopi, etc.
Le langage politiquement correct a contribué à la fragmentation, à l’atomisation de la
société américaine tout en rendant plus difficile de parler clairement sur les affaires publiques
et privées. Comment allons-nous nous en sortir? Personne ne le sait et cependant nous
aggravons les risques venant d’ailleurs puisque nous ne pouvons même plus appeler par leur
nom les menaces qui nous guettent.
Dans un mouvement classiquement américain, la réalité réaffirmera très probablement
ses prérogatives tôt ou tard. Les Américains aiment la réussite, et celle-ci ne vient pas si l’on
nie la réalité. En attendant, il serait bon d’encourager dans les écoles un retour à nos classiques sans censure. Cela demandera des efforts, cependant, car même le mot «classique» est
jugé avec suspicion dans l’establishment de l’enseignement, l’un des principaux bastions du
«politiquement correct».
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MARK TWAIN ET WILLIAM SHAKESPEARE « POLITIQUEMENT INCORRECTS » AUX ÉTATS-UNIS ?
«Moscou, août 1978. Le capitaine du KGB Viktor Orekhov est arrêté et condamné à huit
ans de réclusion dans un camp de régime sévère. Deux ans plus tôt, cet officier chargé de
la surveillance et de la répression des dissidents est «passé de l’autre côté du miroir» et a
décidé, au péril de sa vie, d’aider et de protéger ceux qui se battent pour les droits de
l’homme et la liberté en URSS.
Après une deuxième condamnation aux travaux forcés pour un motif fallacieux, Viktor
Orekhov apprend qu’un contrat a été passé sur sa tête par ses anciens supérieurs. En 1997,
toujours menacé, il est contraint à l’exil. Aujourd’hui, l’ex-brillant officier du KGB est
livreur de pizzas aux États-Unis où il vit sans papiers, sans identité, sans téléphone…
Après dix ans d’enquête, Nicolas Jallot a retrouvé ce héros anonyme, cas unique dans
l’histoire. Et, pour la première fois, Viktor Orekhov accepte de raconter son histoire.
À travers le destin hors du commun du «dissident du KGB» transparaît le portrait sans
concessions des trente dernières années de l’URSS, d’un système totalitaire vu de l’intérieur
par un de ses acteurs et de la Russie d’aujourd’hui».
© Éditions Stock, 2011