ELVIS ET LA VERTU

Transcription

ELVIS ET LA VERTU
FRANTZ DELPLANQUE
ELVIS
ET LA VERTU
ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe
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Depuis que les flics sont passés aux trente-cinq heures, leurs
performances ne se sont guère améliorées. Louise avait disparu
depuis près d’un an et je n’avais toujours pas vu le museau
fouineur d’une de ces pauvres bêtes policières se pointer pour me
renifler les arrière-pensées. Le parquet de Bayonne avait ouvert
une information judiciaire pour enlèvement et séquestration et je
ne comptais même pas parmi la dizaine de témoins interrogés.
Seul mon ami Jean-Luc Taureau avait dû répondre aux
investigations d’un inspecteur de la sûreté départementale. Ça
s’était passé sur la terrasse de son bar, un blockhaus percé de
baies vitrées permettant de profiter de la vue sur l’océan en
sirotant sa bière. L’entretien avait duré une demi-heure, sans
compter les interruptions pour aller servir les clients et encaisser
les consommations.
– Et alors ?
– Rien, Jon. J’ai expliqué que la disparue était une cliente
occasionnelle. Qu’elle revenait toujours avec la même copine.
J’ai dit qu’elles avaient essayé de me convaincre de mettre des
tranches de citron dans le Perrier, mais que moi je les réserve
pour le Martini.
– Sans blague, tu lui as raconté ça ?
– J’avais besoin de lui dire la vérité.
– C’est tout ?
– Il m’a lâché les basques quand je lui ai expliqué que le
Cap’tain Bar est une zone de « requalification émancipée du
pouvoir terrestre » : « Sans doute, monsieur le commissaire, à
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cause que le bâtiment a été au départ édifié par les nazis et
qu’on y vient maintenant en short et en polo rose s’acheter
des glaces avec les enfants. »
– Bien joué.
– Et j’ai ajouté : « Espace de cohabitation non temporelle,
monsieur le commissaire. Le territoire des Landes est un sablier
renversé sur les bords du monde : le temps est bloqué là depuis
des millions d’années ; je veux dire, le temps réel, pas celui
qu’on mesure avec nos montres. »
– Et ça l’a pas fait marrer ?
– Tu parles… J’ai ajouté que d’année en année j’avais vu
se rétrécir l’âme de mes clients : « Et ça, monsieur le commissaire, je dois vous dire que c’est irréversible, et pas seulement
à cause de toutes ces ondes qui circulent dans l’air, mais aussi,
et surtout, parce que nous n’avons pas su nous adapter à
l’immobilité du temps. »
Je riais comme un bossu – je sais, j’ai des expressions bizarres,
je suis né en 1942.
– On n’est pas près de le revoir traîner par ici.
Rien ne fatigue mieux le raisonnement d’un flic que les
errements d’un esprit fumeux.
Et, de fait, au bout de trois semaines l’information judiciaire était refermée par le parquet, faute d’éléments suffisants.
L’Office central pour la répression des violences aux personnes,
spécialisé dans les disparitions inquiétantes, n’avait été saisi à
aucun moment. L’antenne du SRPJ de Bordeaux à Bayonne
non plus. La disparition de Louise ne devait pas être considérée
comme « inquiétante ».
Une femme qui se volatilise, sans doute mue par un caprice
soudain, c’est comme un moineau qui s’envole d’une branche.
Pas de quoi en faire un roman.
*
J’avais revu une fois la copine de terrasse de Louise, devant
le PMU de la place des Martyrs-de-la-Résistance, en compagnie
d’une autre femme, minaudant toutes les deux comme si elles
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étaient filmées par une équipe de télévision. Je crois qu’elle
s’appelait Stéphanie – j’avais entendu autrefois Louise l’appeler
« Steph’ ». Elle avait fait celle qui ne me reconnaissait pas, elle
n’avait pas du tout l’air effrayé, je veux dire de quelqu’un qui
m’aurait pris pour un assassin ; juste une petite dose de mépris
– assez tout de même pour tuer un cheval, mais je ne suis
pas un cheval. De toute évidence, Louise ne lui avait jamais
révélé notre idylle. Steph’ s’était trouvé une nouvelle meilleure
copine. Une qui ne risquait pas de me séduire avec sa gueule de
Photomaton et son sourire alimenté par une pile de neuf volts.
Je l’ai raconté à Jean-Luc.
– On ne s’est même pas salués. C’était comme si cette pimbêche ne m’avait jamais reproché d’écouter du « hard rock »,
comme si on n’avait jamais échangé la moindre plaisanterie
– Louise, elle et moi –, comme si elle ne m’avait jamais vu
draguer sa soi-disant meilleure copine.
Jean-Luc a haussé les épaules.
– Je crois que la page est tournée. Il y a des gens comme
ça que la disparition d’une amie n’émeut pas plus qu’un tremblement de terre dans un pays lointain.
*
Quand même, j’avais du mal à comprendre que personne
n’eût songé à orienter les enquêteurs vers ma modeste personne.
Il n’y avait donc pas un témoin à Largos à m’avoir vu au bras
de cette jolie blonde d’à peine quarante ans ? Personne ayant
aperçu le vieux Jon Ayaramandi ivre mort, au petit matin, errant
la gueule cassée et les poings éraflés, semant l’effroi parmi les
honnêtes gens ?
Étais-je trop vieux pour le rôle ?
C’était ce que tout le monde semblait penser.
« Pas lui, pas ce vieil homme aux cheveux blancs. »
Est-ce que ça me vexait ? Ouais.
Est-ce que ça m’arrangeait ? Encore plus.
Ça faisait même sacrément mon affaire.
Pourtant, j’avais été l’amant de cette femme merveilleuse.
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Et ce n’était pas la période de ma vie où je m’étais montré
le plus discret. Courant les bars louches et les boîtes de nuit,
me battant avec le premier mec qui me regardait de travers,
traînant avec des Gitans cocaïnomanes, reprenant contact avec
mes anciens collègues tueurs. Hurlant comme un chien dans la
nuit… Heureusement, nous nous étions montrés plus prudents
sur le front de l’amour. Louise avait atteint un âge où même une
femme sait ce que l’ardeur doit à la discrétion ; nous n’avions
affiché notre passion ni sur la plage, ni dans les rues, ni dans
aucun lieu public. Le commerce entre un monstre effrayant de
soixante-huit ans et une quadragénaire merveilleuse n’est pas
un spectacle qu’on a envie de brandir sous le nez du chaland,
n’est-ce pas ?
Nous nous étions aimés chez moi. À l’abri des regards. À
grand renfort de soul music et de pilules chimiques. Et croyezmoi, ça avait été comme accéder à l’éternité.
Une petite semaine d’amour amputée d’un jour, voilà à
quoi j’avais eu droit. L’éternité moins un jour. Et mon cœur
ravagé à jamais.
Peut-être qu’avec un peu plus de temps nous aurions pu aller
jusqu’à nous promener dehors en nous tenant la main. Nous
embrassant debout devant le soleil couchant, comme dans la
chanson de Joe Dassin :
Et l’on s’aimera encore
Lorsque l’amour sera mort…
Maintenant que je vous ai mis cet air-là en tête, vous allez
avoir du mal à vous en débarrasser, pas vrai ?
*
Je ne m’arrêtais jamais de penser à elle.
Ça me rendait triste. Et ça se voyait.
– Jon, tu fais une tête d’enterrement, tu devrais prendre
des antidépresseurs.
Jean-Luc s’en tenait à la pharmacopée classique.
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Paco, mon pote gitan, avait mieux à me proposer :
– Avec la cocaïne, même un cadavre peut ressembler à un
bon souvenir.
On riait un coup.
Paco m’apportait une ou deux bouteilles d’alcool à chaque
visite. Que de la mauvaise qualité, mais du fort, du très fort.
Le genre de truc que je n’aurais pu refourguer qu’à des ados
de quinze ans – si ce n’est qu’il y a déjà une épicerie de nuit
qui s’en charge sur la nationale, du côté du multiplexe et des
supermarchés.
Jean-Luc, lui, m’apportait le meilleur de sa cave : des grands
crus de Saint-Estèphe, de vieux armagnacs, des bouteilles de
champagne millésimées. Nous n’aurions pas assez du reste de
notre vie pour les boire.
À moins que…
Paco, Jean-Luc. Chacun son style, mais tous les deux avaient
des rires à vous arracher des larmes. Ils s’entendaient de mieux
en mieux. Nous avions de ces moments où nous nous retrouvions tous les trois main dans la main, comme pour une ronde
enfantine.
Que voulez-vous, je n’ai jamais résisté aux gens qui savent
rire ! L’un et l’autre avaient les yeux plissés des gens heureux.
Mon chagrin n’avait qu’à bien se tenir. De toute façon, j’étais
incapable de retrouver l’endroit où j’avais enterré mon butin de
larmes, mon trésor d’affliction. Je n’ai jamais pu aller jusqu’au
bout ; je suis un dépressif aux petits pieds.
Une femme aux épaules dénudées, une lampée de vin blanc
sur une douzaine d’huîtres, un nouveau groupe anglais qui me
rappelle l’énergie des débuts, et je repars. Tout ce foutu chagrin
crédité sur un compte oublié.
Perle aussi était passée me voir, tous les jours, comme on
rend visite à son vieux.
– Holà ! Spectaculaire !
– Quoi donc ?
– Ta chute de moral. Tu ressembles à un vieillard en fin
de vie.
– Merci.
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Luna n’était pas en reste :
– Papy, à quoi tu penses ?
– À rien, ma puce.
– Tu penses pas à rien, c’est juste que tu veux pas me dire.
– Ouais, t’as raison, c’est ça. Ça te plaît cette chanson ?
(Al Jarreau, « Rainbow in Your Eyes ».)
– J’aime presque autant.
– Autant que quoi ?
– J’ai pas dit « autant », j’ai dit « presque autant », Papy.
– Oui, mais si tu dis « j’aime presque autant », ça signifie
que tu compares à autre chose. Donc, à quoi tu compares ?
– C’est compliqué en ce moment dans ta tête, hein, Papy ?
Je dis presque autant pour que tu comprennes que c’est pas
tout à fait, c’est tout.
Luna, la petite fille de cinq ans et demi (elle tient à ce
semestre) la plus perspicace du monde. Perle lui avait fait des
couettes, ça faisait une éternité que je n’en avais pas vu, on
aurait dit des antennes pour capter mes pensées secrètes.
Vous regardez la fille d’une amie et vous vous dites que…
– Tu me le mettras, le morceau de Fugu, sur mon iPod,
Papy ?
Fugu : poisson comestible, très apprécié au Japon, dont les viscères
contiennent un poison violent.
– Ouais, promis, je te le mettrai.
*
Deux mois auparavant, Perle m’avait annoncé en baissant
les yeux :
– Je déménage, Jon.
– Je te l’ai toujours dit, ma beauté.
Avoir une telle jeune femme pour voisine avait suffi à faire
de moi cet homme au cœur ravagé – alors même qu’avant
de l’avoir rencontrée, de cœur, je n’avais point, ni d’air en
ce monde à respirer en compagnie d’une sœur ou d’un frère.
Six ans plus tôt, elle avait dépucelé mon âme. Rouvert en
moi un canal de tendresse bouché depuis tant d’années. Et
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même si elle ne m’avait sorti du coma affectif que pour me
plonger dans le chaos… c’était enfin vivre.
J’avais tout perdu en cherchant à la sauver, sauf ceci :
– Je tiens à toi, merde.
Elle fit celle qui n’avait rien entendu.
– Je pars vivre avec Al.
J’encaissai le coup et dis :
– Loin ?
– Trente-quatre kilomètres.
– Trente-quatre kilomètres !
– Arrête, Jon ! C’est rien, trente-quatre kilomètres ! Vingtdeux minutes de voiture.
– Je n’ai plus de voiture.
– Tu feras retaper ta Volvo.
Elle avait préparé son coup. Elle avait même fait des recherches
sur l’itinéraire.
– Trois euros dix de péage, trois euros soixante-dix-neuf de
carburant : tu pourras venir nous voir pour la modique somme
de six euros quatre-vingt-neuf. On a trouvé une grande maison
qui donne sur l’océan, la chambre d’amis sera équipée en Hi-Fi,
je t’achèterai une brosse à dents et…
– Je ne verrai plus Luna tous les jours.
Je savais que c’était perdu d’avance ; j’avais juste envie qu’elle
se sente bien coupable. Je ne pouvais pas m’en empêcher – en
vieillissant, il devient évident qu’on a quelque chose à jouer
de ce côté-là.
Depuis qu’Al s’était remis à faire le chirurgien, le pognon
avait recouvert sa princesse comme une chantilly recouvre une
fraise jusqu’à lui faire perdre sa saveur d’origine. Disons qu’elle
risquait clairement l’embourgeoisement et que je nourrissais à
cet égard des sentiments contradictoires. La fierté de voir Perle
évoluer dans un bon milieu, certes. Mais aussi une pointe
d’amertume, parce que je n’ai jamais aimé les gens plus riches
que moi.
La clinique du docteur Di Vica, l’associé d’Al, était moderne,
réservée à une clientèle huppée, et toujours pleine. Ce connard
d’Al ne donnait plus dans le social.
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– Il n’a jamais donné dans le social, Jon.
– Ouais, c’est vrai, il ne s’intéressait qu’aux poissons.
– Et encore, c’était pour les sortir de l’eau… Mon mec
n’est pas un benêt d’altruiste. Il n’aime que moi. Et ça flatte
mon côté punk.
OK, moi non plus je n’aime pas les babas – ce sont des
hypocrites et des menteurs, des gens qui pensent qu’être mous
et porter les habits des pauvres de tous les pays suffit à les
rendre meilleurs. Tant mieux si les affaires tournaient bien
pour notre toubib, il en avait assez chié dans la vie pour avoir
sa revanche. Perle avait de la veine, elle aussi : elle avait été
affublée d’un pêcheur infirme et sans emploi qui s’était d’un
seul coup révélé un chirurgien surdoué.
Quand je songeais au poivrot violent avec lequel elle était
à la colle, avant Al… Sans me vanter, j’étais à l’origine de ce
qui lui était arrivé de meilleur dans la vie.
– Jon, tu es en train d’avoir des pensées d’autosatisfaction,
je le vois à ta tête.
Elle me connaît par cœur.
– Nan, je viens juste de réaliser à quel point tu me dois tout.
Elle changea brusquement de sujet – comme si ce que je
venais de lui révéler n’avait pas la moindre importance !
– Je sais que tu vas détester entendre ça, Papy, mais je dois
réussir ma vie de couple. Je ne devrais pas te le dire : aucune
chance que tu comprennes une chose pareille.
En effet.
– Réussir ta vie de couple ?
Le jargon psychologique actuel est comme une infection
qui traîne dans toutes les bouches. Je ne sais pas comment ça
s’attrape, mais je dois être naturellement immunisé.
– Arrête, Jon !
– Je veux la garde alternée.
– Pardon ?
– Je veux Luna au moins un week-end sur deux.
– Mais tu n’es pas son père, Jon ! Je ne te dois rien…
– Tu peux répéter ça ?
J’ai autrefois tué le père de Luna. C’était pour d’excellentes
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raisons. Le jour où j’ai fait connaissance avec sa maman, ce
salopard était en train de la violer sur une table en formica ;
autant dire que le minimum de confort n’était pas assuré.
La pauvrette avait crié au secours, et j’avais fini par arriver.
Je me suis comporté en bon voisin : j’ai enfoncé mes pouces
dans les yeux de ce mec jusqu’à la deuxième phalange.
Après ça, Perle et moi l’avons couché sur les rails posés au
fond de nos jardins et le TER s’est chargé de lui passer dessus
– ce qui est tout à l’honneur du service public. Comme son
sang était aussi chargé en alcool qu’un vin doux, tout le monde
a conclu que c’était un poivrot qui avait pris la cuite de trop.
C’est grâce à ce coup de maître que nous avons réussi à éduquer
notre petite fée loin des mauvaises influences de son géniteur.
J’ai longtemps cru que cette enfant avait échappé à l’atavisme
de sa crapule de père, mais je m’étais trompé :
– Papy, tu dois accepter le choix de maman.
N’était-ce pas malhonnête ?
– À ton âge, ma chérie, on n’intervient pas comme ça dans les
conversations des adultes. Tu ne sais pas de quoi il retourne…
– Je sais parfaitement de quoi j’cause. Maman a besoin
d’amour et toi tu ne supportes pas Al parce que c’est un
handicapé. Tu ferais mieux d’avoir besoin d’amour, toi aussi !
– Luna ! cria Perle en rougissant.
– Ben voyons ! Pas moi, je suis trop vieux, faut pas déconner…
*
Les jours suivants, j’ai fait la gueule à Perle.
Pas ouvertement. Plutôt de manière subtile.
– Jon, ça fait une semaine que tu te détournes quand j’essaye
de te saluer.
– Une semaine, déjà ?
– Il est hors de question que je cède à ce chantage affectif.
Une semaine de plus sans lui parler, alors.
– Tu n’es pas son père, merde !
Je pense : J’étais quand même auprès de toi pendant l’accouchement, quand tu étais une pauvre mère isolée, mettant au
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monde l’enfant du viol et de la perdition. Mais il vaut peut-être
mieux que je garde ça pour moi, non ?
Cette fois, Perle a du mal à retenir son sourire. Je connais
cet air. Elle m’a préparé un coup. Il va se passer quelque chose.
– Jon, j’ai un service à te demander.
Un service ? Je reste aussi impénétrable qu’un agneau fraîchement débité.
– Oh, ne t’inquiète pas, je ne vais pas te demander de tuer
encore quelqu’un.
– C’est heureux.
– C’est pour la petite…
Pour Luna, elle sait qu’elle peut tout me demander.
– Tu pourrais me la garder les mercredis ?
À mon tour de ne pouvoir retenir mon sourire. Je le sens
me barrer la figure jusqu’à me rentrer dans les oreilles.
– Tu veux dire « tous les mercredis » ?
– Ouais.
– Ouais.
– Et si tu pouvais aller la prendre directement à l’école…
– Ouais.
J’irais camper devant l’école s’il le fallait.
– Viens que je te serre dans mes bras.
– Je t’aime, Jon.
– Moi aussi, ma Perle.
– Autant que j’aime Al.
– Encore plus, si tu veux mon avis.
*
Chez moi, les bonnes nouvelles provoquent à peu près le
même effet que les mauvaises : je bois autant pour célébrer que
pour oublier. Je me retrouvai tard et loin dans la nuit sur le
parking d’une de ces putains de boîtes curieusement nommées
le Broadway ou le Manhattan. J’étais aussi déchiré que la photo
d’un mari pris en flagrant délit d’adultère, chargé d’alcool,
penché au bord du vide sur la rive abrupte de ma mauvaise vie.
Une envie de nuire comme un bégaiement.
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Pourtant, la soirée avait bien commencé. Après le départ de
Perle, j’avais connu l’un de ces moments de répit moral qui
me font penser que je suis peut-être devenu un autre homme.
J’étais passé prendre Taureau au Cap’tain.
Un sourire idiot n’en finissait plus de déferler sur ma face.
– T’as la tête du mec qui a gagné au Loto.
– Mieux que ça, Jean-Luc.
– Perle a rompu avec Al ?
– Non, elle file toujours le parfait amour dans son nouveau
nid douillet… Mais je vais avoir Luna tous les mercredis !
Sa réaction fut à la hauteur de mes espérances :
– Je vais instaurer le menu du mercredi, spécial Luna, dit-il,
et je lui préparerai une playlist hebdomadaire.
– Yeah.
– On va la gâter à mort.
– Yeah.
– Il faut que cette petite comprenne qu’elle est la plus grande
Star of Largos.
– On va la pourrir.
– On va la rendre plus narcissique que Lady Gaga.
Après ça, nous étions passés chez les Gitans.
Je découvris les nouvelles pancartes à l’entrée du camp :
ÉPAVISTE :
VOUS DÉBARRASSE DE TOUS TYPES
(Il manquait un bout de phrase.)
Depuis que Jean-Luc était intervenu auprès du maire, le
campement avait acquis une existence officielle. Il était devenu
l’« aire des gens du voyage de Largos », un panneau l’avait
indiqué durant quelques jours avant d’être réquisitionné pour
servir la paella.
La municipalité avait voté des crédits d’investissement pour
équiper le site en sanitaires et en éclairage, mais Paco avait déjà
revendu la robinetterie, les plaques d’égout et les candélabres.
« Ça a quand même plus d’allure éclairé par des phares de
bagnoles », avait-il justifié. « Soit. Mais les robinets ? – Je ne
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comprends pas pourquoi ça se revend si facilement : c’est bien
moins pratique que du tuyau d’arrosage. » Le maire n’avait
pas insisté.
Il y avait du monde, beaucoup de monde, dans le camp.
– Des cousins de Poitiers, soupira Paco, ils descendent en
pèlerinage à Lourdes… Ils repartent demain.
J’avais pris place à ses côtés sur l’une des vieilles banquettes
de Mercedes posées à même le bitume. Il se pencha à mon
oreille et ajouta :
– Des connards qui ne savent plus jouer de musique. Ils
nous mettent sur les nerfs, et il y a du grabuge à chaque fois
qu’ils passent. Mais c’est des cousins… je suis bien obligé de
les accueillir.
Sa chemise était ouverte. Dans la lueur de l’éclairage automobile, son ventre doré avait la splendeur d’un trône lui conférant une autorité royale. J’eus envie de lui en faire la remarque,
mais je me contentai de :
– Fait lourd, hein !
– Le temps préféré des Gitans. On peut s’exciter toute la
nuit en attendant que ça pète. Olé !
Nous contemplâmes le ciel, aussi chargé de breloques qu’une
gamine de treize ans. Les piles de containers aménagés en mobile
homes me parurent plus instables que jamais. Les caravanes en
panne de migration évoquaient la nostalgie d’un mouvement
figé aux lisières du monde.
Frida, la voyante, était venue s’asseoir avec nous. Cette jeune
femme aux boucles blondes avait récemment brisé le confort de
mon vieux scepticisme en m’apportant la preuve qu’elle était
réellement capable de prédire l’avenir. Depuis, je m’étais aperçu
que le « cabinet de voyance » qu’elle tenait du côté de la zone
d’activité commerciale ne désemplissait pas. Elle me tendit un
joint avec un fin sourire, en disant :
– Les oiseaux qui ne volent pas sont les plus malchanceux
de tous les êtres vivants. Je n’aimerais pas être un gallinacé.
– Peut-être que les poules ne se rendent pas compte qu’elles
appartiennent à une espèce qui devrait voler, répondit Jean-Luc.
Paco se pencha pour lui tapoter le genou.
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– Ceux qui ont goûté une fois à la liberté ne s’en remettent
jamais.
Et il ajouta dans un éclat de rire :
– C’est pourquoi nous les Gitans devons voler coûte que coûte.
Son éclat de rire s’acheva dans une quinte de toux.
Un méchoui rissolait au-dessus d’un énorme tas de braise. La
lumière blanche des phares de voitures posés au sol (conforme
à la nouvelle réglementation européenne) conférait à la fumée
chargée d’odeur de viande une dimension mystérieuse – on
se serait cru dans un film. Je reconnus la bonne odeur qui
imprégnait parfois les habits de Paco lorsqu’il venait me rendre
visite à la maison. Mais la fumée irritait les yeux.
– Allons faire un tour, proposai-je.
Nous marchâmes vers la partie délaissée du port industriel.
Hangars en acier rouillé, vides et libérés de l’acharnement
au travail des ouvriers. Terrils à demi recouverts de mauvaises
herbes. Flaques d’essence reflétant la lueur d’une torchère, du
côté des cuves de pétrole. Deux navires tout proches imposaient leur masse d’ombre. Ils étaient chargés de grumes de pin
jusqu’à des hauteurs impressionnantes, comme s’ils avaient eu
le projet d’emporter avec eux la forêt landaise – mais la forêt
landaise était bien décidée à rester là, et le quai désert donnait
une impression de tranquillité.
L’un de ces paysages qui parlent, et disent :
– Notre civilisation est en train de passer.
Paco avait prononcé cela sans pathos. Simple constat.
– Cette plaie-là soigne le monde, ajouta-t-il en désignant
d’un geste ample la friche industrielle.
Des enfants s’éclataient sur le plus haut terril – celui qui
surplombe le campement et lui donne son petit air de vallée
secrète. Ils dévalaient les pentes noires sur des luges en plastique.
– Ils les ont trouvées à la décharge. Est-ce que c’est parce
qu’il n’y a pas assez de neige que les gens les jettent ?
Nous retournâmes nous asseoir dans le camp. On nous servit
la viande, sans aucun légume, mais putain que c’était bon !
– Tu n’en manges pas ? dis-je à Frida.
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– C’est de l’agneau. Tu as déjà vu jouer le bébé tout blanc
et frisé d’une brebis dans un pré ?
Les cousins n’en étaient pas à leur premier verre. Les conversations s’échauffaient. Paco devait élever la voix de temps à
autre pour calmer les esprits, et ça marchait – l’autorité de sa
bedaine sur ses sujets évoquait les plus belles légendes.
Quand nous eûmes éclusé la bonbonne de whisky que Taureau avait apportée de son bar, Paco sortit une bouteille de gin.
Nous étions en train de boire comme on se lave les dents
quand on n’a plus de dentifrice – pénible, mais comment faire
autrement ?
Une gamine d’à peine quinze ans s’était mise à chanter,
d’une voix vainement éraillée. Les guitares tournaient à vide
et plusieurs gars tapaient dans leurs mains à contretemps.
Complètement foireux.
– C’est du flamenco de Poitiers, dit Paco.
– On se tire ? proposai-je.
– Impossible. Si je les laisse seuls, ils sont capables de se
foutre sur la gueule avant que le soleil soit levé.
Je restai une heure de plus par politesse mais le cœur n’y était
plus. Jean-Luc Taureau s’était mis dans un état si lamentable
qu’il fallut que je le laisse sur place.
– Amparo va s’occuper de lui, dit Paco.
– ¡Vale ! dit Amparo en le calant contre son épaule.
Ses rondeurs répondaient aux canons d’un autre siècle, mais
elle avait de beaux cheveux ondulés, de grands yeux noirs, une
belle peau brune. Jean-Luc m’avait raconté qu’elle sentait si bon
qu’on avait envie de la lécher de la tête aux pieds.
Je m’étais laissé dire qu’il passait de plus en plus souvent la
nuit avec elle.
– Prends ma Mercedes, me proposa Paco en me tendant
des clés de voiture, accrochées à un coup-de-poing américain.
Joli porte-clés.
– Non merci, dis-je. Rentrer à pied me fera du bien.
– Une heure de marche, en pleine nuit ! Il n’y a que toi
pour apprécier ça.
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*
Depuis ma dernière rencontre avec les forces du mal, je ne
sortais plus sans arme – si je tombais sur le fantôme de Burger
ou de la veuve Martinez ou sur celui d’un quelconque emmerdeur venu du passé étancher sa soif de vengeance, il n’aurait
qu’à bien se tenir.
Mais le pistolet enfilé dans mon ceinturon finit par me gêner.
Je le glissai dans la poche intérieure de ma veste. Il battait mes
côtes et me gênait là aussi.
Étais-je trop saoul pour seulement porter convenablement
un flingue ? Je finis par le glisser dans une poche extérieure en
l’enfonçant suffisamment pour qu’on ne le voie pas dépasser.
Finalement, la nuit avait viré au froid et l’orage n’était plus
au programme : temps changeant, courbatures. La route déserte,
éclairée de loin en loin par des réverbères au sodium, donnait
une impression de clair-obscur.
J’aperçus un hibou. Il venait de plonger sur l’asphalte et d’en
repartir avec une couleuvre dans le bec.
Je me souviens de ces détails, mais plus du fil des événements. Qu’est-ce qui avait bien pu me donner envie de faire
un détour par le Cobra Club ?
J’appartiens tout simplement à l’espèce qui ne sait pas rentrer
se coucher.
La boîte venait de fermer. J’y avais passé un temps indéterminé. Je puais la clope, le parfum de femme et au moins
trois alcools imbuvables. Un type se tenait à mes côtés, un
sexagénaire comme moi. Mauvais genre.
Sur le parking, une femme vomissait sur le capot d’une
Cadillac XLR blanche.
– Putain ! La caisse du patron ! s’est emporté mon compagnon de hasard.
Je l’ai regardé s’avancer vers elle. Il ressemblait à un âne
agressif dressé sur ses pattes arrière. Son équilibre était précaire
et il ne maîtrisait plus ses nerfs. Encore trois pas et le cul de
la pocharde serait à portée de sabots.
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– Dégage de là, saloperie de salope ! Tu veux que je te
défonce la chatte ? C’est ça que tu veux ?
La qualité de sa prose m’a procuré une bouffée de plaisir,
mais j’aurais tout aussi bien pu me mettre à chialer, n’eussent
été les molécules du bonheur qui m’huilaient les synapses
– question de posologie.
Lorsque la femme s’est retournée, j’ai juste eu le temps de
voir qu’elle tenait un flingue pointé dans notre direction. J’ai
plaqué mon collègue au sol tandis qu’elle vidait son chargeur
en fixant un point droit devant elle comme lors d’une séance
de méditation.
Les balles sont passées au-dessus de nos têtes et sont allées
se perdre dans la nuit. Quand ça a été fini, mon collègue s’est
relevé et a essuyé son costard en disant :
– Elle est folle, celle-là !
Moi, je suis resté un moment à me rouler par terre. Comment ne pas rire ? On était tellement frits qu’on n’avait même
pas dégainé nos flingues.
Le type était un tueur – comme je l’avais été si longtemps,
mais je suppose que lui était toujours en activité.
– Cette femme me plaît, j’ai dit.
– Cette pétasse mérite une punition, tu veux dire. Je vais lui
casser les deux bras et après on se tirera de ce coin merdique.
Ce mec vivait dans un cauchemar permanent – je connais
bien cet univers-là. Déjà pas mal qu’il ait décidé de lui laisser
la vie sauve. Je m’étais assis pour le regarder faire.
La femme était brune de cheveux et de peau. Une quarantaine
bien enfumée. Le décolleté couvert de vomi, sa robe courte lui
battant le haut des cuisses. Sans doute qu’elle avait eu ce qu’on
appelle un corps de rêve, autrefois, mais l’anorexie ou la came
était passée par là.
Le mec lui a attrapé un bras. J’ai entendu un craquement.
La femme était si barrée qu’elle n’a pas poussé un cri.
– Je lui casse pas l’autre, elle sent même rien, ça me dégoûte.
Excellent choix.
J’avais armé mon pistolet, je n’aurais pas supporté un bras
de plus.
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J’ai mes limites.
Allez savoir pourquoi j’ai chanté « Ask the Angels » de Patti
Smith sur le chemin du retour. Peut-être à cause de ses bras
si maigres.
*
Je ne vaux pas grand-chose, un remords suffit à me racheter ;
mais j’avais quand même eu du mal à m’endormir. Ma dernière
pensée lucide avait été pour la femme au bras cassé. Je ne lui
en voulais pas de nous avoir tiré dessus, il n’y a rien à reprocher à une femme qui tire d’instinct sur des gars comme nous.
Dans le meilleur des cas, elle se trouvait maintenant au chaud
à l’hôpital avec le bras plâtré. Je l’espérais. Mais ce n’était pas sûr.
J’avais eu le temps de lancer Radio Ethiopia de Patti Smith
et de me laisser choir sur le canapé, mais dès que j’avais voulu
fermer les yeux les fameux sauts périlleux arrière avaient commencé. Il m’avait fallu rouvrir les paupières d’urgence. À la
troisième tentative, je m’étais précipité aux waters. « Pumping
(My Heart) » n’était pas encore terminé que je me retrouvais
assis sur les chiottes à vomir tripes et boyaux (n’est-ce pas une
expression merveilleuse ?) directement dans la baignoire. C’est
l’avantage d’avoir une salle de bains exiguë : on peut vomir
sans avoir à quitter le trône.
Je ne réussis finalement à m’endormir qu’à six heures du
mat’. En me demandant combien de temps mon vieux cœur
supporterait de tels excès.
Aussi fus-je étonné d’être déjà réveillé à…
Six heures cinquante-sept ?
Bordel de merde ! Moins d’une heure de sommeil !
Et pas question de me rendormir. Impossible de rester au
lit sans me mettre à gamberger.
Le sommeil d’un vieux, c’est comme le service public, ça se
dégrade de jour en jour – ça recule sous la menace, on dirait.
*
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Je me tirai du lit et sortis dans le jardin. J’étais à poil sous
mon peignoir. Aussi reluisant qu’un poisson hors de l’eau. Je
me sentais hors de l’air.
Le jour s’était levé, mais le ciel avait encore cette nuance
de fin de nuit qu’on ne saurait définir par une couleur. Les
oiseaux chantaient sans paraître se soucier les uns des autres,
comme un orchestre en train de s’accorder au tout début d’un
concert. Une chatte à trois couleurs – une isabelle – se léchait
la patte sans leur prêter attention. J’inspirai un grand coup, puis
un autre, et encore plusieurs, sans parvenir à faire disparaître
la sensation de brûlure dans mes poumons et mon œsophage.
Mon crâne était le réceptacle d’une migraine aussi lancinante
qu’une série de vagues entrées dans un port. La gravité plus
lourde que jamais. Ma vision étonnamment claire mais mouvante, comme si jamais plus je n’allais être en mesure de fixer
mon regard sur un point précis. Et ce petit ricanement idiot
à certains moments.
Bref, une jolie gueule de bois.
Je marchai jusqu’au fond du jardin, au-delà de l’ombre de la
maison. L’herbe trempée de rosée me mouillait les pieds. Une
fois au soleil, je me sentis mieux. Tout est relatif.
Je m’appuyai au portillon qui sépare mon jardin du bosquet
de pins où passe le chemin de fer.
Un bout des Landes. Une recette de beauté toute simple.
J’aperçus un mouvement de mouettes à cent mètres sur la
gauche. Je m’avançai par curiosité. Elles s’étaient attaquées à
la dépouille d’un mammifère écrasé par le train – écureuil, rat,
jeune hérisson ? Méconnaissable.
Les rails luisaient entre les herbes hautes.
Il ne passait plus ici que les TER détournés du droit chemin
pour convoyer les ploucs jusqu’à l’improbable gare de Largos.
Je m’assis sur le métal encore frais.
La rumeur de l’océan, d’intensité moyenne, indiquait un
vent d’ouest modéré et des vagues ne dépassant pas un mètre
– putain, Jon Ayaramandi, est-ce que tu te prends pour Laurent Romejko ?
Ça allait être une belle journée.
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Il me fallait le reconnaître : le monde sans Louise ressemblait
au monde d’avant.
Je me relevai pour aller pisser contre un roncier. En visant
les mûres les plus hautes, celles qui sont à portée de main des
promeneurs : je fais comme ça depuis que j’ai dix ans.
L’isabelle m’avait suivi et me regardait faire.
Le temps aurait pu rester suspendu ainsi jusqu’à ce que je
me décide à aller prendre mon petit déjeuner.
MAIS IL N’EN FUT RIEN.
*
Je fus tiré de ma rêverie par ces putains de sirènes policières.
Dieu sait que j’ai souvent eu l’occasion de les entendre dans
ma vie.
Elles étaient nombreuses. En provenance d’au moins trois
véhicules différents. Ça fit tout de suite un raffut impressionnant
dans le silence matinal du bourg le plus sénile du Sud-Ouest.
À peine le temps de les percevoir une première fois dans le
lointain, par-dessus la rumeur de l’océan, puis plus proches…
que les bagnoles débarquaient dans ma rue.
La rangée de maisons mitoyennes séparant la rue des jardins étouffait leurs hurlements, mais je n’eus aucun mal à
comprendre que les forces de l’ordre venaient de stopper net
à quelques mètres de mon pavillon. Pas exactement devant. Je
ne pouvais pas les voir mais je pouvais parfaitement imaginer
le tableau : voitures banalisées, gyrophares ventousés sur le toit,
flics en blouson l’arme au poing, excités comme des chiens.
C’était pour moi, ça ne faisait aucun doute. Mes pensées du
matin à propos de la nullité des enquêteurs ne m’avaient pas
porté chance. La vie connaît tous les coups tordus.
Un voile de confusion flotte toujours sur ce genre de scène
et mon cerveau essayait d’en percer la brume. Si les flics ne
s’étaient pas garés devant ma porte, c’était qu’ils n’avaient pas
mon adresse exacte… Ou alors… était-ce une ruse ? Mais, dans
ce cas, pourquoi faire un tel barouf ?
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Gendarmerie nationale ! Il n’y a que les gendarmes pour
venir arrêter un tueur toutes sirènes dehors.
Je commençai par réflexe à courir dans le sens opposé.
M’éloignant de mon jardin. Je franchis d’un bond un roncier
qui poussait entre deux pins. Une branche garnie d’épines
m’accrocha la cheville et je piquai du nez. Aïe ! Je regardai
mon pied, déchiré par une estafilade et encore pris par la ronce.
Tandis que je me relevais, une quatrième sirène en provenance
de la route de Bayonne me fit dresser l’oreille. Mais celle-ci
était différente des premières.
SAMU. La sirène du SAMU, au milieu de toutes celles des
flics. Je tentai de mobiliser mes faibles capacités de déduction :
Quand les flics viennent vous arrêter, ils sont rarement
accompagnés du SAMU (ou alors, étaient-ce leurs nouvelles
méthodes : tirer sur le suspect, le blesser à mort et charger les
ambulanciers de l’emmener aux urgences ?).
Les flics n’étaient peut-être pas là pour une arrestation…
Je restai prudemment derrière le roncier.
Un accident ? Mais trois voitures de flics pour un accident,
n’était-ce pas abuser ? Les pin-pon s’arrêtèrent d’un coup.
Le silence qui suivit me fit prendre conscience du vacarme de
mes neurones. Les oiseaux s’étaient tus. La chatte avait disparu.
Je m’attendais à voir apparaître d’un instant à l’autre l’un de
ces types du GIGN, vêtu d’un gilet pare-balles et armé d’une
carabine à lunette de précision. Mais non. Pas un mouvement.
Ni sur le toit ni dans le jardin. Rien. Juste le sifflement de la
destruction neuronale à travers mon cerveau repentant.
À nouveau une sirène approcha : un autre véhicule de secours
– une ambulance apparemment. Tout cela ressemblait plus
au dispositif qu’on déploie pour un accident de la route qu’à
l’arrestation de Jon Ayaramandi. Je commençai à me dire que
mon heure n’était peut-être pas venue. Je revins doucement sur
mes pas, en prenant soin de ne faire aucun bruit. Retraversai le
jardin et me glissai aussi prudemment qu’un cambrioleur dans
ma propre véranda. Passai par mon salon. Grimpai l’escalier
en prenant soin d’éviter la marche grinçante.
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Arrivé dans la pièce qui me sert de bureau – l’une de celles
qui donnent sur la rue –, je tirai doucement le rideau.
Trois bagnoles de flics et deux ambulances.
Si incroyable que cela paraîtra, les gars n’avaient pas fait le
déplacement pour le tueur de Largos. J’aurais pu me montrer
à la fenêtre et leur crier : « Coucou ! » Je n’étais pas plus soupçonnable de crime à leurs yeux qu’une Petite Sœur des pauvres
armée de son seul chapelet. Ils étaient là pour un autre vieillard.
Celui qui gisait sur la chaussée.
Sa tête – ou du moins ce qu’il en restait – baignant dans une
mare de sang.
*
Trois pompiers étaient en train de s’affairer autour de l’ancêtre.
Les mecs essayaient de le ranimer avec un défibrillateur du
dernier cri. Pas besoin pourtant d’avoir fait médecine pour
savoir que tenter de ramener à la vie un quidam dont la tête
a éclaté n’a aucun sens. J’avais envie de leur lancer : « Arrêtez
votre cirque ! Où vous avez vu qu’on pouvait vivre sans tête ?
Si le mec se met à courir maintenant, ce sera juste parce qu’il
était aussi con qu’une poule. »
Mais, bien sûr, je n’en fis rien. Je connaissais bien ce vieux,
lui et sa femme étaient mes voisins depuis sept ans. Si le cœur
de ce connard ne lâchait pas maintenant, c’était qu’il n’y avait
aucune justice en ce bas monde – je dis cela, mais personnellement j’en ai toujours été convaincu.
En tirant un peu plus le rideau, je distinguai un deuxième
corps. Celui, nu et disloqué, d’une jeune femme noire. Je ne
pouvais voir sa tête de là où j’étais.
Cette fille avait dû être magnifique, mais selon toute apparence la plupart de ses os venaient d’être brisés.
À en juger par l’énorme quantité d’hémoglobine dans laquelle
tout cela baignait, les deux victimes étaient mortes d’hémorragies
qu’on ne pouvait plus qualifier d’internes.
Les ambulances s’étaient garées à côté des corps. Deux pompiers entreprirent de glisser la femme dans un long sac, ce qui
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occupa cinq bonnes minutes. Puis ils sanglèrent le sac sur un
brancard et le firent entrer dans l’ambulance. Les flics, eux,
ne branlaient rien.
J’aperçus un chien blanc, aspergé de sang et tirant sur sa
laisse comme un dératé. Au bout de la laisse, ma voisine sans
doute, mais je ne pouvais la voir d’où j’étais ; je n’osais imaginer
dans quel état de nerfs elle se trouvait.
J’entrouvris la fenêtre. Je n’eus pas de gros efforts à faire
pour distinguer les paroles de la vieille ; elle hurlait presque :
– … un grand bruit, monsieur le commissaire ! Comme une
explosion. De quoi réveiller tout le quartier. J’ai vu la négresse
tomber du ciel directement sur mon mari.
Le flic notait ses propos sur un cahier. L’un des secouristes
s’avança, l’air penaud ; pour ce qui était du vieux, les objectifs
étaient à revoir à la baisse :
– On ne le fera pas revenir.
Son collègue était en train de ranger le matériel.
– Il est mort ?
Le secouriste se gratta la tête. Il semblait devoir prendre une
décision difficile.
– Oui.
Dix minutes plus tard, tout ce petit monde était reparti. En
emportant les deux cadavres. La vieille était restée sur place,
avec son chien aussi rouge qu’un tampon usagé.
– Et qui c’est qui va nettoyer toute cette saleté ?
Je descendis dans la rue, faisant mine de rentrer mes poubelles. J’avisai sur la gauche deux flics dans une Clio banalisée.
Ils avaient été laissés en faction, comme on dit. L’un d’entre
eux, un jeune, était en grande conversation sur son portable.
Il était visiblement sous le choc.
– On attend la brigade scientifique, maman… Puisque je te
le dis ! C’est une vraie scène de crime comme dans les séries.
On a mis des potelets avec de la rue-balise autour, et tout. On
a même peint les silhouettes des corps au sol, pour noter leur
position, et tout.
Je pouvais imaginer la mère à l’autre bout du fil (vous avez
remarqué que cette expression n’a pas été remplacée depuis que
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les téléphones marchent avec des ondes ?), n’en revenant pas
de ce que son fils était en train de lui raconter.
– C’est hallucinant, maman ! Il paraît qu’il faut s’attendre
à voir débarquer un paquet de monde. J’espère qu’on va nous
envoyer des renforts pour gérer.
Le deuxième flic était pétrifié sur son siège, comme un otage
d’un braquage foireux qui n’ose plus prononcer un mot.
– Tu verrais ça, m’man ! Y a du sang étalé jusqu’au premier
étage de la maison. C’est dégueulasse. J’aime mieux pas regarder,
je serais capable de gerber.
Derrière les vitres de sa cuisine, la vieille dame devait être
en train de laver son chien, car je les entendais grogner.
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