paris-art.com | Editorial 354 | André Rouillé | Open frame, ou la

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paris-art.com | Editorial 354 | André Rouillé | Open frame, ou la
paris-art.com | Editorial 354 | André Rouillé | Open frame,
ou la politique de l’esthétique | |
Le second volet de l'exposition de photographies et de vidéos «Open frame», au
Centre régional d'art contemporain de Sète, approfondit la réflexion précédemment
engagée sur l'art et la photographie, et sur quelques unes de leurs façons d'explorer le
monde, de s'ouvrir à lui. Les photographies d'artistes ainsi présentées font apparaître
assez précisément certaines des différences qui les séparent des clichés de la
photographie canonique, telle qu'elle est notamment pratiquée depuis près d'un
siècle par le reportage. Alors que celui-ci a noué avec le monde un lien fondé pour
l'essentiel sur le temps, les artistes emploient le matériau-photographie plutôt dans
une approche de l'espace. Les clichés saisis à la volée, pris sur le vif, ou à l'instant
supposé »décisif» d'actions et d'événements, sont ici totalement absents.
Ouvrir artistiquement le cadre de la photographie pourrait ainsi consister à passer du
(supposé) «ça-a-été», dont Roland Barthes a fait son crédo, à l'exploration et
l'expérimentation de sites, de lieux et d'objets assez pertinents pour permettre de se
situer dans le monde et de le penser. L'attention porterait alors moins sur la saisie
temporelle que sur la position spatiale.
Le temps, l'espace; saisie temporelle, position spatiale: ce sont deux types
radicalement différents de rapports au monde, de protocoles représentatifs, de
régimes esthétiques, et bien sûr de vitesses et de modes de circulation des images.
Le festival du photoreportage «Visa pour l'image», à Perpignan, est devenu l'un des
temples de la photographie-temps telle que la pratiquent les reporters dont l'attention
se porte sur des événements assez spectaculaires, sensationnels ou dramatiques pour
trouver de l'écho dans la presse de la société du spectacle. Ils documentent moins le
monde qu'ils ne le théâtralisent. Ils informent moins le public qu'ils ne sollicitent sa
compassion.
Le fonctionnement de la photographie de reportage place les images sous la dictature
du temps. Les reporters en mission n'interviennent que secondairement sur l'espace:
le lieu étant fixé par l'événement, et le point de vue par un faisceau de contraintes
telles que la demande des agences et du marché, l'action des responsables de
communication, le système des accréditations, etc. Le tout avec un impératif: toujours
plus près, plus vite, plus direct, plus explicite, plus extrême, plus théâtral, voire plus
dramatique.
La vitesse et l'hyperbole visuelle, qui sont des effets de la dictature du temps sur la
pratique et les formes de la photographie de reportage, définissent un rapport
stéréotypé — impensé — au monde. Une manière de fermeture.
C'est précisément à une déconstruction de la fausse naturalité de la posture du
photoreportage que procède la démarche artistique de Bruno Serralongue, qui était
présent dans le premier volet de l'exposition. C'est ainsi qu'il se rend à un concert de
Johnny Hallyday aux États-Unis par ses propres moyens, sans accréditation de
presse, et muni d'une lourde chambre photographique de studio totalement
inadaptée aux conditions du reportage. Aussi arrive-t-il en retard, à contretemps de
l'événement, sans autorisation d'en photographier l'épicentre, et ralenti dans son
action par le poids de son matériel…
Mais le protocole artistique ainsi conçu mine la tyrannie du temps qui s'exerce sur la
photographie de presse, jette le doute sur la notion d'«instant décisif», et sur celle
même d'événement. En se plaçant délibérément hors-temps et hors-champ de
l'événement, dans ses marges, Bruno Serralogue peut librement en capter les effets et
résonnances sociaux, politiques et humains auxquels la machine médiatique reste
sourde et aveugle.
Plus radicalement encore, nombre d'artistes contemporains se servent de la
photographie hors de toute situation d'urgence et d'instantanéité, et même de toute
présence et d'action humaines.
La figure du mur est à cet égard signifiante dans sa récurrence. Trois grands tirages
noir et blanc du sud-africain Santu Mofokeng représentent les murs austères de la
cour des prisonniers politiques de Robben Island, où Nelson Mandela a été enfermé
durant de nombreuses années. A proximité, une série de Meir Wigoder est consacrée
à la construction du mur derrière lequel Israël isole la Palestine, tandis que la haute et
plate façade d'un building de banque photographié à Brasilia par Andreas Gursky
dresse, telle un immense mur de verre, la froide domination de la finance.
Loin des spectacles éphémères tour à tour futiles et dramatiques de l'actualité, ces
œuvres explorent et redécoupent photographiquement l'espace, rendant visibles des
sujets et des objets qui ne l'étaient ...