1 Allentown, New Jersey
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1 Allentown, New Jersey
1 Allentown, New Jersey Je n’avais franchement pas envie d’être là. Rien de plus normal, à moins d’être résolument maso. Trois heures du matin – mon équipier Nick Aparo et moi enfermés dans notre SUV banalisé, garé dans une rue sombre au milieu de nulle part, à nous geler les miches, sans rien d’autre à faire qu’observer, attendre le signal, nous assurer que notre cible ne s’évapore pas avant que nous ayons pu la coffrer. Qu’on ne se méprenne pas. C’est mon boulot. Si je le fais, c’est par choix. Par conviction, parce que j’estime que notre action en tant qu’agents du FBI est importante. Et le type que nous avions dans le collimateur cette nuit-là méritait notre entière atten tion, aucun doute là-dessus. C’est juste que j’aurais préféré ferrer de plus gros poissons. Des baleines blanches, à vrai dire, du genre dont le Bureau ne pouvait avoir connais sance. Je n’en avais pas vraiment parlé à Nick, non plus. Il subodorait quelque chose, remarquez. Au bout de dix ans au feu avec quelqu’un, c’est bien le moins. Si ce n’est pas le cas, vous vous êtes sans doute trompé de métier. Mais il s’interdisait de me questionner. Il savait que si je ne le mettais pas au courant de tout, c’était pour son bien. Pour lui donner une possibilité de démentir. Pour lui éviter 19 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 19 23/07/2015 12:18:12 de perdre son job et d’être mis en examen. Parce que, pour me sortir de l’abîme infesté de requins qui m’avait englouti quelques mois plus tôt, le jour où un agent de la DEA déterminé à mener à bien une vendetta personnelle avait choisi d’utiliser mon fils de 4 ans comme appât pour attraper le baron de la drogue mexicain qu’il pourchassait, j’allais pro bablement devoir enfreindre deux ou trois lois… Ou plus. Nick pigeait ça… mais ça ne l’enchantait pas. Nous avions donc passé une flopée d’heures dans un silence tendu, à regarder des anges arpenter la pièce – ou plutôt l’habitacle de notre Ford Expe dition –, tout en surveillant à travers le pare-brise embué et les rafales de neige la maison de plain-pied qui se dressait un peu plus loin, de l’autre côté de la rue, celle où des décorations de Noël lumineuses, hypnotiques et abrutissantes, clignotaient tout le long du toit. Quoi qu’elle fût en train de faire, notre cible avait beaucoup plus chaud que les deux pauvres truffes chargées de la coffrer. Nous étions instal lés dans un véhicule customisé du FBI qui valait plus de cent mille dollars, mais les sièges chauffants avaient malgré tout réussi à tomber en rade, raison pour laquelle nous tremblions comme si nous étions secoués en permanence par des décharges de Taser. Laisser tourner le moteur alors que tout le quar tier dormait n’était pas une possibilité. A moins de vouloir à tout prix rencarder notre cible sur notre présence. Le seul aspect positif, c’était que personne ne pouvait nous voir. En matière de discrétion, plan 20 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 20 23/07/2015 12:18:12 quer dans une voiture recouverte de neige dans une rangée d’autres voitures couvertes de neige, on aurait du mal à trouver mieux. Le blizzard avait cessé de souffler une heure plus tôt, après avoir ajouté une couche plus épaisse sur les trois centimètres et demi de neige qui avaient refusé de fondre. A présent, les flocons tombaient à nouveau. Dans le concours du front froid le plus costaud de tous les temps, celui-ci l’emportait haut la main. Il fallait le reconnaître, c’était épuisant. Le corps brûle une grande quantité d’énergie pour se chauffer, et à 3 heures du matin, après plusieurs nuits passées dans ces conditions, mes accus étaient presque à vide. Tout en observant mon souffle qui s’élevait en volutes devant mes yeux, je remontai au maximum la fermeture Eclair de ma parka siglée FBI, jusqu’à toucher mon nez. Si j’avalais encore du café, je n’aurais plus aucune chance de trouver le sommeil lorsque je rentrerais enfin chez moi – à l’heure pour regarder le soleil se lever avant de m’écrouler contre Tess, qui dormirait à poings fermés. Nick, quant à lui, n’avait pas tant de scrupules et se servait un énième mug à notre Thermos de cinq litres, avant de boire à petites gorgées, en feignant d’un air moqueur de savourer le liquide fumant et amer comme si son barista favori le lui avait préparé avec amour. Sa chapka fourrée, dont il avait laissé retomber les rabats sur ses oreilles, lui donnait un air ridicule, mais aucun de mes arguments ne le convaincrait de la retirer. Au moins surveillait-il la maison avec moi, au lieu de faire défiler sur son smartphone un flot ininterrompu de profils féminins 21 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 21 23/07/2015 12:18:12 sur Tinder – son modus operandi lors de planques précédentes –, qu’il accompagnait de critiques incen diaires tout en les vouant d’un coup d’index à dis paraître dans le néant, ou pas. Un petit mieux, je suppose. La raison de notre tête-à-tête impromptu dans cet igloo sur roues s’appelait Jake Daland. Ce dernier était le fondateur et grand manitou de Maxiplenty, qui avait repris le flambeau de Silk Road après que nous eûmes fait fermer ce site de commerce en ligne. Daland figurait sur nos écrans radar depuis qu’il avait créé plusieurs portails de liens torrent. Hol lywood et Washington se montrant de moins en moins cléments avec ceux qui voulaient regarder films et séries sans subir les publicités ni les saccades insupportables dont souffraient encore la plupart des sites payants, à moins d’être reliés directement par fibre optique à un nœud de raccordement opé rateur – en tout cas c’était ainsi que l’avait formulé le geek en chef de l’antenne de New York, qui était incapable d’aligner deux mots sans citer Community –, Daland avait donc confié la gestion des sites à des sous-fifres et s’était terré dans la clandestinité, se lançant par la même occasion dans une entre prise beaucoup plus pernicieuse : un site de troc anonyme qui ferait rougir jusqu’aux chantres du partage à tous crins. Pour le nommer, il avait choisi un jeu de mots ironique construit sur un terme de novlangue tiré du 1984 de George Orwell. Par une autre astuce, il avait essayé d’éviter à ce site le sort qu’avait connu Silk Road, en excluant toute tran saction financière – ni liquide, ni chèque, ni carte bancaire, ni bitcoins. Maxiplenty était un site du 22 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 22 23/07/2015 12:18:12 darknet réservé au troc, un marché en ligne où tout était possible – se procurer de la drogue, des armes à feu, des explosifs, blanchir de l’argent, ou faire assassiner quelqu’un – à condition d’avoir quelque chose à proposer en échange. Ces arrangements ne rapportaient rien à Daland. L’opération se présentait surtout comme un doigt d’honneur revanchard, sans vergogne et d’inspira tion libertaire, à l’intention du gouvernement. On ne pouvait accéder à Maxiplenty que par coopta tion. Lorsqu’on avait procédé à son premier troc, on était invité à s’inscrire au marché en ligne, et c’était là que l’avidité l’emportait sur le non-conformisme idéaliste. Le réseau s’était transformé en repaire de dépravés (bien au-delà de ce que Daland lui-même avait imaginé au départ), cependant que les dollars des frais d’inscriptions affluaient. Le fonctionne ment du site n’exigeait presque pas de frais géné raux. Tandis que Maxiplenty grossissait, Daland restait dans sa maison de location, sans quasiment rien dépenser, ne s’accordant pour seul luxe que les pizzas qu’il commandait tard le soir. A l’évidence, il avait retenu la leçon que dispensaient de nombreux films : les criminels qui ne moisissent pas en prison sont ceux qui évitent les accroissements inconsidérés de leur train de vie et les achats sortant de l’ordi naire. Après que deux utilisateurs eurent réussi à échanger des assassinats – un scénario de cinéma devenu réalité, mais sans les enjolivements aux quels Hollywood excelle tant –, le bureau du pro cureur avait décidé que Daland était au minimum complice, et au pire le commanditaire des crimes. 23 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 23 23/07/2015 12:18:12 Plusieurs services du FBI collaboraient pour faire tomber Maxiplenty et expédier Daland derrière les barreaux. Grâce aux deux types qui en cet instant précis se les pelaient dans leur voiture, ils possé daient déjà les aveux signés des deux meurtriers. Coincer Daland, c’était une autre paire de manches. Maxiplenty reposait sur un réseau sophistiqué de serveurs situés aux quatre coins du globe et dispo sait d’une quantité infinie d’adresses IP usurpées, le tout destiné à cacher le site et ses utilisateurs. Les ingénieurs du labo de la Cyber Division de Quan tico avaient mis des semaines à rassembler assez de preuves pour être certains qu’une inculpation tien drait la route. Preuves que nous détenions à présent, et ce depuis quatre heures. C’était pour cette raison que nous nous les gelions là, en attendant le signal pour passer à l’action. Nous n’étions pas seuls. Tous les membres de l’équipe, qui incluait deux spécialistes de la brigade informatique, se trouvaient à proximité, équipés de lunettes de vision nocturne et, avec un peu de chance, un peu moins frigorifiés que nous. Notre but était de débrancher tout l’équipement informa tique (ainsi que toute alimentation de secours) avant de rallumer, puis de tout enfermer dans des sacs plastiques étiquetés. Je ne voulais pas que Daland ait la moindre possibilité d’appuyer sur une sorte de bouton nucléaire qui effacerait ses disques durs. Nous poireautions donc, sur le qui-vive, en espé rant que les techniciens de la compagnie Jersey Cen tral Power & Light nous préviendraient bientôt qu’ils étaient prêts à actionner l’interrupteur. A cette époque de l’année, ils avaient l’habitude d’intervenir 24 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 24 23/07/2015 12:18:12 à des heures indues. A cause du mauvais temps et de la surconsommation électrique due aux éclairages de fête, ils se devaient d’être disponibles en perma nence. Toutefois, cela prenait plus longtemps que je ne l’avais imaginé. — Attention, annonça une voix dans mon oreil lette. Apparemment c’est encore l’heure de nourrir le fauve… Je regardai dehors à travers la purée de pois et vis passer la voiture du livreur de pizzas, surmontée comme toujours d’une moitié de pizza aux peppe roni en plastique moulé haute de un mètre vingt. — Encore ? grommela Nick. Comment il peut en bouffer autant et rester aussi mince, cet enfoiré ? Je me tournai vers mon équipier, un léger sourire narquois aux lèvres. — Peut-être qu’il ne les fait pas glisser avec une part de lasagnes, lui… L’appétit de Nick était légendaire, surtout en ce qui concernait la cuisine italienne et les blondes aux formes généreuses. La première lui avait fourni une sorte de distraction quand les secondes avaient fini par lui valoir un divorce. A présent, il s’abandonnait aux deux sans retenue, après avoir enfin accepté la décision du juge aux affaires familiales, à savoir un week-end par mois à consacrer à son fils de 11 ans. Il n’avait pas non plus laissé tomber les cours de RPM 1. Comme presque tout le bâtiment de Federal Plaza, j’avais perdu mon pari à ce sujet. 1. Pour « Raw Power in Motion », remise en forme par la pratique collective du vélo en salle et en musique. (Toutes les notes sont des traducteurs.) 25 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 25 23/07/2015 12:18:12 — Qu’est-ce qu’il y a de mal à manger une pizza en entrée ? En Italie c’est ce qu’ils font, espèce de béotien. Je souris. — Si ça se trouve, il s’est installé une salle de sport. Il fit une grimace horrifiée. — Chez lui ? Tout seul ? C’est quoi, l’intérêt ? — L’intérêt du sport étant de rencontrer des petites pépées, c’est ça ? — Ben ouais. Mais si ça me permet de vivre deux ans de plus, c’est tout bénef. Je secouai la tête d’un air réprobateur. C’était devenu un échange habituel que nous appréciions tous les deux, justement à cause de son caractère récurrent. On dit que les équipiers se comportent comme un couple mais, dans le cas d’Aparo, le parallèle n’est qu’à moitié vrai. Entre agents des forces de l’ordre, on ne va pas voir ailleurs. Le livreur laissa son moteur tourner, alla d’un pas hâtif à la porte et pressa la sonnette. Les flocons se faisaient de plus en plus replets. J’ajustai la luminosité de l’ordinateur portable posé à côté de moi. Quatre fenêtres vidéo diffusaient les images des caméras que nous avions réussi à installer pour surveiller notre cible. Je me concentrai sur celle qui filmait la porte d’entrée, cachée dans un distributeur de journaux. Jake Daland – plus élégant que jamais, vêtu d’un short, d’un kimono de soie aux pans écartés, enfilé par-dessus un tee-shirt blanc à col en V d’où dépas saient d’épais poils de torse – vint ouvrir avec le calme et l’air nonchalant qui le caractérisaient. Il 26 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 26 23/07/2015 12:18:12 ne se pencha pas dans l’encadrement, ne jeta pas de coups d’œil furtifs à droite et à gauche. Il ne témoignait aucun intérêt à ce qui se passait devant chez lui. Soit il était au courant de notre présence et ne s’en souciait pas, soit (bien que ce fût possible, c’était désormais fort improbable) il ne se doutait pas qu’il était placé sous surveillance depuis des semaines. Daland prit le carton de pizza et paya le livreur, qui sembla déconcerté. Ils échangèrent quelques mots, cependant que le jeune homme se débattait avec son énorme doudoune, fouillait ses poches et rendait l’argent en secouant la tête. — Qu’est-ce qu’il fabrique ? s’enquit Nick. — Daland a dû lui filer un gros billet, et le gamin n’a pas assez de monnaie. — On a vraiment choisi le mauvais camp, tiens. Après un autre bref échange, Daland fit signe à l’autre d’entrer. Le jeune obtempéra et ferma la porte. Quelques instants plus tard, il ressortit chargé d’une boîte emballée dans du papier cadeau, présent de son client nocturne le plus fidèle. — Et vas-y qu’il lui offre un cadeau de Noël, maintenant ! Qu’est-ce que je te disais… On est des nazes, mon pote. De vrais nazes. Le livreur remonta dans sa voiture et repartit. C’est à ce moment précis que mon oreillette revint à la vie. — On a le feu vert. Toutes les équipes, en posi tion. Nick et moi descendîmes de l’Expedition. Nous portions des gilets pare- balles sous nos parkas, 27 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 27 23/07/2015 12:18:12 même si j’estimais très peu probable que nous rencontrions la moindre résistance armée. Quatre membres du SWAT se dirigeaient furtivement vers la porte d’entrée, pendant que deux collègues, Annie Deutsch et Nat « Len » Lendowski, sortaient à leur tour d’un véhicule banalisé et arrivaient par l’autre côté. D’autres hommes couvraient l’arrière de la maison. Les techniciens attendraient que les lieux soient sécurisés. Nous emboîtâmes le pas aux gars du SWAT. — Groupe un en position, annonçai-je dans mon micro de manchette. — Groupe deux en position, me confirma-t‑on à l’arrière. — Restez en attente, dit la voix dans mon oreil lette, qui revint après un court instant : Dans cinq secondes. Quatre. Trois… Deux secondes plus tard, les ampoules sur le toit de Daland s’éteignirent. Nous activâmes nos lunettes de vision nocturne et dégainâmes nos armes, puis le chef d’escouade du SWAT enfonça la porte d’un coup de bélier, mais alors que nous nous apprêtions à les suivre à l’intérieur une alarme se déclencha en moi lorsque mon cerveau fit ressurgir un détail que j’avais vu du coin de l’œil en approchant. Quelque chose que sur le moment j’avais à peine remarqué. Au bord du trottoir, dans l’ombre des voitures en stationnement, tout juste visible : le reflet d’un ruban rouge. Le cadeau de Noël que Daland avait offert au livreur quelques minutes plus tôt. 28 243545AFH_CORRIGAN_Cs5.indd 28 23/07/2015 12:18:12