Icônes en stock

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Icônes en stock
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Icônes en stock
Jean-Christophe Blaser et Chantal Prod'Hom
Publié in Swiss Design 2003 : Désir Design, Berne, Office fédéral de la culture, Lars Müller Publishers, 2003
Lever de rideau
Le statut de la photographie pose une série de questions non résolues à ce jour. Ses catégories – l’art, la mode, le reportage
ou le documentaire – n'ont jamais permis de lever l'ambiguïté. Il suffit parfois de quelques années pour qu’une photographie
de reportage devienne une œuvre d’art et rejoigne du coup le musée, la collection et le marché. Les deux Concours fédéraux
des beaux-arts et du design n'échappent pas à ce flou. Il est toujours significatif d'observer les travaux photographiques
présentés dans l'une et l'autre section. Nous avons déjà vu un jeune artiste proposer son portfolio au Concours fédéral des
beaux-arts puis à celui du design. Les jurys étant différents, l'évaluation en ira, bien sûr, de même. Cette résistance au
classement ou à l'épithète rassurante peut être perçue comme une force. C'est aussi une qualité qui permet l'autonomie et
offre aux créateurs la possibilité de surfer, en toute connaissance de cause, d'un domaine à l'autre. Ils ne s'en privent
d'ailleurs pas et la pratique photographique a bénéficié, depuis plus de trente ans et parallèlement à l'évolution
technologique, d'un champ d'action large, ouvert sur le terrain de la mode, du magazine, du graphisme, de la publicité, du
documentaire et… de l'art.
Comment ces diverses approches se côtoient-elles? Quels sont les leviers qui favorisent le passage d'une production à
l'autre? Est-il encore possible de discerner la diversité des enjeux?
Les questions restent ouvertes et cette contribution souhaite débusquer quelques indices témoignant du caractère
omniprésent et singulier de la photographie dans la création actuelle.
Depuis des décennies, le rythme de la production des images n'a cessé de croître. Le réflexe de saturation qui devrait
logiquement se manifester, ne semble pas opérer. Toujours plus de travaux, de supports, de magazines, de galeries
spécialisées, d'amateurs. Cependant, la photographie souffre encore de certains préjugés iconoclastes liés à l'image en
général. Qu'à cela ne tienne. Elle a d'autres pistes à explorer, d’autres atouts à faire valoir et s'impose progressivement par
des voies propres qui augmentent son potentiel sur le plan de l'esthétique et du contenu en se jouant des références et des
croisements de genres.
Une première constatation s'impose : il ne reste pas grand-chose de la photographie en tant que genre à part, entité
indépendante. Si, selon certains, elle était bien partie il y a quelques années pour résister aux pressions et préserver son
intégrité, elle paraît aujourd’hui s’être désagrégée sous l’action de forces opposées. Elle donne l’impression de s’être
affaissée, non seulement dans ses bords, là où, en toute logique, les artistes interviennent en francs-tireurs avec des
propositions alternatives, mais aussi en son centre, le reportage – ce qui est plus inattendu, plus étonnant. Seconde
constatation, en contradiction avec la première : le genre documentaire s’impose partout et avec lui, la photographie, dont il
est un des noyaux durs. Il est devenu la nouvelle frontière, le paradigme de tous ceux qui travaillent l’image. Dans les
magazines de mode, il s’est révélé un moyen très efficace pour dépasser l’aspect affecté, routinier des services photos (même
si, il ne faut pas l’oublier, des précurseurs comme Guy Bourdin ont aussi apporté leur contribution, côté mise en scène). Le
genre documentaire a par ailleurs permis de donner corps à la volonté d’enquête et d’inventaire de nombreux artistes
intéressés par la sociologie et les médias, artistes auxquels les organisateurs d’événements ont ensuite donné une visibilité
exceptionnelle. Résultat : l’image documentaire triomphe aujourd’hui sans partage.
Nombreux sont ceux qui s’accordent sur la réalité de ce triomphe. Mais peut-on sérieusement s’en tenir à une seule
hypothèse, quand bien même se coulerait-elle dans le moule de l’évidence ? Dans un article paru il y a deux ans, Frank
Perrin, fondateur de la revue d'art contemporain Blocnotes et rédacteur en chef actuel du magazine Crash, proposait une autre
approche de l’image contemporaine (Crash N° 16, 2001). A l’époque déjà, il lui apparaît clairement que la photographie de
mode est à l’origine de la formation d’un nouveau paradigme. Depuis, son hypothèse a acquis une certaine consistance : c’est
l’image de mode qui infiltre et contamine tous les autres genres, y compris le documentaire. Ce dernier fournit sans doute un
modèle à de nombreuses pratiques artistiques actuelles mais il a désormais perdu sa valeur de référence dans le champ de la
photographie et est soumis à une autre logique que la sienne. Dans ce champ, c’est l’image de mode qui restructure et recalibre tout en fonction de ses propres intérêts.
Avec le recul, il est possible de mesurer toutes les implications de la thèse de Frank Perrin. Il est évident par exemple que
dans un travail comme celui de Rineke Dijkstra sur les jeunes soldats israéliens, les portraits relèvent de ce nouveau régime,
conçus qu’ils sont selon les canons de la photographie de mode (ill. 1). Ils dégagent une impression de glamour indéfinissable
mais réelle. S’y ajoute le fait que l’artiste a constamment tenu à mettre en évidence la jeunesse des modèles, leurs allures de
teenagers, reléguant au magasin d’accessoires démodés la rudesse de la guerre, notamment les traits prématurément vieillis. Si
le fond de la démarche s’inspire du genre documentaire, la forme, elle, s’en dissocie et s’oriente vers la recherche d’autres
modes d’expression – ce qui, soit dit en passant, pose la question de l’avenir de l’esthétique documentaire : à long terme,
n’est-elle pas condamnée à tout héberger, excepté le reportage ?
Prolifération, contamination…
Quels sont donc les voies particulières qu'emprunte la photographie? Et sur quels nouveaux supports le genre documentaire
se greffe-t-il?
Fashion Photography Now (New York, 2000), Imperfect Beauty, The Making of Contemporary Fashion Photographs (Londres, 2000),
Image impossible, la photographie de mode à l'ère du numérique (Paris, 2000) : les ouvrages sur la photographie de mode se
multiplient. Ils font écho à la prolifération de magazines transdisciplinaires qui associent des images de reportage et
d’agences de presse à des prises de vue reflétant les nouvelles tendances vestimentaires, musicales, graphiques et
publicitaires. Ces magazines sont de véritables mines d'information visuelle. En dépouiller une dizaine de numéros permet
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de comprendre comment la photographie fluctue, emprunte, déjoue et relance le propos sur son statut. Les tendances
passent mais les images qu'elles ont produites ne laissent pas indemne le lecteur-voyeur.
Pionnier dans cet univers foisonnant du magazine, la revue Colors a su, au début des années 90, imposer un style nouveau où
le thème d'actualité ou de société choisi (pollution, racisme, SIDA, nourriture, guerre, etc.) impliquait des choix ciblés
d'objets et de situations, accompagnés de brefs textes documentaires et dénonciateurs. L'esthétique des images émanant
clairement du monde publicitaire, leur utilisation dans ce contexte donnait à la revue une insoutenable évidence rendant le
propos immédiat et percutant. Lorsque Tibor Kalman et Oliviero Toscani quittent la rédaction, une nouvelle formule est
lancée progressivement au tournant du millénaire. Les thèmes restent larges mais sont abordés par des exemples circonscrits
optant pour le témoignage d'un groupe (réfugiés en Tanzanie, n° 41, 2000-2001), d'une personne (le Fuégien Rolando
Trujillo, n°52, 2002) ou d'une ville (Birmingham, n° 55, 2003). Les sujets de société sont toujours à l'affiche (leisure world, n°
43, 2001, ou violence, n° 56, 2003) mais c'est le témoignage direct de Monsieur-tout-le-monde, hissé au rang d'icône, à savoir
de personnalité dotée d’une photogénie hors du commun, qui domine le reportage. L'image suit cette logique. Nous
découvrons une galerie de portraits sur papier mat, frontaux, forts, yeux dans l'objectif. L'anonymat sert de levier au
changement de statut qui, par l'utilisation de références au portrait officiel, érige le sujet en emblème d'une cause ou d'un
groupe (ill. 2).
Nous avons mentionné Crash. Cette revue aborde les domaines du design, de la mode, du style, de la musique et de l'art.
Scènes de genre retravaillées, ambiances, esthétique oscillant entre l'arrêt sur image vidéo, la prise de vue mode et la froideur
des manipulations digitales, les images se succèdent et il faut souvent lire la légende pour comprendre s'il s'agit d'un service
photo pour une publicité de marque, d'un reportage ou d'un portfolio d'artiste. Symptomatique de l'approche hybride de
nombreuses revues, le credo de la contamination culturelle est ici déployé de manière systématique. Les clins d'œil au monde
de la photographie et de la vidéo artistiques contemporaines sont des pistes ouvertement exploitées. Prenons par exemple le
service photo intitulé Fun House (photos de Camille Vivier et stylisme June, n° 25, 2003,) et mettons-le en regard d'images
d'Annika Larsson, d'Emmanuelle Antille ou Alexia Walther: les parentés visuelles sont éclairantes.
Wallpaper, qui fut longtemps le magazine le plus progressiste en matière de graphisme, d'architecture et de design, s'est
aujourd'hui quelque peu embourgeoisé alors que The Face garde le cap en alternant subtilement les dossiers photos mettant
en scène mode et comportement, les reportages commandés à de grands photographes, la vie des clubs, les critiques (films,
livres, disques, jeux vidéo, BD) et le street life. Les images sont axées sur des portraits rapprochés, souvent en pleine page,
agrémentés d'interventions graphiques et flirtant entre séduction, érotisme, consommation et information. Dans un récent
numéro (n° 77, 2003), le cahier On the Green présente des modèles printemps été 2000 d'Alexander McQueen photographiés
par Steven Klein (ill. 3). Reportage? Projet artistique autour d'un des plus dérangeants stylistes contemporains? Publicité?
Les douze pages s'égrènent comme une narration dont l'intrigue reste en suspens tant l'univers dépeint puise sans hiérarchie
dans le surréalisme, les icônes digitales, le film d'aventure, l'esthétique trash mais très glam, le tout cadré dans un contexte
faisant référence à une peinture de paysage.
Retour sur le noyau dur
Quelles sont les conséquences de toute cette effervescence pour le genre documentaire et le reportage en particulier?
Dans une certaine mesure, Rineke Dijkstra peut être considérée comme l’inspiratrice d’une nouvelle manière de faire des
images de mode sur des théâtres d’opération, avec de vrais combattants : la fashion war photography, promise à un certain succès.
A l’époque où le travail que nous avons évoqué est conçu (2000), l’influence de la mode transite de préférence par le canal de
l’art. Elle peut difficilement s’implanter dans le reportage. Aujourd’hui, le cas exemplaire de Philippe Dudouit montre à quel
point elle progresse rapidement. Ce jeune photographe accompagne des combattants albanais de l’UCK en Macédoine en
2001 (ill. 4). Pas question pour lui de saborder les idéaux de photo-reporter et donc l’engagement sur le terrain, pour réaliser
des images à la sauvette, dans l’urgence. Il côtoie durant plusieurs mois les miliciens, fait leur connaissance, négocie les
photographies. En dépit de ses principes et de sa méfiance vis-à-vis de la photographie de mode, Philippe Dudouit doit s'y
aventurer, convaincu qu’il ne peut plus faire autrement pour attirer l’attention de l’opinion publique sur les réalités des guerres.
Ses images sont donc posées, mises en scène et produites avec un type d’éclairage fréquemment utilisé dans la photographie
de mode, la « vue américaine » (sur-exposition du premier plan, sous exposition de l’arrière-plan).
L’exemple du reportage de guerre, jusqu’ici chasse gardée, avec son fonctionnement très particulier, ses règles spécifiques,
est révélateur des forces qui travaillent la photographie, l’attirant hors de ses limites ou infléchissant sa trajectoire. La mode
n’est toutefois pas le seul facteur de polarisation. L’art, par la prégnance de ses modèles, joue même dans ce domaine un rôle
depuis plus longtemps. Le photographe Sebastiao Salgado a été montré du doigt à plusieurs reprises ces dernières années
pour avoir fabriqué des icônes, au sens actuel d’images inspirées de l’iconographie chrétienne. Le photo-journaliste de guerre
James Nachtwey semble s’engager dans une voie parallèle. Se détournant de la tradition de reportage dont il est issu, il
sélectionne soigneusement des photographies qui se distinguent de la masse des autres documents par leur perfection
graphique et qui de ce fait peuvent aussi être qualifiées d’icônes. Le spectateur ne pourra qu’en conclure qu’il est en présence
d’une démarche dépassant le simple reportage et aspirant au statut d’œuvre d’art.
Pour ces nombreuses expressions photographiques, les références sont accessibles et très largement disponibles. Les allers et
retours sont constants et la balle rebondit d'un champ à l'autre, relançant l'icône dans ce qu'elle a de plus prometteur: lorsque
le signe qu'elle symbolise associe naturellement le signifiant au signifié. Il est dès lors possible de dégager un autre constat:
les jeux de rôles que permettent les usages multiples de l'image photographique montrent les limites des classifications
traditionnelles. Celles-ci ne résistent plus à l'analyse des enjeux et le brouillage des pistes visuelles montre que seule
l'intention donne, in fine, le sens. Le stock d'icônes est activé et chacune d'elle peut, conformément aux objectifs du créateur,
être réinjectée de contenu et ouvrir ainsi sur de nouvelles lectures.
Jean-Christophe Blaser est conservateur au Musée de l’Elysée.
Chantal Prod'Hom est directrice du mu.dac de Lausanne.