Suite... - Gestion de projets d`innovation

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Thème 8 : Comprendre la dynamique
des marchés
Serghei Floricel
Le principal indicateur de succès d’une innovation est son adoption par le
marché. Un marché est un système social formé d’individus ou organisations
qui échangent des valeurs autour d’une catégorie de produits ou services.
D’un côté, il comprend un ensemble d’acheteurs (clients, utilisateurs) et, de
l’autre, un ensemble de producteurs (ou fournisseurs) qu’on appelle aussi
industrie. Le succès d’une innovation dépend de la proportion et de la vitesse
avec lesquelles ce système d’acteurs adopte le nouveau produit. La réussite
des innovations radicalement nouvelles passe souvent par la création de
nouveaux marchés. Pour les autres innovations, le succès dépend plutôt de
leur capacité de remplacer les anciens produits sur des marchés existants. La
dynamique d’un marché fait référence à la variation dans le temps de
l’adoption par les clients, du nombre de producteurs et du volume de
production, ainsi que des caractéristiques des produits vendus. Comprendre
cette dynamique, tout comme les meilleures façons pour la stimuler ou s’y
insérer, est le fondement des stratégies de commercialisation des produits
innovants, de décisions telles que le moment d’entrée sur le marché (être un
pionnier ou un suiveur) ; le positionnement et les caractéristiques du produit,
son prix et l’intensité de sa promotion ; le niveau de l’investissement en
capacités de production et réseaux de distribution, etc.
Le plus souvent, on compare la dynamique des marchés à un cycle de vie,
une idée captivante à cause de la familiarité avec notre propre cycle de vie,
qui nous mène, à travers une série inévitable de phases, de la naissance à la
vieillesse. La figure 8.1 synthétise la vision actuelle de ce cycle de vie dans la
littérature en gestion de la technologie et en marketing. Dans la partie
supérieure, la figure présente l’évolution du côté des acheteurs, caractérisée
par 4 phases : émergence, croissance, maturité et saturation. Pour chaque
phase, la figure indique l’évolution des adoptions (nouvelles ventes) par unité
de temps et cumulatives depuis le début (qui représente aussi la pénétration
du produit sur le marché). La figure indique le profil des acteurs qui entrent
normalement sur le marché dans chaque phase, leur poids dans l’ensemble
du marché (en pourcents) et le bénéfice qu’ils recherchent en priorité. Dans
la partie inférieure, la figure évoque les phases de l’évolution de l’industrie
(d’effervescence, de stabilisation, d’épuration, incrémentale et inertielle), en
faisant ressortir le changement d’intensité de deux types d’innovation, de
produit (qui ajoute des fonctions et améliore la performance des produits) et
de processus (qui réduit les coûts et améliore la qualité de la production).
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L’analyse de cette figure permet de tirer des leçons importantes pour les
projets d’innovation. La première concerne la phase d’émergence, qui, par sa
durée et par sa nature, peut causer l’essoufflement des pionniers. Les lignes
interrompues du côté de l’industrie suggèrent que l’émergence du marché
est précédée par une longue série d’essais non-réussis du point de vue
technique et par des adoptions minimales. Cette phase embryonnaire ne
produit pas des ventes suffisantes pour assurer la viabilité financière des
pionniers. Même la percée technique, qui crée un premier produit viable et
marque le début de la phase d’effervescence, est suivie par l’entrée sur le
marché de plusieurs entreprises avec des produits innovants qui font appel à
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des technologies et concepts différents. La confusion des acheteurs face à
ces offres freine les ventes, et la concurrence que les entreprises se livrent
pour ces maigres flux financiers réduit les ressources que chacune d’entre
elles peut investir en innovation. Ceci retarde l’amélioration des produits et
donc la croissance des ventes, prolongeant cette phase d’austérité.
La deuxième leçon concerne le passage entre la phase d’émergence et celle
de croissance. Les acheteurs typiques de la phase d’émergence sont des
précurseurs enthousiastes, émerveillés par tout produit innovant, et des
visionnaires agiles, qui pensent que le nouveau produit peut leur donner un
avantage compétitif s’ils vont l’utiliser en premier. Les deux groupes sont
prêts à vivre avec ces imperfections. Toutefois, les acheteurs de la phase
suivante, les imitateurs pragmatiques, n’accordent pas tant d’importance au
produit et veulent s’assurer que celui-ci a atteint un certain niveau de fiabilité
avant de l’acheter. Les entreprises qui ne comprennent pas ces différences et
n’arrivent pas à stabiliser l’innovation de produit, tout en augmentant la
qualité de leur production, risquent de mal servir le marché de masse qui se
développe dans la phase de croissance. Celle-ci est aussi caractérisée par la
victoire d’un design dominant, c'est-à-dire une solution technologique et une
architecture technique similaire pour toute l’industrie. Les producteurs qui ne
le suivent pas risquent de perdre des parts importants du marché.
Un autre passage important est celui entre un marché en croissance et un
marché mature. Du côté des acheteurs, on atteint le maximum d’adoptions
par unité de temps et le rythme de croissance des ventes ralenti. Du côté de
producteurs, ceci se traduit par un nombre trop élevé de joueurs sur le
marché. Les entreprises qui n’ont pas su profiter de la croissance de ventes
pour apprendre et innover dans leurs processus ainsi que pour investir dans
des systèmes de production à grande échelle, réduisant les coûts unitaires
des produits, seront éjectées du marché dans la phase suivante, qu’on
appelle épuration. Comme résultat, seulement quelques grandes entreprises
survivent sur le marché dans la phase de maturité. Aussi, dans la phase de
maturité les consommateurs arrivent à mieux comprendre et comparer les
différents produits, ce qui a comme effet la segmentation du marché. Il ne
suffit donc pas de réduire les coûts, il faut aussi positionner les produits pour
cibler chaque segment avec une offre qui lui est dédiée spécifiquement.
Finalement, dans la phase de saturation, l’adoption ne progresse plus, même
si dans plusieurs marchés les ventes se maintiennent à un niveau intéressant
à cause du besoin de remplacer les produits qui ont atteint la fin de leur vie
utile. Seule une réduction marquée des prix peut encore attirer des nouveaux
clients sur le marché, généralement ceux qui, avant, ne se permettaient pas
d’acheter le produit. Du côté de l’industrie, l’innovation est minimale car les
producteurs sont pris dans une dynamique inertielle, due à l’absence de
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ressources excédentaire qui pourraient être réinvesties dans le R&D, mais
aussi à cause de la dépendance par rapport à certains types d’infrastructures
et habitudes d’utilisation ainsi que de l’opposition de tous ceux qui ont
l’intérêt de garder le statu quo. Tout produit plus radicalement innovant est
mis au défi de vaincre cette inertie.
La littérature sur les facteurs qui favorisent la diffusion des innovations, qui
remonte aux travaux du sociologue français du 19e siècle, Gabriel Tarde,
suggère plusieurs façons d’accélérer l’émergence et la croissance du marché
Ainsi, c’est important de faire valoir l’avantage relatif par rapport aux anciens
produits, en stimulant, par exemple, les études comparatives crédibles au
niveau de la performance des produits et des bénéfices pour les clients. Il est
important aussi de faciliter la compréhension du produit, à la lumière des
opinions et des valeurs dominantes dans la culture des clients, par exemple
en le positionnant comme une variété d’un produit existant ou, au contraire,
en faisant ressortir sa nouveauté. Rendre les produits plus visibles et donner
aux acheteurs la possibilité de les essayer aide aussi, tout comme réduire
l’investissement à faire par les utilisateurs, en distribuant des versions
gratuites, en offrant le produit en location versus l’achat, en donnant des
formations gratuites etc. Il est important de réduire aussi la confusion et
l’incertitude des clients, par exemple en soutenant la standardisation et
l’interopérabilité des produits, en s’abstenant de critiquer les produits
concurrents, etc. C’est intéressant de souligner que ces conseils s’inspirent
des facteurs qui favorisent la propagation des maladies contagieuses. Ainsi,
les théories sur la diffusion des innovations expliquent le profil de croissance
des ventes typique pour un cycle de vie par le fait que peu de gens vont
acheter le produit sur la base de la promotion par les vendeurs, la plupart
d’entre eux, la grande majorité représentée par les imitateurs pragmatiques
et les suiveurs conservateurs, l’achèteront en imitant les autres. Plusieurs de
ces conseils suggèrent donc comment augmenter les chances que ceux qui
ont déjà acheté le produit « contaminent » des nouveaux acheteurs.
À la lumière des modèles de cycle de vie, une controverse persiste encore
sur le choix d’être un pionnier ou un suiveur sur le marché. En général, on
observe que les entreprises qui ont connu un succès durable sur un marché y
sont entrées assez tôt. Ceci leur a permis de se bâtir une réputation auprès
des acheteurs et de bénéficier de plus d’occasions d’apprentissage. Toutefois,
les entreprises à succès ne sont pas toujours les toutes premières. Vu le
grand nombre de passages et d’obstacles discutés plus haut, ceux qui
arrivent un peu plus tard ont l’occasion de laisser se dissiper les incertitudes,
d’apprendre des erreurs de leurs prédécesseurs et de se bâtir dès le début un
système de production à grande échelle, adapté pour un marché de masse.
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En appliquant les conseils mentionnés ci-dessus, il faut tenir compte du fait
que le cycle de vie typique est pertinent surtout dans les marchés de masse
de la joute « vendeurs d’expériences », illustrée par le secteur automobile.
D’autres secteurs suivent des dynamiques de marché différentes :
Les secteurs, tels que les « conseillers de créneau », qui regroupent des
entreprises concevant des systèmes complexes, par exemple les
compagnies d’ingénierie qui développent des usines pétrochimiques, ne
démontrent pas une phase d’épuration, ni l’établissement de designs
dominants ou une diminution de l’innovation du produit. La complexité de
ces systèmes et des besoins qu’ils desservent semblent donc permettre la
coexistence de différentes solutions et compétences techniques.
Dans les marchés de masse qui font partie de la joute « navigateurs
d’architecture », tels que ceux d’ordinateurs personnels et autres produits
électroniques, l’innovation semblé se concentrer d’abord sur la réduction
des coûts et seulement ensuite, après que le prix devient très abordable,
se tourne vers l’ajout de nouvelles fonctions aux produits. L’innovation de
produit continue de façon énergique par la suite, souvent grâce à l’entrée
de nouveaux joueurs. Mieux encore, les grandes entreprises établies dans
ces secteurs cannibalisent délibérément les générations antérieures de
leurs propres produits et encouragent l’entrée des firmes innovantes.
En effet, l’accumulation des exceptions fait en sorte que le modèle du cycle
de vie est graduellement remis en question. Un des résultats des recherches
menées pour le programme MINE est que, dans beaucoup de secteurs,
l’innovation est continue et produit notamment une croissance exponentielle
de la performance qui dure plus qu’un demi-siècle. Ainsi, dans le secteur
électrique, la capacité des turbines thermiques a augmenté de façon
exponentielle durant 80 ans. Les entreprises du secteur des semiconducteurs s’orientent scrupuleusement depuis les années 1950 sur la « Loi
de Moore », qui prédit que les performances des produits doubleront à
chaque 18 mois. En plus, certains secteurs, notamment la pharmaceutique et
la biotechnologie, exemples typiques de la joute des « coureurs de science »,
proposent constamment des nouveaux principes technologiques pour la
réalisation des mêmes fonctions utiles, au fur et à mesure de l’avancement
des connaissances scientifiques pertinentes. Ces principes viennent souvent
d’entreprises en démarrage, qui entrent sans cesse dans le secteur.
Ces nouveaux modèles de dynamique continue d’innovation sur un marché
attirent l’attention sur d’autres aspects que les modèles de cycle de vie. Par
exemple, ils soulignent l’importance de s’ajuster au rythme et à la nature du
changement, par exemple en prévoyant un rythme et un degré de nouveauté
adéquats pour le renouvellement des générations de produits. Ils soulignent
aussi qu’il est plus important d’offrir des nouvelles versions du produit à
chaque « ronde » du changement, sans chercher la perfection, car il est
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important de continuer à apprendre pour se tenir près de la frontière
technologique. Il ne faut pas se décourager face aux défaites car il y aura
d’autres rondes dans cette avancée sans cesse de la technologie.
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