La vie politique en Afrique noire francophone entre pesanteurs et

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La vie politique en Afrique noire francophone entre pesanteurs et
La vie politique en Afrique noire
francophone entre pesanteurs
et métamorphoses
TESSY BAKARY
Professeur de Science politique
à l’Université Laval, Québec
De manière sommaire, on entendra par vie politique, un espace et un moment institués ou en voie d’organisation autour d’enjeux construits (ou en construction) par des acteurs dont les jeux sont structurés par des règles
écrites ou non écrites.
Depuis le début des années 90, en Afrique noire francophone, la vie politique ainsi entendue, revêt d’une part des
traits familiers parce que propres aux systèmes politiques démocratiques et pluralistes comme, par exemple, la reconnaissance de la compétition électorale comme mode de régulation du jeu politique. D’autre part, elle présente des éléments qui participent des processus d’invention démocratique propres aux sociétés africaines, traduisant à la fois leur
nature de démocraties émergentes et des moments spécifiques de passage de l’autoritarisme à la démocratie, comme,
par exemple, le phénomène des conférences nationales, le soudain bourgeonnement des partis politiques.
Cette vie politique se caractérise ainsi par des métamorphoses ou des mutations surprenantes, par exemple l’irruption de nouveaux acteurs, comme les médias privés, mais aussi par des pesanteurs d’un autre âge politique,
comme la continuelle présence des militaires.
L’objet des propos qui suivent est très modeste, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une analyse scientifique
des différentes dimensions de la vie politique en Afrique noire francophone.
Il consistera, dans un premier temps, à recenser et présenter, les caractéristiques et les modes de construction,
des enjeux majeurs et secondaires, anciens ou nouveaux, autour desquels s’organise et se déroule la vie politique.
En second lieu, on se propose d’identifier et de présenter les caractéristiques et les fonctions des acteurs individuels
(«Bigmen») ou collectifs (organisations/entreprises politiques) anciens et nouveaux opérant dans l’espace politique.
Enfin, on présentera les fondements constitutionnels et légaux, les modes et instruments de régulation de l’action et des interactions politiques.
I.– LES FORMES ET LES ENJEUX DE LA VIE POLITIQUE : LE POUVOIR OU… LA VIE
Quels sont donc les enjeux qui structurent la vie politique en Afrique francophone, ceux qui, par exemple, donnent sens aux votes des citoyen(ne)s depuis 1990 ? Quel est leur degré de réalité, leur niveau d’inscription sociale,
leur degré de transparence aux besoins et aux aspirations des acteurs sociaux ? Comment ces enjeux sont-ils
construits, constitués et imposés et quels sont leurs effets ? Comment et pourquoi les électeurs se sont sentis vraiment ou peu concernés par les joutes politiques et électorales ?
Manifestement, il ne sera pas possible de répondre à toutes ces questions, malgré leur intérêt.. Qu’il suffise
pour le moment de dire que depuis les débuts d’une vie politique autonome par rapport à la métropole au lendemain de la seconde guerre mondiale, le pouvoir, en constitue le principal élément de structuration.
Les modalités de changement ou d’alternance ultérieure, notamment les coups d’État militaires et les régimes
politiques subséquents, avec la mise en place des systèmes de partis uniques, vont consacrer la conquête et l’exercice du pouvoir comme l’enjeu politique majeur. Un statut que ne remettra pas en cause le retour au pluralisme
politique au début des années 90.
Cependant, dans son principe comme dans ses modalités effectives, le surgissement de la démocratie comme
nouveau principe de légitimité politique, renouvelle ou redéfinit la nature de cet enjeu et de ceux, anciens ou nouveaux, qui lui sont liés.
En effet, si le pouvoir constitue encore et toujours l’enjeu primaire ou fondamental de la vie politique, la source
de sa légitimité (la nature du régime qui va l’incarner, la définition des règles du jeu, la transparence de la compétition politique), la finalité et les usages du pouvoir politique, pour ne citer que ces exemples, apparaissent aussi
comme des enjeux décisifs.
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A.– La conquête et l’exercice du pouvoir : l’importance du trophée
L’intelligibilité et la mesure exacte de l’importance de cet enjeu et de ses conséquences à tous les niveaux (économiques, politiques, sociaux, culturels, individuels et collectifs) passent nécessairement par la prise en compte
de la notion de pouvoir en général et du pouvoir politique en particulier.
Les dimensions naturelles, surnaturelles, psychologiques et symboliques, du pouvoir et de l’institution du chef,
parfois variables d’une aire culturelle à une autre ont des effets qui peuvent paraître inattendus. On prendra, pour
seul exemple, la désacralisation ou la dévalorisation du pouvoir que véhicule le mode de scrutin à deux tours pour
l’élection du chef.
B.– Démocratie ou autoritarisme : principe de légitimité politique
Le nouveau jaillissement de la démocratie au début des années 90 va consacrer en enjeu important, le consentement de la majorité à l’exercice du pouvoir, la question de son fondement.
Les manifestations massives de l’idée démocratique du début des années 90, l’ampleur des mouvements sociaux
de toute nature, les formes de mobilisations délégitimatrices et légitimatrices, les modalités effectives variées de passage formel à la démocratie (conférence nationale, réforme, politique, etc.) dans l’espace francophone africain et hors
de ses frontières (recours au référendum au Malawi), jusqu’aux commencements tumultueux des scrutins inauguraux,
témoignent partout ou presque de la saillance et de l’épaisseur de cet enjeu à la mesure de ce que représente le pouvoir.
Cependant, malgré l’irruption des événements, comme le coup d’État du 24 décembre 1999 en Côte d’Ivoire,
les hérissements de la discontinuité, les spasmes, les fractures et les ruptures des feuilletons politiques et électoraux interminables, il est possible de dire, qu’aujourd’hui, 10 ans après, les pays africains en général et ceux de
l’espace francophone en particulier, adhèrent, au moins formellement au nouveau principe de légitimité politique.
Et cela, au moment même où, malgré le rayon de soleil sénégalais, avec l’alternance intervenue au pays de l’un
des pères fondateurs de la Francophonie, l’actualité politique et électorale consacre la fin du romantisme démocratique, la baisse rapide de l’effervescence démocratique et le désenchantement consécutif des acteurs sociaux.
C.– Usages du pouvoir
À l’évidence, en Afrique comme ailleurs, le pouvoir politique, n’est pas une fin en soi. Les usages qui en sont
faits surtout dans un cadre démocratique, méritent une attention particulière.
Le pouvoir comme voie royale d’accès aux ressources économiques (héritage en partie de la nature attractive
et lucrative des carrières politiques sous la colonisation et du contexte général de sous développement) est un lieu
commun de la science politique africaniste.
Cette dimension rétributive du pouvoir ne constitue cependant pas une spécificité africaine dans la mesure où
cette dimension est présente ne serait-ce qu’au niveau symbolique dans toute action humaine.
Le pouvoir politique constitue aussi un moyen de résolution des conflits inhérents à toute société. Ces antagonismes
trouvent leur source, dans l’allocation inégale des ressources rares (biens matériels, santé, éducation, emploi, etc.), les
configurations sociales (raciales, ethniques, religieuses), les visions divergentes de l’avenir de la communauté, etc.
Le pouvoir politique peut être utilisé, justement pour l’élaboration et la promotion de projets de société, des
visions différentes du vouloir-vivre ensemble. Sur ce point, il convient de mettre l’accent sur la disparition des
idéologies polarisantes, due non seulement à la fin de la guerre froide mais aussi à l’action érosive des aspérités
idéologiques des PAS, et de la mondialisation.
Il en résulte une relativisation de l’enjeu que constituent l’existence et la compétition entre projets de société
élaborés par les formations politiques.
II.– FIGURES DE LA VIE POLITIQUE (ACTEURS ET RECONFIGURATION
PROGRESSIVE DE L’ESPACE POLITIQUE)
La liste des acteurs individuels (« Bigmen ») ou collectifs (peuple, organisations et entreprises politiques),
anciens et nouveaux, opérant dans l’espace politique, qui constituent et imposent les enjeux, s’est allongée considérablement depuis le début des années 90.
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Symposium international de Bamako
Mais le changement ne se situe pas seulement au niveau du nombre des acteurs. Il peut être observé aussi au
niveau de la qualité, comme par exemple, la morphologie et les statuts sociaux privilégiés des acteurs, l’apparition de nouveaux acteurs comme les médias privés.
A.– Multipartisme extrême et mouvements de soutien
Du modèle du multipartisme constitutionnellement limité sur le modèle sénégalais des années 70 au multipartisme intégral des années 90, le soudain foisonnement de formations politiques a de quoi surprendre. Le multipartisme extrême, seul sens du nombre de partis politiques, est une conséquence logique de plusieurs décennies
de monopartisme.
En dehors, par exemple, du problème de leur financement, l’existence d’un nombre important de formation
politiques recèle quelques effets pervers, à savoir l’extrême fragmentation de l’espace politique, la faiblesse des
partis politiques, l’absence ou la fragilité des structures, leur territorialisation ou leurs bases ethno-régionales.
Par ailleurs, le nombre effectif des partis (ceux qui prennent part aux compétitions politiques en présentant des
candidats aux élections et qui sont représentés à l’Assemblée nationale ou sont présents dans les conseils municipaux) tend à montrer que la majorité des partis politiques ne semblent pas avoir été créés pour accomplir la principale fonction des partis, à savoir la conquête et l’exercice du pouvoir. Les partis politiques, au-delà de la modalité
de mobilisation des ressources qu’ils constituent, apparaissent comme des instruments de survie et d’existence de
leurs fondateurs, des outils plus ou moins efficaces de négociations futures.
Cependant, la véritable nouveauté, au niveau des acteurs collectifs, se trouve ailleurs, avec le rôle grandissant
des médias privés et de la société civile.
B.– Médias privés et nouvelles technologies de l’information
L’importance de la contribution des médias privés (radio Fm et presse écrite), à la vie politique a été observée
dans beaucoup de pays (Burkina Faso, Mali, etc.) dès le début des années 90. L’illustration la plus récente et la
plus frappante du rôle de ces acteurs d’un genre nouveau a été fournie par l’élection présidentielle au Sénégal.
L’utilisation conjointe de la téléphonie cellulaire des radios et de la presse écrite, a contribué de manière déterminante à la transparence du scrutin, et à la réalisation du Sopi, de l’alternance.
C.– Société civile et mouvements de soutien
La nouveauté ici s’observe à deux niveaux. Il s’agit, dans un premier temps, de la résurrection de la société
civile comme acteur à part entière du changement et de l’action politique.
L’ampleur des mouvements sociaux, au début des années 90, témoignent amplement de la mission historique de la
société civile, même si cela n’a pas atteint le niveau de ce qui a pu être observé en Europe centrale et de l’Est. Il demeure
aussi qu’elle a du mal à passer du statut d’une société civile d’opposition à celui d’une société civile de proposition.
En second lieu, la nouveauté se trouve dans l’apparition, des « mouvements aux groupes de soutien » à des
candidats aux élections présidentielles. Quelques-unes de ces organisations qui s’inscrivent dans la durée fonctionnent sur le modèle des « Political Action Committees » (PAC) et procèdent à la levée des fonds pour les campagnes électorales et procurent des services à des électeurs (photos et démarches administratives pour l’obtention
des cartes d’électeur, par exemple).
D.– « Quadra », héritiers et dinosaures
Entre les « papys » qui ont fait de la résistance au Bénin (Apithy, Maga et Ahomadégbé), au Mali (les dirigeants
de l’Union Soudanaise RDA-Comité directeur) et les « quadra » du CNID de Me Mountaga Tall, ou les dirigeants
de l’ADEMA, on observe, comme en Europe de l’Est et du Centre, des changements importants au niveau de la
morphologie des acteurs individuels.
La nouveauté au niveau de cette seconde catégorie d’acteurs se trouve aussi dans la soudaine apparition sur la
scène politique un peu partout, Mali (Tiéoulé Mamadou Konaté, Oumar Hammadoun Dicko, etc.), Côte d’Ivoire
(Marie-Thérèse Bocoum-Kéita, Lanciné Gon Coulbaly, Tidiane Thîam, Hortense Dadié – Aka Anghui), des héritiers au double sens sociologique et politique, dans la personne des descendants des pères fondateurs ou des dirigeants de la première génération. On assiste aussi à l’arrivée ou au retour des descendants ou des membres des
grandes familles ou encore des chefferies traditionnelles.
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À côté de ces métamorphoses soudaines ou résultant de longs processus de maturation, on observe aussi des
paradoxes et des pesanteurs.
Le fait qu’un homme de 74 ans ait pu incarner les espoirs de la jeunesse sénégalaise (même si les chiffres montrent que l’élection de Wade n’est pas le fait des jeunes) n’est qu’un exemple de ces paradoxes et pesanteurs qui
illustrent bien le faible renouvellement des élites politiques, l’absence ou l’échec des « hommes neufs » aux idées
positives, provenant des banques centrales et des institutions financières internationales.
La pesanteur la plus inquiétante demeure, cependant, le rôle important, et le danger que représentent l’intervention des militaires et le recours à la violence comme moyen d’action politique.
E.– Armée et milices privées
Après le Niger en 1996 et 1999, le coup d’État du 24 décembre 1999, en Côte d’Ivoire, est une bonne illustration du rôle que joue ou que peut encore jouer l’armée sur le plan politique, malgré le retour formel au pluralisme politique et la pression de la communauté internationale sur les militaires putschistes.
La crise, dans les deux Congo, est une illustration particulière du recours à la violence par les acteurs politique.
Le développement et le rôle des milices privées est une conséquence de la démultiplication et de la privatisation
des centres et des moyens de violence qui ont accompagné dans beaucoup de pays, avec l’affaiblissement de l’État
et sur fond de dégradation de la situation économique, le passage de l’autoritarisme à la démocratie.
III.– LES NORMES DE LA VIE POLITIQUE (LES MODES DE RÉGULATION
DE L’ACTION ET DES RAPPORTS POLITIQUES RÉELS)
La constitution et l’imposition des enjeux et la manière dont s’en emparent les acteurs, anciens ou nouveaux,
individuels ou collectifs, obéissent à un certain nombre de règles, de normes, respectent un minimum procédural,
malgré l’apparente ou réelle anarchie qui caractérise parfois l’espace et la vie politiques.
La production des normes ou des modalités matérielles de régulation de la vie politique s’opère à deux niveaux.
D’abord, à travers la nature du régime ou des institutions politiques mises en place. Ensuite, dans les mécanismes
d’accès au pouvoir, un enjeu dont l’importance a été soulignée plus haut.
A.– Choix constitutionnels et nature du régime politique
Dans la foulée de la fièvre et de l’euphorie des conférences nationales et du retour au pluralisme politique, le
choix des formes institutionnelles (présidentiel, parlementaire, semi-présidentiel), malgré le recours au référendum ont rarement constitué de véritables enjeux. On en voit encore l’illustration en Côte d’Ivoire où la question
de l’éligibilité apparaît comme un enjeu plus fondamental que le pouvoir de contrôle du parlement sur le gouvernement.
Le choix des formes institutionnelles détermine des règles qui s’imposent aux acteurs, orientent et contraignent
tous les aspects de leur entreprise politique.
La nature du régime, incarnation de la conception du pouvoir, organise ainsi la nature des rapports entre le
centre du pouvoir et ses périphéries de toute nature ainsi que les pouvoirs dévolus à chacun.
Elle précise la répartition des compétences entre les différentes institutions politiques (exécutif, législatif, judiciaire), les modalités de la représentation politique dans le cadre d’une ou de deux chambres.
B.– Les règles de la compétition électorale
L’importance des mécanismes d’accès aux positions de pouvoir politique se mesure aux conflits qui marquent
régulièrement les élections dans les pays africains depuis le début des années 90.
La réitération du principe électif dans plusieurs pays consacre la reconnaissance de l’élection comme unique
moyen légitime d’accession au pouvoir.
La survie du principe électif indique que les acteurs politiques sur le continent, par conviction, nécessité ou
convenance, semblent accepter d’entrer, même à reculons, dans l’ère démocratique. En organisant des élections
pluralistes, à périodicité fixe et à dates convenues, ils acceptent en effet de confronter leurs différences, selon une
règle commune, la méthode démocratique.