C`EST ICI - Marie Claire
Transcription
C`EST ICI - Marie Claire
– 62 J’observe ma femme sur le balcon. Elle arrose ses plantes. Je l’ai vue faire ça mille fois, pour autant je n’ar‑ rive pas à la quitter des yeux. Elle porte un bas de survê‑ tement gris qui était à moi avant et un tee-shirt décoloré. Elle a noué ses cheveux et mis ses gants de jardinage. De temps en temps elle pose son arrosoir et arrache une fleur sèche, fixe une branche du bougainvillée à la balustrade, ramasse les feuilles qui s’accumulent dans les pots empêchant la terre de respirer. Des gestes savants, presque zen. Pour Paola, entretenir le balcon équivaut à une heure de yoga. Je prends mon cahier Zoff, de plus en plus froissé. Je m’installe dans un fauteuil depuis lequel, à travers le rideau qui voile la fenêtre, je devine ma femme en plein jardinage. La page du jour s’intitule : Ce qui me manquera de Paola. Le dimanche matin, son gâteau aux poires, cannelle et raisins secs. Cette manie quand elle mange des cerises de faire cla‑ quer les noyaux dans sa bouche comme des castagnettes. Le fait d’espionner quand elle se change avant de sortir, parce qu’elle ne se trouve jamais bien. Ses yeux fatigués qui se ferment doucement alors qu’elle lit un livre calée contre son oreiller. 179 225716ZVO_BONHEUR_CS5.indd 179 24/10/2014 09:19:07 Les jours d’été où elle se fait des nattes de petite fille. Sa voix calme qui, dans la pièce voisine, raconte une histoire aux enfants pour les endormir, et qui souvent m’endort moi aussi. Nos disputes au supermarché, quand je remplis le charriot de cochonneries et qu’elle le vide. Ce moment où nous faisons le sapin de Noël tous ensemble. Elle s’occupe des boules en verre, les enfants des guirlandes en papier et moi des guirlandes lumi‑ neuses. Les couvertures en laine sur le lit, qui l’hiver ne lui suffisent jamais. La voir courir sur la plage avec son maillot de bain une pièce, celui en lycra sans bretelles. Le soir, sur le canapé devant la télé, quand elle met ses pieds toujours gelés dans mes mains pour que je les masse. Le parfum de sa peau tiède et dorée après une journée à la mer. C’est une odeur délicieuse, difficile à définir, de gâteau au chocolat tout juste sorti du four. Les fois où pendant une discussion un peu trop animée – mais vous le savez déjà – elle me cloue le bec en disant sérieusement qu’elle est un chat et que, en tant que chat, elle ne comprend pas la langue dans laquelle je parle. Alors immédiatement les tensions se transforment en éclats de rire. Ses fesses italiennes. Son nez qui se retrousse lorsqu’elle doit prendre une décision. La table de la cuisine que je trouve envahie par les copies de ses élèves qu’elle lit et corrige avec une atten‑ tion presque sacrée. Ses vraies larmes devant le journal télévisé qui pointe les abus, les injustices, les violences, la précarité et le désespoir. Sa passion d’adolescente pour Renato Zero. Son rire argentin qui accentue les fossettes sur ses joues. 180 225716ZVO_BONHEUR_CS5.indd 180 24/10/2014 09:19:07 Le moment où, après avoir éteint la lumière, juste avant de s’endormir, elle s’accroche à mon bras droit comme un koala. Ses jambes minces et musclées qu’elle cache trop sou‑ vent sous des jupes trop longues. Le matin avant de partir au travail quand elle me saluait d’un « Ciao mon amour », me rappelant que cet « amour », c’était moi, moi et personne d’autre. Elle ne le fait plus depuis un moment. Et c’est uniquement ma faute. Je ne sais pas si elle le refera un jour. Je pourrais encore poursuivre la liste. Je ne pensais pas être attaché à autant de choses chez Paola. Je la connais par cœur maintenant et ne l’en aime pas moins. Comme les passionnés de Dante qui, après avoir lu plusieurs fois La Divine Comédie, en apprécient encore plus profondé‑ ment la poésie. Paola est ma Divine Comédie. Et j’espère qu’elle m’autorisera bientôt à sortir de mon Purgatoire personnel. 225716ZVO_BONHEUR_CS5.indd 181 24/10/2014 09:19:07