TISA conference 9 septembre IA

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TISA conference 9 septembre IA
Répercussion de TISA sur les Etats du Sud
Isolda Agazzi, Alliance Sud
Berne, le 9 septembre 2015
23 membres de l’OMC, dont la Suisse, négocient depuis 2012 un accord étendu sur
les services, plus connu sous son acronyme anglais TISA (Trade in Services
Agreement). Parmi ceux-ci, les pays en développement sont les suivants : Chili,
Colombie, Costa Rica, Hong Kong, île Maurice, Mexique, Pakistan, Panama, Pérou,
Turquie, Uruguay, auxquels il faut ajouter Taiwan, Israël et la Corée du Sud.
Ces négociations se déroulent dans l’opacité la plus totale, même entre les
participants. Les présidents de session présentent les textes qu’ils veulent et les pays
en développement, qui ont déjà beaucoup de difficulté à saisir tous les enjeux de cet
accord, sont mis fortement sous pression pour qu’ils acceptent telle ou telle disposition.
Cela rappelle les pires heures de l’OMC qui, depuis quelques années, fait quand même
preuve d’un peu plus de transparence et de démocratie interne.
Le TISA pose des risques sérieux aux pays participants, et à fortiori à ceux en
développement. Les principaux, selon nous, sont les suivants:
LIBERALISATION DES SERVICES PUBLICS
Cette libéralisation peut se faire de deux façons : par le biais des offres individuelles
et par le biais des annexes.
Concernant les offres individuelles, très peu de pays ont publié la leur (Suisse, UE,
Norvège). Aucun pays en développement ne l’a fait, si bien que nous ne savons pas
s’ils ont ouvert leurs services publics – eau, santé, éducation, etc. - à la concurrence
étrangère, ou s’ils ont accepté des requêtes de ce type en provenance d’autres pays,
que ce soit de façon volontaire ou sans s’en rendre compte. En effet, du fait de la liste
négative et des clauses de rochet et de gel, il pourrait devenir très difficile pour un Etat
de sauvegarder les services publics, même s’ils ne sont pas négociés comme tels.
Cela, d’autant plus que leur fourniture est souvent un mélange de public et privé et que
la partie publique pourrait être mise en danger. Pensons à un service comme la
maintenance du patrimoine historique. Est-ce que les pays (en développement)
concernés ont pensé à exclure les fouilles archéologiques de leur liste d’engagements,
par exemple? Rien n’est moins sûr.
Les conséquences des privatisations des services publics ont été largement
documentées. Là où l’eau a été privatisée, son prix a explosé. Au Ghana, elle est
devenue inaccessible pour la plupart des familles ; en Mauritanie, les ménages
dépensent jusqu’à un cinquième du budget pour l’eau. Aux Etats-Unis, la
1, av. de Cour l CH-1007 Lausanne l Téléphone +41 21 612 00 95 l Fax +41 21 612 00 99 l www.alliancesud.ch/politique
[email protected]
commercialisation des services de santé a conduit à l’exclusion de communautés
entières, notamment celles qui ont des besoins particuliers.
Concernant les annexes, sur la table se trouvent actuellement les annexes sur les
entreprises détenues par l’Etat, les services liés à l’éducation, les services liés à
l’énergie, les services postaux, le transport aérien, les marchés publics. L’annexe sur
la réglementation intérieure peut aussi entraîner une libéralisation des services
publics. Ci-dessous une brève présentation des annexes qui nous paraissent poser le
plus de problèmes pour les pays en développement.
Entreprises détenues par l’Etat
Loin de n’exister qu’en Corée du Nord, les entreprises détenues par l’Etat sont
simplement des entités qui offrent des services et dans lesquelles l’Etat a investi de
l’argent. Le but de cette annexe est de les ouvrir à la concurrence étrangère et de
limiter la marge de manœuvre et la capacité de régulation de l’Etat. Elle est proposée
par les Etats-Unis, qui en ont fait leur cheval de bataille aussi dans d’autres méga
deals actuellement en cours de négociation (TTIP).
Une liste non exhaustive pourrait inclure les entités suivantes :
-
Hôpitaux, dispensaires, maisons pour personnes âgées
Services de secours, ambulances
Universités, écoles, formation professionnelle
Centres de recherche
Bibliothèques, archives, musées
Théatres, opéras, orchestres philharmoniques, ballet national
Stades, centres sportifs, piscines publiques
Colonies de vacances, cantines scolaires
Conseils sociaux (conseil en matière de profession, famille ou de couple etc)
Cimetières
Télévision, radio
Poste, télécommunication
Loteries
Trains, buses, téléphériques, gares
Compagnies de transport fluvial, ports fluviaux
Ports maritimes
Aéroports
Autoroutes
Contrôle du trafic aérien
Energie : p. ex. électricité, barrages, centrales nucléaires, gaz
Gestion des déchets
Gestion des eaux usées
Préparation de l’eau potable
La libéralisation de ces secteurs est particulièrement dangereuse dans les pays en
développement, où la participation du secteur privé a conduit trop souvent à
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« privatiser les bénéfices » et « nationaliser les pertes » lorsque l’investisseur étranger
s’est retiré d’un projet qui ne s’avérait pas rentable. Ou lorsque le prestataire de
services étranger a déployé ses activités là où les usagers pouvaient se permettre de
payer des services devenus presque toujours plus chers, délaissant une fois de plus
les communautés et les zones défavorisées.
Services professionnels
Le point le plus problématique de cette annexe concerne l’éducation privée – bien que
la Suisse s’y oppose. Il est particulièrement inquiétant que les Etats-Unis, soutenus
par quelques autres pays, proposent d’interdire des mesures importantes pour les
pays en développement, à savoir l’exigence d’un minimum de participation locale dans
les écoles étrangères, afin d’en assurer une bonne intégration dans le pays. Une telle
disposition irait à l’encontre des intérêts de politique de développement et des
pratiques des pays du Sud. Il arrive fréquemment, en effet, que les écoles étrangères
soient autorisées seulement à condition d’être cofinancées localement, ou qu’une
partie du management de l’école soit recruté localement. Il arrive aussi qu’une école
privée étrangère soit obligée de prendre la forme d’un joint-venture avec une école
locale, par exemple pour s’assurer qu’il y ait un certain niveau d’intérêt local pour
l’école en question.
Inclure l’éducation dans une telle annexe pourrait entraîner, surtout dans des pays
institutionnellement plus faibles, un système éducatif à deux vitesses, où le système
d’éducation public est peu à peu marginalisé par les écoles privées étrangères, et où
les élèves les plus fortunés se détournent du public pour aller vers le privé (étranger).
Réglementation intérieure (domestic regulations)
La libéralisation des services publics peut se faire aussi par le biais de l’annexe sur la
réglementation intérieure, qui vise les procédures d’octroi de licence. On sait que, dans
le domaine des services publics, cet instrument règlementaire joue un rôle important,
notamment en matière de service universel. Est-ce que cette annexe va préserver
toute la latitude des Etats de gérer le service universel à leur guise dans le cadre de
régimes de licence ? Rien n’est moins sûr. Il arrive fréquemment, en effet, qu’au lieu
de fournir un service public lui-même, un gouvernement octroie une licence à une
entreprise pour qu’elle le fasse en son nom. Or, selon nous, les autorités locales et
nationales doivent être libres de poser leurs conditions, qui sont souvent d’ordre
politique, et non être soumises aux règles du TISA.
La position des parties au TISA sur les services publics est douteuse. Elles clament
haut et fort qu’elles ne veulent pas les libéraliser (particulièrement l’UE et la Suisse),
mais dans cette annexe aucune clause n’indique que les « disciplines » mises aux
réglementations intérieures ne doivent pas porter préjudice aux services publics. Au
contraire, la Turquie a proposé que cette annexe « ne doit pas empêcher les parties
de conserver des régulations permettant de garantir la fourniture du service
universel ». Mais cette proposition n’est soutenue par aucun Etat, pas même la Suisse,
si bien qu’elle risque d’être rejetée.
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Les entraves mises aux régulations intérieures menacent aussi les normes sociales
et environnementales et la protection des consommateurs puisqu’il est prévu que
ces entraves (« disciplines on domestic regulations ») ne doivent pas faire
excessivement obstacle au commerce. C’est d’autant plus problématique dans les
pays en développement, où les normes sociales et environnementales sont moins
strictes que dans les pays industrialisés, ou sont en train d’être péniblement adoptées
et appliquées.
TRANSPARENCE (et pouvoir des multinationales)
C’est l’annexe la plus problématique du point de vue politique. Les Etats-Unis,
soutenus par de très nombreux Etats, proposent que chaque partie publie à l’avance
tout projet de loi. La Suisse s’y oppose et propose une formulation alternative :
« Chaque partie peut publier tout projet de loi ». Mais elle n’a pas beaucoup de soutien.
Le but de cette annexe est de donner une base légale aux multinationales, en droit
international, pour faire du lobbying lorsque des lois nationales ou des régulations
locales sont en préparation : « comments by interested persons » veut dire clairement
les entreprises étrangères, les associations étrangères et dans de rares cas, les
individus. Pourquoi est-ce problématique ? Dans une démocratie, c’est l’intérêt des
populations qui devrait prévaloir et non les intérêts commerciaux des multinationales
étrangères. Surtout dans les pays en développement, le droit des populations à
participer à des consultations démocratiques n’est pas consolidé en droit international,
voire n’existe même pas au niveau interne. Ainsi, les multinationales auraient, par le
TISA, une base légale internationale plus solide pour promouvoir leurs intérêts
commerciaux vis-à-vis de l’autorité régulatrice et des citoyens des autres pays. Soyons
francs : dans certains pays, si le gouvernement ou une autorité reçoit un
« commentaire » d’une multinationale qui affirme qu’elle agit sur la base d’un accord
international, et un commentaire divergent d’une organisation locale, le TISA étant lié
à une sorte de procédure de règlement des différends, l’équilibre entre les deux
commentaires sera aisément biaisé en faveur du premier au détriment du second.
MOUVEMENT DES PERSONNES PHYSIQUES PRESTATAIRES DE SERVICES
Les pays industrialisés, Etats-Unis et UE en tête, ne sont pas prêts à faire des
concessions sur le mode 4, le mouvement à court terme des personnes physiques,
qui est crucial pour le commerce des pays en développement et est demandé
notamment par la Turquie. Il faut remarquer que la Suisse, en revanche, a soumis une
proposition pour alléger la charge bureaucratique car, avec le Canada et l’Australie
elle est favorable au mode 4. Mais attention, ce mode 4 vise la libre circulation de
travailleurs qualifié (managers) et non de la main d’œuvre non qualifiée, susceptible
d’intéresser surtout les pays en développement. Il aboutirait à la création d’une
libéralisation du mouvement des travailleurs à deux vitesses.
CERTIFICATION (US)
Le TISA, comme tous les accords de libre-échange signés par les Etats-Unis, devra
passer par les fourches caudines de la « certification ». C’est un processus législatif
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interne par lequel, avant de ratifier tout traité, le Congrès doit s’assurer que les Etats
parties ont changé leurs lois et règlements selon l’interprétation des Etats-Unis1. Ce
processus existe depuis les années 1980, mais récemment le gouvernement
américain et le secteur privé insistent davantage sur son application. C’est ainsi que
les Etats-Unis se sont immiscés dans les affaires intérieures du Pérou, du Guatemala
et de l’Australie, entre autres. Dans le cadre du processus de ratification de l’accord
de libre-échange avec le Pérou, ils ont influencé la rédaction des lois et règlements en
matière de concessions forestières et ont exigé de voir les décrets d’application du
traité avant qu’ils soient publiés. Au Guatemala, ils ont exigé l’adoption de nouvelles
lois pharmaceutiques qui n’étaient même pas prévues dans l’accord de libre-échange.
En Australie, ils ont exigé l’amendement d’une loi sur les droits d’auteur qu’ils ne
considéraient pas compatible avec l’accord de libre-échange Etats-Unis – Australie.
Cette violation à peine voilée de la souveraineté des Etats pourrait concerner aussi la
Suisse, mais elle est évidemment beaucoup plus pressante pour les pays en
développement.
OMC et création de nouvelles normes
A l’OMC, qui compte désormais 162 membres, les pays industrialisés ne disposent
plus de la majorité numérique. Leurs propositions sont systématiquement bloquées
par les pays émergents et ils n’arrivent plus à faire avancer les dossiers qui leur
tiennent à cœur – services, investissements, marchés publics, droit de la concurrence,
etc. Ils se tournent donc de plus en plus vers des « mega-deals » qui menacent le
système commercial multilatéral.
Si le TISA aboutit, les pays industrialisés risquent de se désintéresser du cycle de
Doha une fois pour toutes. Or, quoi qu’on pense de ce cycle, il reste la dernière chance
de réformer les règles commerciales inéquitables, notamment celles sur les produits
agricoles. C’est la raison pour laquelle les pays en développement tiennent tellement
à une conclusion pro-développement.
Les pays industrialisés pourraient aussi essayer de changer les règles de l’OMC à leur
guise, d’autant plus qu’ils espèrent multilatéraliser le TISA. Prenons un cas concret :
celui des services financiers.
L’annexe sur les services financiers veut rendre obligatoire le “memorandum d’entente
sur les services financiers” en marge de l’Accord général sur le commerce des services
(AGCS). Pour l’instant, ce memorandum est facultatif car il n’a pas été accepté par la
majorité des membres de l’OMC, à l’exception notable de la plupart des pays
actuellement parties au TISA. Mais comme le but du TISA est d’être intégré dans
l’AGCS tôt ou tard, cette interprétation des services financiers deviendrait obligatoire
pour tous les membres de l’OMC. Un point clé est la question controversée du
« transfert d’informations et traitement de l’information ». Le Pérou a osé proposer que
« chaque pays doit adopter des mesures de sauvegarde pour la protection des
données personnelles », mais il n’est soutenu par aucun pays, pas même la Suisse.
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http://tppnocertification.org/
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L’annexe sur les services financiers veut aussi autoriser les banques et assurances
étrangères à fournir leurs services dans tout le territoire d’un pays. C’est une mesure
qui vise directement les politiques de certains pays en développement qui cherchent
à différencier entre les régions rurales et métropolitaines.
Cette annexe propose aussi d’autoriser de « nouveaux services financiers » et prône
« l’auto-régulation », qui a pourtant prouvé être un véritable fiasco pour prévenir la
récente crise financière. Aujourd’hui, les services financiers sont déjà assez libéralisés.
Selon nous, il ne faut pas les libéraliser encore davantage, car lorsque les services
financiers les plus risqués peuvent être exportés sans entraves, cela menace le
système financier de pays entiers. Pourtant le TISA n’a retenu aucune leçon de la crise
financière et il pourrait même faire obstacle aux timides efforts de régulation de la
finance et de la spéculation financière amorcés dernièrement.
Tout comme les autres mega deals en cours de négociation (TTIP, TPP) ou à peine
conclus (CETA), le TISA vise à créer de nouvelles normes internationales qui, tôt ou
tard, risquent de s’appliquer à tous les pays, même ceux qui n’ont pas participé à leur
élaboration. Tous ces accords ont un effet de levier les uns sur les autres : les normes
adoptées dans l’un vont petit à petit se retrouver dans les autres.
On assiste à une réécriture complète des règles du commerce international à laquelle
les pays du Sud n’ont peu ou pas participé, mais qu’ils risquent de subir tôt ou tard, à
leur détriment.
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