Ladislav Klíma Les Souffrances du prince Sternenhoch

Transcription

Ladislav Klíma Les Souffrances du prince Sternenhoch
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Ladislav Klíma
Les Souffrances
du prince Sternenhoch
roman grotesque
traduit du tchèque
par Erika Abrams
nouvelle édition revue et corrigée
Minos
La Différence
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I
Je vis Helga pour la première fois à un bal ; j’avais
33 ans, elle 17. Dès l’abord, la garce me parut carrément laide. Une vraie asperge, grande et mince à faire
peur ; le visage honteusement pâle, presque blanc,
émacié ; un nez juif, les traits pas mal au fond, mais
fanés en quelque sorte, somnolents, soporifiques ; elle
avait l’air d’un cadavre mû par un ressort, – et ses
gestes étaient tout aussi horriblement mous et moribonds que son visage. Elle gardait toujours les yeux
baissés comme la plus timide des fillettes de cinq ans.
Ce qu’elle avait encore de mieux, c’était sa grosse
chevelure, noire comme suie.. Quand je la frôlai du
regard pour la première fois, j’eus carrément mal au
cœur ; et lorsque le comte M., peintre dilettante, me
dit : « Cette demoiselle a un visage extrêmement intéressant, d’une beauté toute classique », – je ne pus
retenir un ricanement. Je ne sais vraiment pas comment il se fait que tous ces artistes et gens d’un « goût
raffiné » manquent mais complètement de goût, –
apparemment ils l’ont si bien affiné qu’il n’en est rien
resté ; ce qui me plaît ne leur plaît justement pas, et ce
qui me déplaît leur plaît, comme un fait exprès. Moi,
par exemple, je n’échangerais pas le visage d’une
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grosse dondon de Berlinoise sur deux contre les têtes
de pierre de toutes les déesses grecques, et le premier
fantassin venu est à mon avis plus joli que ces espèces
de Goethe et Schiller à grand nez qu’on nous vante
toujours comme modèles de noblesse et de beauté.
Et pourtant, le croiriez-vous ? je ne pouvais en
détacher le regard.. Et quand, la danse l’ayant amenée tout près de moi, elle leva soudain les yeux, sans
même me remarquer, je fus comme traversé par une
puissante décharge électrique...
À compter de ce jour, elle se mit à hanter mes pensées. Des mois durant. Je commençais enfin à oublier,
– lorsque je la revis ; cette fois encore, à un bal de la
noblesse.
Cela me bouleversa de façon tout à fait insolite ;
j’entendais battre mon cœur. Je restai longtemps
comme sur des épines, – et finalement l’invitai à
danser, me disant à part moi, pour me justifier : « En
tant que premier magnat de la Germanie, conseiller
et favori de Guillaume, à la tête, qui plus est, d’une
fortune de 500 millions, c’est de ma part un acte de
magnanimité, de noblesse et de haute courtoisie * que
d’inviter à danser la descendante d’une famille jadis
célèbre, mais à présent obscure, appauvrie, réduite
quasiment à la mendicité », comme je venais de l’apprendre ; « personne ou presque ne danse avec elle,
* Les mot et phrases en italique suivis d’un astérisque sont en
français dans le texte. Les mots et phrases en latin et en allemand
dans le texte sont traduits en fin de volume.
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tout le monde louera mon initiative, – et elle – comme
elle sera heureuse ! »
Pourtant, elle ne manifesta pas le moindre signe de
joie. Elle se leva comme un automate, dansa comme
un pantin de bois. Dérouté comme il m’arrive rarement
de l’être, je parlai peu et avec bêtise. Je ne sais ce que
j’avais, quelle torpeur m’envahissait au contact de cette
carcasse osseuse. Pendant toute la danse elle ne leva
pas une seule fois les yeux et ne prononça que deux
ou trois paroles, d’une voix blanche, presque rauque.
Lorsque la musique se tut, je la serrai plus fort et sortis je ne sais plus quelle plaisanterie un peu salée. Elle
eut un petit geste pour me repousser, leva les yeux. Et
soudain, libérés de l’écran des paupières, ils s’ouvrirent
invraisemblablement, comme des yeux de chat, – tout
aussi verts, tout aussi farouches, fauves, effroyables.
Ses lèvres, jusque-là flasques, indolemment détendues
ou même entr’ouvertes, se serrèrent, fines et effilées
comme une lame de rasoir, son nez se contracta, les
narines, dilatées, se mirent à palpiter violemment...
Cela passa comme un éclair ; puis, sans mot dire, elle
alla – furie reconvertie en cadavre – rejoindre son
chaperon, une petite vieille à l’air passablement miséreux. Je pense qu’à cet instant je n’étais pas moins pâle
qu’elle. Qu’est-ce qui me fit alors frémir, jusqu’au tréfonds de moi-même ?... n’était-ce pas un pressentiment
mystique des horreurs à venir ?.. Je vous le dis : jamais
encore je n’avais vu de visage même approximativement aussi terrible, terrifiant, et jamais je n’aurais cru
que des traits aussi cadavériquement ternes, tels, je le
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répète, que je n’en ai vu les pareils ni avant ni depuis,
pussent ainsi s’embraser, comme un éclair dans un ciel
de plomb.
Les dés étaient jetés. La semaine d’après, j’allai
chez son père faire ma demande – – –.
Pourquoi fis-je cela ? Je l’ignore ; tout ce que je
sais, c’est que ma raison n’y était pour rien.
Je n’étais pas amoureux d’elle, pas du moins pour
autant que l’amour est quelque chose de beau et de
doux. En tout état de cause, s’il y avait de cela dans
ce que je ressentais, mon dégoût était dix fois plus
fort. Et il est certain qu’il y avait une bonne douzaine
de femmes que j’avais aimées bien autrement, sans
jamais avoir l’idée d’en conduire une à l’autel. Et
pourtant, quelque chose m’attirait vers elle, quelque
chose d’obscur, de plus qu’étrange, quelque chose
de diabolique.. Oui, le diable s’en est mêlé, en personne ! Il m’avait si bien ensorcelé que je la voyais par
moments – vous allez rire – comme un joyau fabuleux,
capable de rendre heureux quiconque la posséderait ; si
bien – croyez-le ou non ! – que même sa maigreur et
sa pâleur en venaient à me paraître excitantes ! Grande
est la puissance du diable..
Et puis – je suis très enclin à l’excentricité. L’idée
de la prendre, rejeton d’une race ancienne et illustre,
mais pauvre comme Job, et, sans crier gare, presque
sans la connaître, d’en faire mon épouse, flattait ma
vanité. Quelle sensation cela fera dans le monde ! Je
brillerai comme un météore – désintéressé, magnanime, idéal. Et qu’en dira Sa Majesté ! Et quel plaisir
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je ferai à son pauvre père ! Et à elle donc ! – Je dois
dire que j’avais déjà appris que son papa la traitait
très mal, – elle m’invoquera certainement comme son
sauveur ! Je pourrais facilement me marier avec une
riche héritière ; mais quel besoin mes 500 millions
ont-ils de se multiplier ? Prendre la fille d’un milliardaire américain ayant fait fortune dans le commerce
du cochon hongrois ? je ne doute pas que je ne puisse
obtenir même une princesse du sang, gracieuse et
belle, un parangon de toutes les qualités ; sans parler
ni de ma naissance ni de ma fortune, j’ose dire que
je suis bel homme, malgré quelques défauts… Ainsi,
je ne mesure que 1 m 50 pour un poids de 45 kg, je
n’ai presque plus de dents, ni de cheveux, ni de poil
au menton, je suis un peu bigleux et plus qu’un peu
boiteux ; mais le soleil lui-même a des taches.
J’allai donc voir son père, lieutenant en retraite
sexagénaire ; il n’était jamais monté plus haut et avait
été renvoyé du service actif il y avait belle lurette,
non qu’il manquât de courage, d’intelligence ou de
zèle, mais c’était un homme qui ne pouvait s’entendre
avec personne. Il était célèbre dans son entourage par
sa bizarrerie et sa misanthropie. Oh, comme j’étais
impatient de voir l’impression que lui ferait ma proposition magnifique ! Néanmoins, en frappant à sa
porte, mon cœur battait la breloque.
Ils habitaient deux pièces minuscules sous les
toits. Helga n’était pas à la maison. J’en fus soulagé ;
à cet instant, je ne sais pourquoi, elle m’inspirait une
peur atroce. Le vieux était couché par terre, la tête
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posée sur une espèce de boîte ; pieds nus, en chemise ;
il fumait la pipe en crachant sur les murs. Il parut
d’abord ignorer ma présence, ne rendit pas mon salut,
ne me regarda pas ; puis il bondit si brusquement que
je m’enfuis dans un grand cri, croyant qu’il voulait
m’étrangler.. Il faut dire que son visage aurait pu
épouvanter un peu n’importe qui : si étrange, féroce,
avec pourtant un côté gamin, un visage de toqué avec
un je ne sais quoi d’imposant. Ses yeux, noirs comme
le charbon, étaient ardents comme la braise. Ils me
firent penser aux yeux de sa fille, au dernier regard
qu’elle m’avait lancé, mais, hormis cela, il n’y avait
pas entre eux la moindre ressemblance.
Je me présentai. Il me prit par les épaules, me
regarda un bon moment bien en face, puis sans mot
dire me jeta sur une chaise. Je me sentis effrayé, mais
point offensé : j’interprétais sa rudesse et sa grossièreté comme une manifestation de la joie débordante
que lui causait une visite aussi éminente. Et sans plus
attendre, de but en blanc, fidèle à mon intention, je
dis, ramassant tout mon courage :
« Je prends la liberté, monsieur, de vous demander
la main de Mlle Helga. »
Mais qu’arriva-t-il alors ? J’eus à peine prononcé
ces mots que ma vue s’obscurcit, ainsi que mon esprit,
comme si je venais de franchir le seuil de la porte
infernale au-dessus de laquelle on lit : « Abandonnez
toute espérance, vous qui entrez... »
Il garda le silence une bonne minute, pas un
muscle de son visage ne tressaillit. Puis il bougonna :
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« Si tu es vraiment Sternenhoch, la garce est à toi ;
sinon, je te vire ! Fais voir tes papiers ! »
Alors seulement je me sentis piqué au vif, j’étais
sur le point de me lever pour, au choix, m’en aller ou
flanquer une gifle à cette espèce de malappris. Je ne
fis ni l’un ni l’autre, sentant, d’une part, que pareille
demande-minute me rendrait partout infiniment ridicule et, d’autre part, parce que le fou me faisait un peu
peur. Je jetai sur la table ma carte de visite.
« Hum, grogna-t-il, ce n’est pas ce qu’on appelle
une pièce d’identité, mais pour le moment je ne te vire
quand même pas. Alors c’est toi le conseiller principal
et la favorite de Willy ? Ouais – tu en as bien l’air, il
n’y a pas à dire, ton visage établit ton identité mieux
que ce bout de papier. À quand les noces ?
– Cela dépendra de l’accord des deux parties, balbutiai-je, ne sachant absolument pas quoi penser.
– Plus tôt on me débarrasse de cet épouvantail,
mieux ça vaudra.
– Fi donc ! répliquai-je, retrouvant enfin mon énergie. C’est un père qui parle ainsi de son propre sang ? »
Le vieux eut un rire retentissant – il me tapa sur
les deux épaules, à me faire tomber presque de ma
chaise.
« Puisque tu es assez âne pour vouloir devenir son
époux et mon gendre, je veux bien me déboutonner un
peu. Mon propre sang, ce monstre pourri ? Le diable
sait quelle souche, quel mâle de tortue ou esprit de
boue a bien pu se payer ma vieille.
– Fi donc, vous dis-je !
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DU MÊME AUTEUR aux éditions de la différence
Ce qu’il y aura après la mort et autres textes, 1988 ; 2e éd. 1991.
Némésis la Glorieuse, 1988 ; 2e éd. 1990.
Instant et Éternité, 1990.
La Marche du serpent aveugle vers la vérité, 1990.
Traités et Diktats, 1990.
Le Grand Roman, 1991.
Le Monde comme conscience et comme rien, 1995.
Je suis la Volonté Absolue, 2012.
Œuvres complètes I : Tout. Écrits intimes, 1909-1927, 2000.
Œuvres complètes II : Dieu le ver. Correspondance 1905-1928, 2005.
Œuvres complètes III : Le Monde etc…, 2010.
Œuvres complètes IV : Le Grand Roman, 2002.
Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1987.
Titre original : Utrpení knížete Sternenhocha.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2012,
pour la traduction en langue française.
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