L`État et la justice à Pondichéry au XVIIIe siècle

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L`État et la justice à Pondichéry au XVIIIe siècle
discussions 10 (2015)
Gauri Parasher
L'État et la justice à Pondichéry au XVIIIe siècle
Résumé
Notre projet de recherche porte sur le développement du système judiciaire de Pondichéry au XVIIIe siècle. Nous envisagerons ce processus comme un exemple de la construction de l'État au sein d'une société multiculturelle à l'époque moderne nous permettant de mieux saisir l'histoire des relations coloniales. Notre étude est basée sur une approche interactionnelle. Il s'agit d'analyser, en premier lieu, les rapports entre les différents groupes sociaux, d'origines française et indienne, tels qu'ils apparaissent dans les processus de négociations, d'appropriation réciproque de pratiques ou de contestations. Il s'agit à la fois d'examiner le rôle de ces rapports pour le fonctionnement de l'administration et d'en identifier les éléments transculturels.
Abstract
Das Dissertationsprojekt beschäftigt sich mit der Entwicklung des Justizsystems von Pondicherry im 18. Jahrhunderts. Die beobachteten Entwicklungen werden als ein Beispiel für Staatsbildungsprozesse im Rahmen einer multikulturellen Gesellschaft der Frühen Neuzeit verstanden, die auch den Blick für die Geschichte kolonialer Beziehungen zu schärfen vermögen. Dabei geht es in erster Linie darum, die Beziehungen zwischen den verschiedenen sozialen Gruppen indischen und französischen Ursprungs herauszuarbeiten, wie sie in Aushandlungsprozessen, wechselseitigen Aneignungen von Praktiken sowie bei Protesten deutlich werden. Zugleich sollen die Bedeutung dieser Beziehungen für das Funktionieren der Verwaltung sowie transkulturelle Elemente herausgestellt werden.
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Si l'on conçoit l'histoire de l'État comme l'histoire d'un carrefour, selon la formulation de Pierre Rosanvallon, il s'agirait ici d'un carrefour où se rencontrent les histoires européenne et non européenne de la formation de l'État au XVIIIe siècle1. Les contacts entre l'Europe et d'autres régions du monde ont radicalement augmenté à l'époque moderne. Cela explique la nécessité croissante d'examiner l'histoire européenne de l'État à l'époque moderne dans un contexte historique et géographique élargi et de mettre en avant, dans cette lignée, les influences de ce cadre désormais planétaire sur cette histoire. Cette exigence a été récemment confirmée par plusieurs études2.
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Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris 1990, p.14.
Sur une discussion concernant la nécessité de remettre en question le caractère purement européen de la formation de l’État à l’époque moderne, voir Antje Flüchter, Susan Richter (dir.), Structure on the Move. Technologies of Governance in Transcultural Encounter. L’introduction d’Antje Flüchter, Heidelberg 2012 (Transcultural Research – Heidelberg Studies on Asia and Europe in a Global Context). Jon Wilson, qui a travaillé sur l’administration de la Compagnie anglaise des Indes orientales au Bengale pendant les dernières décennies du XVIIIe siècle et au début du XIXe, a avancé l’hypothèse que plusieurs caractéristiques de la modernité politique ›britannique‹ se sont manifestées en Inde coloniale avant même qu’elles n’apparaissent en Grande­Bretagne. Cf. Jon E. Wilson, Domination of Strangers. Modern Governance in Eastern India, 1780–1835, Basingstoke 2007. Pour une introduction à propos des liens entre l’Inde et les débats politiques en France pendant la période des Lumières, voir: Jean­Marie 2
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Notre propre recherche3, inspirée par cette nouvelle direction de recherche, s'attache donc à enquêter sur les processus de formation de l'État à l'intérieur d'environnements sociopolitiques multiculturels à l'époque moderne4. Dans ce but, nous avons concentré notre attention sur une étude de cas, celle du développement de l'administration à Pondichéry au cours du XVIIIe siècle. Cette ville est depuis 1673 une »zone de contact«5 entre les Européens (surtout français) et les Indiens (surtout tamouls). De ce fait, le principal intérêt de notre projet consiste à réfléchir sur la place prise par la dimension transculturelle dans la manière dont se construit l'administration française au XVIIIe siècle, d'abord entre les mains de la Compagnie des Indes orientales puis entre celles du roi6.
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Nos premières enquêtes se concentrent sur la construction du système judicaire à Pondichéry, considéré comme une institution administrative émergeant au sein d'une population multiculturelle. Il s'agit tout d'abord d'entreprendre un examen de la rencontre entre les traditions juridiques régionales et locales, d'un côté, et la tradition juridique française, de l'autre. Pour ce faire, nous nous intéressons à l'histoire des Lafont, Indika. Essays in Indo­French Relations, 1630–1976, New Delhi 2000, p. 23–50. 3
Le projet de thèse est en cours depuis 2010. Si l’on reprend la définition de l’État de Charles Tilly, à savoir celle d’une organisation plutôt centralisée, différenciée des autres, exerçant son pouvoir sur un territoire plus ou moins défini et ayant à sa disposition des moyens coercitifs, le début de l’époque moderne a connu la coexistence de différentes formes d‘organisation de ce type – des royaumes, des empires, des fédérations de villes autonomes etc. – chacune »exerçant une forme de souveraineté publique«, Wim Blockmans, Citizens and their Rulers, in: id., André Holenstein, Jon Mathieu, Empowering Interactions. Political Cultures and the Emergence of the State in Europe 1300–1900, Surrey 2009, p. 281–291, ici p. 284–285. Conformément à cette perspective, et selon Philip J. Stern, nous pouvons considérer les diverses compagnies de commerce des Indes orientales, y compris la Compagnie française, comme un type d’organisation politique, un company­state. Cf. Philip J. Stern, The Company­State. Corporate Sovereignty and the Early Modern Foundations of the British Empire in India, Oxford 2011.
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L’utilisation de l’expression »zone de contact« (contact zone) correspond à la définition de Mary Louise Pratt. D’après elle, cette expression »est une tentative d’invoquer la coprésence spatiale et temporale de sujets précédemment séparés par des disjonctions historiques et géographiques et dont les trajectoires se croisent à cet instant. […] La perspective de ›contact‹ permet de souligner la manière dont les sujets se construisent dans et par leurs relations réciproques. Il fait référence aux relations entre les colons et les colonisés, […] non pas en termes de séparation ou apartheid, mais en termes de coprésence, d’interaction, des compréhensions et pratiques imbriquées, souvent dans le cadre des relations radicalement asymétriques de pouvoir« (trad. G.P.). Version originale anglaise cf. Mary Louise Pratt, Imperial Eyes. Travel Writing and Transculturation, Londres, New York 22003, p. 6–7.
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Dans cette recherche, l’utilisation de l’adjectif »transculturel«, traduction du terme anglais »transcultural«, est faite dans une perspective heuristique. Dans le contexte des activités de l’administration, il permet de qualifier tout ce qui se rapporte à »l’interaction, [aux] compréhensions et pratiques imbriquées« qui relient différents groupes sociaux à l’administration. Il va de soi que dans un contexte colonial les rapports entre ces groupes et l’administration sont intégrés dans un réseau de »relations asymétriques de pouvoir«.
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institutions, des personnels et des jurisprudences7. Les premières questions que pose l'étude de ces rencontres sont les suivantes: Comment les administrateurs français se sont­ils intégrés aux structures ou bien ont­ils intégré les traditions juridiques préexistantes ? Comment les Indiens se sont­ils adaptés à la justice et au gouvernement français ? Quelles ont été les nouvelles pratiques ou structures juridiques produites par cette interaction ? Quels ont été les facteurs sociaux les plus importants dans l'évolution du système judicaire et dans la constitution d'un droit franco­indien 8?
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Notre recherche et nos questionnements s'inspirent de la théorie du statebuilding from below. Celle­ci postule que:
»[L]'articulation des intérêts, concepts moraux et besoins par des communautés, corps commerciaux, groupes d'intérêts et sujets dans la société locale sont considérés comme des forces déterminantes dans le processus de formation de l'État [statebuilding process]. De ce point de vue, la formation de l'État – c'est­à­dire l'extension et le renforcement des institutions, des tribunaux et des autorités et l'activité de l'État lui­même – n'apparaît plus comme la réalisation exclusive des dynasties et de leurs ministres, fonctionnaires et généraux. La construction se présente donc plutôt comme le résultat non intentionnel des interactions qui ont contribué à son émergence«9.
La prise en compte de cette »interaction avec le bas« dans le processus de la formation de l'État par cette théorie permet de questionner la validité d'une perspective s'intéressant uniquement à l'étude des groupes dominants.
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Dans notre recherche, l'application d'une telle théorie mettant en valeur une perspective interactionnelle pour analyser le développement du company­state implique plusieurs choix. En premier lieu, nous devons mener un examen de l'interaction entre différents groupes sociaux, (religieux, commerciaux, militaires) existant au sein des populations européenne et indienne. En second lieu, nous allons faire une L’étude du système judiciaire dans l’Inde française a été entreprise par plusieurs auteurs, notamment M. Laude, Études sur les origines judiciaires dans les établissements français de l’Inde, Pondichéry 1860; David Annoussamy, The French Legal System and its Indian Connections, Pondichéry 1995; Jean­Claude Bonnan, Jugements du tribunal de la Chaudrie. 1766–1817, (2 vol.), Pondichéry 1999.
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Notre projet a tenté de répondre à la nécessité, exprimée par Jean­Claude Bonnan dans l’introduction de son œuvre (voir n.7), d’une étude approfondie des jugements de la Chaudrie permettant d’aborder l’aspect sociologique et le caractère négocié des conflits révélés par cette manifestation d’un pluralisme judiciaire.
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(Trad. G.P.) Version originale anglaise cf. Wim Blockmans, André Holenstein, Jon Mathieu, Empowering Interactions. Political Cultures and the Emergence of the State in Europe 1300–1900, Surrey 2009, p. 4–5. 9
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analyse de la façon dont cette interaction a influencé l'administration de la justice à Pondichéry. Cette perspective se fait l'écho des tendances historiographiques les plus récentes concernant l'Asie du Sud. Ces nouvelles approches remettent en cause tout à la fois les historiographies coloniale, nationale mais aussi les »subaltern studies« dans leur manière binaire de percevoir les relations qui existaient au sein des sociétés coloniales entre colons et colonisés. En effet, ces analyses ne parvenaient pas à décrire et »expliciter les subtilités et les complexités des réalités sur le terrain«10.
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Dans les affaires civiles, l'administration de la justice à Pondichéry était fondée sur le principe du pluralisme judiciaire. Ainsi, la population française était­elle soumise à la Coutume de Paris, mais cela n'est pas le cas des autres groupes sociaux dont les rapports avec l'institution judiciaire sont définis de la manière suivante:
»La nation s'étant engagée, dans les commencements de son établissement à Pondichéry, à juger les Malabars et autres Indiens qui auraient recours à la justice française, suivant les mœurs et coutumes et les lois Malabares, le Lieutenant civil se conformera à cet égard à ce qui s'est pratiqué jusqu'à ce jour au siège civil de la Chaudrie«11.
Ce principe est une traduction de l'attitude officielle prise par le gouvernement français à Pondichéry dans l'organisation de la justice. Il a été fréquemment cité dans l'historiographie traitant de la présence française en Inde comme étant le véritable pilier de l'administration judiciaire12. L'application de ce principe s'est pourtant avérée difficile, surtout face à de nouvelles formations et pratiques socioculturelles résultant des interactions entre les différents groupes sociaux.
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Les chrétiens tamouls comptent parmi les groupes sociaux nouvellement installés13. L'établissement de la Cf. Harald Fischer­Tiné, Low and Licentious Europeans: Race, Class and »White Subalternity« in Colonial India, New Delhi 2009.
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Article 16, Règlement du Conseil supérieur de Pondichéry 30 décembre 1769. Ce même principe a été aussi réaffirmé au début du siècle suivant dans l’article 3 de l'arrêté du gouverneur du 6 janvier 1819 portant promulgation des codes de la métropole. Les deux arrêts sont cités dans Bonnan, Jugements (voir n. 7), p. XXXIX. D’après l’arrêt du Conseil supérieur de Pondichéry daté du 27 janvier 1778, le tribunal de la Chaudrie à Pondichéry était un tribunal dit indigène devant lequel étaient portées toutes les affaires et contestations civiles »entre Malabars, Maures et Persans et autres Indiens, tant en demandant qu’en défendant et entre les susdits Européens en demandant seulement«.
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Bonnan, Jugements (voir n. 7), p. XVI; Léon Sorg, Introduction à l’étude du droit hindou, Pondichéry 1895, p. 5; Jacques Weber, Les établissements français en Inde au XIXe siècle (1816–1914), vol. II, Paris 1988, p. 479.
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Les chrétiens tamouls ne constituaient pas un groupe social uniforme. D’après les mentions faites dans les sources Lizenzhinweis: Dieser Beitrag unterliegt der Creative­Commons­Lizenz Namensnennung­Keine kommerzielle Nutzung­Keine Bearbeitung (CC­BY­NC­ND), darf also unter diesen Bedingungen elektronisch benutzt, übermittelt, ausgedruckt und zum Download bereitgestellt werden. Den Text der Lizenz erreichen Sie hier: http://creativecommons.org/licenses/by­nc­nd/3.0/de
Compagnie des Indes orientales à Pondichéry s'est ainsi accompagné de la propagation de la religion chrétienne. Plusieurs moyens, en particulier des pressions visant à convertir les populations locales, l‘attribution de privilèges aux chrétiens mais aussi la persuasion ont été employés par la Compagnie et les missionnaires14. Cela s'est traduit par la conversion d'un nombre considérable d'hindous au christianisme15.
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Parce que la constitution de ce nouveau groupe social était récente, son identité n'était pas prévue dans l'espace juridique. En principe, les convertis devaient être jugés d'après les lois malabares16. Pourtant, les sources primaires, c'est­à­dire les registres contenant les jugements du tribunal de la Chaudrie et ceux contenant les arrêts du Conseil supérieur de Pondichéry, apportent les preuves que ce principe n'est pas appliqué. Nous observons en effet que dans des procès civils impliquant les membres de ce groupe, ces membres contestaient parfois l'application des lois malabares et réclamaient l'application de la loi française (Coutume de Paris), vu l'avantage qu'elle leur offrait dans certaines affaires civiles. Notre projet étant toujours en cours de réalisation, nous devons encore mesurer l'effet qu'a pu avoir ces demandes sur l'administration.
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L'exemple évoqué ci­dessus nous a permis de montrer le résultat d'une interaction culturelle, un type de processus (l'appropriation par le bas) et son résultat sur une pratique judiciaire. Il ne s'agit pourtant que d'un exemple parmi d'autres. La situation spécifique de cette colonie a aussi entraîné des modifications de quelques lois de la Coutume de Paris qui ont été ensuite reconnues par le roi. Il existe également un processus d'appropriation par le haut, c'est­à­dire une appropriation, de la part de l'administration, des structures et des pratiques locales associées à l'administration de la justice. Une telle étude, au­delà de son intérêt dans la compréhension de la formation de l'État dans un contexte multiculturel, nous juridiques telles que les jugements de la Chaudrie dans Bonnan, Jugements, (voir n.7) et les arrêts du Conseil supérieur dans Gnanou Diagou, Les arrêts du Conseil supérieur de Pondichéry (1735 à 1820), (8 vol.), Paris, Pondichéry 1935–1941, on peut distinguer au moins deux grandes divisions: les chrétiens malabars (dits de castes) et les chrétiens paréas (dits hors­castes).
J. B. Prashant More, Hindu­Christian interaction in Pondicherry, 1700–1900, in: Contributions to Indian Sociology 32 (1998), p. 97–121, ici p. 102.
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Weber, Les établissements, (voir n. 12), p. 482. Le tableau donné sur cette page montre la composition religieuse de la population de Pondichéry en 1830 et indique que 10,4% de la population totale, qui s’élevait à 75.323 habitants, était chrétienne. 15
16
Sorg, Introduction, (voir n. 12), p. 5.
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renseigne aussi sur la nature et la dynamique des sociétés coloniales.
Auteur
Gauri Parasher
Cluster of Excellence »Asia and Europe in a Global Context: The Dynamics of Transculturality«
Universität Heidelberg
parasher@asia­europe.uni­heidelberg.de
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