À qui profite le politiquement correct ?

Transcription

À qui profite le politiquement correct ?
À
qui
profite
politiquement correct ?
le
C’est le marronnier des repas de famille, le bouclier du facho
de comptoir, une expression à l’origine souvent oubliée et à
définition variable : plaie pour divers bords politiques, il
est systématiquement pointé du doigt, à se demander si avec
tant de personnes qui s’en distancient, il existe vraiment
(observations faites à partir de constats subjectifs relatifs
à ma pratique personnelle d’Internet). Alors, qui déteste le
politiquement correct et pourquoi ? Qu’est-ce que ça désigne ?
Pour qui a-t-il été taillé ? Je mène une enquête sommaire pour
vous, appuyée par mes deux sources préférées : Wikipédia et
les profondeurs abyssales de Twitter.
Le politiquement correct, d’où ça vient ?
Rapide résumé peut-être un peu grossier pour montrer qu’on est
bien loin, dans les usages courants français, du concept
d’origine.
Nombreux sont ceux qui parlent d’un import d’une Amérique
puritaine tartuffienne. Mais il me semble bien, en me fiant à
Wikipédia et autres lectures anciennes que je n’arrive plus à
re-situer, que l’on doit ça à la team soixante-huitarde
foucaldienne pour qui je cite, « une pensée politique ne peut
être politiquement correcte que si elle est scientifiquement
rigoureuse » (ça, c’est de Foucault). Autrement dit, c’est un
appel à la rigueur scientifique dans les débats et questions
politiques.
L’expression va donc voyager au milieu du pack « french
theory » vers les campus américains dans les années soixantedix : ces derniers rassemblent divers auteurs et pensées sous
ce label — qui n’est donc qu’une catégorisation américaine —
qui s’unifie en corpus via ses héritages théoriques : le
gender ou post-colonial studies par exemple. Pour faire un
petit bilan grossier, lien est fait entre les mots et les
choses, les effets performatifs du discours et de la langue
sont analysés, avec les conséquences que cela suppose en
termes de militantisme. Il est question d’employer une langue
claire, spécifique, rigoureuse, consciente de ses imports en
termes de connotations et d’oppression.
C’est là que se situe communément l’acte de naissance de la
political correctness, qui se serait développée sur les campus
américains dans les années quatre-vingt : l’expression en
vient à désigner ironiquement un polissage excessif des mots
pour désigner des minorités ainsi montrées comme un peu trop
susceptibles. Le sens de « correctness » a donc glissé,
passant de rigueur théorique à conformisme moral — dont la
supposée norme reste à appréciation subjective.
Le politiquement correct et ses idées « naïves »
Retour de l’expression en France, en un sens assez proche. On
assiste à une division en deux : le sens américain est
conservé — le fameux corollaire de « on ne peut pas appeler un
chat un chat » — et une ramification apparaît, désignant
plutôt une langue de bois qui serait propre à la gauche, des
idées supposément naïves et lâches. Je vous laisse vérifier en
cherchant « politiquement correct » sur Google images et dans
Twitter (pas « top », mais « direct »). Préparez-vous avant
néanmoins.
La confusion est désormais internationale et l’expression
désigne donc tout ce qui essaie de ne pas être oppressif mais
qui empêche le réac qui s’ignore de parler tranquillement. La
variante numéro un est donc de crier au politiquement correct
quand quelqu’un ose affirmer que non, les musulmans ne sont
pas intrinsèquement terroristes, que les athées ne subissent
pas de discrimination systémique en France, qu’il n’y a pas
assez de femmes en politique, et que leur dire de retourner à
la cuisine n’est pas franchement d’une intelligence fine.
L’expression et son petit frère, la revendication d’être
« politiquement incorrect », sert alors d’épouvantail — je
résume ici un très bon post de blog : lorsqu’on accuse Drumpf
d’être sexiste, au lieu de débattre de l’existence ou non d’un
système oppressif, celui-ci va répondre que ‘ça suffit le
politiquement correct’, déplaçant ainsi l’enjeu sur sa
supposée absence de liberté d’expression et la supposée
naïveté de ses contradicteurs quant à l’évidence des choses
basiques de la vie (à savoir que selon lui les femmes sont
plus belles à genoux).
Ce que désigne le « politiquement correct » est donc ici, tout
simplement, le respect. S’y conformer, dans ce sens, c’est
refuser d’être un oppresseur, a bully. Et pourtant, la
personne qui se sent victime de cette « politique » a tendance
à se poser comme le plus opprimé de l’interaction. Mais comme
le montre la suite du post de blog, un peu de cette correction
sauverait des vies — l’auteur raconte le cas d’une adolescente
pour qui des camarades ont fait fi du « politiquement
correct » en la harcelant avec force racisme, homophobie et
injonction au suicide. La jeune fille s’est suicidée suite à
l’inaction de son école.
J’ai donc à titre personnel du mal à pleurer sur ceux qui se
plaignent de ne pas pouvoir être ouvertement bêtement
oppressifs, et j’ai du mal à utiliser cette expression surutilisée à la place des simples mots « respect de base ».
Œuvre de Banksy dans les rues de Bristol
Le politiquement correct, ses euphémismes, ses périphrases
Autre manifestation d’une supposée police de la pensée
gauchiste, le PC peut être défini comme l’usage amplifié et
injustifié de la périphrase. C’est le ressort du fameux « on
ne peut pas appeler un chat un chat », souvent mobilisé par
les racistes, sexistes, homophobes et validistes qui
s’ignorent ou s’enferment dans le déni. Il s’agit encore une
fois d’inverser les rôles entre oppresseur et opprimé dans le
cadre d’une interaction au moyen de ce merveilleux
épouvantail. Mais à qui sert réellement le PC ?
Exemple : une fois, lors d’un débat passionné, j’ai évoqué le
cas hypothétique d’une personne qui dirait en toute innocence
que les gays sont de formidables stylistes et viendrait
emmerder ton.ta pote pour pouvoir plonger ses mains dans son
afro parce que « oh je veux toucher ». Je disais qu’on devait
quand même pouvoir dire que ladite personne agissait sur ce
coup en homophobe et en raciste. Eh bien non — attendez, elle
pourrait voter FN si tu l’insultes comme ça. Concluons donc
d’après cette expérience : on veut pouvoir appeler un chat un
chat, sauf quand c’est pour dire de quelqu’un qu’il perpétue à
son insu des oppressions vieilles de plusieurs siècles, car ça
pourrait le vexer.
Mais lorsque l’on dit « dérapage » au lieu de « sortie raciste
», lorsque l’on dit « crime passionnel » au lieu de « meurtre
sexiste » ou « violences conjugales », qui protège-t-on ? Estce qu’on n’en est pas arrivés à avoir plus peur de passer pour
un
raciste/sexiste/homophobe
que
d’être
raciste/sexiste/homophobe ?* Et n’est-ce pas un déni
dangereux lorsque l’on sait que ces oppressions causent
précarité et par extension, ou directement, surmortalité ?
Mettons-nous deux minutes du côté « opprimés » de la barrière.
Sur ma TL Twitter militante, les afro-féministes sont
nombreuses à critiquer l’usage du mot « black » au lieu de
« noir », et à pointer l’idée que leur couleur de peau est de
cette façon désignée comme gros mot — et de montrer ainsi
l’hypocrisie de la posture « colorblind ». Leur rappel est
clair : dire de quelqu’un qu’il est noir n’est pas
intrinsèquement raciste, mais circonstanciellement. Il est des
situations, nombreuses, où signaler la couleur de peau de
quelqu’un n’est pas pertinent, et où par là même nous
établissons et perpétuons un stéréotype raciste.
Alors, s’il emmerde les deux côtés de la barrière, à qui
profite-t-il donc ?
Le politiquement correct ne profite donc pas aux opprimés
qu’il est supposé protéger ; au contraire, il dilue la
spécificité voire l’existence même des oppressions qu’ils
subissent, et empêche le déploiement d’actions et discours
luttant contre celles-ci. Plus encore : il protège ceux qui
occupent alors les positions d’oppresseurs ou de dominants. Je
traduis un extrait de cet excellent post de Ella Frech : « Une
femme m’a dit qu’il était avilissant d’utiliser ce mot
(crippled, que l’on peut traduire par estropié, nda) et que je
devrais dire « différemment valide » à la place. Eh bien,
c’est stupide. Mes jambes ne fonctionnent pas. Je suis
estropiée. C’est juste un aspect de ma vie, et vous devez vous
en remettre. Le politiquement correct est là afin de rendre
les valides plus à l’aise avec l’image que je leur renvoie —
il n’est pas pensé pour moi » (c’est moi qui souligne).
Le « politiquement correct » sert donc au choix d’épouvantail
pour détourner l’enjeu d’un débat, de bouclier contre
d’éventuelles accusations, et de miroir déformant permettant
d’éviter ses responsabilités lorsque l’on est en position de
domination.
Campagne publicitaire Bagelstein basée sur
le « politiquement incorrect »
Par voie de conséquence, « politiquement incorrect » est en
fait très souvent une expression PC pour désigner quelqu’un
exerçant une oppression mais qui n’assume pas complètement sa
position.
Enfin, quoi qu’il en soit, se dire « politiquement incorrect »
est d’une audace limitée lorsque l’on sait que le PC n’est
finalement apprécié que par peu de monde. Aussi, cessons de
dire « PC » lorsque l’on parle simplement du respect de base,
prenons le risque de faire des erreurs — le pire qu’il puisse
nous arriver est d’être recadré et d’en ressortir plus
instruit, au final c’est tout bénef’ —, et laissons
tranquillement les réacs sortir du déni et assumer les
oppressions dont ils se rendent auteurs : le repérage n’en
sera que plus facile.
J’ai désormais utilisé l’expression PC suffisamment de fois
dans cet article pour qu’elle vous agace rien qu’à sa
lecture : nous sommes sur le bon chemin.
*Dédicace à ma TL antiraciste Twitter pour avoir mis les mots
qui m’échappaient sur ce malaise.
[Lors de la première publication de l’article, je racontais un
autre exemple où les catégorisations détournées empêchaient
d’étudier un certain type de discrimination ; je retire ce
récit dont les protagonistes ne peuvent pas être suffisamment
anonymes, et qui ainsi ne seraient pas protégés des effets que
cet article pourrait avoir. Si il y a quelque chose à retenir
de cette expérience, c’est que pour militer dans la direction
que je propose dans cet article, tout en signant de son nom,
il faut une certaine liberté que je n’ai pas encore. Tout le
monde ne peut pas se permettre de refuser de jouer le jeu de
la langue de bois. NdA]