le regime des garanties decennale et biennale en droit public

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le regime des garanties decennale et biennale en droit public
LE DOMAINE DES GARANTIES DECENNALE ET BIENNALE
EN DROIT PUBLIC FRANÇAIS
Maryse DEGUERGUE
Professeur à l’Université
Paris I Panthéon-Sorbonne
Pour la philosophie japonaise, l’explosion urbaine incontrôlée est
celle de la nature, dans laquelle il n’y a pas de décision possible et donc
pas de responsabilité envisageable. Pour la philosophie cartésienne au
contraire, qui est fondée sur la séparation entre l’homme et la nature,
l’artificiel et le naturel, la décision passe par la recherche de l’équilibre
entre la liberté d’entreprendre de l’homme et la protection de
l’environnement naturel, engendrant par là-même une responsabilité
probable en cas de rupture de l’équilibre. C’est à cette idée que
s’apparente la responsabilité décennale qui n’est plus basée sur le contrat.
C’est une garantie post-contractuelle, déclenchant une indemnisation
automatique, dès lors qu’il y a dommage subi par le maître de l’ouvrage
et lien de causalité entre ce dommage et l’activité du constructeur.
Toutefois, la responsabilité décennale n’est pas exclusive de la
responsabilité contractuelle. Elle peut être invoquée dans le délai de
garantie d’un an de parfait achèvement, dès lors que le vice est
suffisamment grave pour rendre l’ouvrage impropre à sa destination (CE,
9 juin 1989, SIVOM de la Région havraise c/ Jalicon, AJDA 1989,
p. 484, confirmé récemment par CE, 28 avril 1997, Entreprise Quillery,
R. 170). Or, la responsabilité décennale est plus intéressante pour le
maître de l’ouvrage, ce qui explique une tendance à l’absorption par
celle-ci de la garantie de parfait achèvement.
La compétence de la juridiction administrative pour connaître de la
garantie décennale se justifie évidemment par l’existence d’un contrat
administratif par détermination de la loi (loi du 28 pluviose an VIII), à
savoir un marché de travaux publics à l’origine de la construction. Et
cette garantie décennale va se justifier d’autant plus qu’il s’agit de
protéger un maître d’ouvrage personne publique et aussi les usagers de
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l’ouvrage public construit, le plus souvent affecté à un service public et
utilisé par le public (école, hôpital, bâtiment administratif quelconque).
La sécurité du public et la destination de l’ouvrage à l’utilité publique
expliquent aussi que cette garantie soit mise en œuvre par le juge
administratif.
Le domaine des garanties décennale et biennale, cette dernière
ayant été plus tardivement reconnue par le juge administratif, peut être
circonscrit par rapport aux personnes concernées et par rapport aux
désordres constatés.
I- LES PERSONNES CONCERNEES
Ce sont les demandeurs et les défendeurs à l’action en garantie
décennale.
A-Les demandeurs à l’action en garantie décennale
Ce sont d’abord les maîtres d’ouvrages publics. La définition de la
loi du 12 juillet 1985 comporte quatre éléments importants :
-c’est la personne morale pour laquelle l’ouvrage est construit, ici la
personne morale de droit public
-elle remplit une fonction d’intérêt général
-elle doit déterminer la localisation de l’ouvrage, le programme et son
enveloppe financière et doit en assurer le financement.
-elle doit conclure les contrats avec les maîtres d’œuvre et entrepreneurs
pour l’étude et l’exécution des travaux.
Mais du fait que la garantie est attachée à l’ouvrage public, elle se
transmet aux acquéreurs ( CE, 22 juin 2001, SARL Constructions
mécaniques du Bas-Poitou, JCP 2002, II, 10165, note B. Plessix) et sousacquéreurs de l’ouvrage et aux cessionnaires de la créance en garantie
décennale, comme par exemple le concessionnaire exploitant l’ouvrage
public, ou la personne subrogée dans les droits du maître de l’ouvrage,
par exemple son assureur. Le cas des concessionnaires de travaux et de
service publics (d’autoroutes par exemple) doit être examiné à part.
Normalement, ils ont la qualité de maître d’ouvrage jusqu’à la fin de la
concession et bénéficient de la garantie décennale. Mais, lorsqu’ils ont un
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mandat tacite d’une personne publique et qu’ils doivent remettre à cette
dernière l’ouvrage dès la fin de sa réalisation, la garantie décennale est
transférée au profit de la personne publique, qui sera titulaire de l’action
en responsabilité décennale. C’est le schéma applicable aux concessions
d’aménagement urbain (CE, S., 30 mai 1975, Société d’équipement de la
région montpelliéraine et TC, 7 juillet 1975, Cne d’Agde), mais depuis
un décret du 29 mars 1976 (codifié à l’art. R. 321-20 du code de
l’urbanisme), est exigée une convention de mandat exprès entre la
personne publique et la société d’économie mixte concessionnaire.
B- Les défendeurs à l’action en garantie décennale
Il y en a deux grandes catégories : tout d’abord, les constructeurs,
entrepreneurs professionnels de la construction, qui ont participé
effectivement à l’opération de construction, y compris les services
techniques de l’Etat ou d’établissements publics nationaux (Office
national des Forêts, Institut Géographique National) qui contractent avec
des collectivités territoriales. Ensuite, les concepteurs, chargés de la
conception de l’ouvrage, c’est-à-dire les architectes, maîtres d’œuvre ou
techniciens spécialisés dans la construction, comme les bureaux d’études,
ingénieurs-conseils, sociétés d’engineering. Mais c’est une catégorie qui
n’est pas homogène, car un constructeur peut être chargé de la
conception : ce peut être le cas des services de l’Etat (Direction
Départementale de l’Equipement), lorsqu’ils dirigent des travaux
effectués par un entrepreneur (châteaux d’eau).
L’essentiel est l’existence d’un contrat de louage d’ouvrage entre le
maître de l’ouvrage et le constructeur (CE, 12 mai 1989, Département du
Puy-de-Dôme), ce qui exclut des constructeurs les titulaires de contrat de
mandat ou de sous-traitance, ainsi que les associations de bénévoles,
collaborateurs occasionnels à l’opération de travail public et les
groupements momentanés d’entrepreneurs qui n’ont pas la personnalité
morale.
De plus, le contrat en cause doit avoir pour objet une opération de
construction déterminée. Ce que n’est pas un contrat d’études passé pour
la préparation d’un projet de construction en série de piscines (CE, S., 20
janvier 1995, Veuve Charvier). De la même façon, une opération de
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ravalement et de nettoyage des façades n’est pas une opération de
construction.
Enfin, sont assimilés aux constructeurs pour le jeu de la garantie
décennale, trois autres catégories de personnes :
* les contrôleurs techniques dont la mission est de contribuer à la
prévention des différents aléas techniques. Toutefois, ils sont
soustraits à la garantie biennale.
*les fabricants et les fournisseurs d’une partie de l’ouvrage ou d’un
élément d’équipement, tenus solidairement avec le constructeur
depuis la loi du 4 janvier 1978, à partir du moment où ils sont liés
au maître de l’ouvrage par un contrat administratif.
*le coordonnateur de sécurité imposé par une directive
communautaire du 24 juin 1992 transposée en droit français en
1993.
II- LES DESORDRES CONSTATES
La loi du 4 janvier 1978 a maintenu la garantie décennale mais a
modifié la garantie biennale, instaurée en 1967 pour couvrir les vices de
construction des menus ouvrages.
A-Les désordres déclenchant la garantie décennale
Les ouvrages relevant de la garantie décennale sont aussi bien les
bâtiments que les ouvrages de génie civil (routes, ponts, barrages,
réseaux d’assainissement…). Quant aux dommages, le Conseil d’Etat
français reprend la classification de l’art. 1792 du code civil entre ceux
qui compromettent la solidité de l’ouvrage et ceux qui le rendent
impropre à sa destination. Toutefois, le juge administratif apprécie les
dommages en fonction de la destination particulière des ouvrages publics
et de leur mode d’utilisation par le public ou le service public
affectataire. Aux dommages de nature à compromettre la solidité de
l’ouvrage, se rattachent les vices affectant les fondations ou l’ossature de
l’ouvrage, y compris les vices du sol, et les défaillances d’étanchéité.
Aux dommages de nature à rendre l’ouvrage impropre à sa destination,
plus souvent relevés que les précédents, ou associés avec les précédents,
se rattachent la mauvaise pente des canalisations d’évacuation des eaux,
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les erreurs d’emplacement de l’ouvrage, les gênes sérieuses pour les
usagers ou la mise en danger de leur sécurité.
En tout état de cause, ces deux catégories de dommages doivent
présenter une certaine gravité. En effet, les dommages mineurs ne sont
pas couverts par la garantie décennale, par exemple l’altération des
peintures, les fissures légères, les défectuosités ponctuelles. Mais c’est
une appréciation de fait qui échappe au contrôle de cassation du Conseil
d’Etat, sauf dénaturation des pièces du dossier par la Cour administrative
d’appel. En outre, ces dommages ne devaient pas être apparents lors de la
réception de l’ouvrage. Mais le Conseil d’Etat n’utilise pas la notion de
vice caché : « la responsabilité de l’entrepreneur ne saurait être engagée
que si les défectuosités n’étaient pas apparentes ou si leurs conséquences
ne s’étaient pas encore révélées au moment de la réception de l’ouvrage »
(CE, S., 7 juillet 1933, Ville de Vannes). Le caractère apparent ou non
apparent du désordre est aussi laissé à l’appréciation souveraine des juges
du fond, sauf dénaturation (CE, S., 19 avril 1991, SARL Cartigny, RFDA
1991, p. 957).
La responsabilité décennale en droit administratif couvre donc des
dommages apparents, mais dont l’ampleur et la gravité ne se révèlent
qu’après la réception.
B- Les désordres déclenchant la garantie biennale
Le Conseil d’Etat n’a admis cette garantie qu’en 1980 dans un arrêt
rendu encore sous l’empire de la loi de 1967. Il l’a confirmée en 1990
sous l’empire de la loi de 1978 (CE, 14 mai 1990, CGE Alsthom).
Depuis cette loi, la garantie biennale concerne le bon fonctionnement des
éléments d’équipement dissociables de l’ouvrage. Dès lors, deux
questions se posent :
* quels sont les éléments d’équipement dissociables ? Ce sont ceux
qui peuvent être détachés de l’ouvrage sans porter atteinte à la
construction ; ce sont donc uniquement les éléments d’équipement
d’un bâtiment, à l’exclusion des équipements de génie civil, c’està-dire des portes, des fenêtres, les peintures, les revêtements de sols
en dalles plastiques, les tableaux électriques ou encore le jeu
d’orgues de sonorisation et d’éclairage dans un palais des congrès.
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* Quel mauvais fonctionnement de ces éléments entraîne la
garantie biennale ? Même si la gravité du désordre n’est pas
imposée par la loi, le juge administratif la prend en considération.
L’idée est que l’élément d’équipement doit rester apte à remplir sa
fonction. Par exemple, le décollement d’un revêtement de peinture
sur son support ou le décollement de dalles plastiques sont
constitutifs de mauvais fonctionnement, mais pas des désordres
purement esthétiques, comme des ondulations sur des dalles, sans
incidence sur leur fonction de revêtement de sol.
Cette garantie biennale est fortement concurrencée par la garantie
décennale, dès lors que l’ouvrage est devenu impropre à sa destination.
Par ailleurs, la garantie biennale est précédée par une garantie de parfait
achèvement d’un an qui est une responsabilité contractuelle permettant
de mettre en conformité les imperfections constatées lors de la réception
avec les obligations contractuelles découlant du cahier des clauses
administratives générales et du cahier des clauses administratives
particulières. Cette garantie d’un an ne s’applique qu’aux entrepreneurs.
Enfin, comme en droit privé, le juge administratif admet la responsabilité
post-décennale des entrepreneurs et concepteurs pour fraude ou dol
pendant trente ans. Il l’a retenue à propos de travaux d’étanchéité
incomplètement exécutés.
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