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1 Le parcours de la honte ans. Je ne suis pas très grand, plutôt J ’frêlequatorze car je prends bien soin d’éviter les clubs de AI sport et je multiplie les excuses pour être dispensé des cours d’éducation physique au collège. Je regarde couler le gave de Pau qui traverse Lourdes. Derrière moi, au loin, sur l’esplanade, se dresse l’immense Vierge couronnée que viennent saluer les pèlerins, plus nombreux que d’habitude. L’année 1979 commémore en effet le centenaire de la mort de Bernadette, qui a vu Marie lui apparaître dans la grotte, et l’affluence au sanctuaire, déjà phénoménale en temps normal, s’est accrue avec les célébrations dédiées à la sainte. Hier, moi aussi, je me suis planté devant la statue et, avec une ferveur empreinte de l’exaltation de l’adolescence, je lui ai donné ma vie pour son fils. Dans la naïveté de cette offrande filtraient mes lectures pieuses et le discours des religieuses chez lesquelles j’aime me rendre. 18 LE PARCOURS DE LA HONTE Aujourd’hui encore, je reste persuadé de l’authenticité de cet élan. Toute démarche spirituelle se vit à travers le prisme de l’humain, et l’expression sincère de ma foi jaillissait maladroitement d’un adolescent bouillonnant de vie et meurtri par ses contradictions. Ce filet d’eau pure, né de la grâce de la foi, sillonnait malgré tout la vase dans laquelle lentement j’allais m’enfoncer. La grotte de Massabielle est toute proche, bordée par le mur lumineux que forment les flammes des cierges. La foule des pèlerins en ce mois d’août devrait m’empêcher d’entendre le jet bruyant de la chasse d’eau des W-C publics, situés à quelques mètres de moi. Pourtant ce bruit domine dans ma tête. Je suis déjà allé trois fois aux toilettes, feignant une envie d’uriner. Le lieu m’attire irrésistiblement. Je m’y rends, je jette un regard en coin, effrayé et concupiscent, à ces hommes qui viennent se soulager rapidement avant de repartir brûler un cierge ou soutenir un malade en route vers les piscines. Je sors, les joues brûlantes. La honte me tord le ventre. Je m’éloigne, me rapproche de la rivière d’où s’élève l’odeur fraîche de l’humidité de l’eau, espérant apaiser ce feu qui me pousse à retourner dans ces pissotières malodorantes. — Bonjour. L’homme est tout près de moi. C’est un vieux. Je lui donne largement quarante ans, un âge qui englobe selon mes critères d’adolescent la masse des adultes. Mais il est certainement plus jeune. — J’ai remarqué tes allées et venues. Si tu veux, je t’accompagne. 19 LIBRE Il porte une petite moustache et ne correspond en rien aux hommes qui me font rêver. Mes émois, il est vrai, sont assez limités. Dans ma petite ville natale d’Albertville, en Savoie, il est hors de question d’avoir accès à des magazines érotiques qui me permettraient de satisfaire mon désir de nudité masculine. Mes frissons se cantonnent à la lecture de catalogues de vente par correspondance. Je contemple rêveusement les pages où les mannequins posent en sous-vêtements, admirant leurs torses et fixant leurs slips d’un regard interrogateur. Mon père, seule présence masculine à la maison, n’a pas pour habitude de se promener nu au sortir de la salle de bain et, à part le mien, je n’ai jamais vu de sexe d’homme. Incapable de parler, je hoche la tête pour accepter l’invitation de l’inconnu. Il se dirige vers les toilettes publiques. Je le suis, sans le regarder. Il m’attend dans un des cabinets dont la porte peut se fermer. L’odeur âcre me prend à la gorge. L’homme me propose de se déshabiller. — Si tu fais ça, je hurle. Ma voix est étranglée par la panique. Il n’insiste pas et se met à me caresser lentement. Plaqué contre le mur sale et humide, je suis tétanisé par la peur, le dégoût du lieu et de ce que je suis en train de faire. Pourtant, je le laisse déboutonner mon pantalon et plonger la main dans mon slip, en évitant son regard. Le moment se prolonge jusqu’à ce que, brutalement, je le repousse d’un geste. Il s’arrête immédiatement. Je ramasse mon pantalon affaissé autour de mes chevilles. — Tu as joui ? me demande-t-il. 20 LE PARCOURS DE LA HONTE Je suis dans l’impossibilité de répondre à sa question, ignorant la signification même de ce mot. — Je m’en vais. Ne me suis pas. Je sors d’un pas rapide et me dirige vers les piscines. Le plaisir que j’ai ressenti en étant caressé disparaît, noyé dans la honte terrible d’être passé à l’acte. Oui, j’étais un pédé, une tapette, comme le clamaient les garçons de ma classe, sans aucune preuve, depuis mon entrée au collège. Je n’étais pourtant pas efféminé, juste un peu précieux dans ma manière de m’habiller, car j’adorais suivre la mode et j’étais peu enclin aux sports violents. Mais très vite, certains élèves ont jugé que je n’étais pas assez viril, que je me comportais différemment et m’ont collé une étiquette d’homosexuel. Depuis l’incident de l’escalier, lorsque j’étais en classe de cinquième, je ne pouvais plus minimiser la connotation négative de ces remarques. Les élèves qui arrivaient en retard devaient descendre un long escalier central pour rejoindre la cour où leurs camarades attendaient en rang, sous l’œil sévère du chef d’établissement. Un jour, mal réveillé, je m’étais présenté au collège bon dernier. Je me revois parfaitement dévaler les marches à toute allure, mon gros sac de classe pesant sur mes épaules d’enfant, pour me diriger vers les colonnes déjà formées. J’étais passé silencieusement devant le directeur, qui avait poussé un gros soupir pour exprimer son mécontentement. Je pensais à ce moment-là avoir échappé au pire, puisque son exaspération n’avait pas été suivie d’une punition. C’est alors que j’avais entendu les murmures dans les rangs. 21 LIBRE — Voilà le pédé ! Hé ! Tapette, tu ne t’es pas réveillé ce matin ? La silhouette du directeur, imposante pour un gamin de cinquième, m’empêchait de rebrousser chemin. J’étais obligé de descendre vers l’arène où m’attendaient les jeunes fauves déchaînés. Je me sentais déchiré et mis à nu par chacune des insultes reçues. J’aurais tellement souhaité disparaître de la surface de la terre, me fondre dans le béton des marches de l’escalier et ne plus exister. L’expérience de la honte est une souffrance qui vous pétrifie, qui annihile votre combativité, votre bon sens. Ces gamins d’une douzaine d’années venaient d’éliminer en moi une spontanéité caractéristique de mon tempérament. Pendant longtemps, j’avais eu la prétention de croire que mes jeux qui ralliaient les enfants de mon quartier me rendaient populaire. Mais aucune de mes qualités ne pouvait espérer effacer la stigmatisation dont j’étais l’objet. Ce qui était tout aussi menaçant que leurs injures était la double vérité qu’elles contenaient : je savais au plus profond de moi-même que les élèves avaient raison sur mon orientation sexuelle et qu’il était primordial de la dissimuler, car, aux yeux de tous, c’était une anormalité, une tare, une faute. Récemment, j’écoutais, sur les ondes d’une chaîne de radio nationale, le raisonnement d’un pédopsychiatre en désaccord avec l’idée que l’homosexualité est innée. Il s’agissait selon lui d’une construction. Il soutenait que les homosexuels, avec un peu de volonté et un soutien psychologique, pouvaient redevenir « normaux », c’est- 22 LE PARCOURS DE LA HONTE à-dire hétérosexuels. À l’entendre, nous pourrions donc démonter, à la manière d’un jeu de Lego, les briques psychiques qui nous conduisent à l’homosexualité. Une fois de plus, avec des mots choisis, nous étions montrés du doigt comme déviants, malades. J’aimerais répondre à ce psychiatre que son système de construction de la personnalité repose sur l’idée de choix. Or je n’ai jamais sélectionné les éléments qui font de moi un homosexuel. Je lui oppose les propos de Véronique Margron, dominicaine et professeur de théologie morale. Dans son livre Fragiles existences1, elle explique qu’on ne choisit pas plus d’être homosexuel que d’être hétérosexuel, sans pour autant s’appuyer sur une origine génétique. « Il n’y a pas là d’exercice de la liberté », souligne-t-elle. Si le choix m’avait été possible, je doute que l’homosexualité eût recueilli ma préférence : les mentalités ont évolué, certes, mais lorsqu’on est confronté aux difficultés relationnelles, aux complications familiales qu’entraîne l’homosexualité, il est tellement plus simple d’être hétérosexuel. Qui souhaite s’exposer volontairement à la différence ? J’ai su très tôt que je n’étais pas semblable aux autres. J’ai le souvenir très précis d’une fête foraine où m’avaient emmené mes parents. La mode de l’époque condamnait les hommes à porter des pantalons moulants à pattes-d’éléphant, surmontés de chemises en 1.þBayard, 2010. 23 LIBRE satin de couleurs criardes, aux grands cols larges en pelle à tarte, de préférence ouvertes sur le torse si le temps était clément. J’avais six ans à peine et j’étais autant fasciné par les jeux de la fête foraine auxquels je pouvais participer que par la présence autour de moi de ces adultes habillés à la mode. Sans pour autant, bien évidemment, définir le sentiment qui me troublait, je ressentais un attrait spontané pour ces corps masculins mis en valeur par les vêtements moulants, attrait que je n’ai jamais éprouvé pour les rondeurs des silhouettes féminines. Il y a quelques semaines, un homme, rencontré lors d’un dîner chez des amis, surmonta sa répugnance visà-vis de mon orientation sexuelle pour me confier son incompréhension. — Mais comment pouvez-vous être attiré par un corps masculin ? Pour moi c’est totalement impossible ! Je lui répondis sans agressivité et sans sarcasmes, mais avec sincérité. — En ce qui me concerne, il ne me viendrait pas à l’idée d’avoir une relation sexuelle avec une femme. Donc, je comprends parfaitement qu’une attirance physique pour l’un des deux sexes vous semble inenvisageable et vous choque. Je ne peux pas changer. Pourtant, ce jour d’août à Lourdes, j’aurais accepté avec un immense soulagement qu’un coup de baguette magique efface l’épisode dans les toilettes publiques et fasse de moi un adolescent identique à la majorité d’entre eux. 24 LE PARCOURS DE LA HONTE Le décalage entre la spiritualité du lieu et ma première expérience d’attouchement avec un homme m’a profondément perturbé. Je me sens aussi sale que les toilettes publiques où j’ai accueilli les caresses de cet inconnu. Je ressens intensément le besoin de me purifier. En marchant, sans m’en rendre compte, je prends le chemin de la basilique Notre-Dame-du-Rosaire. Je longe la rampe qui mène à la chapelle de la Réconciliation où des prêtres confessent. Je m’assois et attends mon tour en tripotant nerveusement la croix de bois que je porte autour du cou. Afficher ma foi n’est pas seulement l’expression d’une disposition spirituelle bien réelle. C’est également une façon de dévier les critiques à mon encontre. Je supporte mieux, en effet, d’être moqué pour mes convictions religieuses que pour mon orientation sexuelle. Un prêtre est enfin disponible. Mais aucun son ne sort de ma bouche. Le prêtre, patiemment, cherche à me mettre en confiance, sans forcer la confidence. — Tu es venu en pèlerinage ? J’acquiesce et balbutie que je suis inscrit avec des milliers d’autres au pèlerinage national des assomptionnistes. — Tu es avec le groupe des jeunes ? — Non. Je suis venu avec des amis de mes parents. C’est d’ailleurs en toute confiance qu’ils m’ont laissé partir avec ces gens. Que diable pouvait-il m’arriver à Lourdes ? ! D’autant plus que mes parents gardent un excellent souvenir de la ville, destination finale de leur voyage de noces. Ils m’ont raconté, nostalgiques, leur 25 LIBRE périple de jeunes mariés roulant en 2 CV depuis la Savoie. — Ils sont partis en excursion au Pays basque, mais je n’ai pas eu envie de les accompagner. Le prêtre hoche la tête, comme s’il avait compris quelle avait été mon intention en déclinant leur invitation à participer à cette journée. Je me rends compte que je ne vais pas réussir à avouer ce qui s’est passé à quelques mètres de la grotte de Massabielle et finis par lâcher une demi-vérité. — Je crois que j’ai une tendance homosexuelle. Mon malaise est perceptible. Le prêtre tente de me rassurer. — Ce n’est pas un péché. Une distinction s’impose entre la tendance et l’acte. Je blêmis. L’ecclésiastique continue gentiment. — Inutile de te polariser sur l’idée que tu te fais de ta sexualité. À ton âge, l’excessivité est souvent de mise. Pense plutôt à tes centres d’intérêt. Tiens, tu sais ce que tu veux faire plus tard ? — Prêtre… Peut-être… La veille, face à la Vierge couronnée sur l’esplanade de Lourdes, j’avais donné ma vie à Jésus et depuis longtemps, la certitude que je désirais me consacrer à Dieu était ancrée en moi. Dans mon quartier, à Albertville, tout petit déjà j’avais inventé un drôle de jeu dans lequel j’entraînais mes voisins : je m’amusais à dire la messe. Ma grandmère maternelle, au lieu de me coudre des habits de Superman ou de Zorro, m’avait fabriqué des habits sacerdotaux. J’enrôlais mes petits camarades, car j’avais besoin de paroissiens pour pouvoir baptiser et marier à 26 LE PARCOURS DE LA HONTE tour de bras. Dans la maison de mes grands-parents, j’avais transformé l’espace étroit situé sous l’escalier en une minuscule chapelle où je jouais au curé pendant des heures. Mes parents n’appréciaient pas particulièrement. Leur désapprobation discrète n’avait rien à voir avec un quelconque anticléricalisme, car notre famille était catholique et pratiquante. Peut-être jugeaient-ils ma façon de m’amuser légèrement irrespectueuse vis-àvis de la fonction sacerdotale. Cependant, ils ne m’en empêchaient pas. J’étais un enfant terriblement turbulent, prompt à faire mille farces plus stupides les unes que les autres, à me chamailler sans cesse avec ma sœur Nathalie, mais lorsqu’on me conduisait dans une église, le petit diable devenait un ange, sage et attentif. J’ai en mémoire l’image de ma mère, assise à l’avant de la voiture à côté de mon père, prêt à démarrer pour aller, comme chaque dimanche après-midi, rendre visite à l’un ou l’autre de notre nombreuse parentèle, mon père étant issu d’une famille de quinze enfants. Ma mère se retournait toujours, le visage crispé, pour me dresser la liste des recommandations. — Tu sais que ta tante Jeannine est une maniaque de la propreté, alors ne fais pas comme la dernière fois : ne marche pas exprès dans la cuisine avec des chaussures couvertes de boue. Ne recommence pas à faire tomber le foin pour t’amuser pendant la traite des vaches. Les bêtes bougent dans tous les sens et tu rends la tâche de tante Clémence impossible. Inutile aussi de t’enfermer à nouveau dans la volière pour faire courir ton oncle Georges autour de la cage comme un fou pour te sortir de là. Et arrête de vider ses bouteilles de cidre pour les remplir de sauterelles ! 27 LIBRE Je jurais de bien me conduire et évidemment, j’oubliais ma promesse dès qu’une occasion de faire une bonne farce se présentait. Le seul moment de répit qu’obtenaient mes parents lors de ces sorties dominicales était la visite des églises des villages voisins. Cette accalmie surprenante venait certainement les confirmer dans l’idée qu’il fallait me laisser jouer au curé. Un autre de mes jeux, lui, avait effrayé ma famille au point de m’expédier chez un pédopsychiatre. Nous, les enfants, jouissions dans les années 1970 d’une grande liberté de mouvement dans le périmètre de notre quartier. Les peurs de nos parents étaient certainement différentes à l’époque et ils nous laissaient vagabonder dans les rues sans crainte. Vers l’âge de neuf, dix ans, je me suis mis à organiser des émissions fictives de radio et de télévision. Je me prenais pour un animateur et je fabriquais des micros en recouvrant de papier aluminium des rouleaux de papier hygiénique surmontés d’une balle de ping-pong. Les gamins du quartier participaient à des courses que je commentais énergiquement à la manière de Léon Zitrone, qui à l’époque était omniprésent sur le petit écran. Je me prêtais différentes personnalités pour composer mon personnage. Avec une constante : je portais un nom féminin et je parlais, grammaticalement, comme si j’étais une femme. Personne ne s’offusquait de cette particularité puisqu’à l’école, je ne mélangeais pas les genres. Mais cette tendance se prolongeant à l’adolescence, je finis par entendre des réflexions. Le jeu avait évolué avec l’âge mais n’avait pas cessé, bien au contraire. La bande FM n’était pas encore auto- 28 LE PARCOURS DE LA HONTE risée pour les radios privées et, dès la fin des cours, je courais écouter les stations généralistes qui diffusaient un hit-parade. J’étais en adoration devant un animateur d’Europe 1, Jean-Louis Lafont, dont la voix et l’allure d’éternel adolescent me ravissaient. Je collectionnais les autocollants avec sa photo et passais tout mon argent de poche en achat de 45 tours. Europe 1 réalisait certaines de ses émissions en direct dans différentes villes de France, le fameux « Podium ». En prévision de son passage dans notre région, je me préparais donc à cet événement en endossant le rôle de sa femme imaginaire dans mes jeux. J’avais choisi un prénom de fée : je m’appelais Viviane Lafont. Je n’avais aucune envie de me transformer en femme. Mais, si je veux jouer avec le prénom d’enchanteresse que j’avais choisi, j’espérais qu’un petit miracle allait se produire et me rétablir dans la normalité environnante. Car j’avais très vite saisi que seule une femme avait le droit d’être attirée par les garçons. Si, par magie, je me réveillais un beau matin en fille, tout serait rentré dans l’ordre. Je n’entendais pas de propos homophobes au sein de ma famille. Il n’y avait simplement pas d’identification possible avec des homosexuels autour de moi. Le seul cousin dont nous parlions à mots couverts, en murmurant qu’il avait des « mœurs à part », s’était expatrié dans une autre région. J’avais l’intuition que lui et moi partagions la même inclination. Sur ma lancée d’organisateur de jeux pour le quartier, je pris en charge les fêtes de la Saint-Jean. J’avais tout juste treize ans. Je montai une comédie musicale avec mes camarades, abusant du play-back. C’était le début du disco et je me trémoussais avec enthousiasme durant 29