Gastronomie moléculaire et alimentation saine

Transcription

Gastronomie moléculaire et alimentation saine
Confrontations
Sud-Franciliennes
Hervé This
Groupe de gastronomie
moléculaire, Laboratoire
de chimie,
UMR 214 INRA/
AgroParisTech,
16 rue Claude Bernard,
75005 Paris
E-mail : herve.this@
agroparistech.fr
Mots clés :
gastronomie moléculaire,
allégement,
toxicité
Gastronomie moléculaire
et alimentation saine
L
La gastronomie moléculaire n’est pas une technologie (le perfectionnement de la technique,
par l’application de résultats des sciences),
mais une exploration scientifique des transformations culinaires, à l’intersection de la
science des aliments et de la physico-chimie.
Initialement [1-3], la gastronomie moléculaire s’était donnée pour objectif l’exploration
des dictons culinaires et la modélisation des
recettes, mais son programme incluait également l’invention de plats nouveaux, l’introduction de matériels, méthodes ou ingrédients
nouveaux en cuisine, ainsi que l’utilisation de
l’attrait du public pour la cuisine à des fins
de promotion de la chimie. Les trois derniers
objectifs ne sont pas scientifiques, de sorte
qu’un nouveau programme a été proposé [4].
En 2003, il a été observé que toutes les
recettes sont composées de trois parties dont
deux sont de nature technique (Figure 1) : une
définition et des précisions [5]. La définition est
souvent donnée par un mode opératoire : une
sauce mayonnaise, par exemple, s’obtient par
battage de vinaigre et jaune d’œuf, puis ajout
d’huile goutte à goutte tandis que la sauce est
fouettée [6]. Il est très rare qu’une définition
de l’état obtenu soit donné, parce que les cuisiniers n’ont pas disposé, jusque ici, des outils
permettant de caractériser physiquement les
plats ; dans le cas de la mayonnaise, la définition stipulerait que la sauce est une émulsion, c’est-à-dire une dispersion de gouttelettes
de matière grasse à l’état liquide dans l’eau
provenant de vinaigre et de jaune d’œuf, les
protéines de ce dernier stabilisant l’émulsion
(relativement : une émulsion n’est que métastable).
Les « précisions », d’autre part, sont toutes
les indications qui complètent la définition :
Compote de poires
Prenez une dizaine de poires de moyenne
grosseur, pelez-les et mettez-les au fur et
à mesure dans l’eau froide. Faites fondre
ensuite à feu doux dans un poêlon 125
grammes de sucre en morceaux avec un peu
d’eau : dès que le sucre est fondu, placez-y
les poires, arrosez-les de jus de citron si vous
désirez que les poires restent blanches ; si
vous les préférez rouges, il ne faut pas ajouter de jus de citron, et il est indispensable de
les cuire dans une casserole de cuivre étamé.
Livre de cuisine de Tante Colette, Paris, 1905.
Editions Tedesco, p. 306.
Figure 1. Une recette de cuisine est composée, pour la
partie technique, d’une définition (en gras) et de précisions
(texte souligné).
dictons, tours de main, méthodes, pratiques…
Ainsi, dans une recette de mayonnaise, il est
parfois stipulé que les œufs et l’huile doivent
être à la même température, que l’huile doit
être ajoutée goutte à goutte au début, plus rapidement ensuite, que les règles féminines font
« tourner » les mayonnaises, etc.
L’étude des précisions
Depuis 1980, plus de 25 000 précisions
ont été recueillies, principalement dans des
livres de cuisine français ; quelques unes ont
été testées [7]. L’analyse de ces précisions
montre qu’elles sont de cinq types : apparemment justes, et véritablement justes ; apparem-
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ment justes, mais fausses ; apparemment fausses, mais justes ; apparemment
fausses, et effectivement fausses ;
douteuses, enfin. L’intuition n’étant
d’aucune aide pour évaluer la pertinence
des précisions culinaires, des tests expérimentaux s’imposent.
Par exemple, les cuisiniers cuisent les
haricots verts dans de l’eau bouillante
salée [8] ; quand les haricots sont cuits
(ce qui est déterminé à l’odeur, à la
texture ou au goût), ils sont égouttés, puis
versés dans un bac contenant de l’eau et
des glaçons, afin –dit-on- que « la chlorophylle soit fixée » [9]. Interrogés sur
cette expression qui, stricto sensu, signifie que les molécules de chlorophylles
seraient liées (par des liaisons physiques
ou chimiques) à la matière végétale, les
cuisiniers expliquent qu’ils veulent en
fait conserver la couleur verte éclatante
des haricots. La méthode est-elle efficace ? Dans notre groupe, avec Camille
Gremillet, Johannie Martin, puis Juan
Valverde, nous avons d’abord montré
que la corrélation entre la phéophytinisation des chlorophylles (le remplacement du magnésium au centre du groupe
tétrapyrrolique des chlorophylles a, a’, b,
b’ par des protons [10-13]) et la couleur
verte (mesurée par colorimétrie) est
médiocre [14] ; puis, par analyse sensorielle, spectroscopie UV-visible, colorimétrie et spectroscopie de résonance
magnétique nucléaire (RMN), nous avons
montré que le trempage des haricots dans
un bac d’eau glacée n’avait pas d’effet sur
la couleur [15, 16].
Pourquoi des pratiques fautives –
et les précisions culinaires correspondantes- nous sont-elles ainsi parvenues ?
L’exemple de la mayonnaise conduit à
une hypothèse. A notre connaissance, la
plus ancienne émulsion culinaire apparue dans un livre de cuisine français
date de 1674 [17] : de l’huile d’amandes
était dispersée dans un bouillon. Puis,
en 1742, une émulsion plus proche de
la mayonnaise apparaît sous le nom de
« beurre de Provence » [18]. Le nom de
« mayonnaise » (ou « mahonnaise »,
ou encore « magnonnaise ») apparut
plus tard [19], et la sauce devint populaire, tandis que les précisions s’accumulaient. Jusqu’au début du XXe siècle, la
plupart des recettes prescrivent d’ajouter
30
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de l’huile à un mélange de jaune d’œuf
et de vinaigre (la moutarde, qui était la
particularité de la rémoulade, ne s’impose
qu’avec la publication d’un Répertoire
général de cuisine, en 1901) [20].
Au cours des siècles, la sauce mayonnaise a été largement discutée, d’une
part, parce qu’elle peut « rater » (séparation des deux phases non miscibles
réunies dans l’émulsion normalement
visée), ce qui impose des conseils particuliers pour éviter le gâchis des ingrédients, et aussi parce qu’elle a dû étonner les premiers cuisiniers qui l’ont
préparée : n’obtient-on pas une consistance épaisse, alors que l’on mêle du
vinaigre, liquide, du jaune d’œuf, également liquide, et de l’huile, liquide ? Les
précisions ajoutées à la définition protocolaire de la sauce ont été variées. Par
exemple, certains auteurs ont stipulé
que la température de la pièce où la
mayonnaise est préparée ne doit pas
être trop chaude, et que, si elle l’est, la
sauce doit être faite dans un récipient
posé sur des glaçons [21]. D’autres indiquent, au contraire, que la température
trop froide de la pièce où se prépare la
sauce la fait « rater » [22]. D’autres causes
de ratage sont fréquemment évoquées :
par exemple, de nombreux auteurs de
livres de cuisine écrivent que la sauce
rate quand les femmes ont leurs règles,
ou quand le sens de battage n’est pas
toujours le même [23, 24].
Beaucoup de ces précisions ont été
testées [25]. Naturellement, il est apparu
que les règles féminines, les phases de la
lune et le sens de battage n’ont pas d’influence sur la réussite des sauces mayonnaises. Il a été également vérifié que la
température n’a pas d’influence sur la
réussite de la sauce, tant que cette température n’est pas inférieure à la température de cristallisation de l’huile ni supérieure à la plus basse température de
dénaturation d’une protéine du jaune
(la gamma livetine, [26]), des mayonnaises s’obtiennent facilement à partir
d’œufs frais (4°C, dans nos expériences)
et d’huile chaude (35°C) ou inversement. Et, de fait, pourquoi la température
aurait-elle une influence au premier ordre
dans la dispersion d’huile dans de l’eau ?
Toutefois, d’autres précisions relatives à la mayonnaise sont justes. Par
exemple, il a été écrit que l’huile doit
être ajoutée goutte à goutte, au début
de la préparation de la sauce [27], et il
est exact que la séparation des phases
a lieu si trop d’huile est ajoutée en
début de préparation, parce que l’eau
est alors dispersées dans l’huile, et non
l’huile dans l’eau ; or, les tensioactifs du
jaune d’œuf courbent les interfaces vers
la phase huile, ce qui ne favorise pas
l’émulsion eau dans huile [28].
Pourquoi tant de précisions culinaires à propos de la mayonnaise ?
Nous avons supposé que les précisions
naissent quand les recettes peuvent
rater : dans le cas de la mayonnaise, on
imagine effectivement que le premier
cuisinier qui a obtenu une émulsion
épaisse, à partir de jaune d’œuf (liquide),
de vinaigre (liquide) et d’huile (liquide)
a dû s’en étonner ; pour peu que, répétant le mélange, il ait obtenu une
mayonnaise ratée, il n’aura pas manqué
de s’interroger. N’aurions-nous pas, avec
les précisions, le résultat du questionnement des cuisiniers du passé ? De sorte
qu’il serait légitime que les recettes qui
ne ratent pas ne suscitent pas de précisions culinaires.
Pour tester quantitativement une
telle hypothèse, une description mathématique du « ratage » est nécessaire.
En 2004, nous avons proposé de quantifier la « robustesse » des recettes [29]
en admettant que les produits des
recettes sont obtenus par l’application
d’une fonction de plusieurs variables
(les proportions d’ingrédients, les paramètres des transformations…). Une
recette est dite « réussie » si le produit
obtenu figure dans un certain hypervolume, et « ratée » si le produit est hors
de cet hypervolume. D’autre part, une
recette est alors « robuste » si le cuisinier peut facilement atteindre les points
de cet hypervolume, c’est-à-dire si les
outils qu’il utilise ont une bonne précision par rapport à la plus petite dimension de cet hypervolume. En pratique,
on détermine la robustesse d’une recette
en comparant l’intervalle de variation
des paramètres des transformations culinaires et la précision des transformations effectuées.
Par exemple, quand on prépare de
la sauce mayonnaise, la vitesse d’ajout
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de l’huile est un paramètre déterminant
en début de préparation : si 1 L d’huile
était ajouté à un jaune d’œuf (lequel
renferme environ 15 g d’eau), le battage
conduit à une émulsion instable d’eau
dans l’huile, et la mayonnaise rate ; en
revanche, l’ajout de l’huile goutte à
goutte, au début du battage, conduit à
une émulsion plus stable, parce que de
type huile dans eau. Le volume maximal d’huile que le cuisinier doit émulsifier avant un nouvel ajout d’huile est
de l’ordre de grandeur du volume de
sauce déjà préparée. La « précision » avec
laquelle l’huile est mesurée est donc de
toute première importance : si l’on ne
pouvait doser l’huile que par quantités
bien supérieures à la quantité maximale
ajoutable, la sauce raterait à coup sûr.
Autrement dit, la « robustesse relative à
l’ajout d’huile » peut être définie comme
le quotient de la quantité maximale que
l’on peut ajouter (15 g), par la précision
sur l’ajout. Si cette précision est de 1 g,
la robustesse relative à l’ajout d’huile est
égale à 15/1, soit 15 ; en revanche, si la
précision d’ajout de l’huile est de 30 g, la
robustesse tombe à 15/30, soit 0,5.
Un autre exemple montre que
plusieurs robustesses peuvent être
calculées, pour une même recette.
Considérons une pièce de bœuf de
500 g, que l’on rôtit à une température
de 200°C. Supposons que la cuisson soit
considérée comme réussie si le temps de
rôtissage est compris entre 15 et 45 min ;
si l’incertitude sur la mesure du temps
est de 1 min, la robustesse est égale à
(45-15)/1, soit 30, mais si l’incertitude
sur la mesure du temps est de 20 min, la
robustesse est réduite à (45-15)/20, soit
1,5. A côté de cette robustesse relative au
temps de cuisson, on peut calculer une
robustesse relative à la température de
cuisson, par exemple. Supposons que le
temps de cuisson choisi soit de 30 min
à une température comprise entre 150°C
et 230°C (intervalle 80°C). Si la précision du thermostat du four est de 1°C,
la robustesse relative à la température est
de 80, mais si le thermostat n’a qu’une
précision de 100°C, la robustesse relative à la température chute à 80/100, soit
0,8. Plus généralement, de nombreuses
robustesses partielles peuvent être calculées (relatives à des masses, à des tempé-
ratures, à des volumes, à des énergies de
battage…), et ces robustesses partielles
peuvent être comparées au nombre de
précisions culinaires recueillies dans les
livres de cuisine (à propos des masses,
températures, volumes, énergies…).
Comme indiqué plus haut, l’examen
des précisions culinaires avait fait supposer une relation inverse du nombre n
de précisions et de la robustesse. Cette
hypothèse a été testée pour quelques
recettes, telles que les œufs durs, les
œufs à la coque, la sauce mayonnaise,
les carottes râpées, la crème anglaise,
etc., et une loi en 1/n1.12 (plutôt que la loi
en 1/n prévue) a été trouvée. Toutefois,
le bouillon de bœuf échappe complètement à cette loi, car la recette, a suscité
un nombre considérable de précisions
culinaires, malgré sa robustesse : le
bouillon a été si important [30], dans
l’histoire de la cuisine, qu’il n’est pas
étonnant qu’il fasse exception. Cette
observation a un corollaire : la loi inverse
entre la robustesse et le nombre de précisions permet, par le dépistage d’exceptions, d’identifier objectivement des
recettes historiquement importantes, ce
qui est un moyen de fonder rationnellement un enseignement culinaire.
Une description de l’espace
Naturellement, nous pouvons continuer à consommer les plats classiques,
traditionnels, mais qu’est-ce que la tradition, en matière d’alimentation : ce que
l’humanité mangeait il y a 2000 ans ?
ou bien il y a 200 ans ? ou bien il y a
seulement 20 ans ? Et si nous cuisinons
aujourd’hui de façon nouvelle, que sera
la tradition pour nos enfants ?
Pour en revenir à la question technique, de la composition des mets, un
formalisme introduit en 2003 permet
d’ajouter un nombre infini de mets
nouveaux au répertoire des plats traditionnels [31]. Ce formalisme est fondé
sur l’observation que nous ne mangeons
pas des liquides (nous les buvons) ni des
solides (trop durs) ; nos aliments sont
ce que les physiciens nomment des
« systèmes dispersés : gels, mousses,
suspensions… Désignons les phases
dont ces systèmes sont composés par
les lettres G (pour gas), W (pour water,
ou, plus généralement, toute solution
aqueuse), O (pour oil ou, plus généralement, toute matière grasse en phase
liquide) et S pour solide. Associons
ces phases à l’aide de connecteurs :
« / » pour « dispersé dans » ; « + » pour
« mélangé à » ; « @ » pour « inclus
dans » ; « s » pour « superposé »… Des
formules construites à l’aide de ces
symboles correspondent à des systèmes
dispersés complexes.
Ce « formalisme de description des
systèmes dispersés complexes » permet
de décrire les transformations culinaires,
tout comme le formalisme de la chimie,
introduit par Antoine-Laurent de
Lavoisier (1743-1794) en 1791, permet
de décrire les réactions chimiques. Par
exemple, le battage de la crème, en vue
de la production de crème fouettée,
s’écrit : O/W + G → (G+O)/W.
Ce formalisme permet aussi d’explorer le monde culinaire et de dégager
des ordres là où le chaos de l’empirisme
régnait. Par exemple, les chapitres des
livres de cuisine consacrés aux sauces
sont de longues énumérations apparemment désordonnées de recettes. L’étude
au microscope de ces recettes a montré
que les sauces classiques françaises sont
de 23 catégories seulement [32]. Mieux
encore, il est apparu que certaines catégories possibles, simples (par exemple
(G+W1/S)/W2), n’étaient pas représentées. Pourquoi ?
Le formalisme de description des
systèmes dispersés complexes permet
de décrire de nouveaux mets, encore
jamais réalisés de façon traditionnelle.
Par exemple, la formule (G+O+S1)/W)/
S2 correspond à un système fait d’un gel
où la phase solide contient, sous forme
dispersée, des bulles de gaz, des gouttelettes d’huile et des solides ; il a été
nommé « faraday », en l’honneur du
grand physico-chimiste Michael Faraday
[33].
Observons que le formalisme
de description des systèmes dispersés complexes peut décrire globalement n’importe quel système dispersé
complexe et qu’il peut être étendu à
d’autres opérations que les quatre de
base. D’autre part, l’intérêt technologique de ce formalisme est facile à voir.
Par exemple, une transformation décrite
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Des conséquences en
termes d’allègement
La gastronomie moléculaire a des
conséquences pédagogiques importantes.
Notamment, ont été introduites dans
les écoles de plusieurs pays des activités
expérimentales nommées Ateliers expérimentaux du goût, qui visent à redonner
aux enfants des compétences culinaires
dont ils auront besoin. Pour les adultes, la
compréhension des gestes culinaires est
également essentielle, quand des régimes
sont à mettre en œuvre.
32
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Température à l’intérieur du soufflé
Température (°C)
100
80
60
40
20
0
0
2
4
6
8
10
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14
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20
22
24
Temps
Figure 2. A l’intérieur d’un soufflé, la température augmente lentement, au cours de la cuisson, parce que
l’évaporation de l’eau, sur les parois, consomme une quantité notable d’énergie. De surcroît, les mousses sont
de bons isolants. La pression de l’air piégé dans le soufflé n’augmente que faiblement en cours de cuisson.
Les études scientifiques ou technologiques du rassasiement et de l’allègement 40
des mets précisent progressivement l’effet
de la charge alimentaire
35
[36], l’influence des perceptions gusta30 la libération d’insuline dans
tives [37],
le sang [38],
avec ses conséquences sur
25
la satiété, l’effet des acides aminés [39],
20 Elles révèlent si l’introducdes lipides…
tion d’eau ou d’air dans les aliments
15
provoque des effets à long terme sur leur
10
consommation
[40], déterminent les
effets de ces introductions sur les percep5
tions gustatives, etc. Sur la base de ces
données, 0il reste toutefois à réaliser des
mets dont le0succès
1 2déterminera
3 4 5 l’appli6
7 8
cabilité des études nutritionnelles… ce
Temps
qui conduit à étudier la cuisine !
La gastronomie moléculaire donne
précisément les indications techniques
nécessaires [41], mais, de surcroît, elle
explore les transformations culinaires
qui sont effectuées dans le cadre culturel admis [42] : par exemple, l’Alsacien
mange de la choucroute, parce que ce
plat fait partie de sa culture ; il ne mangerait facilement ni une « choucroute » de
carotte, ni une choucroute contenant
des saucisses de serpent, ni un plat ayant
les ingrédients de la choucroute classique, mais dont la cuisson n’aurait pas
été traditionnelle ; il tolère la choucroute
industrielle, parce que celle-ci est exécutée (ou semble l’être) selon les mêmes
règles qu’en cuisine domestique ou de
restaurant, mais préfère la choucroute
maison, même quand sa qualité technique laisse à désirer.
Pression (mm)
par le formalisme conduit à une généralisation immédiate. Par exemple, la
transformation O/W + G → (G+O)/W,
qui décrit la préparation de crème
fouettée, décrit n’importe quel foisonnement d’émulsion. C’est ainsi que si
la matière grasse utilisée est le chocolat
fondu, la transformation conduit à une
mousse de chocolat sans blancs d’œufs
qui a été introduite en 1996 [34] et que
nous avons alors nommée « chocolat
Chantilly » ; si l’on remplace le chocolat fondu par du beurre fondu, du foie
gras fondu, du fromage fondu… on
obtient du beurre Chantilly, du foie gras
Chantilly, du fromage Chantilly…
Plus récemment, un autre formalisme a été introduit pour décrire la
constitution spatiale des mets [35].
Dans ce second formalisme, on utilise
des symboles (D 0, D1, D2, D3, Dk) pour
décrire les constituants du plat (respectivement des objets de dimension 0, 1, 2,
3 ou k pour les objets fractals) ; les opérateurs sont alors sx, sy, sz, @…, où x, y et z
désignent les trois directions de l’espace.
Là encore, des formules permettent de
décrire n’importe quelle organisation de
l’espace et, d’autre part, elles conduisent
à des organisations qui n’ont pas encore
été réalisées (et peuvent l’être).
La réunion des deux formalismes
conduit clairement à un nombre infini
de mets aussi nouveaux que la crème
fouettée ou la pâte feuilletée. On est
loin des pilules nutritives qui effraient
de façon fantasmatique. Notons que,
stricto sensu, ces applications ne sont pas
des études scientifiques, mais des applications technologiques de la gastronomie moléculaire.
La question de l’allègement se pose
ainsi dans un double cadre culturel et
technique.
Du soufflé au blanc d’œuf
battu en neige :
une question de légèreté
Examinons, à l’aide d’un exemple,
le type de questions que considère la
gastronomie moléculaire et pourquoi ces
questions scientifiques conduisent naturellement à des études technologiques.
Pour rester dans le sujet de l’allègement,
l’exemple choisi contiendra une forte
proportion
9 10 11 d’air :
12 13c’est
14 le soufflé. Ce met
n’est réussi que s’il est bien gonflé, mais
pourquoi gonfle-t-il ? [43]
On a longtemps d’abord admis que
son gonflement résultait de la dilatation
thermique des bulles d’air apportées par
les blancs d’œufs battus en neige [44].
Cette idée peut être testée à l’aide d’une
loi classique de la thermodynamique,
la « loi des gaz parfaits » [45], PV = nRT,
qui relie la pression P dans le soufflé,
le volume V, le nombre n de moles de
gaz, la constante des gaz parfaits (R =
8,32 J/K.mol), et la température T (en
K). En supposant d’abord une pression
constante, égale à une atmosphère, une
température initiale de 20°C, avant cuisson, et de 100°C en fin de cuisson (cette
température n’est pas dépassée, parce
qu’il reste de l’eau liquide, non évaporée, dans le soufflé, à la fin de la cuisson (Figure 2), on calcule que le soufflé
gonfle de 26 % environ par la dilata-
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24
Temps
40
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Pression (mm)
30
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15
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5
0
0
1
2
3
4
5
6
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8
9
10 11 12 13 14
Temps
Figure 3. Mesure de la pression dans un soufflé. La pression est mesurée à l’aide d’un tube capillaire, relié
à un tube en U empli d’un liquide non évaporable dans les conditions ambiantes (de l’huile). On enregistre la
courbe donnée sur la figure.
Tableau.
Pourcentage
de la masse
totale
Matière
sèche
(%)
Protéines
(%)
Lipides
(%)
Glucides
(%)
Sels
minéraux
Coquille
10,3
98,4
3,3
0
0
95,1
Blanc
56,9
12,1
10,6
0,03
0,9
0,6
Jaune
32,8
51,3
16,6
32,6
1,0
1,1
Fraction
tion de l’air contenu dans les bulles
apportées par les blancs d’œufs battus
en neige. Si l’on corrige le calcul afin de
tenir compte de la légère surpression
dans le soufflé, le gonflement théorique n’est plus que de 20 % environ
(Figure 3).
Toutefois, la cuisson effective d’un
soufflé montre que le gonflement atteint
parfois plus de 200 % ! (Note 1). C’est l’indication que la dilatation des bulles d’air
n’est pas le phénomène essentiel pour
bien expliquer le gonflement du soufflé ; autrement dit, la théorie classique est
largement insuffisante. Une autre hypothèse s’impose alors rapidement à qui sait
regarder un soufflé en cours de cuisson :
on voit de petites bulles crever à la surface
de la préparation : ces bulles sont probablement des bulles de vapeur, formées
par chauffage de l’eau contenue dans
la préparation, au contact des parois du
ramequin. L’étude de cette évaporation
est simple : il suffit de peser un soufflé
avant et après cuisson : on observe alors
que, pour un soufflé d’environ 300 g, 10 g
d’eau sont évaporés, formant quelque 10
L de vapeur !
Note 1. Tous les soufflés testés ont été préparés à partir de 3 oeufs, 25 centilitres de lait, 80 grammes
de fromage de type Emmental, 40 grammes de farine. Un roux est préparé à partir de la farine et du
lait, puis le fromage est ajouté à la préparation. Quand la préparation est refroidie, les jaunes d’œufs
sont ajoutés. Puis les blancs d’œufs battus en neige. La préparation est déposée dans des ramequins
métalliques (diam : 15 cm, hauteur : 10 cm) et cuite au four (les ramequins sont posés sur la sole du
four, la température interne du four est de 200 ± 3°C.
Note 2. Pour calculer un ordre de grandeur du volume maximal de blanc en neige accessible avec un
blanc d’œuf, supposons des protéines de masse moléculaire moyenne de 5.104 g/mol, composée de
150 résidus d’acides aminés, avec une longueur de de 3.10-10 m par résidu aminoacide. La dimension
est comprise entre 2,4.10-9 (protéine complètement repliée, sur un réseau tridimensionnel cubique) et
4,5.10-8 m (protéine complètement étendue). La surface couverte par une protéine est alors comprise
entre 7.10-17 et 2.5.10-14 m2. Le nombre de protéines dans un blanc étant de l’ordre de 3.1019, la surface
couverte par toutes ces protéines est comprise entre 2.103 et 7,5.105 m2. Si l’on suppose un diamètre
des bulles d’air de 10-4 m, la surface d’une bulle est de l’ordre de 3.10-8 m2. D’où un nombre de bulles
compris entre 7.1010 et 2,5. 1013, et un volume de mousse compris entre 0,035 et 12,5 m3.
Où sont les 10 L prévus ? Pourquoi
les soufflés ne gonflent-ils pas comme
le prévoit la seconde hypothèse ?
L’observation montre que des bulles
de vapeur ont été perdues, en raison de
la porosité de la surface du soufflé (la
« croûte » supérieure n’est pas imperméable). Ainsi, une partie de la vapeur
fait gonfler le soufflé, et une partie est
perdue. Cette analyse permet alors de
perfectionner le modèle, mais elle a
également des applications technologiques : connaissant le potentiel de
gonflement d’un soufflé, on comprend
facilement que l’imperméabilisation
des couches supérieures du soufflé, ainsi
qu’un chauffage des ramequins par le
fond, conduit à des gonflements supérieurs.
Ce type d’études très appliquées ne
conduit généralement pas à des remises
en cause profondes, que la gastronomie moléculaire considère également.
Par exemple, des blancs d’œufs battus
en neige sont utilisés dans les appareils
(on nomme appareil, la préparation qui
est cuite) pour soufflés, mais pourquoi
le blanc d’œuf mousse-t-il, et combien
de blanc d’œuf battu en neige peut-on
obtenir à partir d’un seul blanc d’œuf ?
Classiquement, un blanc d’œuf battu au
fouet conduit à un volume de mousse
de l’ordre de 0,25 L, mais pourquoi pas
davantage ?
Le blanc d’œuf battu en neige étant
composé, au premier d’ordre, d’air,
d’eau (90 %) et de protéines (10 %) [46]
(Tableau), le blanc en neige ne monte pas
plus soit parce qu’il manque d’air, soit
parce qu’il manque d’eau, soit parce qu’il
manque de protéines. L’air manque-t-il ?
Le fait que deux blancs d’œufs battus
en neige produisent une mousse deux
fois plus volumineuse qu’avec un blanc
indique que ce n’est pas l’air qui manque.
Reste alors le choix entre l’eau et les
protéines : il est facile de tester le manque
d’eau, en battant un blanc d’œuf, puis en
ajoutant un peu d’eau, puis en battant
encore, et ainsi de suite.
Un calcul simple qui suppose une
taille de bulles d’air de 10-3 m conduit,
en supposant une couche monomoléculaire de protéines autour des bulles
d’air, à un volume compris entre 0,035
et 12,5 m 3 (Note 2). Notons d’ailleurs
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que si l’on supposait le blanc en neige
composé d’une seule bulle, entourée par
le blanc d’œuf, le rayon maximal de la
bulle serait compris entre 10 et 250 m
(Note 3). Ces calculs montrent que les
possibilités d’allègement sont considérables, si l’on cherche à comprendre la
constitution des mets…à condition de
remettre en cause les pratiques culinaires
séculaires.
Science et enseignement
La modélisation des recettes est non
seulement une aide pour ceux qui cuisinent, mais aussi pour ceux qui apprennent la cuisine. Cette fois, nous examinerons le cas des sauces, afin d’arriver
au formalisme annoncé, de description
générale des mets, en particulier, et des
systèmes dispersés complexes, en général.
Qui, face aux 451 recettes de sauces
données par le cuisinier Auguste
Escoffier (1846-1935), dans son Guide
culinaire [47], n’est pas légitimement
saisi d’une sensation d’impuissance ?
Dans le meilleur des cas, ces sauces
sont dérivées de sauces de base [48], en
large catégories où le détail fait toute la
distinction, ce qui reste insuffisant pour
bien maîtriser ce monde complexe des
sauces. La seule véritable issue est une
classification fondée sur des études de la
structure physico-chimique des sauces :
par exemple, l’aïoli est une mayonnaise
dont le jaune d’œuf est remplacé par de
l’ail, la crème anglaise est une version
sucrée de la sauce béarnaise, parce que
les deux sauces doivent leur viscosité à
la coagulation des protéines du jaune
d’œuf en agrégats microscopiques. Cette
recherche des points communs et des
différences facilite l’apprentissage.
Observons que les sauces les plus
simples sont des solutions, dans l’eau
ou dans l’huile, chaque sauce contenant
de très nombreuses sortes de molécules
odorantes (elles stimulent les récepteurs
olfactifs) ou sapides (elles stimulent les
récepteurs des papilles gustatives). C’est
le cas des fonds et des jus, par exemple
[49].
Toutefois la plupart des sauces sont
des systèmes dont la structure physicochimique est plus complexe que celle
d’une solution ; ce sont des systèmes
« dispersés » [50] (on dit aussi « colloïdal ») [51-54]. Le formalisme CDS a
montré que les 451 sauces sont ramenées à 23 catégories, parce que la combinatoire fait beaucoup à partir de peu :
à partir de trois phases (choisies parmi
quatre) et de deux des trois connecteurs
évoqués, on peut obtenir 1200 systèmes
physico-chimiques possibles (4 fois
3 fois 4 fois 3 fois 4 fois 2 pour tenir du
nombre de façons de mettre des parenthèses dans une formule A*B*C, où A, B,
C sont les quatre phases et où * désigne
un des quatre connecteurs /, +, @ ou s).
Des conséquences en
termes de sécurité
des aliments
Il y a beaucoup à faire, encore, pour
rationaliser cet « art chimique » qu’est
la cuisine, et il faudra sans doute de
longues années et beaucoup de travaux
scientifiques avant que le public puisse
décider rationnellement de son alimentation.
Les tomates vendues en grappe
ont une merveilleuse odeur. Pourquoi
ne pas les macérer dans l’huile,
comme on fait du thym ou du basilic ? L’estragon a un goût remarquable ;
pourquoi ne pas le faire macérer dans
l’eau-de-vie, puisqu’on y met bien des
cerises ? La noix muscade a une saveur
merveilleuse ; pourquoi ne pas en ajouter davantage ? Les crosses de fougères
ont un goût délicat de noisettes ;
croquons-les ? Peler les pommes de terre
est une corvée ; et si l’on faisait les frites
en laissant la peau ? Les haricots verts
crus ont un croquant agréable ; pourquoi se fatiguer à les cuire ?
Note 3. Soit R le rayon cherché. Ce rayon est atteint soit quand l’eau est en défaut, soit quand les
protéines sont limitantes. Avec les mêmes hypothèses que précédemment, calculons d’abord le rayon
pour le cas où les protéines seraient limitantes (une couche de protéines à l’interface blanc d’œuf/air
interne, et une couche de protéines à l’interface blanc d’œuf/air externe), on obtient un rayon compris
entre 13 et 255 m. Si l’on suppose maintenant que l’eau est limitante, on obtient un rayon de 5.107 m.
C’est donc la première hypothèse qu’il faut retenir.
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Continuons la litanie avec une question parfaitement analogue, et dont la
réponse est connue : les sels de plomb
ont une saveur douceâtre ; pourquoi
ne pas les ajouter aux vins, pour leur
donner une belle « rondeur » ? Réponse :
parce que l’édulcoration des vins par des
sels de plomb a délabré l’Empire romain,
en causant le saturnisme des élites.
Depuis toujours, la gourmandise a
vaincu la peur… mais le goût n’est pas
une garantie de sécurité. Certains végétaux qui pourraient être toxiques en
raison de leur position taxonomique
sont comestibles (du moins, certaines
de leurs parties : la pomme de terre, si
l’on évite la peau, surtout quand elle est
verte, parce qu’elle contient des alcaloïdes), alors que d’autres plantes qui
ont bon goût sont des poisons. Plus
généralement, notre citadinité nous
fait oublier que les plantes ne sont pas
les amies de l’espèce humaine, sauf
certaines qui ont soit coévolué avec les
primates (les fruits se seraient progressivement chargé de sucres « afin » de
favoriser la propagation des espèces à
fruits) ou certaines qui ont été domestiquées (sans confondre la cigüe avec
la carotte sauvage, comparez cette
dernière, fibreuse, dure, avec la carotte
domestique, tendre, gorgée de sucres).
Bref, en matière de consommation de
végétaux, c’est de certitudes dont nous
avons besoin, avant de nous lancer
dans la consommation de végétaux
inconnus : la gourmandise fait bien
d’attendre les études… parfois longues,
et généralement tueuses de rats ou
souris de laboratoire.
Aussi doit-on saluer la publication, par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), d’un document
qui répertorie une liste de plantes utilisées à des fins alimentaires variées
(épices, aromates, thés…) : la liste des
espèces s’assortit d’une liste des composés toxiques contenus dans ces végétaux, d’observations relatives à des accidents déjà signalés et de références aux
études scientifiques qui permettent d’affirmer que les effets toxiques ne sont pas
de vagues dictons. Cette liste servira de
base à une harmonisation des méthodologies pour la détermination de la sûreté
de la consommation des végétaux.
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Ceux qui l’ignoraient – ou qui
voulaient l’ignorer : jusqu’où va la gourmandise ? - découvriront que la majeure
partie des « bonnes choses » est dangereuse… mais consommée ! Le mieux
à faire, pour s’en convaincre, consiste
à croiser la liste européenne et les
données des sites internet indiqués par
le moindre moteur de recherche.
Ainsi, la première des plantes de
la liste est Aethusa cynapium, ou petite
cigüe, dont les moteurs de recherche
nous montrent immédiatement l’util i s a t i o n : u n s i t e h o m é o p a t h i q u e
signale que « le “persil des chiens” ou
“faux persil” est à l’origine d’un remède
homéopathique. Elle contient des alcaloïdes toxiques qui la rendent vénéneuse mais pas mortelle. En homéopathie, Aethusa cynapium est le remède
contre l’intolérance [sic] au lait des
enfants accompagnée de fortes diarrhées. Aethusa cynapium convient également contre des inflammations de l’intestin chez des adultes » !
Aframomum angustifolium, deuxième
sur la liste, est la cardamome du
Cameroun, qui contient le 1,8-cinéole,
lequel est létal à des doses de 0,05 mL
pour l’espèce humaine. Troisième sur la
liste, Aframomum melegueta contient de
la pipérine, qui est un alcaloïde présent
dans le poivre. Hélas, l’ingestion de
0,35 g de graines d’Aframomum par des
hommes jeunes a produit des troubles
de la vision.
Continuons notre flânerie : l’agastache contient de l’estragole et du
méthyleugénol, notamment. Pourtant
un des premiers sites référencés en dit :
« L’agastache, parfois dénommée «thé
mexicain», possède un parfum très
marqué. Froissé, son feuillage exhale
une senteur assez forte proche de la
menthe ; les fleurs sont à la croisée des
chemins entre anis, menthe et réglisse.
Outre les thés et autres tisanes, on
pourra également employer les feuilles
d’agastache pour parfumer crudités,
salades, sauces pour les poissons ou
même gâteaux. » Ici, c’est l’estragole
qui pose des questions étonnantes :
cette molécule est présente dans l’estragon, le basilic, l’anis et le fenouil, par
exemple, et elle est hépatotoxique et
cancérogène. Chez les rongeurs, l’estra-
gole devient toxique à partir de 2 g/kg de
poids corporel… mais, pour la consommation humaine, une limite de 5 g/kg
est admise. Est-ce bien raisonnable ?
Quant aux huiles essentielles, vendues
librement sur Internet, avec l’indication
« 100 % pure et naturelle » (la cigüe aussi
est naturelle !), elles contiennent plus
de 80 % d’estragole. On lit qu’elles sont
« stomachiques, apéritives, carminatives, antispasmodique, anti-inflammatoires, antivirales, antiallergiques,
etc. » et conseillées pour l’aérophagie, les digestions lentes, gastrites et
colites, hoquet, la spasmophilie, le mal
des transports, les douleurs prémenstruelles, dysménorrhées, les crampes et
contractures musculaires, les névrites,
sciatiques, les toux spastiques, l’asthme
allergique.
Puisque nous aimons l’estragon ou le
basilic, et que nous ne sommes pas prêts
à nous en priver, passons à Anacyclus
pyrethrum, ou pyrèthre d’Afrique, dont
Hildegarde de Bingen (1098-1179),
bénédictine allemande qui publia un
livre d’automédication dit : «La camomille pyrèthre réduit les toxines qui
vicient le sang, accroît le sang pur
et rend l’esprit clair. Elle redonne de
nouvelles forces à quiconque est affaibli voire défaillant, et ne laisse rien quitter l’organisme qui n’ait été préalablement digéré, mais lui assure au contraire
une bonne digestion.» La liste européenne signale pourtant que les graines
ont provoqué des avortements chez des
rats, quand elles étaient administrées
par voie orale pendant 10 jours après la
copulation, à une dose de 175 mg par
kg. Les malformations des fœtus étaient
nombreuses.
Anadenanthera ? Le genre contient
des indolamines de la classe des tryptamine, par exemple la bufoténine et des
bêta-carbolines, et les graines sont hallucinogènes. Elles sont toutefois en vente sur
un site d’« art ethnobotanique »… avec
la mention « les graines vendues ici sont
strictement pour l’usage horticole », mais
l’information figure à côté d’autres végétaux à usage analogue (pas horticole !).
L’angélique de Chine, elle, se trouve
recommandée sur des sites de médecine « naturelle » pour « aborder un
programme minceur avec succès ».
Pourtant, elle contient 0,2 à 0,4 %
d’huile essentielle, avec notamment
du safrole (carcinogène chez le rat et
la souris), ou des fucocoumarines pas
nécessairement bénéfiques.
Annona squamosa : la pomme
cannelle, de couleur verte, est comestible et appréciée. L’aspect du fruit est
étrange, car il est recouvert de protubérances ressemblant à des écailles. La
pulpe du fruit, typique des Annonacées,
est crémeuse et sucrée. Elle renferme de
nombreuses graines noires. Pourtant, les
fruits sont associés à des parkinsonismes
atypiques, tout comme les infusions de
feuilles.
Artemisia umbelliformis n’est autre
que le génépi blanc, utilisé pour la fabrication de liqueurs. Il contient toutefois
les thujone alpha et bêta qui ont des
actions neurotoxiques.
Parfois, les dangers sont moindres.
Par exemple, l’acide oxalique et les
oxalates sont des substances toxiques
que l’on trouve dans de nombreuses
plantes (cacao, noix, noisettes, rhubarbe,
oseille, épinard…) et qui provoquent des
irritations locales importantes : l’absorption aisée par les muqueuses et la peau
provoque des troubles de la circulation
sanguine et des dommages rénaux. Ils
peuvent irriter la voie œsophagienne ou
gastrique lors de son ingestion et provoquer des dommages rénaux (calculs,
oligurie, albuminurie, hématurie), sont
mortels à forte dose, les précipités d’oxalate de calcium pouvant obstruer les
canaux rénaux. Hélas, pour la tarte à la
rhubarbe et le saumon à l’oseille !
La liste européenne signale justement des dérives modernes du monde
culinaire. Par exemple, Borrago officinalis, la bourrache, a des fleurs dont le goût
rappelle celui de l’huître, tandis que les
fleurs ont une saveur proche de celle du
concombre. Hélas, la plante contient des
alcaloïdes de type pyrrolizidine insaturés toxiques.
Avec la cannelle, on touche le fond,
parce qu’il est exact que la cannelle de
Chine contient de la coumarine, dont
la toxicité est reconnue : dès 2004,
l’Aurorité européenne a recommandé
une dose journalière acceptable de
0,1 mg/kg de poids corporel, et un calcul
simple montre que la dose est large-
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ment dépassée dans une cuillerée à café
de l’épice… d’où l’importance de bien
distinguer cette cannelle de la cannelle
de Ceylan, sans coumarine. La compétence botanique ne suffit pourtant pas,
car la coumarine est également présente
dans l’angélique, le céleri, le panais,
ou l’herbe de bison, ce qui a conduit
les autorités américaines à interdire
certaines vodkas … au grand dam des
mêmes amateurs qui s’émeuvent de résidus de pesticides.
Arrêtons-la notre liste : nous n’en
sommes qu’à la lettre B… et nous
avons déjà mesuré l’incohérence de nos
comportements gourmands… que nous
ne changerons probablement pas !
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