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histoire & liberté
ments, mais «une histoire des sentiments». La Fin de l’homme rouge est une œuvre littéraire. Une grande œuvre littéraire: comme dans chacun de ses ouvrages, l’auteur, avec son
talent indéniable, a su nous faire entendre les voix des gens ordinaires, des anonymes, des
oubliés de l’histoire.
Moscou-Paris,
un aller simple
de Elena Balzamo
Paris, Michel de Maule,
coll. « Je me souviens…», 2013,
118 p. 9,00 €
par Benoît Villiers
L
E PARADOXE DE CE VOLUME c’est qu’au fond on
apprend peu de choses sur Elena Balzamo
elle-même. Ses souvenirs sont extrêmement
pudiques et tout sauf égocentriques. Il faudra
chercher ailleurs ou autrement quelques indications sur sa vie affective! L’émotion est toujours maîtrisée. Et si son choix d’un «aller simple»
vers l’Occident n’étonne pas, on sait à peine – hors le fait majeur de la peur qu’elle éprouve –
comment il a mûri et s’il a donné lieu à un débat intime, à des angoisses, à des regrets.
Pudeur et discrétion ne signifient pas froideur. Les souvenirs d’Elena Balzamo concernent
deux de ses grands-parents et son père. Elle parle d’elle-même ensuite, mais autant comme
représentante d’une troisième génération que comme individu particulier. La première génération avait connu les camps, l’acharnement du pouvoir contre des esprits libres. La seconde
se savait en semi-liberté, surveillée, mais parlait, en famille, plus que la précédente. La troisième, nourrie des échos littéraires et politiques du monde extérieur dans une société baignant
dans le mensonge et l’absurdité, refuse le silence rancunier des uns autant que la patience et les
réserves des autres. Elle a conscience de ce que les espoirs qu’on met à vingt ou vingt-cinq ans
dans la vie ne se réaliseront pas. Pire: elle éprouve une peur sourde devant la menace que fait
peser le pouvoir à chaque instant contre toute pensée et tout comportement déviant.
Ce qui frappe dans cet opuscule c’est sa richesse: à chaque page ou presque, nous aussi
nous nous souvenons de ce que nous avons appris et dénoncé de l’histoire soviétique. Les
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Solovki, le début du cancer concentrationnaire[1], où est envoyée la grand-mère, les motifs
absurdes d’incarcération, l’impossibilité de retourner chez soi après avoir purgé sa peine et
donc les relégations qui suivent chaque nouvelle arrestation. Qui se suivent et se ressemblent, même si elles ont nom Achkhabad Iochkar-Ola, Vologda ou Pouchkino. Iakoutsk,
avec ses – 60° hivernaux et ses troupeaux de rennes fait quand même figure à part… Nous
nous souvenons encore, après elle, du contrôle idéologique exercé aux examens et concours
et de l’impossibilité de faire partie de l’élite si l’on est enfant d’ennemis du peuple[2]. Le père
d’Elena a beau être élevé loin de l’influence pernicieuse de ses «ennemis du peuple» parentaux et pleurer, désespéré, à la mort de Staline, la suspicion des autorités pèsera sur lui, mais
– renversement dialectique! – aidera cet esprit curieux à faire le chemin qui va, comme le dit
sa fille, de l’orthodoxie à la contestation du fait de la bouleversante nouvelle de la répression
de la révolution hongroise par l’armée soviétique.
Nous nous souvenons aussi de ce qu’on a pu lire de la duplicité[3] comme élément
essentiel du mode de vie en URSS, nécessaire prudence pour les uns, tremplin pour des
ambitions sociales pour les autres, chacun tenant compte d’un discours officiel qui peu à
peu se vide de sens. Nous nous souvenons du rôle des radios étrangères, de l’étroitesse des
appartements soviétiques (ils sont cinq dans 36 m2 et Elena trouve cela plutôt bien!) Nous
nous souvenons des échos du goulag, portés par les samizdats, et de ce que, comme elle,
nous nous sommes demandé à la lecture de leurs terribles récits comment ces hommes et
ces femmes avaient bien pu tenir.
Nous nous souvenons, nous aussi, d’esprits libres magnifiques qui faisaient face au
pouvoir, tels certains enseignants qu’elle a rencontrés, ou de détails relevés, détails de rien
mais qui disent tout: dans les pays du «camp socialiste», on reconnaissait un étranger à sa
seule démarche[4]…
Elena est consciente de vivre dans une bulle au quotidien privilégié, mais le pouvoir est
là, et pas seulement au goulag. Il ferme le lycée où elle était élève, pour cause d’«antisoviétisme» et de «sionisme». Elle choisit alors l’étude des langues. Le monde extérieur serait-il
en vue? Oui, mais pas n’importe lequel. Le même contrôle pesant de l’État la pousse à
choisir prudemment le… suédois. La maîtrise, peu à peu, d‘autres langues, l’allemand, l’anglais, le français, lui ouvre un large horizon dont elle réalise qu’il peut rapidement lui faire
1. Voir Raymond DUGUET, Un Bagne en Russie Rouge, premier témoignage français sur le goulag, publié chez
Taillandier en 1927, mais récemment réédité avec une préface de Nicolas WERTH.
2. Elena subira elle aussi cette suspicion bien quelle ne soit que la petite-fille d’ennemis du peuple. Une fois de
plus, c’est à tort que les pratiques nord-coréennes de répression familiale sont jugées exotiques: elles existaient en
URSS, même après la mort de Staline.
3. Voir Alexandre DIMOV, Les hommes doubles. La vie quotidienne en Union soviétique, Jean-Claude Lattès, 1980.
4. Voir le passage de l’intervention d’Ilios Yannakakis à notre colloque du 24 juin dernier sur les touristes occidentaux en Tchécoslovaquie, p.53.
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tout perdre si l’État voit en cette ouverture recherchée un signe d’indiscipline: l’accès à la
littérature universelle, les études, les amis, les fêtes… En effet, grâce notamment aux
ouvrages qui circulent chez elle et à ses connaissances linguistiques, Elena en sait désormais
trop sur le pouvoir soviétique comme sur le monde extérieur. Elle ne peut plus mentir
comme si de rien n’était en répétant les formules attendues par l’État.
Sans doute, sa peur n’est pas celle des années 1930, quand on guettait le bruit d’une
voiture de police au bas d’un immeuble, mais elle est là quand même, comme une menace
permanente. Se sentant de plus en plus incapable de « participer au mensonge », pour
employer la formule de Soljenitsyne, et en même temps persuadée «de ne pas avoir l’étoffe
pour défier le régime», elle céda à sa peur, salvatrice en l’occurrence, qui l’aida finalement à
choisir le vol Moscou-Paris. Aller-simple.
L’histoire mouvementée de la reconnaissance
officielle des crimes de Vichy contre les Juifs :
Autour de la cérémonie de commémoration
de la rafle du Vel’ d’Hiv’
de Anna Senik
Paris, L’Harmattan, 2013, 83 p., 13,00
par Florence Grandsenne
C
ET OUVRAGE CONFIRME, s’il en était besoin, la
persistance en France de ce que l’historien Henry
Rousso a appelé «le syndrome de Vichy»[1] : les traumatismes engendrés par les années 1940-1944 sont loin
d’être résorbés. Certes, depuis la fin de la guerre, la
mémoire collective de l’Occupation, et tout particulièrement ce qui concerne l’extermination des Juifs français, a connu bien des mutations. Mais ce n’est qu’en
juillet 1994 que le président Jacques Chirac fit la déclaration officielle de reconnaissance de la
responsabilité de «l’État français de Vichy» dans les persécutions commises contre les Juifs de
1. Henry ROUSSO, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Éditions du Seuil, 1990.
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