La malédiction - Ville de Sherbrooke

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La malédiction - Ville de Sherbrooke
La malédiction
Josianne Castonguay
Arrondissement de Brompton
Je suis mort aujourd’hui. Et puisqu’il en est ainsi, je n’aurai jamais trente ans
et je doute qu’on découvre un jour ce qui m’est arrivé. Mais à vous, je peux
bien le raconter, non ? Remontons dans le temps, voulez-vous ? Remontons
à l’époque où les Abénaquis appelaient ce lieu Pihmilansik, là où les eaux
tombent, ou encore Pihmilosek, là où les chutes tourbillonnent. C’est là que
je suis mort, noyé dans les eaux de la rivière Saint-François. « Comme c’est
terrible ! », me direz-vous. Je dois vous avouer que c’est en grande partie
ma faute, à moi et à mon insatiable curiosité. Et pourquoi je vous parle des
Amérindiens ? Un peu de patience et vous saurez tout.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours habité près du parc de la
Rive. Quand j’étais jeune, l’endroit n’avait pas de chemin d’accès, n’était
pas clôturé, la maison de la culture n’était pas construite et le site en tant
que tel n’avait même pas de nom. C’était mon endroit préféré. C’est là que
j’évoluais dans mon monde imaginaire, peuplé d’Abénaquis qui s’arrêtaient
là, avec leurs canots, pour se reposer autour d’un feu avant d’entreprendre
le portage pour contourner les chutes. Que d’histoires je me suis inventées,
si vous saviez ! Et j’y croyais. Oh oui ! Dur comme fer.
Plus tard, j’ai dû cesser de jouer aux Amérindiens et d’allumer des feux
de camp puisque le parc de la Rive, tel que nous le connaissons aujourd’hui,
est né. De toute façon, je n’avais plus l’âge pour ces jeux d’enfants.
Une nuit, j’étais alors âgé de 29 ans, je me réveille au son de tambours
et de chants. Intrigué, je me rends à la fenêtre et j’aperçois de la fumée
et des flammes. Je trouve cela très bizarre car depuis la création du parc,
la surveillance s’est accrue et il n’est pas permis d’y faire des feux. Mais,
comme c’est la nuit et que j’ai sommeil, je me rendors sans trop m’y attarder.
C’est ce que vous auriez fait aussi, non ?
Tôt, le lendemain matin, trop curieux, je me rends rapidement au
parc. Aucune trace de feu. J’ai dû rêver. Pourtant, si vous aviez entendu
les tambours et les chants et si vous aviez vu les flammes, vous aussi,
vous y auriez cru.
À la même heure, la nuit suivante, les mêmes bruits me tirent de mon
sommeil. Cette fois, je vais en avoir le cœur net. Je m’habille en vitesse
et je sors. Je me dirige vers la fumée et les sons. Là ! Juste là ! Une bande
d’Amérindiens qui chantent, dansent et jouent de la musique autour d’un
grand feu ! Je me frotte les yeux pour être certain que je suis bien réveillé.
Puis, plus aucun son, plus aucune lumière. J’ouvre les yeux. Je suis dans mon
lit, tout habillé. Mes vêtements sentent la fumée. Ça devient franchement
étrange, ne trouvez-vous pas ?
Comme je vous l’ai dit plus tôt, je suis d’une curiosité insatiable. Alors, je
profite de mon samedi après-midi pour me reposer un peu en prévision
de mon plan de la soirée. Ah ! Vous voulez savoir de quoi il s’agit, hein ?
Eh bien ! J’ai l’intention de passer la nuit au parc, bien décidé à voir ce que
j’entends depuis deux nuits. Le soir venu, je m’adosse à un arbre, dissimulé
derrière des buissons, et mon attente commence. L’endroit est calme.
Tout est paisible autour de moi. Seuls le gazouillement des oiseaux et
le concert des grillons viennent troubler le silence qui m’entoure. Je ferme
les yeux et laisse mes pensées vagabonder. Je pense à mon enfance, à mes
jeux d’enfant, à mes parents morts trop jeunes, à mon ex, partie travailler
dans le Nord, à mon quotidien, rempli de solitude, à ma grand-mère, que
j’irai visiter demain, je pense à… Odeur de fumée, sons des tambours,
paroles de chansons, bruits de pas, ça y est, ils sont là ! Mon cœur bat
à tout rompre. Je me rapproche en rampant. Je les regarde danser autour du
feu et invoquer leurs divinités. Au milieu des esprits-animaux, je reconnais
distinctement le nom de Gitche Manitou, le Grand Esprit, l’Être Suprême.
J’entends également quelqu’un prier Tabaldak, l’Être Créateur. Je me déplace
pour mieux voir quand je sens qu’on m’observe. Je relève la tête et croise
le regard noir d’un homme, ses yeux flamboyant de colère fixés sur moi.
Il me pointe du doigt. Je fige, pétrifié par la peur, n’osant même plus
respirer. Ils m’ont repéré ! Les tambours roulent plus fort. Une femme lève
les bras au ciel, un homme lance un juron – à mi-voix –, un autre crache
par terre et tous les autres serrent les dents. Un grand gaillard se dirige
alors vers moi, son tomahawk brandi au-dessus de sa tête, l’air furieux.
Saisissant la nature de la menace, je dois réagir, et vite ! Je me lève
d’un bond et m’apprête à détaler lorsque le coup s’abat sur ma tête.
Les ténèbres m’envahissent.
Vous savez quoi ? Je crois que j’ai encore imaginé tout ça. Je me réveille,
courbaturé, toujours adossé à l’arbre, mais rien autour n’a changé.
Tout est exactement pareil, excepté que le jour pointe le bout de son nez.
Je ne me souviens de rien, même pas de m’être endormi. Quelle déception,
vous ne trouvez pas ? Je me console en pensant à Édith, ma grand-mère,
que je visiterai aujourd’hui. C’est une femme exceptionnelle, vous verrez.
Il est à peine sept heures. Je décide donc d’aller déjeuner avec elle à
la résidence où elle loge. J’ai tant de choses à lui raconter ! Elle, elle pourra
m’aider à y voir clair dans tout ça. Elle a toujours réponse à tout.
Dès mon arrivée, Édith m’accueille, mais contrairement à son habituelle
chaleur, je la sens fébrile et un peu distante. Elle m’examine des pieds
à la tête, en s’attardant à cette dernière. Elle est soudainement très énervée.
« Bonté divine ! Que t’est-il arrivé mon garçon ? Comment t’es-tu fait cette
blessure à la tête ? »
Moi, confus, je bredouille : « Hein ? Quoi ? »
Je passe ma main dans mes cheveux. Ils sont tout poisseux et ma tête
est douloureusement sensible. Vous pensez à la même chose que moi ?
Le coup de tomahawk ! Se pourrait-il qu’il ait été réel ? Il me semble tout
à coup que mes jambes ne me soutiennent plus. Je me laisse aller contre
mon aïeule qui me fait aussitôt asseoir et m’apporte de l’eau.
« Tiens, bois mon grand. Lorsque tu seras un peu remis, tu devras
tout me raconter. »
Pendant ce temps, les autres résidents s’installent peu à peu dans la
salle à manger. Plusieurs me dévisagent, curieux, d’autres ne semblent
même pas me voir. C’est courant, me direz-vous, dans une résidence
pour personnes âgées. Certains n’ont plus toute leur tête. Enfin, bref,
je reprends tranquillement mes esprits et, tout en chipotant dans mon
assiette, je résume les événements des derniers jours à ma grand-mère.
Plus j’avance dans mon récit, plus elle semble mal à l’aise. Elle ne touche
même pas à son déjeuner. Quelque chose la trouble, c’est clair. Vous
auriez dû voir son visage, tout blême, et ses mains tremblantes. Elle ne
cesse de jeter des regards craintifs aux autres qui écoutent effrontément
notre conversation sans même essayer de s’en cacher.
Mon histoire terminée, je lui demande ce qu’elle en pense. Elle ouvre
la bouche, la referme, l’ouvre à nouveau, visiblement ébranlée. Pourquoi
tant d’hésitation ? Que se passe-t-il ? Après ce qui me semble une éternité,
elle prend une profonde inspiration et, la voix chevrotante, elle me répond :
- Il y a quelque trois cents ans, au temps où les Indiens faisaient halte
tout près d’ici, une chose terrible s’est produite. Un drame qui…
- Suffit ! intervient brusquement M. Maurice, un des plus vieux résidents
de l’endroit. Tais-toi, Édith ! Et tout de suite, compris ?
- Maurice ! Tu l’as entendu comme moi ! Il doit savoir. Pour sa sécurité.
C’est mon seul petit-fils. Pitié, laisse-moi lui expliquer.
- Il n’en est pas question et tu sais très bien pourquoi. Toutes ces fabulations
doivent mourir avec nous, un point c’est tout.
Puis, s’adressant à moi, il me dit :
- Désolé mon garçon, mais il est temps pour toi de prendre congé.
Va te reposer et oublie tout ça. Ce sera mieux pour tout le monde.
Sur un ton plus menaçant, il ajoute :
- Et n’essaie pas de faire parler Édith surtout. Elle pourrait le regretter.
Elle a prêté serment et doit le respecter. Briser ce serment pourrait
avoir de graves conséquences pour elle, pour nous et aussi pour toi.
Maintenant, va-t’en !
S’il pense me chasser comme ça, le Maurice, il se met un doigt dans l’œil et
jusqu’au coude. Je me lève, bouillant de colère, pour lui faire face. J’ai bien
l’intention de le remettre à sa place et de lui dire de se mêler de ses affaires.
Il n’a aucun droit de traiter les autres comme il vient de le faire. Franchement !
Pour qui se prend-il, celui-là ? Mon grand-père ? Le chef suprême du
foyer à qui on doit obéissance ? Non, mais… Et cette histoire de serment,
d’où sort-il cela ? C’est n’importe quoi. Puis, je croise son regard qui me défie
de répliquer. Il serre les poings, prêt à se battre si nécessaire. Je me ressaisis.
Je ne vais quand même pas en venir aux coups avec un vieillard de quatrevingt-neuf ans. Ce ne serait pas très convenable, n’est-ce pas ? Pourtant,
ce n’est pas l’envie qui manque ! Je me tourne vers Édith, la suppliant en
silence de dire quelque chose, mais c’est peine perdue. Elle baisse les yeux
et fixe le bout de ses souliers. Je n’y comprends rien. Ce n’est pas dans ses
habitudes de se laisser marcher sur les pieds ainsi. Je me sens seul au monde,
délaissé par le seul membre de ma famille encore vivant. C’est absurde,
mais je n’insiste pas. Pas pour aujourd’hui…
Consterné par la tournure des événements, j’embrasse ma grand-mère, qui
ne me regarde même pas, et je quitte la résidence, nageant dans la confusion
la plus totale. Avouez que c’est assez troublant, merci ! Bien évidemment,
toute cette scène ne fait qu’attiser mon désir d’en savoir plus. Il faut que
je retourne la voir pour en savoir plus. Non, vous avez raison, c’est une
mauvaise idée. Je vais plutôt l’inviter chez moi, loin de cet intimidant
M. Maurice.
Cette nuit-là, je rêve d’elle. En réalité, ça n’a absolument rien d’un rêve.
C’est plutôt un affreux cauchemar. C’est le jour. Le soleil brille. Ma grand-mère
et moi, nous nous promenons au parc de la Rive lorsque nous rencontrons
une Amérindienne. Elle est magnifique, mais semble tourmentée. Nous la
saluons. Elle s’appelle Nirvelli. Édith s’approche d’elle. Au même moment,
le ciel se couvre et le temps devient orageux. Puis, tout aussi soudainement,
une tribu d’Amérindiens apparait et encercle ma grand-mère. Je tente de
la sortir de là, en vain. Ils la saisissent par les bras. Nirvelli sort un couteau
et lui coupe la langue en criant quelque chose, un nom peut-être, que
je n’arrive pas à comprendre. C’est horrible ! Ensuite, comme si ce n’était
pas suffisant, les hommes soulèvent ma pauvre aïeule et se dirigent vers
la rive. Je veux crier, appeler à l’aide, les empêcher de continuer,
mais aucun son ne franchit mes lèvres. Je suis devenu muet. J’assiste,
impuissant, à l’épouvantable spectacle qui se déroule sous mes yeux. Et,
de la même manière dont on se débarrasse d’un vulgaire détritus,
ils la jettent à l’eau. Son corps flotte un court instant, puis sombre dans les
profondeurs de la rivière, disparaissant à jamais, emporté par le courant.
L’Amérindienne se retourne et son regard rempli de haine me transperce,
menaçant. Elle fonce vers moi, tenant toujours fermement son couteau
dégoulinant de sang. C’est mon tour. Je vais mourir aussi. Je me réveille,
en sueur, pleurant sur le sort de ma pauvre mamie. Tout semblait si réel !
Comme vous vous en doutez sûrement, il n’est pas question pour moi
d’attendre au dimanche suivant. Surtout pas après avoir fait ce cauchemar
terrifiant qui semblait si réaliste ! Dès le lendemain, je vais chercher Édith
à la résidence. Elle est là, mais je peine à la reconnaître. Elle semble avoir
vieilli de dix ans en une nuit. Toute frêle, le regard vide, elle se berce tout
doucement. Je m’approche. Je lui dis bonjour. Elle ne répond pas. Elle ne
me voit pas. Elle est ailleurs, partie. Je suis complètement sidéré. Je dois
sortir d’ici au plus vite. Je ne supporte pas de la voir ainsi. Je me dirige d’un
pas rapide vers la sortie quand Estelle, une de ses amies, m’agrippe le bras.
« Je dois te parler. Rendez-vous dans une heure au parc de la Rive. »
Si je m’attendais à ça ! Vous mourez d’impatience de savoir la suite,
n’est-ce pas ? Je ne vous ferai pas languir plus longtemps, n’ayez crainte.
Estelle est arrivée avec vingt minutes de retard. J’ai même cru qu’elle ne
viendrait pas. Angoissée, elle m’avertit que tout ce qu’elle me dira devra
formellement rester secret. J’acquiesce à sa demande, bouche bée.
« Il s’agit d’une malédiction qui plane sur ce lieu. Dès que quelqu’un en parle,
il y a une victime qui s’ajoute au nombre de morts. Tu devras te montrer
extrêmement prudent dès à présent. Compris ? Alors voilà :
Il y a longtemps, Wazika, un jeune guerrier abénaquis, fils de chaman, a péri
ici. Il y a eu une violente dispute entre lui et un Blanc au sujet de Nirvelli,
la bien-aimée de Wazika. Une bagarre s’ensuivit. Wazika glissa dans la rivière
et se noya, sous le regard horrifié de Nirvelli. Paco, le chaman, détestait de
façon notoire tous les Blancs. Lorsqu’il apprit les circonstances de la mort
de son fils, il entra dans une colère terrible, jurant de se venger. Il maudit
ce lieu en invoquant Alom-Bag-Winno-Sis, un être filou qui renverse les
canots, afin que tous ceux qui naviguent sur les eaux se noient également.
Après cela, on ne vit plus aucun Abénaquis dans les environs, comme s’ils
avaient mystérieusement disparu. Depuis, plusieurs accidents inexplicables
se sont produits ici. Et tant que cette légende perdure, la malédiction plane
et fait des victimes. Maurice a perdu son frère dans les eaux de la rivière
et il est persuadé que sa mort est due à tout cela. C’est pourquoi il nous a
fait prêter serment afin de faire cesser ce massacre en gardant le silence.
Je sais que c’est difficile à croire, mais les disparus sont la preuve que c’est vrai.
Tu ne dois répéter ceci à personne. Promets-le. »
Je promets et Estelle s’en va. Je la crois et ça me perturbe. Je flâne un peu
au parc, question d’assimiler tout ce que je viens d’apprendre. De sombres
nuages recouvrent soudain le ciel, l’air prend une teinte mystérieuse.
Et brusquement, un violent orage éclate. La pluie s’abat aussitôt,
me brouillant la vue. Je m’apprête à rentrer chez moi lorsque la sensation
d’une présence me force à me retourner. Je vois une silhouette, une jeune
fille qui me fait signe de la suivre. C’est une Amérindienne. Je retiens
mon souffle. On la croirait sortie d’un rêve. Je suis sûr que cette fille est
un fantôme. Elle est trop belle, trop parfaite. La regarder me rend triste et
je ne sais pas pourquoi. Si vous l’aviez vue, vous l’auriez suivie sans hésiter.
Et c’est ce que j’ai fait, pour mon plus grand malheur. Elle m’entraine sur
le bord de la rive. Les eaux de la rivière, gonflée par la pluie, grondent à nos
pieds. Elle lève le bras et pointe quelque chose dans l’eau. Je m’approche
pour tenter de voir de quoi il s’agit. Ça remue là-dessous. Ça remonte
vers moi. Le sol boueux sous mes pieds est glissant. Ça se rapproche.
Puis, tout se déroule en un éclair. Je comprends trop tard qu’il s’agit
d’Alom-Bag-Winno-Sis. Il m’attrape et s’enfonce avec moi dans les eaux
déchainées de la rivière.
La fontaine
du parc Biron
Marie-Johanne Lacroix
Arrondissement de Fleurimont
Chaque jour, j’ai traversé le parc Biron en longeant les vieilles maisons
et leurs perrons d’un côté, la rangée d’arbres et la fontaine de l’autre.
Je vis dans le même quartier depuis ma naissance à l’hôpital Hôtel Dieu.
J’ai fréquenté l’Académie Ste-Marie, une école primaire pour les filles,
maintenant transformée en édifice à condos. Parfois, j’imagine la personne
qui habite ma classe de quatrième année, celle du deuxième étage d’où l’on
peut contempler la façade de l’église Saint-Jean-Baptiste et la fontaine du parc.
Je me souviens y avoir découvert pour la première fois les nervures des
feuilles d’automne que nous observions pour le cours de sciences naturelles.
Il y a des moments de la vie inscrits en nous à l’encre indélébile. Je peux
oublier plein d’évènements importants, mais pas la clarté de cet après-midi
d’automne où tout un univers s’offrait à moi à travers une feuille.
Ce jour-là, j’ai touché à un monde plus grand, plus mystérieux où se côtoyait
l’infiniment petit et le très grand. En fait, ce n’était qu’une initiation aux
sciences, mais ma maîtresse me révélait enfin tout ce que je ne comprenais
pas dans ma propre vie. Déjà grande à l’extérieur et encore si petite
à l’intérieur que cela me donnait le vertige. Je découvrais que le très
vaste contenait l’infiniment petit, je me réconciliais ainsi avec mes petites
peurs qui s’emboîtaient l’une dans l’autre comme des poupées russes.
Lorsque je sortais de l’école et que je rentrais à la maison avec mon uniforme
bleu marine et mes bas assortis, je croisais souvent une femme aux cheveux
gris ébouriffés, à la jupe mauve et aux bas roses, enveloppée dans un châle
bleu. Elle ne ressemblait à personne. Ses yeux me voyaient lorsque nous
nous croisions dans le parc bordé par la rue Murray où elle habitait dans
une maison pleine de chats. Tout le monde connaissait son existence
et l’appelait la sorcière. Moi, je pouvais dire son vrai nom : Anna Simoneau.
Souvent, elle se reposait sur un des bancs du parc. Il n’y avait que ses yeux vifs
qui s’animaient dans son visage, si bien que les écureuils s’approchaient d’elle
sans crainte. Je ne pouvais pas l’observer bien longtemps, j’avais peur que son
regard perçant ne me traverse de bord en bord et qu’elle détecte la toute petite
fille à l’intérieur de moi que je dissimulais du mieux que je le pouvais.
Elle m’intriguait. Elle semblait si libre, comme si elle avait déjà traversé
la porte qui mène à l’univers infini qui nous entourait. Certains adultes
n’avaient pas le temps de fréquenter de tels lieux. Elle, oui. Je le sentais.
Elle enjambait souvent les frontières qui séparent le monde visible de celui
qui est invisible.
Moi aussi, cela m’arrivait. Je glissais parfois dans la craque à côté de la
réalité. C’était souvent à l’église pendant la neuvaine du mois de Marie.
Après l’école, au lieu de rentrer à la maison, j’allais prier et cumuler
des indulgences. C’est comme cela qu’on les appelait dans ce temps-là.
Il existait une forme de troc pour s’assurer une vie éternelle. J’ai compris
à travers toutes ces négociations avec le ciel qu’il existait un monde parallèle
à celui dans lequel vivaient la plupart des gens. Il n’était pas accessible
tout le temps et pas toujours par la même porte.
Quand je revenais de l’église, je me faisais un plaisir de casser la mince
couche de glace qui recouvrait encore les flaques d’eau. Je sautais sur un
nuage qui s’y reflétait et j’accédais alors à un univers qui n’existait que grâce
à mon imagination. Je m’envolais très haut comme un oiseau porté par l’air.
Lorsqu’un soir, je planais ainsi dans l’air pur, Anna Simoneau me héla :
« Petite, petite. Viens un peu ici. »
Je faillis tomber tellement elle me fit peur. Je m’étais attardée. Il faisait encore
clair à l’heure du souper au mois de mai. À cette époque, tout le monde
se mettait à table à la même heure pour écouter ensuite l’émission de
Ti-Blanc Richard en famille. Les rues déjà désertes me confirmaient
que personne ne pouvait venir à mon secours. Les premières lumières
s’allumaient peu à peu dans les maisons qui bordaient le parc.
Elle se tenait bien droite près de la fontaine, un sac à commissions dans une
main et les deux pans de son châle dans l’autre. Incapable de résister à son
regard, je me suis approchée un peu, mais pas trop. Je ne voulais pas perdre de
vue le trottoir de la rue Conseil, prête à décamper si les choses se gâtaient.
Elle ouvrit son sac en souriant. Si elle m’avait offert des bonbons, je n’aurais
pas hésité une minute, tellement j’étais gourmande. Je le suis encore
d’ailleurs. Elle m’a offert trois petits cartons attachés chacun d’une laine
de couleur différente : jaune, rouge et bleue.
« Tu peux faire trois vœux, pas un de plus. Tu inscris un seul mot sur chaque
carton. Tu les déposes ensuite dans l’eau de la fontaine. Un chaque soir
dans les trois prochains jours. Réfléchis bien. Ils seront exaucés. J’y verrai
personnellement. »
Je sentais qu’il y avait un piège dans ce cadeau. J’hésitais. À cette époque,
nous n’avions pas appris à nous méfier des étrangers et encore moins
à désobéir à un adulte. J’ai fini par accepter les trois cartons en les cachant
au fond de mon sac d’école comme si un devoir supplémentaire me
tombait dessus.
Ce soir-là, difficile de faire mes devoirs et de profiter de l’animation de ma
famille. J’avais un défi à relever : identifier mon premier vœu. À mes parents,
j’avouai que je cherchais un thème de composition. Ils me donnèrent plein
d’idées, mais aucune ne m’a satisfaite. C’était toute ma vie qui en dépendait.
Je me suis dit que je ne pouvais pas me tromper en inscrivant AMOUR sur le
premier carton. Je savais déjà que tout le monde souhaite être aimé. Je faisais de
grands efforts pour l’être. Mes parents savaient me tenir en équilibre entre deux
pôles : « oui, naturellement, qu’on t’aime » et « si tu nous aimes vraiment, tu
peux faire encore mieux pour nous le prouver ».Le dossier était suffisamment
complexe pour que j’écrive ce mot. Je pus m’endormir sans chercher plus loin.
En confiant mon vœu à la fontaine, je n’aurais plus à tenter de démêler cet
écheveau de sentiments et d’émotions qui emberlificotent les relations.
La journée suivante, j’oubliai presque le rendez-vous de la fontaine. Je choisis
la laine rouge parce que les cœurs sont toujours rouges dans les cartes de
souhaits que mon père offrait à la St-Valentin à ma mère. J’étais fière de moi,
croyant m’être bien tirée de la première étape.
En sortant de l’église, je me rendis rapidement dans le parc confier
mon carton à la fontaine et le regarder flotter à la surface de l’eau.
Je m’attardai un peu et ne vis personne.
En marchant vers ma maison, le deuxième vœu commença à me torturer.
J’aurais pu me contenter d’écrire ARGENT. Cela me semblait le meilleur
moyen de m’assurer une vie dans la sécurité. Mais là, pourquoi ne pas écrire
directement SÉCURITÉ, mot moins compromettant. Je voyais bien que
mes parents travaillaient fort pour gagner des sous. Tout ce qui touchait
l’argent me semblait lourd. En plus, les riches n’entraient pas nécessairement
au paradis. C’est ce que l’on nous disait à l’église.
Je n’arrivais pas à choisir ce que je voulais écrire. Comment décider de
son avenir alors qu’on commence à peine à maîtriser le pouvoir des mots ?
Il y en avait sûrement qui décrivaient l’univers dans lequel je voulais entrer.
Je demandai à mon père ce qu’il souhaitait. S’il pouvait réaliser un vœu, que
choisirait-il ? Il me livra le mot : RÉUSSITE. Je posai la même question à ma
mère qui me répondit : PERSÉVÉRANCE. Je les soupçonne tous les deux
d’avoir voulu me montrer le chemin à suivre.
Ma confusion augmentait, mon carton demeurait vierge. Le lendemain
à mon cours de catéchèse, j’entendis que Dieu sait tout, voit tout et
comprend tout. Je n’avais donc pas besoin de couper les cheveux en quatre,
il comprendrait sûrement ce que je voulais dire si j’écrivais TRAVAIL. Si ce
n’était pas Dieu qui conspirait avec Anna Simoneau, mais le diable, choisir
ce mot n’entraînerait pas de conséquences néfastes. Il me donnerait accès
à l’argent, la sécurité, la réussite et la persévérance. Je l’enrobai de la laine
bleue qui dégageait la rigueur appropriée. Ce soir-là, il pleuvait lorsque
je passai à la fontaine. Je laissai tomber mon carton sans même regarder
autour pour voir si quelqu’un m’observait.
Je savais ce qui m’attendait : le troisième vœu. Qu’est-ce que je pourrais
écrire ? Lorsqu’on a l’amour et un travail, que manque-t-il à un adulte
pour mener sa vie à bon port ? Je demandai à ma sœur. Elle laissa tomber
sans hésiter : du PLAISIR. Mon autre sœur affirma : de la JOIE.
Mon amie avec qui je marchai jusqu’à l’école le lendemain me proposa
la FOI. À cette époque, nous savions que c’était une grande chance de croire
tout ce qu’il y avait dans le petit catéchisme.
Je me torturai toute la journée. Je n’avais pas envie de tout savoir. Je voulais
de la magie et des surprises dans ma vie. Je voulais un mot assez vaste pour
englober tous les autres. Un mot avec de l’espace, de l’envergure pour y
caser des expériences variées. Je sentis monter en moi le mot MYSTÈRE.
Ce mot me tenait dans un état de crainte qui me stimulait, qui ouvrait sur
ce que je ne connaissais pas encore. Je choisis ce mot même s’il m’inquiétait
et peut-être bien justement parce qu’il me déstabilisait. Je ne voulais
pas d’une vie toute tracée à l’avance.
J’attachai le troisième carton avec la laine jaune, la plus brillante comme
si une lumière la faisait vibrer de l’intérieur. Je craignais que quelqu’un
ne remarque mon paquet dans mon bureau. J’avais hâte de le livrer
à la fontaine. La journée s’étirait. Même ma maîtresse que j’adorais n’arrivait
pas à interrompre le flot des divagations de mes pensées. J’eus droit
à des remontrances que je savais éviter d’habitude. Il était temps que
je finisse ce défi au plus vite et que j’expédie mes trois vœux dans l’avenir.
Surtout le dernier.
J’eus l’impression qu’il s’accrocha un peu dans les vieilles feuilles mortes
qui flottaient à la surface de la fontaine ce soir-là. Je n’en fis pas de cas.
J’étais habituée à faire confiance à Jésus pour démêler mes pensées quand je ne
savais pas quel péché dire à la confession. Je n’aimais pas tellement passer par un
intermédiaire pour parler au ciel. Déjà à cette époque de ma vie, j’aimais mieux
lui parler directement depuis le parc juste devant l’église sous la voûte des arbres.
Je déposai donc le troisième vœu comme on communie avec son destin.
Plusieurs jours plus tard, avançant seule vers ma maison, Anna Simoneau
se matérialisa à côté de moi sur le trottoir. Elle engagea la conversation tout
en marchant à mes côtés :
- Tu as bien choisi tes vœux. Tu seras exaucé, mais tu devras y mettre du tien.
- Que voulez-vous dire ? Vous connaissez mes vœux ?
- Oui, écoute-moi bien maintenant. Pour les voir se réaliser, tu devras
ouvrir les yeux et voir les signes.
- Les signes ?
- Oui, il y a des signes pour faire les bons choix dans la vie.
- Comment les remarque-t-on ?
- En portant attention à tout ce qui se passe autour de toi. Regarde. Écoute.
Hume. Touche. Goûte. Il y aura toujours une lumière un peu plus brillante
qui te sollicitera, une odeur ou un son qui t’interpellera, qui t’indiquera la
direction à choisir.
- Oui ? Vous croyez ?
- Tes rêves ne te seront pas livrés par la poste. Tu devras participer.
- Je ferai de mon mieux.
- Une action chaque jour. Un pas dans la direction de tes vœux.
-D’accord.
- Fais ce qui doit être fait pour que la terre tourne rond.
Elle me planta là sur le trottoir et rebroussa chemin comme si elle ne doutait
pas de moi. Je ferais ce qu’il fallait. Cela ressemblait à ce que j’apprenais
à l’église, à l’école, à la maison. Tous les adultes me demandaient déjà de
me dépasser. J’oubliai tout cela sans m’inquiéter.
À cette époque, je remarquai l’affiche d’un concours à l’épicerie Montour
situé au coin de ma rue. L’affiche fourmillait de couleurs tellement brillantes
que mes yeux n’arrivaient pas à la lâcher. Ma mère accepta que j’y participe
en m’expliquant bien que j’avais très peu de chance de gagner la bicyclette
bleue qui trônait dans la vitrine, et qui, de toute manière, était bien grande
pour une enfant de mon âge. Lorsque mon nom a été pigé dans la boîte
remplie à ras bord des noms des autres participants, j’y ai vu le signe
qu’Anna Simoneau avait raison, je devrais y mettre du mien pour que
l’univers collabore à mes projets.
Je n’osai pas en parler à Anna Simoneau. Je la voyais de loin glisser de
plus en plus dans la folie. Elle parlait souvent toute seule. Je l’observais
lorsque je la voyais au parc, convaincue qu’elle m’avait oubliée. Maintenant
au secondaire, je ne traversais plus le parc aussi souvent. Je découvrais
que la vie était plus une course à obstacles qu’une boîte à mystères.
Devenue adulte, j’ai déniché un emploi sans l’avoir cherché et j’ai acheté
un duplex sur la rue Murray avec mon amoureux. Chez le notaire,
en lisant le contrat de vente, j’ai appris que la maison avait déjà appartenu
à Anna Simoneau. Tout m’est revenu. Sa démarche dans sa jupe qui
volait dans un nuage de couleurs vives et surtout ses yeux si intelligents.
Un courant d’air traversa la pièce.
J’avais bel et bien trouvé l’amour sans en avoir démêlé toutes les ficelles,
loin de là, mais il s’était tissé subtilement à ma vie. Le travail portait
mes journées comme un métronome scandant le rythme d’une pièce de
musique. J’ai enchaîné les responsabilités et je n’ai jamais manqué de travail.
Mes deux premiers vœux s’étaient bel et bien concrétisés.
Cependant, le mystère se contentait d’un rôle discret. Comme un ruisseau
qui coule, se cache et réapparaît plus loin, il continuait de m’échapper.
J’aurais aimé parler de tout cela avec Anna Simoneau.
J’ai posé des questions autour de moi sur cette femme. Des voisins qui
l’avaient connue m’ont raconté des histoires à dormir debout. Elle avait
visité le pape et vécu une vie hors du commun. Propriétaire de plusieurs
appartements dans la rue, elle se permettait d’y entrer comme elle le désirait
et y faire des réparations à sa convenance.
J’imaginai qu’elle y taillait des portes qui menaient à l’univers infini qui
borde notre monde.
Je porte maintenant attention aux signes pour laisser le mystère ouvrir
des fenêtres dans mon monde. J’agis de plus en plus sous le coup d’une
impulsion sans me demander pourquoi.
Je l’avoue, je ne suis, en fait, qu’une sorcière mal assumée. Les soirs de
pleine lune réveillent mes sens et me donnent envie d’aller danser au parc.
Les récoltes de mon jardin que j’aligne dans le garde-manger dans des
pots Masson me rassurent sur la générosité de l’univers. Le froid de l’hiver
endort celle qui veille près de la fontaine, prête à s’agenouiller au chevet du
printemps pour que les tulipes ouvrent leur cœur encore une fois. Je ne suis
qu’une sorcière qui se cache en faisant semblant de n’y croire qu’à moitié.
Cinquante ans plus tard, ce parc demeure le témoin de ma vie. C’est moi
qui y observe maintenant les écureuils. Je les regarde enfourner les glands
de chêne dans leurs joues, chercher des cachettes en prévision des mauvais
jours. Parfois, ils me lancent des cris, je ne leur réponds pas. Je ne veux
pas que l’on me confonde avec Anna Simoneau. Je suis souvent vêtue
de noir avec des foulards colorés, et dissimulés comme le jupon d’Anna
qui dépassait de ses jupes.
Choisir un livre au hasard d’une balade dans le troc-livres de la troisième
avenue, boire un café au Tassé avec une amie ou m’étirer dans un mouvement
de Qi Gong à Sercovie, comme si je traquais le mystère autour du parc
Biron. Jamais bien loin de la fontaine.
J’y ai amené beaucoup d’enfants jouer dans l’eau du bassin. Certains ont
poussé la témérité jusqu’à y tremper les pieds, s’y promener avec des feuilles
transformées en bateaux poussés par le vent. Ou par la pulsion de leurs
petites mains. Je leur ai raconté des histoires pour qu’ils croient en leurs
rêves. J’ai inventé des rituels pour qu’ils aient foi en la vie.
Le mystère de la vie et de la mort demeure entier pour moi. Je le contemple
maintenant les yeux grands ouverts. Anna Simoneau est morte depuis
longtemps. Je suis vivante et je la berce encore dans mes souvenirs même
si je l’ai si peu connue.
Avec des cartons blancs et des laines de couleur dans mon sac, j'aide
des enfants ou des adolescents à tracer la ligne de leur avenir.
J’embrasse la vie avec tout le mystère qu’elle porte, assise dans le parc près
de la nouvelle fontaine du parc Biron.
Misty’s Missing
Brian Patterson
Arondissement de Lennoxville
Misty had never failed to return from her outdoor adventures. She roamed
the neighborhood at all hours of the day and night. Oh yes, there was that
time 10 years ago, when she was seven, she disappeared for three days;
we had feared the worst but, just as we were starting to lose hope, that
familiar mewing sound came from outside the back door, just like it always
had after a night out.
This time was different. There was a sense that Misty may have lost her way.
Jodi, our nine-year old daughter, expressed her concern, “She’s never been
away so long,” said Jodi. “What can we do?”
“We’ll put up signs with a photo,” I said, “everywhere in the neighborhood.”
We called SPA de l’Estrie. “Has anyone brought in a calico cat in the last
few days?”
“No, sorry. We can take your phone number, just in case.”
“OK, thanks. It’s 819-578-9033 if Misty turns up.”
Carol, my wife and Misty’s greatest fan, went from confident, to hopeful,
then to worried and discouraged about the chances that our beloved cat
would return home. The signs, with a colour photo of Misty, were now on
every telephone pole in town; and I placed an ad in the lost and found
section of La Tribune, the Sherbrooke Record and the Stanstead Journal.
There were no replies.
“Did you call Blue Seal?” Jodi was crying. “They often advertise lost dogs
and cats!”
“Great idea!” I said, and immediately picked up the phone. “Have any calico
cats been brought in recently,” I asked, resigned to another negative reply.
“I’m sorry, sir. We haven’t seen any cat of that description,” said the girl’s
pleasant voice on the other end of the line. “If your cat does turn up, we’ll
be happy to call you, if you leave your number.” I did.
We had canvassed the neighbours in the hope that one may have taken
Misty in, or at least seen her. A few days later Gloria, our neighbour two
doors down on Academy, called. She said she remembered seeing Misty
a couple of days earlier in Centennial Park, lying in the grass near the
children’s play area.
“Mrs. Ashton saw Misty a couple of days ago in the park,” I announced to
Carol and Jodi. “Maybe there is hope yet!” Off we went the three of us –
optimism renewed – to the park. We looked everywhere; the play area, the
pool, the tennis courts, the field – but there was no sign of Misty. After two
hours of searching and now disconsolate, we trudged up the street to home
and a fitful night of sleep.
“Hello, it’s Kaylee calling from Blue Seal. A cat was brought in early this
morning; we think it may be yours.”
I couldn’t believe it. “Where was she found?”
“A woman driving along Queen Street almost hit her; she was lying in the
middle of the road, right in front of the Lennoxville Borough office. She
swerved to avoid her, then had the presence of mind to get out of the car
to check,” said Kaylee. “It was around 4 a.m. this morning. She saw that the
cat was breathing, but very weak. She picked her up and brought her here.”
“Is the cat there now?”
“No. She was very dehydrated, so we sent her to the Hôpital Vétérinaire
de Sherbrooke on Galt West.
Dr. Jutras is examing her now.”
“We can’t thank you enough. We’ll go to the clinic right away!”
Was it really our Misty, and was she going to be OK, I wondered?
“I want to come with you,” said Jodi.
“You bet you’ll come with me – and your mom’s coming too!”
Anticipation was high as we made our way from Lennoxville to the clinic.
Progress was slow, following a school bus up College Street. We were all
nervous, each in our own way; Carol hummed, Jodi urged me to hurry, and
I just gripped the steering wheel. The 15-minute trip seemed like an eternity.
We parked in the otherwise vacant parking lot and hurried to the reception
desk.
We were greeted by a pleasant young woman, “Bonjour/Hello, comment
je peux vous aider?”
“We think our cat may be here. She would have been brought in from Blue
Seal in Lennoxville early this morning,” I said hopefully.
“Dr. Jutras is treating an old cat right now for dehydration. Please wait and
I’ll ask if you can see the cat.” Seconds seemed like minutes as we awaited
her return. “The doctor says you may go in. He is in treatment room no. 2,
down the hall to the left.”
We hurried down the hall. The door was open. We cautiously approached
the examining table. It was hard to tell if this animal was ours.
“It’s Misty!” exclaimed Jodi.
“She’s asleep,” said Carol.
“I’m Dr. Jutras. Your cat arrived an hour ago, unconscious and in a very
dehydrated state. We revived her with intravenous fluids, but her kidneys
are failing. You’ll need to make a decision. Would you like to spend a few
moments alone with her?”
I nodded. Misty lay motionless, eyes closed. Carol gently stroked her neck
– no response. She looked at me. “What do you think?”
“She has lived a long and happy life,” I said with difficulty. “It’s time for her
to move on.”
By her look alone, I knew that Carol agreed.
As Jodi stroked Misty gently, Dr. Jutras returned. “You know, old cats often
sense when their time is up and they wander off to die. I think that’s what
Misty was doing lying in the middle of the street. She was looking for a
place to die, but ran out of energy before she found it. It’s lucky that she was
found by a woman who cares about animals,” he said.
“What do you think, Doctor,” Carol said.
“She has had a long, and apparently happy, life. Her kidneys have failed. I
think you should consider putting her down with a painless injection.”
We knew he was right. I looked at Jodi. “What do you think, sweetheart?”
“I think Misty wants to go to heaven,” said Jodi, as she hugged Carol. With
tears in her eyes, Carol nodded agreement. Jodi gently stroked Misty as Dr.
Jutras administered the injection.
On the way home we stopped at Blue Seal to thank them. Jodi noticed a sign
on the counter: “A memorial for your pet.”
“Daddy, can we get a memorial for Misty,” asked Jodi.
“I’m all for that,” I said. And so we did.
The memorial arrived a few days later. “RIP Misty, our friend and companion
2001 – 2016.”
It had seemed too early to even think about another cat. The memory of
Misty was still fresh in our minds. One day, though, a cat appeared at our
back door, mewing just like Misty once did. Carol opened the door; the cat
hesitated, then walked slowly into the kitchen and sat, as cats do, waiting
for something to happen.
Carol put down a bowl of water. The cat eyed it cautiously, then slowly
approached the bowl and sipped, at first tentatively, then in gulps. Jodi
retrieved some of Misty’s leftover nibblies; the cat happily accepted them.
Then, to our surprise, the cat wandered into the living room and lay down
on the carpet – in the very spot that had been Misty’s favorite hangout.
We were stunned. Was this the reincarnation of Misty? How else could this
cat know? As Jodi approached, the cat turned on its back, as if to say, “Let’s
play.”
Jodi looked at me, then at Carol. I knew what was coming.
“We’ll advertise a found cat. If no one claims her, we’ll call her Mistytwo,”
smiled Jodi.
Prisonnier
de l’Hôtel Wellington
Rosalie Beaucage
Arrondissement du Mont-Bellevue
La grande aiguille de l’horloge accrochée au mur atteint le douze en un
léger vacillement : il est cinq heures. À l’extrémité du lit, des orteils grisâtres
dépassent de la couverture surannée aux motifs de pivoines. La lumière filtre
par l’épais rideau qui masque la fenêtre, l’air est opalescent de poussière.
Tout est calme, mais on entend, par intermittence, le bruit d’une goutte d’eau
qui vient s’écraser sur une surface métallique. La salle de bain est plongée
dans l’ombre et donne l’impression d’un gouffre qui aspire les particules
lumineuses. Le bain tourbillon, dans le coin droit de la chambre, est quant
à lui depuis longtemps asséché.
Est-ce le son de l’eau s’écoulant goutte à goutte comme un compte à rebours
qui a réveillé l’homme qui dormait dans les draps jaunis ? Ou bien l’épaisseur
du silence et la faible lumière de ce matin étrange venue frapper sa paupière
par le trou à mi-hauteur du rideau ? Il ne saurait dire. Il a l’impression
de revenir difficilement à la vie. Sa paupière gauche cligne quelques fois,
puis s’ouvre à demi, son œil tourne dans son orbite et tente de s’approprier
l’espace. Avec effort, son œil droit s’ouvre également. L’homme demeure
étendu sur le flanc, immobile, seuls ses globes oculaires semblent vivants.
Un faible coup se fait entendre à la porte, comme étouffé par plusieurs
épaisseurs de tissu.
- Room service !
La voix roule un long moment dans le silence et l’air vibre encore lorsqu’elle
s’éteint.
L’homme remue lentement ses membres, mu par un désir pressant d’aller
ouvrir la porte, d’ouvrir cette chambre étouffante sur le monde, de respirer
une bouffée d’air qui n’aurait pas d’odeur rance. Il reprend rapidement le
contrôle de son corps et cela l’étonne, il avait cru un instant avoir oublié
comment le mouvoir. Mais les mouvements s’enchaînent sans qu’il n’ait à y
penser, il pose un pied nu sur la moquette qui recouvre le plancher, puis un
autre, et se dirige à pas frêles vers la porte, traînant son corps osseux habillé
d’un marcel et d’un caleçon blanc.
Ses doigts s’enroulent autour du métal froid de la poignée et exercent une
rotation. La porte s’ouvre dans un grincement sur le corridor.
Il n’y a personne sur le seuil. L’homme tourne la tête à droite, puis à
gauche : un couloir sombre s’étend à perte de vue, plongé dans un silence
de mort, à croire que jamais un être vivant n’y a marché. L’homme baisse
les yeux et observe son corps. Ses pieds lui paraissent ternes sur le rouge
sombre du tapis. Ses membres noueux ont un aspect grisâtre qu’il ne sait
s’il doit attribuer à la lumière particulière du lieu ou à sa physionomie. Il
tourne les talons et entre dans la salle de bain. Son doigt cherche à tâtons
l’interrupteur sur le mur et l’actionne. L’ampoule du plafond s’allume dans un
grésillement. Il affronte son reflet dans le miroir et son sang se glace à mesure
qu’il s’examine. Sa peau a indéniablement une teinte grise, indépendamment
de la lumière sous laquelle elle se trouve et de longues balafres marquent
sa joue droite, semblables à des sillons creusés dans sa chair. Ses cheveux
sont une masse terne et sous la poussière qui s’y est accrochée, il entrevoit
des mèches noir de jais encore gominées.
À droite, à travers l’encadrement de la porte de la salle de bain, l’homme
aperçoit la penderie. Il s’y dirige et fait coulisser le panneau en mélamine.
Un costume de soirée suspendu à un cintre occupe le centre de la
garde-robe. Le noir du tissu a subtilement pâli au contact de la poussière,
mais l’écriteau de métal attaché à la boutonnière est resté inaltéré, si bien
qu’il est encore possible de distinguer les quelques mots qui y figurent
en lettres moulées : Albert Lussier, invité d’honneur.
L’homme regarde l’heure : cinq heures trois. Ce n’est pas l’heure du room
service. Il pivote lentement vers le lit et les draps défaits. Leurs plis ont
la forme des balafres qui marquent sa joue. Ce détail le fige et il devient
mortifié à mesure que des souvenirs débridés surgissent à sa mémoire.
***
C’était une soirée d’une intense festivité, il s’en rappelle tout d’un coup.
Il a le souvenir d’une jeune femme assise à sa droite, il sent sa présence,
mais n’arrive pourtant pas à saisir son apparence. C’est une image embrouillée,
sans visage, indéfinissable. Il se sent lié à cette femme, elle faisait partie de sa
vie, il le sait, et ça l’angoisse terriblement de ne pas se rappeler d’elle autrement
que sous la forme d’une impression furtive. Son attention, à ce moment
précis du souvenir, était entièrement galvanisée par l’homme qui se trouvait
devant lui. Il revoit son visage, sa fine moustache parfaitement dessinée, ses
sourcils en arc qui s’étiraient drôlement lorsqu’il riait, et le frémissement
de ses narines lorsqu’il ouvrait la bouche pour s’exprimer. Ses yeux noirs
étaient singulièrement fixes. Son rire se déployait en cascades gutturales et
sa voix avait un accent inconnu, parlant avec les intonations de l’anglais, mais
accentuant de manière exagérée certaines consonnes. Cette voix avait tout de
suite évoqué à Albert Lussier l’image d’un charmeur de serpent. L’idée de cette
association l’avait surpris et lui avait laissé une impression bizarre caractérisée
par un picotement à l’arrière du cou, sur le haut de la nuque. L’odeur subtile
qui se dégageait du corps de l’homme et de son costume pied de poule beige
était entêtante et entraînait Albert dans une sorte de rêverie dont il lui était
ardu de sortir. Il ne savait pas si cet homme avait eu le même effet sur les autres
convives, car il avait lui-même perdu tout jugement très tôt dans la soirée.
Il revoit les lèvres de l’homme bouger lentement, comme au ralenti, pour
lui dire quelque chose. Mais quoi ? Il tente de se rappeler, mais les mots
lui échappent. Il pose ses doigts sur ses tempes, les masse intensément.
Il plisse son front de toute la force de son corps comme s’il voulait contracter
son cerveau.
Un long frisson parcourt son échine. Il ouvre les yeux, car il perd pied
sur le tapis qui gondole. Il saisit le costume de soirée sur le cintre et l’enfile.
Il se dirige vers le corridor, bien décidé à trouver la sortie de cet endroit.
Ce qui l’avait d’abord frappé chez cet homme, c’était son teint. Sa peau était
d’un naturel sombre. Elle n’avait pas la couleur orange des peaux blanches
forcées au bronzage. Cela ne le rendait pas beau toutefois, le sombre de sa
peau jurait avec l’ocre de celle de sa femme, une grande dame blonde d’une
maigreur inquiétante, mais d’une classe à couper le souffle. Il était également
impossible de dire qu’il était laid, il semblait avoir trop de prestige pour
qu’on puisse juger de son apparence physique. On l’avait introduit à Albert
comme le président d’une importante compagnie textile qui envisageait
de s’établir à Sherbrooke.
C’était un cocktail tenu au Cabaret Flamingo, l’une des nombreuses salles
de l’Hôtel Wellington. La réception regroupait les gens influents du milieu
des affaires et Albert Lussier y avait été convié en sa qualité d’excellent
entrepreneur. Le cabaret venait tout juste d’ouvrir ses portes et tout y était
éclatant. Les murs étaient recouverts de miroirs qui reflétaient le rose pastel
du bar à l’arrière duquel s’étalait un formidable attirail de bouteilles d’alcool.
Une chanteuse à la voix suave se déhanchait subtilement sur la scène et
l’air était saturé de la fumée des cigares et cigarettes fumés par la centaine
d’invités. Après de nombreuses conversations avec les convives, Albert
s’était retrouvé assis à la même table que l’homme. Alors que leurs femmes
respectives se levaient pour aller refaire leur toilette et investir la piste
de danse, ils restèrent ensemble à siroter un verre d’une boisson turquoise à
la surface de laquelle dérivait une jeune fille en bikini sur une île de plastique
couleur sable.
Albert était prisonnier d’une sorte de marasme, il se laissait porter au gré de
la conversation initiée par l’homme, hypnotisé par le petit oasis qui flottait
sur l’alcool. Malgré toutes ses bonnes manières et son apparente gentillesse,
quelque chose dans la personne de cet homme - peut-être son regard trop
fixe - inspirait de la méfiance à Albert. Bientôt, il se senti si engourdi qu’il ne
pu continuer de répondre aux questions de son interlocuteur, qui conversait
désormais seul. Ce dernier ne paru pas s’en être aperçu et commanda un
deuxième verre au serveur qui passait tout près, affirmant qu’il en offrait
un à son nouvel ami, un homme incroyablement talentueux qui, grâce à
son sens des affaires et de l’innovation, n’allait jamais sombrer dans l’oubli.
Le serveur revint quelques minutes plus tard avec deux verres contenant
le même liquide turquoise. Sous les yeux d’Albert, l’homme sortit un petit
flacon de la poche intérieure de sa veste. Il en dévissa lentement le bouchon
avec des gestes précautionneux et déversa quelques gouttes d’une mixture
épaisse et claire dans la coupe d’Albert. Le temps s’était suspendu, personne
autour d’eux ne les regardait et ne semblait s’être formalisé du geste que
venait de poser l’étranger. L’homme rangea son flacon sous le tissu pied de
poule de son costume. En regardant Albert droit dans les yeux, il porta son
verre à ses lèvres :
- À votre santé et à votre future prospérité !
Albert eu conscience de prendre le verre et de le porter à sa bouche. Il bu
une longue gorgée du liquide. En prononçant cette dernière phrase, il y avait
eu de la suffisance dans le regard de l’homme assis en face de lui. Comme
s’il était capable de voir clair dans l’avenir et le manipulait. À présent, il se
sentait spectateur de lui-même, contrôlé par une force mystérieuse.
***
L’air a une odeur froide de relent de fumée de cigarette, mais pas l’odeur
fraîche de la bonne vieille fumée acre qu’il avait l’habitude de cracher. En
arpentant les corridors, Albert n’a trouvé que salles abandonnées et chambres
défraîchies. De toute évidence, il était encore dans l’Hôtel Wellington
où avait eu lieu la fameuse réception. Cependant, les choses avaient
considérablement changées, tout était terne et laissé à l’abandon. Nullepart il n’y avait d’indications de sortie et Albert avait la nette impression
de tourner en rond. Il avait monté des escaliers qui se ressemblaient tous,
puis parcouru des corridors tous semblables, où les portes des chambres se
suivaient, similaires les unes aux autres. De l’humidité se dégageait du tapis
qui couvrait le sol et la lumière était partout glauque, provenant parfois
de néons vétustes ou de fenêtres givrées de saleté. Aucune trace de la voix
qui annonçait le « room service ». Parfois, un bruit se faisait entendre au
loin, sourd, indescriptible. Au dernier étage qu’Albert a inspecté, il est entré
dans une salle immense, puant la pourriture. Le sol était fait de carrelage
de céramique et il en émanait une vieille odeur de chlore. Le son de ses pas
sur les tuiles se réverbérait sur les murs. Grâce au mince trait de lumière
filtrant par le corridor, Albert a pu apercevoir un véritable gouffre, un trou
occupant le centre de la salle.
Albert descend maintenant une volée de marches. Elle débouche sur un
corridor qui lui est perpendiculaire. Comme sortit des profondeurs de la
terre, Albert croit entendre les échos assourdis d’une fête. Son cœur fait un
bond dans sa poitrine. L’image du Cabaret Flamingo s’imprime à sa rétine,
il désire retourner dans le temps pour changer le cours de son histoire,
aérer son esprit et refuser ce verre de trop, suivre sa femme sur le plancher
de danse, ne jamais l’avoir quittée. Les bruits semblent venir de la gauche.
ÀIl s’engage dans le corridor. Le néon au plafond clignote, prêt à rendre
l’âme. Alors qu’il avance, Albert voit apparaître un escalier imposant devant
lui, aux rampes dorées. C’est l’escalier qui mène à la réception ! Le voir fait
jaillir en lui le souvenir de l’avoir gravit en tenant la main de sa femme.
Il se rappelle le long comptoir derrière lequel le jeune réceptionniste les avait
accueillis ce soir-là, les quelques paroles de bienvenue prononcées et son air
impressionné en lisant le nom suspendu à son costume de soirée. La main
de sa femme était chaude dans la sienne et il sentait sa fierté d’entrer dans cet
établissement impressionnant au nom anglophone et d’y être admise avec
déférence. Elle avait ri et son rire avait le bruit de cristaux s’entrechoquant.
Mais surtout, Albert se souvient de la grande porte en arche qui donnait sur
la rue, par laquelle les visiteurs entraient et sortaient de l’hôtel.
Il descend les marches de l’escalier en courant, dérape dans un tournant
et se retient de justesse à la rampe. Il s’enfonce dans la pénombre à mesure
qu’il dévale l’escalier, les lampes accrochées aux murs sont éteintes.
Sa course s’arrête devant une porte close. L’escalier ne débouche pas dans
un hall, comme dans son souvenir. Peut-être la porte a-t-elle été posée
à la suite de rénovations ? Le sang bat contre ses tempes et il reprend
difficilement son souffle. Un doute s’insinue en lui. Et si ce souvenir, qui
semblait si réel, n’était en fait qu’une fabrication malicieuse de son esprit ?
Dans la noirceur ambiante, il distingue un rectangle plus pâle sur le bois
de la porte, à la hauteur du visage. Une plaque y était autrefois posée et s’est
détachée depuis longtemps. La faible lueur des lampes parvient du tournant
de l’escalier et il reconnaît les murs laminés qui l’entourent, l’éternelle
moquette qui recouvre les marches. C’est la même que dans son souvenir,
même si elle a considérablement vieilli. La réception est certainement de
l’autre côté du panneau de bois.
Albert pose sa main sur la poignée alors qu’un léger coup se fait entendre
à la porte. Un son étrange, comme étouffé par plusieurs épaisseurs de tissu.
- Room service !
La main d’Albert tremble soudainement. Son marcel se trempe de sueur.
Sa main tourne d’elle-même la poignée. La porte s’ouvre en ballotant sur
ses gonds. La lumière jaillit de la pièce et aveugle les yeux d’Albert, habitués
à la noirceur. Devant lui, nulle réception, mais plutôt une chambre. L’éclat
du jour perce à travers le rideau qui masque la fenêtre. On entend le bruit
de l’eau s’écoulant d’un robinet. Au milieu du lit, il y a un renflement dans
les couvertures, une excroissance qui déforme le motif fleuris de la couette.
Quelqu’un y dort, des orteils inertes sortent entre les plis des couvertures,
à l’extrémité du lit. Albert ne respire plus. Ses pieds font quelques
pas tremblants sur le tapis et contournent le matelas. Une tête repose sur
l’oreiller. La sienne.
Albert ouvre la bouche et hurle à s’en déchirer les poumons, mais son
cri est inaudible. Plus il tente de se faire entendre et plus il se sent faiblir,
il se sent disparaitre et il observe son corps se fondre lentement au
décor rose de cette chambre affreuse. Le corps d’Albert se liquéfie alors
qu’il s’observe dormir. Il a encore la terrible impression d’être spectateur de
lui-même. Le goût du liquide bleuâtre que l’homme lui avait commandé
monte à sa bouche. Le regard satisfait de l’homme pèse sur lui, il sent
son odeur, elle semble émaner de partout, des couvertures, des rideaux, du tapis.
La grande aiguille de l’horloge accrochée au mur atteint le douze en un
léger vacillement : il est cinq heures.
Albert se voit ouvrir un à un des yeux exorbités.
Il est prisonnier de l’Hôtel Wellington.
L’écho de tes rires
valse encore
sur les ridules du lac
Céline Jodoin
Arrondissement de Rock Forest–Saint-Élie–Deauville
Un autre dimanche, un espace vide à côté de moi. Il y a seulement cette
photo de toi et moi trônant sur la table de chevet. C’est la première chose
que je regarde à mon réveil. Un réconfort dans ma vie morne et sans éclat.
Lorsque je réussirai à sortir ma vieille carcasse du lit, je préparerai tout ce
qu’il faut pour le rituel. Avant ça, c’était toi qui t’occupais de tout. Même si
je voulais t’assister, tu me sommais de m’asseoir en attendant. Je scrutais
chacun de tes gestes comme si je savais qu’un jour il me faudrait les
reproduire. Bien sûr, je n’ai pas ta grâce et ton assurance, mais je peux y
parvenir avec un peu de volonté. C’est comme ça que je peux maintenant
préparer le panier à piquenique. Tout cela peut paraître idiot, mais de me
retrouver dans notre parc à piqueniquer, c’est un peu comme si je retrouvais
un peu de nous. C’est de cette façon que je trouve la force de continuer.
Tomber à genou et me mettre à geindre ne servirait à rien.
Même si tu n’es pas morte, ta présence me manque. Deux années ont passé
depuis que tu es partie me laissant avant ma solitude et ma routine pas vraiment
palpitante. Notre vie à deux qui stagne dans le néant me fait souffrir. Chacune de
mes visites dans ce centre de santé me fait perdre mes repères. Depuis quelques
semaines, je tourne en rond en me posant des tas de questions. L’attente de ces
dimanches où je peux enfin te revoir est un vrai supplice. Pour passer le temps,
je te parle comme si tu étais là. Décidément, la solitude ne me va pas. Je n’ai
trouvé que cela pour ne pas sombrer dans la folie et la dépression.
Après le piquenique au parc je te rendrai visite. Par bonheur, c’est dans
ce lieu que je peux me perdre dans mes pensées et m’imaginer que tu
m’accompagnes. Comme à chaque dimanche. Comme avant.
Bientôt, pour une dernière fois, je me blottirai dans tes bras. Je savourerai ce
moment pour qu’il s’enracine dans mon esprit chaque fois que je fermerai
les yeux en pensant à toi. Je laisserai l’odeur de ta peau imprégner la mienne.
Au matin, je n’offrirai aucune résistance. Le fil de l’histoire de nos vies qui
me retenait à toi sera rompu. Je l’aurai rompu. Volontairement. Quand ils
viendront me chercher, ce sera fait. De toute façon, à mon âge, on ne se
défend pas trop. Pour toi, ce sera facile. Tu ne souffriras pas. Tu auras quitté
ta vie. Je dis cela sans méchanceté, mais tu n’es déjà plus là. Ton corps est
présent, mais c’est ta mémoire qui a rendu les armes. Quand j’y repense, il
me semble que c’est arrivé trop vite. Comme un vent qui se lève d’un seul
coup sans qu’on ne sache trop pourquoi. Tu sais, j’ai commencé par nier. Je
croyais que ce n’était que des trous de mémoire ou de banales distractions.
C’est bête, mais ça arrive à n’importe qui ce genre de trou. Puis quand le
diagnostic est tombé, j’ai cru devenir fou. Je n’ai rien dit. J’ai seulement
incliné la tête en signe de résilience. La souffrance est demeurée à l’intérieur
de moi. Puis c’est moi qui me suis retrouvé au fond d’un trou. Chaque jour,
je tends les mains pour qu’on m’y sorte, mais c’est si noir et si profond
que personne ne m’entend. Mon cœur et ma voix se sont refermés.
C’était trop tard pour agir, pour crier. Le mal était fait et la maladie prenait
du terrain sans que je ne puisse faire quoi que ce soit.
Je rêve parfois que je me réveille et te retrouve à mes côtés, tes bras enserrant
mon corps et ton souffle chaud caressant ma nuque. Comme avant ta
maladie. Et moi qui pourrais enfin cesser de t’attendre jusqu’aux aurores,
à espérer ta présence, à souhaiter que tu m’apparaisses comme par magie
tandis que je fais rager les autres locataires avec les bruits de grincement
de ma vieille berceuse en bois. Un rêve, bien sûr. Je te l’ai dit, à force d’être
seul, on ne fait que jongler avec ses pensées et on aime croire aux miracles.
Parce que les miracles, c’est ce qui pourrait me sauver, te sauver.
Je pense toujours à toi. Il me semble que je sais faire que cela. Ça devient
plus intense en relisant Alain Grandbois et Gaston Miron que tu aimais
tant. Je savoure chaque poème. Je me laisse voguer au rythme des mots.
Bien sûr, tu n’es plus là pour me les lire, mais je t’imagine songeuse, la tête
ailleurs après chaque strophe. Tu étais si belle. Tes yeux brillaient et tu
souriais. Personne ne savait prendre cet air aussi bien que toi.
Ils me font grand bien ces poèmes. Comme ce dimanche où tu as sorti un
recueil de ton sac à main au parc de la Plage-Municipale. Notre première
rencontre. Ce n’était même pas un rendez-vous. Nous étions là, par
hasard. Toi et moi. Tu as rougi quand tu m’as offert de partager ton repas.
Tu te sentais un peu bête que tu disais, mais tu ne pouvais laisser aller
cette journée sans des poèmes, sans partage. D’ailleurs, tu ne partais jamais
au parc sans avoir quelques lectures sous la main.
Au fil des semaines, chaque dimanche, nous avions élu domicile dans
ce parc. Au début, nous feignions le hasard de se retrouver encore une fois au
même endroit. Notre table. Notre espace où personne d’autre que nous deux
n’importait. Tu te moquais de ce que pouvaient penser les autres visiteurs du
parc, et tu lisais à voix haute, parfois debout pieds nus dans l’herbe. Avec toi,
tout devenait possible. La vie est une poésie que tu te plaisais à me répéter,
et rien ne sert de la fuir et de l’ignorer. Il faut vivre intensément ses passions
et ses envies. Avec ces mots et ton charisme, tu m’avais déjà conquis. Depuis
ce jour dans le parc, je savais que nous serions ensemble pour la vie. Je sais
que la tienne tire à sa fin. La mienne aussi. Tu es encore là, mais je te cherche
partout. Pourtant le parc est le seul endroit où il m’est possible de te retrouver.
La nuit dernière a tout de même été une des plus réparatrices. Malgré tout.
Je suis parvenu à dormir six heures d’affilée, sans somnifère. Les cauchemars
où la peau livide de ton visage me tire de mon sommeil sont demeurés dans
l’ombre. Ils se sont tenus à l’écart de moi, de ma détresse. J’oserais même
avouer que je me suis levé avec un sourire à l’intérieur de moi, comme si
un changement venait de s’opérer. Était-ce la guérison de toi qui s’amorçait,
ou bien une simple coïncidence relevant d’une nuit sans tracas ? La lecture
de cette poésie ? Je n’ai pas cherché à comprendre.
Tandis que je roule en direction du centre de santé, ma décision m’apparait
plus claire, plus logique. Ce matin, en regardant cette photo de toi et moi,
j’ai décidé que je te relaterais notre histoire depuis le début de nous deux.
Je te dois bien cela.
Je suis retourné au parc pour me remettre encore une fois sur les traces de
notre vie. Cette fois, je n’ai pas versé de larmes. J’ai regardé autour de moi puis
j’ai fermé les yeux sur notre univers en pensant au moment où j’investirai
ta chambre, ce gouffre où les images du passé demeurent englouties
par ta mémoire gardée sous verrou. Ce sera ce soir. Je ne reculerai pas, c’est
certain. Agir rapidement pour ne pas laisser s’enfuir les images de nos vies.
Tu auras peur lorsque tu me verras ouvrir la porte lentement puis la
refermer sur cet espace confiné. C’est toujours comme cela. Tu feras tinter
les bracelets que tu gardes à ton poignet depuis des années. Ceux qui
me rappellent sans cesse les mouvements de ton corps, les matins où tu
t’exécutais avec grâce en préparant le petit déjeuner, en dansant lorsque
la musique te plaisait. Il nous faudra être discret. La préposée ne doit
pas surgir. Elle ne comprendrait pas. Comme d’habitude. Elle ne tolère pas
que nous soyons seuls dans cette chambre où tu es greffée à un lit blanc.
Nous sommes encore un couple. Seule la mémoire nous sépare. Il y a
un trou, vois-tu, une absence qui me prend à la gorge comme un col
de chemise trop serré. J’aurai envie de crier, mais tu n’entendrais pas
la moitié de ce qui me torture.
Alors je m’approcherai lentement. Je te rassurerai. Sans un mot, j’arborerai
ce sourire de nos belles années. Je serai patient. Si je tente de m’approcher
trop rapidement de toi, tu t’énerveras et la préposée que je n’aime pas se fera
un plaisir de me sortir de la chambre. J’agirai tout en douceur. Cela prendra
bien quelques minutes, mais je sais comment faire. Puis il y aura une lueur
dans tes yeux de verre givré. Quelques muscles de ton visage s’animeront.
Ton sourire horizontal exprimera ton accord. Je pourrai rester dans
ta chambre aseptisée. Une chaise droite et inconfortable m’attendra, mais
comme d’habitude, je préfèrerai le rebord de ton lit. Ce sera ma dernière
visite. Je crois. À moins qu’un évènement ne contrevienne à l’exécution
de mon plan.
Je resterai jusqu’à la nuit s’il le faut pour te relater les histoires qui se sont
enracinées depuis le début de nous. Je referai le passage de nos années,
même si parfois ton regard se perdra en cours de route et ne semblera plus
me reconnaitre, je sais que quelques passages feront frétiller tes doigts et
bouger tes lèvres. Tu ne prononceras pas de mots ni même de murmures,
mais c’est là que je saurai que tu n’as pas tout oublié des années où nous
nous plaisions à prendre la vie à bras-le-corps. Il faudra que tu entendes
mes images, les saisons que nous avons chevauchées avant que tu oublies
de respirer, avant que les souvenirs ne s’effacent aussi de ma mémoire.
Ce sera ce soir. Demain, je ne saurai peut-être plus te raconter. J’ai peur
qu’à tout moment ma mémoire tire sa révérence.
Je te parlerai de ce début quand nos deux solitudes marchaient côte à côte
dans ce parc au bord de la plage. Mon pas qui résonnait jusqu’à l’ombre
du tien pour se lover subrepticement contre toi. Puis les regards risqués
et les désirs inavoués. Je te dirai ce jour où tu avais su prendre ma main;
un geste audacieux pour une femme de ce temps-là. Ce même jour,
nos langues encore vierges se sont rencontrées pour sceller nos lèvres.
C’était le printemps et nous étions comme mille chants d’oiseaux dispersant
des notes au travers les feuilles naissantes. Tandis que le lac n’attendait que
les grandes chaleurs pour accueillir les plaisanciers, nous courions à en
perdre haleine, contournant les érables et les cèdres. La nature sentait bon.
Nous respirions le bonheur et la vie.
Il fallait nous voir humant l’air et la terre fraîche qui deviendrait à nouveau
fertile. Je te dirai que je peux encore ressentir le poids de ton corps croulant
sur le mien, ta robe qui se froissait de verdure. Nos vingt ans. Les années
où l’insouciance ne pesait rien. Il suffisait de quelques baisers volés et
d’étoiles qui nous servaient de lampes pour être des délinquants. J’aimais
lorsque tu laissais échapper des rires comme des cris qui s’éparpillaient dans
la nuit. Nous étions seuls dans le parc. C’était interdit, mais tu disais être
ma chouette. Tu te donnais le droit d’être là. Tu étais la maîtresse de ces
lieux. Ma maîtresse. Et l’été qui rattrapait les lunes afin que nous puissions
grandir un peu plus. Que les nuits étaient belles avec toi, tes rires et le
ressac des vagues sur la rive. Nos silences et nos regards qui se perdaient
dans l’horizon. C’était les marches dans ce parc, les étranges cacophonies
sorties de nos gorges, la traque aux bruits perdus et les retrouvailles de nos
corps stratifiés et fatigués de trop s’aimer. Et moi je piaffais sans relâche en
attendant la nuit pour y découvrir quelques notes en naufrage. La chaleur
de ces nuits nous faisait perdre la tête. Nous étions fous et heureux de l’être.
Nous récitions Grandbois et Miron pour nous sentir moins seuls. Il fallait
nous voir pérorer pour renouer avec le sens de la vie.
Je te dirai aussi les rayonnements qui entretenaient nos existences, nos
mains fripées à force de repasser les mêmes gestes dans l’humidité des
feuilles rouillées, nos chairs emmêlées comme des chaînes que nous laissions
traîner sur tous les chemins empruntés. Il n’y aura pas de générations pour
suivre nos pas. Les enfants que nous n’avons pas eus s’amusent dans le
parc. Tu disais même qu’ils étaient à toi. À nous. Tu passais des heures à les
écouter et à observer leurs jeux. Il suffisait de quelques cailloux ramassés
sur la berge pour qu’ils se créent un univers. Tu ne cessais de sourire après
leur départ, les imaginant continuer de rêver à cette journée de plaisirs et
de rencontres dans la chaleur de l’été. Leurs cris de joie demeuraient
dans les balançoires et les vestiges de leurs trouvailles sur le bord du quai.
Et nous, nous n’avons laissé que des traces dans le sable fin de la plage et
quelques textes sortis tout droit de nos têtes après avoir lu longuement.
Qu’importe ! Nous étions ces maraudeurs endimanchés brandissant la joie
d’être unis. Nous ne nous lassions pas de cueillir les nuits à pleine main,
d’être happés par le parfum des feuilles gelées. L’amour me faisait tituber
puis tomber jusqu’à l’aube de ces automnes comme si le temps n’avait duré
que ces saisons-là. J’aimerais que tu puisses nous revoir dans la froideur
nocturne de novembre laissant l’air avaler nos haleines embrumées tandis
que nous attendions le passage de quelques Léonides. Greffé à toi, je me
réchauffais de tes rires lorsque tu chantais des vœux au passage d’une étoile.
La vue était imprenable depuis notre table. Tu m’avais dit que ce serait notre
place, l’observatoire de nos vies, de nos folies. Je te croyais. Je buvais tout
ce que tu me disais. Assoiffé de toi, il me tardait de me rendre au parc.
Ces escapades dominicales me gardaient vivant.
Je souhaiterais tant que tu souviennes de l’hiver, cette saison qui débordait
de nous. La dernière saison où il me semble qu’il te restait suffisamment de
mémoire. Nos voix presque dépaysées par l’écho. La neige trouée, lacérée
par nos pieds qui s’enfonçaient jusqu’à l’os de la terre. Dans la froidure de
décembre, les rafales balayaient nos traces, et malgré nos sourires de lèvres
bleuies par le froid, nous savions que ce frimas se dissiperait au printemps
avec le soleil d’avril, qu’il parviendrait à délier nos doigts devenus palmes.
Je n’oublierai jamais nos bouches soudées l’une à l’autre pour estomper la
condensation, et les souffles effarés sortant de nos gorges qui se perdaient
dans les vents. Il me semblait que nos chants flottaient sur le lac gelé pour
se fondre dans la neige.
Il ne reste que des lambeaux de ces ravissements. Des flous de mémoire
répandus sur le sol. Ne subsistent que des photos et des objets qui ne
servent plus. Ils ont avalé notre passé. J’irai errer avec toi dans cette
chambre blanche dans laquelle une seule fenêtre diffuse une lueur blafarde.
Bien loin de ressembler aux plaisirs de ces jours de félicité lorsque
les rayons du soleil flagellaient nos flancs, et que nus, nous chantions
en nous enfonçant dans le lac. Ce qui reste de nos épiphanies restera enfoui
dans les herbes hautes que nous avons foulées, dans les eaux que nous avons
nagées quand nos silhouettes amphibies se jouaient des conventions. Ce qui
reste de nos vagabondages dans ce parc, quelques poèmes accrochés aux
branches des arbres, de minuscules lettres gravées dans l’écorce d’un érable
et l’écho de tes rires qui valse encore sur les ridules du lac.
Aujourd’hui, la peur et l’inertie imbibent tes yeux crevés dans le blanc de
ta mémoire. Cette nuit, j’oserai un dernier baiser de mes lèvres plissées que
je me risquerai à poser sur la romance de ton visage qui bientôt s’effacera
sous la blancheur du drap qui te recouvrira. Je t’aiderai à partir. Je serai
vigile dans ce mouroir débordant de tes mémoires absentes. La simplicité
du geste qui te conduira aux confins de ta vie. Mes mains ravinées par les
aventures recueilleront tes derniers soupirs comme une bourrasque dans
les hauteurs des montagnes. Le dernier tintement de tes bracelets sera
le signal que tout est terminé. Un ultime mouvement avant ton départ.
Je souhaite que cela t’emporte en un seul souffle. Tu seras libre. Et moi, ayant
perdu le sens horaire de la vie en revenant dans le passé pour répandre
nos mémoires, je n’offrirai aucune résistance quand ils découvriront que
l’instant a fui sous la lenteur de mon geste, quand ils m’emporteront ailleurs.
Je ferai quand même semblant de ne pas savoir lorsque la préposée surgira
au matin. Je m’excuserai d’avoir voulu rester auprès de toi. Pour une fois.
La dernière. Cette fois, elle aura pitié lorsqu’elle me verra pleurer. Elle croira
surement que tu as oublié de respirer. Je resterai jusqu’à ce que l’on vienne
chercher ton corps. Le mien sera courbé par le chagrin. Je te regarderai
partir, mais ne t’inquiète pas, je prendrai soin de retirer tes bracelets que
je cacherai dans la poche de mon pantalon.
Et si par bonheur, on me rend ma liberté, je continuerai mes visites
dominicales dans ce parc aux mille souvenirs. Je réciterai des poèmes sur
la plage en attendant que le vent se lève pour cueillir tes rires, respirer
nos souvenirs. J’enfouirai tes bracelets près de notre table. Ce sera
un autre secret, une espèce de trésor qu’un enfant découvrira peut-être
dans quelques décennies.
J’arrive enfin à destination. Dans quelques heures tout au plus, je mettrai
tout en œuvre pour ton grand départ. Si tu me voyais. Je tremble en dedans
comme lorsque je t’ai vu la première fois. Ne t’en fais pas, je saurai te garder
vivante à l’intérieur de ma mémoire. Après toi, je m’efforcerai à survivre
à ton absence. Attends-moi, je serai près de toi dans quelques respires.
Sherbrooke Hospital
Martine Jeanrenaud-Facal
Arrondissement de Jacques-Cartier
Hormis quelques noms historiques, les personnages de ce récit ayant
pour cadre l’hôpital et centre d’hébergement Argyll sont fictifs.
À tous ceux qui, depuis 1887, ont développé et fait évoluer
le Sherbrooke Protestant Hospital, le Sherbrooke Hospital, le pavillon
Argyll et l’hôpital et centre d’hébergement Argyll, et à tous ceux
qui y ont prodigué avec dévouement soins et services.
Monsieur Wilson roule son fauteuil électrique vers la porte coulissante
qui s’ouvre automatiquement devant lui et s’avance jusque sur le perron
de l’hôpital. Quel beau soleil de printemps et comme ça lui fait du bien de
respirer l’air frais après ce long hiver à l’intérieur ! On lui a souvent, durant
ces derniers mois, proposé de sortir, mais se faire habiller et emmitoufler
dans une couverture pour rester devant la porte parce que les chemins ne
sont pas praticables lui paraissait beaucoup d’efforts pour pas grand-chose.
Aujourd’hui, il va pouvoir se promener, mais avant, il veut savourer cette
première balade.
Sa matinée a mal commencé. Il avait peu dormi, d’abord à cause d’une
malade désorientée qui criait au bout du corridor et que les infirmières
n’arrivaient pas à calmer, ensuite parce que son voisin de chambre a dû
se sentir mal au milieu de la nuit : bruit de pas rapides et du charriot
d’urgence roulant dans le couloir, éclats de voix, arrivée de visiteurs, tout
un brouhaha qui a duré presque jusqu’à l’aube. Il lui semble qu’il venait à
peine de s’assoupir quand il a été réveillé par le jovial salut de son soignant,
encore un nouveau :
« Alors Tom, comment vas-tu ce matin ? »
Ce diminutif et ce tutoiement l’ont frappé comme un coup de poing.
Lui qu’on appelait toujours respectueusement « Monsieur Wilson »,
ou « Maître Wilson » ! C’est vrai qu’il n’a plus aucun des attributs d’un
monsieur. Son complet-veston a été remplacé par des vêtements adaptés
plus faciles à enfiler, son porte-document en cuir noir par un sac de toile
accroché au fauteuil, et qui pourrait lui nouer une cravate ? Il est devenu
un de ces vieillards décatis qu’il regardait autrefois avec pitié et un peu
de dégoût. Malgré tout, il répond poliment à ce salut qui le dérange.
Si le personnel n’a pas toujours la délicatesse qu’il souhaiterait, il admire
ces jeunes – il les trouve si jeunes – qui ont le courage de le torcher, le laver,
l’habiller, l’aider à manger, et tout ça avec le sourire. Comment se plaindre ?
Lorsqu’il est entré dans l’établissement, il espérait y parler sa langue
maternelle : après tout, il était dans l’ancien « hôpital des Anglais ». Il avait
vite déchanté : les résidents anglophones étaient rares et il ne restait que
très peu d’infirmières d’autrefois. S’il est bilingue, parler la langue de son
enfance lui ferait parfois tant de bien… Mais avec qui ? Son cercle d’amis
s’est beaucoup amenuisé ces dernières années et ses enfants sont tellement
loin. Heureusement, ils lui téléphonent souvent; sa fille plusieurs fois par
semaine, son fils à heure fixe tous les dimanches, mais leur présence lui
manque comme jamais auparavant.
Machinalement, monsieur Wilson fait rouler l’anneau plastifié attaché à
son poignet : « Thomas Wilson, 06.07.1930, chambre 415 ». Une autre petite
atteinte à sa fierté que de porter un bracelet d’identification, tel un chien
son collier, avec en plus un code à barres comme un vulgaire sac de patates.
Bien sûr, il comprend que c’est pour sa sécurité, qu’on pourra le ramener
à bon port s’il s’égare et qu’il ne recevra pas les médicaments prescrits à
un autre, mais ce petit bout de plastique est pour lui un rappel constant
de sa déchéance.
Les trois dernières années l’ont frappé durement. D’abord le décès subit de
son épouse, Cynthia, emportée par un infarctus, qui a laissé un vide d’autant
plus gigantesque qu’il avait de tout temps pensé mourir le premier. Ils avaient
toujours été un couple heureux, mais s’étaient rapprochés encore après le
départ de leurs enfants, partis d’abord pour leurs études, puis définitivement.
Monsieur Wilson ne leur a jamais reproché d’avoir quitté la région : c’était le cas
de très nombreux jeunes anglophones qui n’y trouvaient plus de débouchés.
Allan, dans le domaine du cinéma, était bien mieux à Los Angeles, et Maud
n’aurait jamais fait ici sa belle carrière d’avocate de Toronto. Pour lui, fort
occupé par son étude de notaire, cet éloignement n’avait pas été catastrophique,
mais pour Cynthia, ce fut un véritable deuil. Après la naissance de leurs petitsenfants, elle allait plusieurs fois par année passer quelques semaines avec eux.
Avec le temps, les petits avaient eu leurs occupations, l’école, les camps d’été, les
amis, et les relations s’étaient distendues. Quant à lui, il n’avait développé aucun
lien particulier avec ces jeunes et quand ils venaient, de plus en plus rarement,
le visiter avec leurs parents, il les regardait avec un mélange de curiosité et
d’incompréhension manier leurs cellulaires et leurs tablettes, écouter leur
musique tonitruante et il ne savait pas vraiment quoi leur dire.
Après sa retraite, son quotidien avait encore été plus soudé à celui de
Cynthia. Ensemble, ils allaient faire leur marche quotidienne, ils jouaient
au golf, s’offraient de bons petits repas au restaurant, fréquentaient la
salle de spectacle toute proche qui diffusait du ballet, de la musique, du
théâtre et dont il vient d’apprendre avec tristesse qu’elle cessait ses activités.
En été, ils profitaient des concerts du festival de la région, dans un site
naturel enchanteur. Ils voyageaient une ou deux fois par année, parfois pour
voir leurs enfants, parfois pour découvrir de nouveaux horizons.
Une fois seul, il avait perdu tout intérêt pour ces activités et passait le plus
clair de son temps à lire ou à écouter de la musique. Ses amis arrivaient
rarement à le faire sortir. Et voilà qu’à peine plus d’un an après le décès de
son épouse, la maladie l’avait frappé à son tour. Il se souvient qu’un matin,
en se levant, il a soudain vu tout tourner autour de lui et est tombé comme
une masse. Ensuite, c’est le trou noir complet et quand il en a émergé, il était
dans un lit d’hôpital. En voyant ses deux enfants à ses côtés, sa première
pensée a été : « Oh ! Ce doit être grave s’ils sont là ». En effet, ça l’était :
il n’a pas tardé à se rendre compte que son côté gauche était complètement
paralysé et insensible. Une moitié de lui-même était un poids mort,
et si lourd…
Dès que son état général avait été stabilisé, on lui avait proposé un séjour en
réadaptation et au bout de deux ou trois semaines, il avait changé d’hôpital.
Autre service, autres mœurs : il était maintenant habillé chaque matin,
levé tout le jour au fauteuil et le personnel le stimulait à l’indépendance.
Il avait beaucoup d’espoir et travaillait fort, passant des heures, en plus
des traitements officiels avec des professionnels, à essayer de faire bouger
sa jambe et son bras paralysés avec son bon côté, utilisant au mieux les
accessoires qu’on lui fournissait pour acquérir une graine d’autonomie.
Mais après deux mois, il avait bien fallu se rendre à l’évidence : il n’y avait
aucun progrès et il ne pouvait rien faire seul. Grand et lourd comme il
était, il avait besoin de deux personnes ou d’un levier pour passer du lit au
fauteuil et il était impossible qu’il retourne chez lui, même avec de l’aide.
Fini la belle maison victorienne où il habitait depuis presque cinquante ans.
Il n’avait même pas voulu y retourner. Sa fille l’avait mise en vente et tous
les objets chers à son cœur s’étaient éparpillés : livres, disques, tableaux,
bibelots, souvenirs de voyage. Il n’avait gardé qu’une petite table basse
et quelques photographies.
Mais à quoi bon ruminer tout cela ? Il est sorti pour respirer le printemps,
pas pour s’apitoyer sur son sort et ressasser le passé. Il actionne donc son
fauteuil roulant et se dirige vers le petit parc qui s’étend devant lui.
Au passage, il regarde les œuvres d’art qui ont été intégrées à la dernière
construction. Il préfère le figuratif à l’abstrait et aimerait avoir devant les
yeux un beau nu aux seins plantureux et aux cuisses solides ou un chérubin
joufflu, mais ce n’est plus la mode. Au loin, sur l’herbe encore jaunâtre, deux
blocs de granit, l’un brut servant de base, le deuxième, en forme de virgule
inversée, soigneusement poli, reposant sur le premier. Qu’a-t-on voulu dire
par là ? Que l’homme, avec ses travaux, s’appuie sur la nature ? Devant lui,
une pancarte précise que la sculpture la plus proche s’appelle « Les Rivières ».
Il s’agit de grandes tôles pliées comme une portion d’éventail. L’été dernier,
des jets d’eau jaillissaient ça et là de la structure et s’écoulaient dans un petit
bassin, mais en fin de saison le mécanisme s’est bloqué et il se demande si on
le remettra en fonction cette année. On a en effet dans son pays la fâcheuse
habitude de se lancer avec enthousiasme dans de nouveaux projets et d’en
négliger ensuite l’entretien : des bancs de parc pourrissent et des barrières
rouillent faute de peinture, les rues se creusent de fissures et de nids de
poule, des monuments publics sont laissés à l’abandon.
Monsieur Wilson s’engage dans un petit sentier asphalté qui passe au
milieu du bosquet. Pas encore de fleurs ni de brins d’herbe, mais d’ici
quelques semaines, ce sera très joli et les résidents, accompagnés de leurs
visiteurs, pourront s’asseoir dans les balançoires et sur les bancs près des
plates-bandes. Il descend jusqu’au stationnement, presque jusqu’à la rue,
et s’arrête quelques minutes. Voir le trafic sur le boulevard lui fait du bien, le
rapproche du monde actif. « Qui m’aurait dit que je prendrais plaisir à voir
passer des voitures ? » pense-t-il.
Il remonte vers le pavillon où sont organisés des repas en plein air durant
la belle saison. Lors de son premier Noël ici, on y avait installé une crèche
avec des personnages presque grandeur nature, mais cette dernière année,
il n’y a eu qu’une étoile lumineuse. A-t-on simplement oublié Marie, Joseph,
l’enfant Jésus, les Rois mages et les bergers au fond d’une remise ou bien a-ton craint de froisser un non chrétien qui passerait par là ? Monsieur Wilson
n’a jamais beaucoup fréquenté l’église et ne croit pas en grand-chose, mais
il aime la fête de Noël et le symbole de la nativité, et ce rappel lui a manqué.
Il passe ensuite devant les bacs de terre où les volontaires peuvent planter
un petit jardin. Lui qui n’a jamais eu le pouce vert (il laissait ce plaisir à
Cynthia), il a été heureux, l’an dernier, d'y semer des graines et de voir
pousser ses concombres, ses tomates, ses carottes, son basilic et quelques
fleurs offertes à sa fille lors d’une visite.
Retournant vers le bâtiment, monsieur Wilson s’arrête un moment pour en
observer la façade. Déjà presque 18 mois qu’il vit ici !
Quand, au terme de sa réadaptation infructueuse, une travailleuse sociale
est venue le rencontrer pour l’informer des possibilités de « réorientation »,
il n’a eu aucune hésitation : pour lui, ce serait le centre d’hébergement
Argyll, « son » ancien Sherbrooke Hospital. En le regardant, il le reconnaît à
peine tant les nouvelles constructions l’ont transformé. Un grand bâtiment
garni de balcons s’élève sur la gauche, le corps central a été agrémenté de
solariums, l’entrée à droite est plus vaste et un large auvent permet aux
véhicules de s’arrêter devant la porte en restant à l’abri. Malheureusement,
le beau boisé qui entourait tout l’édifice et dont on était si fier à l’époque a été
sacrifié pour édifier la nouvelle aile et un immense stationnement.
Son premier contact avec le Sherbrooke Hospital, monsieur Wilson l’a eu
dans la bâtisse du quartier Est de la ville, sur le site du premier établissement
inauguré en 1896. Il avait 9 ans et on l’avait hospitalisé pour drainer un abcès
ganglionnaire tuberculeux à l’angle de la mâchoire, une plaie qui avait mis
longtemps à se refermer et lui a laissé une vilaine cicatrice. Il se souvient
parfaitement de la date : c’était en 1939 et le lendemain, Hitler envahissait
la Pologne, déclenchant la Deuxième Guerre mondiale. Après son retour
à la maison, il avait passé bien des heures avec sa mère à écouter à la radio
les nouvelles de l’évolution du conflit.
Son grand-père l’avait accompagné pour cette intervention et en franchissant
le seuil lui avait dit solennellement :
« C’est notre hôpital à nous, les Anglais de l’Estrie. C’est nous qui l’avons
construit. »
Il avait souligné aussi avec orgueil qu’au début du vingtième siècle, les deux
seuls hôpitaux construits en dehors de Montréal et Québec étaient situés
à Sherbrooke. Bien sûr, ce modeste petit commerçant, n’avait pas eu le rôle
majeur des Heneker, Bryant, Wood, Paton et de plusieurs autres hommes
d’affaires influents de l’époque qui avaient consacré beaucoup d’argent et
d’efforts à la création de l’institution, mais il avait participé à des collectes
de fonds, assisté à des ventes de charité et à des concerts-bénéfice et il en
était fier.
À l’été 1951, alors tout jeune adulte, monsieur Wilson avait été un
des premiers patients du nouvel édifice ultra moderne de la rue Argyll
que l’on disait à la fine pointe de la technologie : une appendicite qu’il
avait d’abord considérée comme un simple dérangement intestinal et
qui avait évolué en péritonite.
« Tu as de la chance qu’on ait maintenant de la pénicilline », lui avait dit son
chirurgien, « sans ce médicament, je ne sais pas si on t’aurait sauvé. »
Plus tard, quand il avait rencontré Cynthia – peu après avoir ouvert son
bureau de notaire – elle était étudiante à l’École d’infirmières de l’hôpital,
si mignonne avec son uniforme à tablier blanc et sa petite coiffe au sommet
de la tête. Elle avait tenu à terminer son cours avant de se marier, deux
interminables années de fréquentation sous le chaperonnage d’une jeune
cousine. Elle avait reçu son diplôme en 1958 et leur mariage avait été célébré
peu après. Bien qu’elle eut cessé de travailler à la naissance de leur premier
enfant, elle avait toujours gardé des contacts avec l’école : ils assistaient aux
cérémonies de remise des diplômes, aux réceptions et aux soirées organisées
à la Résidence Norton des infirmières, adjacente à l’hôpital. Leurs deux
enfants étaient nés au Sherbrooke Hospital, leur fils y avait été soigné pour
des convulsions fébriles et sa mère y était décédée, après des mois de lutte
contre un cancer généralisé. Son lien avec l’établissement était donc fort.
Les années 1970 avaient amené bien des bouleversements dans le milieu
hospitalier. Avec les progrès techniques et les augmentations faramineuses
du coût des soins, faire fonctionner un hôpital basé sur la charité publique
devenait impossible. La province de Québec avait introduit la Loi sur
l’assurance maladie et le Conseil des gouverneurs, qui avait présidé aux
destinées de l’hôpital depuis les débuts, avait été remplacé par un conseil
d’administration formé de membres élus. L’essentiel du financement
provenait dorénavant de l’État et la recherche de fonds avait été confiée à
une fondation qui se consacrait aux projets spéciaux. Quand on lui avait
demandé de bien vouloir y participer, il avait accepté avec enthousiasme.
Que d’entreprises et de personnalités de la région il avait sollicitées pour
créer un fonds de dotation considérable ! Et tous ces notables qu’il a incités
à coucher la fondation sur leurs testaments !
Mais qui paie décide et une première menace avait fondu sur l’hôpital
en 1978 : un comité régional avait considéré que la bâtisse et le site
conviendraient parfaitement à un centre psychiatrique et avait recommandé
que l’on change complètement sa vocation. Quoi ? Pour des raisons de
rationalisation, on avait déjà fermé l’obstétrique et la pédiatrie, on voulait
maintenant transformer l’urgence, la radiologie, les salles d’opération,
la chirurgie, les soins intensifs, la médecine interne et les laboratoires en
unités psychiatriques ? Monsieur Wilson avait participé activement à la
pétition Sauvons le Sherbrooke Hospital qui en quelques jours récoltait 62
000 signatures. Le ministre des Affaires sociales de l’époque avait bloqué le
projet et conservé à l’établissement son statut d’hôpital général.
Un sursis d’à peine une quinzaine d’années. Le Sherbrooke Hospital
n’avait pu sortir indemne d’une nouvelle déferlante de réorganisation
et de coupes budgétaires au milieu des années 1990. Une intégration à
l’Institut universitaire de gériatrie lui avait fait changer son nom pour
celui de Pavillon Argyll et modifier complètement sa vocation : d’hôpital
général, il devenait un hôpital de gériatrie et de soins prolongés. Comme la
communauté anglophone et le personnel soignant, Monsieur Wilson avait
perçu ce changement comme une perte irrémédiable et il avait été soulagé
d’avoir mis fin à ses activités à la Fondation depuis quelque temps déjà.
Il songe maintenant avec un petit sourire que c’est grâce à cette évolution
qu’il peut maintenant y résider…
Mais le temps passe. Monsieur Wilson regarde sa montre. S’il veut manger,
il lui faut rentrer. Les résidents doivent éviter l’heure de pointe des employés
pour le repas à la cafétéria de l’hôpital.
En y arrivant, monsieur Wilson remarque, dans la file des dineurs qui se
servent au comptoir, un petit garçon blond, une écharpe autour du cou.
Le Petit Prince, pense-t-il. Un petit prince à lunettes… Il l’observe tenant
fermement son plateau, attrapant une tranche de pain, un petit contenant de
beurre, se versant maladroitement un verre d’eau à l’abreuvoir, choisissant
son repas, plongeant la main dans le congélateur pour en rapporter un
gobelet de crème glacée. Il passe à la caisse, suivi d’une dame aux cheveux
gris, et ils vont tous deux s’installer à une table proche de la fenêtre, un
endroit d’où l’on a une jolie vue sur la cour-jardin plantée d’arbustes. Son
plateau sur les genoux, monsieur Wilson cherche à son tour une place dans
la salle et ne peut s’empêcher de s’approcher de la table du petit garçon : les
enfants sont si rares ici.
« Est-ce que je peux ? », demande-t-il.
« Bien sûr », répond la dame, en déposant le repas du vieux monsieur
sur la table.
Le petit garçon a déjà bien attaqué ses croquettes de poisson et, gêné par
le nouveau venu, il se tait pendant quelques minutes, puis reprend la
conversation avec son accompagnatrice. Observant son entourage, il pose
des questions en rafales :
« Pourquoi la dame a-t-elle un stéthoscope autour du cou ? »
« Pourquoi ces messieurs n’ont-ils pas une blouse blanche, mais une salopette ? »
« Pourquoi les gens ont-ils une carte accrochée à leur veste avec
leur nom dessus ? »
« Pourquoi personne ne te connaît, si tu as travaillé ici ? »
« Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »
La dame aux cheveux gris répond à ses interrogations en ajoutant de
temps en temps :
« N’oublie pas de manger. »
L’enfant se met ensuite à déchiffrer les pancartes et affiches sur les murs.
« Me-nu, Vac-cin con-tre la grip-pe, Ça suf-fit, lais-sez-nous soi-gner,
Pla-ce de la Fon-da-tion. »
Sa crème glacée ramollit devant lui.
Monsieur Wilson a presque terminé son repas. Soudain, il s’adresse
à l’enfant :
« As-tu déjà visité l’hôpital ? »
« Seulement ici, en bas, répond l’enfant. Ma grand-mère dit qu’il ne faut pas
déranger. »
« Si tu veux, je t’emmène en faire le tour. »
« Oui ! » Le petit garçon a les yeux brillants. « Est-ce que je peux ? », ajoutet-il en se tournant vers sa grand-mère.
« D’accord, mais il faut me le ramener dans vingt minutes, il doit retourner
à l’école. »
« Alors, grimpe à l’arrière de mon fauteuil roulant, et tiens-toi bien ! »
En quittant la salle à manger, juché sur son nouveau véhicule, le petit garçon
gratifie la dame aux cheveux gris d’un sourire ravi.
En ce début d’après-midi, il n’y a plus de Tom ni de vieillard décati, plus de
pavillon ni de centre d’hébergement Argyll. C’est monsieur Wilson, notaire
à la retraite, qui fait visiter le Sherbrooke Hospital à un petit garçon blond.
Sources :
- Bernard Epps, traduction Maria Burelle Hurtubise. Le second bienfait.
Cent ans d’histoire du Sherbrooke Hospital. 1988.
- Caroline Manseau. D’Youville en héritage : de l’Hospice du Sacré-Cœur à
aujourd’hui. Editions GGC. 2009.
- Rencontre avec Dr. Catherine Vanasse à l’hôpital et centre d’hébergement Argyll,
avril 2016.

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