L`EXPROPRIATION POUR CAUSE D`UTILITÉ PUBLIQUE Pourquoi
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L`EXPROPRIATION POUR CAUSE D`UTILITÉ PUBLIQUE Pourquoi
L’EXPROPRIATION POUR CAUSE D’UTILITÉ PUBLIQUE PAR HÉLÈNE PAULIAT PROFESSEUR DOYEN DE DROIT PUBLIC (OMIJ – LIMOGES) FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES ÉCONOMIQUES DE L’UNIVERSITÉ DE LIMOGES HONORAIRE DE LA Pourquoi parler une nouvelle fois de l’expropriation pour cause d’utilité publique ? Telle est la question que tout lecteur non averti aurait pu se poser à la lecture du programme de la journée d’études organisée par le Centre Montesquieu d’études de l’action publique, tant cet instrument paraît connu, utilisé, critiqué sans aucun doute, mais aussi probablement inévitable ou indispensable. Cette « noble vieille dame », pour reprendre l’expression de Diane Déom, auraitelle encore des secrets à dévoiler ? Ne sait-on pas déjà tout d’elle, de sa capacité à mettre la main sur les biens dont l’acquisition paraît indispensable à la réalisation d’un grand projet, de sa propension à se jouer des procédures les plus contraignantes pour en diminuer les exigences, de sa tendance à tout prendre en compte pour diminuer le montant de l’indemnité due ? La journée d’études nous prouve, ô combien !, le contraire. Nous sommes tellement habitués à cette vieille dame, à sa fréquentation, que nous finissons par ne plus la regarder en face. Les fondements mêmes de la privation forcée de propriété nous échappent, car à trop s’appesantir sur les détails, on en oublie les principes. Et cet ouvrage nous donne une vraie leçon de droit, en nous invitant à revenir sur les principes généraux, sur les notions fondamentales d’une théorie vieille de plus d’un siècle et demi, et l’auteur de ces quelques lignes ne peut que sincèrement remercier David Renders de lui avoir donné ainsi l’occasion, à travers ces différentes contributions, de revenir sur un droit qu’elle a fréquenté jadis… ; mais justement, ce retour aux sources, en quelques sorte, n’est pas qu’une quête introspective sur l’évolution d’une théorie en Belgique. Bien loin d’être cantonné à une analyse exégétique de textes ou de jurisprudences, ce colloque BRUYLANT XIV HÉLÈNE PAULIAT souligne les éléments qui font la mutation actuelle de l’expropriation pour cause d’utilité publique ; l’ouvrage met en effet en évidence un renouvellement de la théorie du fait de l’influence européenne (I) ; il insiste également sur la nécessité de renforcer toutes les garanties des propriétaires (II), invitant alors à l’élaboration de textes plus adaptés à une procédure dont la puissance publique ne peut, sans doute, se passer, tant les besoins de la société se diversifient et tant les attentes des citoyens se multiplient. I. – UNE INFLUENCE EUROPÉENNE CROISSANTE Il serait banal de rappeler que la plupart des pays européens connaissent l’expropriation pour cause d’utilité publique. Mais l’ouvrage a l’immense mérite de revisiter les concepts à l’aune de l’évolution du droit européen des droits de l’homme et, partant, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le droit de propriété est-il un droit de l’homme, s’interrogent Frédéric Krenc et Bernadette Renauld, pour répondre de manière positive, mais nuancée. Mais il est vrai, et c’est l’une des premières évolutions notables, qu’il subit des restrictions et des amputations, largement admises tant par le droit belge que par le droit européen. Comme le soulignent ces deux auteurs, le droit de propriété est l’un des rares droits pour lesquels les normes juridiques censées garantir son intégrité prévoient en même temps sa remise en cause. Toute personne peut être privée de ce droit, dès lors qu’un certain nombre de conditions sont respectées. Et la comparaison avec le droit européen réside clairement dans les facilités accordées à la puissance publique pour effectuer cette privation ; reconstruisant la normativité de l’article 1er du Protocole no 1 de la Convention européenne, la Cour européenne a dégagé trois normes distinctes en matière de propriété et de droit au respect des biens. Mais cette reconstruction repose en réalité sur une différence fondamentale, la distinction entre l’atteinte au droit et la privation du bien. Toute la théorie européenne de la propriété réside dans cette frontière entre les atteintes portées au droit, qui ne peuvent s’analyser en des privations, et qui sont donc largement tolérées par le juge, et les privations qui se traduisent par une dépossession effective du bien au détriment du propriétaire. Cet antagonisme a ainsi permis au juge constitutionnel français de réécrire les dispositions constitutionnelles protectrices du droit de propriété, en adoptant BRUYLANT PRÉFACE XV une lecture particulièrement audacieuse, mais « européaniste » des articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789. Ce critère de dépossession, fortement mis en valeur par F. Krenc et B. Renauld, implique une conception théorique extensive de l’expropriation, qui peut alors être « cachée » ou « de fait », mais une réalité pratique restrictive ; le juge européen conclut rarement à une dépossession effective. Et les juridictions belges suivent cette évolution ; les auteurs soulignent ainsi les « emprunts » opérés par la Cour constitutionnelle de Belgique à la jurisprudence européenne. Le raisonnement qu’elle mène, la technique de contrôle utilisée par les juridictions, sont largement inspirés de ceux dont se sert la Cour européenne des droits de l’homme. Il est alors vrai que l’évolution du droit de propriété est surtout l’histoire de ses limitations. Mais fort heureusement, les emprunts réalisés par les juridictions belges au droit européen sont aussi positifs. Après la présentation générale du contrôle opéré par les juges (F. Krenc et B. Renauld), Michel Pâques, Luc Donnay et Cécile Vercheval décryptent le contrôle juridictionnel mis en œuvre en droit belge, inspiré du raisonnement européen, en abordant la cause de l’expropriation. Pour que la privation de propriété soit possible, il faut, selon les critères européens, une loi, ce terme pouvant recouvrir plusieurs sens et réalités. Il revêt une importance particulière dans un État fédéral comme la Belgique : qui a la possibilité d’agir, qui peut habiliter l’exécutif à intervenir dans la procédure, la théorie de l’usage public ne remet-elle pas en cause l’exigence d’une loi pour fonder l’expropriation ? Telles sont les questions qu’abordent spécifiquement, dans leur contribution sur les acteurs de l’expropriation, David Renders, Sarah Ben Messaoud et Sarah Ganty, questions qui revêtent une dimension particulière au regard du critère requis pour justifier de la légalité d’une ingérence publique dans l’exercice d’un droit reconnu. Au-delà de cette exigence, l’expropriation est conditionnée à la démonstration d’une utilité publique, mais elle ne peut être justifiée que si elle est nécessaire. L’un des intérêts de l’ouvrage réside dans cette analyse du raisonnement du juge qui, en se réappropriant la grille de lecture classique du juge européen, parvient, d’une certaine manière, à la dépasser, allant plus loin que le juge français par exemple. La caractérisation de l’utilité publique résulte d’une succession de jugements de valeur : il existe des faits, un besoin s’exprime, le juge va opérer un contrôle complet sur l’opération concrète de qualification d’un besoin exprimé comme une cause d’utilité publique ; il faut ensuite apprécier les faits qui justifient l’intérêt d’acquérir le bien. Les différents BRUYLANT XVI HÉLÈNE PAULIAT contrôles effectués conduisent donc le juge à apprécier l’adéquation, la nécessité, puis la proportionnalité de l’opération. Or, le contrôle de nécessité, contrairement à celui de proportionnalité, est largement absent du raisonnement européen, qui laisse en ce domaine, selon la formule jurisprudentielle consacrée, une large marge d’appréciation aux États. On le conçoit : l’expropriation est une technique permettant à la puissance publique de mener à bien des politiques publiques ; mais le contrôle juridictionnel présenté souligne à quel point le juge a pour office d’arbitrer des intérêts et de rappeler des valeurs. En comparaison, la France reste bien timide, malgré un contrôle du bilan coûts-avantages présenté comme un modèle… Le juge belge, par le contrôle de nécessité, peut apprécier le choix de la parcelle expropriée ou l’instrument juridique choisi ; l’expropriation était-elle nécessaire, était-ce l’outil le plus adapté ? En se posant ainsi la question de savoir si le droit de propriété aurait pu subir une atteinte moins radicale par un autre instrument juridique, le juge ouvre la voie à une protection renforcée du droit. Si l’influence européenne se fait sentir, ce n’est pas le seul élément valorisé par la journée d’études, qui a le grand mérite de souligner que le droit de propriété doit aussi être protégé, en matière d’expropriation, par les autres mécanismes traditionnels du droit administratif. II. – L A NÉCESSITÉ DE RENFORCER LES GARANTIES DU PROPRIÉTAIRE David Renders, Sarah Ben Messaoud et Sarah Ganty rappellent que l’expropriation est avant tout un instrument destiné à exercer les compétences matérielles dévolues à chaque collectivité. La première protection du propriétaire réside donc dans le respect des compétences de chaque autorité. Même si un tel rappel est évident, il prend tout son sens lorsqu’il s’agit d’identifier les pouvoirs expropriants, et ils sont particulièrement nombreux ! Mais les auteurs insistent également sur des garanties classiques que le propriétaire trouve dans les principes de tout État de droit. L’exproprié doit bénéficier des garanties juridiques inhérentes à toute procédure contraignante. Ainsi l’arrêté d’expropriation doit-il être motivé, ce qui impose à l’autorité publique une évaluation des choix, des interrogations sur l’utilité du recours à cette procédure. Il va de soi que cet arrêté étant un acte administratif individuel, il doit faire l’objet d’une mesure de publicité, d’une notification, éventuellement d’une publication. Le devoir d’information est BRUYLANT PRÉFACE XVII essentiel, et son absence peut, à un stade ou à un autre de la procédure, conduire à une annulation. Un recours en annulation devant le Conseil d’État est ainsi possible, tant que la phase judiciaire de l’expropriation n’a pas été introduite. Et Michel Pâques, Luc Donnay et Cécile Vercheval, en donnant une approche pratique de la cause de l’expropriation, ont insisté sur le nombre de contestations liées à la motivation de l’acte, qui apparaît non seulement comme une contrainte faite à la puissance publique d’expliquer ses choix, mais aussi comme une garantie essentielle pour que l’exproprié soit en mesure de comprendre le recours à l’expropriation, et éventuellement de le contester. Mais la difficulté ne réside probablement pas là. Michel Kaiser a pointé du doigt l’essentiel de la problématique : la règle générale est devenue exception. En clair, la procédure normale, celle de la loi du 17 avril 1835, est devenue l’exception, laissant ainsi la place à la procédure d’extrême urgence, devenue la règle, qu’ont fort bien décrite Bernard Pâques et Christophe Thiebaut, la procédure d’urgence étant tombée en désuétude. Comment alors sauvegarder les droits du propriétaire face au « rythme infernal » imposé par la procédure d’extrême urgence ? Cette évolution conduit à un « dangereux renversement de perspective », auquel les juges n’ont, semble-t-il, pas su faire face. Leur contrôle devrait, dans un tel contexte, se focaliser sur la justification de l’extrême urgence, ce qui n’est pas le cas, au contraire, les juges manifestant une compréhension très discutable de cette notion. L’on peut alors, et à juste titre, s’interroger sur le point de savoir si cette inversion de la règle et de l’exception conduit réellement à respecter les garanties fondamentales du procès équitable. On pourra objecter que ces éléments ne sont pas déterminants lorsqu’il s’agit de la privation du droit de propriété, droit essentiellement économique ; il n’en reste pas moins que la protection générale de ce droit ne peut résider uniquement dans une contrepartie économique, en dehors de toute possibilité pour l’exproprié de se faire entendre dans des conditions décentes, dans un délai raisonnable… La garantie majeure réside, bien entendu, dans l’obligation pour l’expropriant ou le bénéficiaire de l’expropriation d’indemniser l’exproprié. Garantie absente du Protocole no 1 de la Convention européenne, mais que le juge a réintroduite au fil des décisions, mais garantie constitutionnelle clairement affirmée en Belgique. L’indemnisation ne s’impose qu’en cas de dépossession et non de simple atteinte au droit, principe désormais constant aussi bien dans la jurisprudence belge que dans la jurisprudence française, sauf cas BRUYLANT XVIII HÉLÈNE PAULIAT particuliers. Eric Causin, pour ce qui concerne l’indemnité d’expropriation, et Dominique Lagasse, pour la quasi-expropriation, ont bien relevé la complexité des éléments à prendre en compte et la difficulté de concevoir une indemnité juste et préalable. Il est cependant intéressant de constater que, dans 95 % des cas, comme l’ont rappelé plusieurs auteurs, la phase judiciaire de l’expropriation ne débute pas, les négociations préalables permettant de conclure les modalités de la dépossession. L’autre garantie importante réside dans le droit de rétrocession du bien, dans l’hypothèse où il n’a pas été utilisé dans le but d’utilité publique défini lors de la procédure… mais, dans combien de cas ce droit peut-il être réellement mis en œuvre ? Une préface a cela de frustrant qu’elle ne peut qu’effleurer les sujets traités dans un ouvrage dont la richesse est exemplaire. Ce volume nous incite en effet à une réflexion d’ampleur sur les évolutions du droit public en Europe, et à une analyse comparée des mécanismes juridiques, des notions, de leur approche. L’expropriation pour cause d’utilité publique traitée ici n’est, en définitive, qu’un prétexte à s’interroger sur les grandes évolutions des outils mis à la disposition de la puissance publique pour réaliser ses projets. L’utilité publique a tout envahi, comme l’intérêt général affirme sa présence dans toute activité ; mais la banalisation de ces notions entraîne parfois une certaine démission du juge face à l’ampleur de politiques publiques à mettre en œuvre qui le dépassent. Non, la puissance publique ne peut pas tout faire au simple motif que l’utilité publique peut le justifier ; non, la puissance publique ne peut transformer la règle en exception, avec la bénédiction des juges, sous prétexte que tout projet d’ampleur est urgent et qu’il ne peut souffrir aucun retard. Le rôle de la doctrine, entendue largement, est de rappeler les principes juridiques fondamentaux, et de dénoncer les décisions juridictionnelles qui encouragent des ingérences injustifiées de la puissance publique dans le chef des particuliers. Il est impératif de disposer de textes clairs, accessibles, qui posent un principe et des exceptions, qui organisent des procédures qui permettent aux citoyens d’apporter la contradiction, dans un délai acceptable… Une autre manière d’affirmer que, dans un État de droit, le principe doit rester le respect des droits des citoyens, et l’exception, leur remise en cause. BRUYLANT