Introduction

Transcription

Introduction
Au nom de Dieu
UNIVERSITÉ ALLAMEH TABATABAÏ
Faculté des lettres et des sciences humaines
Département de français
Étude traductologique des POÈMES EN PROSE de
Baudelaire « Le Spleen de Paris » traduits en Persan par
M. A. Eslami Nodoushan
Mémoire de maîtrise
En traductologie française
Rédigé sous la direction de
M. le Docteur Méhrégan Nézamizadeh
Professeur Consultant : Mme le Docteur Fatémeh Eshghi
Par Faézeh Bekhnaveh
2013
Résumé
L’objectif principal de ce mémoire est de mener une étude traductologique sur
la traduction persane des « Poèmes en prose » de Charles Baudelaire.
Sur le plan théorique, l’accent est mis sur la présentation et la catégorisation des
théories qui définissent le poème en prose et les problèmes qui s’imposent dans sa
traduction. Sur le plan pratique, suite à une lecture analytique par la confrontation
de quelques poèmes, les théories de l’approche poétologique seront appliquées à la
traduction persane dans le but de savoir si le problème de retraduction, étant donné
les conditions socio-culturelles actuelles, s’impose.
Mots clés : Spleen de Paris, poème en prose, Baudelaire, traductologie, poétique,
retraduction.
3
Abstract
The main objective of this thesis is to study the Persian translation of “Spleen
de Paris” written by Charles Baudelaire.
On the theoretical level, the focal point is on the presentation and the
categorization of the theories which define the prose poem and the problems which
are imperative in translation. On the practical level, following an analytical reading
and comparison of some poems, theories of poetic approach will be applied on
Persian translation in order to determine whether the issue of retranslation,
considering the current socio-cultural conditions, is required or not.
Keywords: Spleen de Paris, prose poem, Baudelaire, translation, poetics,
retranslation.
4
À mes chers parents
5
Remerciements
Je tiens à remercier sincèrement Monsieur le Docteur Nézamizadeh, qui en tant
que Directeur de mon mémoire, s’est toujours montré à l’écoute et très disponible
tout au long de la réalisation de ce mémoire, ainsi que pour l’inspiration, l’aide et
le temps qu’il a bien voulu me consacrer, sans qui ce travail n’aurait jamais vu le
jour.
Mes remerciements s’adressent également à Madame le Docteur Eshghi, qui a
eu l’amabilité de bien vouloir être mon professeur consultant.
Je remercie de même M. Fathi et M. Yahyavi pour leur soutien bibliographique.
6
Table des matières
Introduction ...................................................................................................................... 9
Partie I: Le plan théorique
1.1. Le Poème en prose, une vision générale ................................................................ 14
1.1.1. L’aperçu historique ............................................................................................ 15
1.1.2. La présentation et la distinction du genre ......................................................... 18
1.1.3. L’esthétique du poème en prose ......................................................................... 21
1.2. Le Poème en prose chez Baudelaire ..................................................................... 24
1.2.1. Le parcours biographique ................................................................................... 24
1.2.2. Le poème en prose selon Baudelaire .................................................................. 26
1.2.3. Le poème en prose de Baudelaire ...................................................................... 28
1.2.4. La stylistique du recueil ..................................................................................... 30
1.3. Le Poème en prose en Iran.................................................................................... 35
1.3.1. L’aperçu historique, esthétique et stylistique ..................................................... 35
1.3.2. Le style de quel poète iranien pourrait-il nous inspirer
pour la traduction de Spleen de Paris ? ....................................................................... 38
1.3.3. La vision du traducteur....................................................................................... 39
1.4. La présentation de l’approche poétologique ......................................................... 45
1.4.1. La traduction poétique, un art en crise ............................................................... 45
1.4.2. La solution proposée par Etkind ........................................................................ 46
1.4.3. Les six types de traduction poétique .................................................................. 47
Partie II : Le plan pratique ou la lecture analytique du texte traduit
2.1. Le modèle de critique .............................................................................................. 49
2.1.1. La distinction de la stylistique du texte d’origine et du texte traduit ................. 50
I. La stylistique du texte d’origine ................................................................... 50
(Un hémisphère dans une chevelure)
A) Le contenu essentiel du poème ................................................................... 50
B) Comment Baudelaire passe-t-il du vers à la prose ? .................................. 51
C) Les procédés stylistiques et rythmiques ...................................................... 54
II. La stylistique du texte traduit ...................................................................... 57
7
2.1.2. La documentation et le découpage des unités de traduction ............................. 58
2.1.3. La lecture analytique et comparative de Un hémisphère dans une chevelure ... 60
2.1.4.. La vérification de la transmission de « forme-sens »........................................ 72
2.2. La confrontation de quelques poèmes
ayant plus de problématiques à traduire ...................................................................... 74
2.2.1. La diversité des poèmes du recueil et le choix sélectif du corpus ..................... 74
2.2.2. La lecture analytique de quelques poèmes avec les traductions proposées ....... 76
I. Enivrez-vous ............................................................................................................. 76
A) Le contenu essentiel du poème ................................................................... 76
B) La stylistique du texte d’origine .................................................................. 76
C) Le découpage et la vérification de la transmission de forme-sens ........... 77
D) La traduction proposée ................................................................................ 80
II. Les fenêtres .............................................................................................................. 82
A) Le contenu essentiel du poème ................................................................... 82
B) La stylistique du texte d’origine .................................................................. 82
C) Le découpage et la vérification de la transmission de forme-sens ........... 83
D) La traduction proposée ................................................................................ 84
III. Les foules ............................................................................................................... 86
A) Le contenu essentiel du poème .................................................................... 86
B) La stylistique du texte d’origine .................................................................. 86
C) Le découpage et la vérification de la transmission de forme-sens ........... 87
D) La traduction proposée ................................................................................ 90
2.3. La typologie de la traduction .................................................................................. 91
Conclusion ....................................................................................................................... 93
Bibliographie ................................................................................................................... 97
8
Introduction
« […] Trouvez quelques instants pour parcourir ce
spécimen de poème en prose que je vous envoie. Je fais
une longue tentative de cette espèce […] »1
Charles Baudelaire
L’objectif principal de ce mémoire est de mener une étude traductologique sur la
traduction persane des Poèmes en prose de Charles Baudelaire, intitulés « Le
Spleen de Paris » traduit par M. A. Eslami Nodouchan – écrivain, chercheur et
traducteur iranien– parue pour la première fois en 1962 dans un recueil sous le titre
de LE SPLEEN DE PARIS suivi d’un choix de FLEURS DU MAL2. La deuxième
et la troisième édition du livre sont parues en 1970 et 1993. Le livre n’est pas
actuellement disponible sur le marché.
Les données du site de Centre national de la recherche des documents et des
informations scientifiques de l’Iran (IRANDOC)3 sont révélatrices du manque
d’une telle étude, d’autant plus qu’aucun document concernant le travail sur Le
Spleen de Paris et la traduction présente, en tant que seule traduction du livre en
Iran4, n’existe à ce jour.
Ce recueil de Baudelaire, transmis aux générations suivantes comme
l’instrument d’un lyrisme moderne, fait propager le Poème en prose dans le monde
entier. Il n’est donc pas juste de négliger l’importance d’une telle traduction et ses
1
Lettre de Baudelaire à Houssaye, Correspondance, p.257.
1431: ‫ تهران‬،‫ بنگاه ترجمه و نشر کتاب‬،‫ ترجمۀ محمدعلی اسالمی ندوشن‬،‫ مالل پاریس و گلهای بدی‬،‫شارل بودلر‬
3
http://www. Irandoc.ac.ir/
4
Selon le site de la bibliothèque nationale de l’Iran disponible sur http://opac.nlai.ir/
9
probables influences dans l’épanouissement d’un nouveau genre en Iran, car le
processus de modernisation en littérature persane était en partie tributaire de la
traduction des œuvres occidentales.
L’analyse traductologique signifiant la mise en évidence des convergences et
des divergences entre la langue source et la langue cible au niveau des structures
symétriques interlinguales, il semble nécessaire de distinguer les contraintes
relevant de la contrastivité et les options relevant des stratégies alternatives. Nous
parlons donc du choix du traducteur pour analyser ensuite le texte de départ et
identifier les stratégies de traduction qui mènent vers les unités de la langue cible.
La critique scientifique des traductions5 est une branche de la Traductologie
appliquée qui permet de porter un jugement d’appréciation sur la traduction au
point de vue esthétique à partir des approches explicatives de la traduction6.
La méthode de critique utilisée dans cette étude est multidimensionnelle basée
sur les idées de Efim Etkind concernant l’approche poétologique, de Meschonnic
concernant l’écriture poétique de la traduction, de Berman concernant les critères
de la critique de la traduction, de Vinay et Darbelnet concernant la stylistique
comparée, de Reiss concernant les possibilités et les limites de la traduction, etc.
Notre étude concerne les divergences entre les deux textes. Il faut préciser que
la structure des exemples de cette approche sera de l’ordre suivant : le premier
exemple est pris du texte source en langue française, et le deuxième, la mise en
relation appartenant à l’unité symétrique de la langue persane.
Sur le plan théorique, l’accent est mis sur la présentation et la catégorisation du
Poème en prose, et les problèmes qui s’imposent dans sa traduction.
5
Katharina Reiss, Problématiques de la traduction, Economica, 2009, p.8.
Mathieu Guidère, Introduction à la traductologie : penser la traduction : hier, aujourd’hui,
demain, De boeck, 2008, chapitre 3.
6
10
Des premiers critères en sont établis par Suzanne Bernard, dans Le poème en prose
de Baudelaire à nos jours7. Cet ouvrage fait encore aujourd’hui autorité quant aux
critères définitoires du poème en prose.
D’après G. Lavaud le poème en prose ne se définit pas, il existe8. En d’autres
termes, ses caractéristiques variant d’un auteur à l’autre, c’est la tâche majeure du
traducteur de les déterminer pour les transférer: de brefs paragraphes marqués par
les alinéas, de nombreux phénomènes de récurrences, des correspondances
phonétiques, des échos et des images, anaphore, de multiples oppositions, reprise
des éléments et le rythme intérieur …9 chez Baudelaire.
Sur le plan pratique, en consultant des avis de grands traductologues à l’instar
de Berman, Meschonnic, Vinay et Darbelnet, un modèle de critique composé de
trois étapes successives (la distinction de la stylistique du texte d’origine et du
texte traduit, la documentation et le découpage des unités de traductions, la
vérification de la transmission de forme-sens ) est proposé qui nous permet de
procéder à la lecture analytique et à la confrontation de quelques poèmes avec leurs
traductions persanes.
Le corpus est composé de quatre poèmes de différentes natures :
 Un hémisphère dans une chevelure : Ce poème en prose qui fait écho à
plusieurs poèmes des Fleurs du Mal, en partageant des notions
identiques, telles que « la chevelure » est choisi comme le prototype de
notre critique, car en le comparant avec la chevelure, on peut mieux
saisir les caractéristiques du style. Les libertés et les limites du traducteur
seront ainsi distinguées.
7
Nizet, Paris, 1994.
Cité par Bernard, LE POÈME EN PROSE de Baudelaire jusqu’à nos jours, p.11.
9 Itinéraires Littéraires, 19me S., Paris, HATIER, 1997, p.120.
8
11
 Enivrez-vous : C’est un texte très musical marqué par l’abondance des
répétitions, des échos sonores et la composition cyclique.
 Les fenêtres : C’est un texte qui évoque une belle méditation sur la vie
humaine, marqué par l’unité de ton, le style abstrait, la simplicité de
l’écriture, qui laisse percer une tendresse véritable pour l’humanité
souffrante.
 Les foules : C’est un texte, menant à la méditation d’un philosophe
moral, qui aime s’exprimer de manière paradoxale.
Il importe donc d’appliquer les théories à la traduction persane dans le but de
savoir si la question de retraduction, considérant les conditions socio-culturelles et
idéologiques actuelles, s’impose. De plus, au cours de cette étude, les questions
suivantes seront répondues:
– Quelles sont les caractéristiques du poème en prose dans la littérature de
la langue de départ et la langue d’arrivée?
– Quelle est la vision du poète et du traducteur concernant le poème en
prose ?
– Le style de quel poète iranien pourrait-il nous inspirer pour la traduction
de Spleen de Paris?
– Les éléments constitutifs du poème en prose dont l’intensité, la gratuité
et la brièveté sont-ils respectés dans la traduction ?
– Le traducteur a-t-il transmis les particularités du style dans le texte
traduit?
– Cette traduction appartient à quel type de traduction poétique proposé par
Etkind?
12
Enfin, je dois ajouter que l’un des objectifs de cette étude est le rapprochement
de la théorie et de la pratique ; par conséquent la retraduction des poèmes en
question – en suivant la méthode de critique bermannienne et la traduction littérale
proposée par lui– sera présentée dans l’espoir d’une transmission plus propre aux
idées de la traductologie.
13
Partie I: Le plan théorique
1.1. Le Poème en prose, une vision générale
Dans ce chapitre, on tente de présenter un aperçu abrégé mais exhaustif du
poème en prose, car la documentation et l’étude du paratexte, nous mènent vers
une critique plus approfondie par la caractérisation des limites et des libertés du
traducteur. Selon Maurice Chapelan, dans l’Anthologie du poème en prose :
« C’est un genre dont nul théoricien ne s’est encore avisé de promulguer les lois et
cette liberté lui confère un dynamisme qu’ont perdu tous les autres genres du
lyrisme traditionnel. »10
On ne se contentera pas de ce propos général, en revanche, notre essai dans
cette partie se focalise sur la recherche d’une démarche définissant toutes les
caractéristiques du genre qui ne progresse que par la consultation de la thèse de
Susanne Bernard11, consacrée au poème en prose. Dans la crise des théories
abstraites qui n’aident pas les praticiens, c’est bien sûr la plus fiable source qui
pourrait être compulsée; car elle tente de définir le genre. Ce qu’on cite par la suite
est majoritairement l’extrait des idées de Bernard sélectionné et abrégé par
l’auteur.
10
11
Maurice Chapelan, Anthologie du poème en prose, Julliard, 1946, p.16.
Suzanne Bernard (1932–2007), écrivain et critique littéraire française.
14
1.1.1. L’aperçu historique
On constate qu’à la fin du 18me siècle, et à l’époque romantique, les esprits se
rebellèrent contre les classifications rigides afin de séparer l’idée de forme et l’idée
de l’essence poétique ; on admit que la poésie ne réside dans aucune forme définie
a priori. Sans doute la poésie, de par ses origines, se rattache à la musique, donc à
l’idée de mesure ; mais le rythme de la phrase, les rapports de sonorités et de sens,
le pouvoir évocateur des mots, la frange de suggestion qui s’ajoute à leur contenu
purement intelligible, les images, sont indépendants de la forme versifiée 12.
Selon Bernard, dans son excellente introduction à l’histoire et à l’esthétique du
poème en prose, tout l’effort de la poésie française, depuis le romantisme, s’orienta
vers la rupture des conventions et des préceptes où étouffait l’esprit poétique à
l’instar de la rime, la métrique, toutes les règles du vers classique, les règles du
style « poétique » ou noble, les règles de la grammaire et de la logique usuelles. 13
Le poème en prose est né d’une révolte contre toutes les tyrannies formelles qui
empêchent le poète de se créer un langage individuel, qui l’obligent à verser dans
des moules tout faits la matière ductile de ses phrases. Mais le poème en prose a
rejeté plus complètement les lois métriques et prosodiques ; il a refusé obstinément
de se laisser codifier : « Le poème en prose ne se définit pas, il existe. »14
L’un lui donne pour éléments constitutifs « La langue poétique, la description et le
rythme.»15, tandis que l’autre lui dénie toute musique, tout rythme et tout effet de
12
Suzanne Bernard, LE POÈME EN PROSE de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1994,
p. 10.
13
Ibid., p.11.
14
Conclusion brève de Guy Lavaud ; cité par Bernard, p.11.
15
Vista Clayton, The prose poem in french poetry of the 18e century, Colombia University, 1936,
e
2 partie, chapitre 3, 4 et 5; cité par Bernard, p.11.
15
style poétique pour le confiner dans la « recherche de l’arbitraire » et dans « la
rencontre cocasse et rafraîchissante des éléments flottants de la nomenclature. »16
Bernard précise qu’il n’est pas donc question d’étudier le poème en prose en
partant de définitions ou de principes a priori : « Il semble que c’est justement dans
la mesure où se précisera le désir de trouver une langue , selon l’expression de
Rimbaud, que le poème en prose deviendra à la fois un genre littéraire original et
une forme répondant aux besoins du lyrisme moderne. »17
Le poème en prose n’est pas éclos brusquement au jardin des Lettres françaises.
Il lui a fallu des esprits travaillés par le désir de trouver pour la poésie une forme
nouvelle ; il a fallu aussi l’idée féconde que la prose était susceptible de poésie.
C’est la prose poétique, premier aspect de la révolte contre les règles établies et les
tyrannies formelles, qui a préparé la venue du poème en prose. Jusqu’au 18e siècle,
la question d’une « poésie en prose » ne se pose pas puisqu’il est entendu que le
poète c’est, par définition, celui qui écrit en vers.18 Il faudra attendre le
romantisme pour voir vraiment se « disloquer » l’alexandrin.
Le poème en prose est en même temps la manifestation d’un esprit
d’individualisme en lutte contre les principes autoritaires du classicisme, et une
tentative pour renouveler les thèmes poétiques en utilisant les sources
d’inspirations offertes si richement par les « balades » ou « chansons »
folkloriques; quand on se rappelle qu’il est né de traductions, ou de pseudotraductions, de ballades ou de chansons, il est plus facile de comprendre qu’il ait
été une des premières manifestations du goût romantique pour la couleur locale
(exotique ou médiévale), pour les légendes populaires, pour le fantastique, pour le
rêve ; et d’autre part, qu’il ait commencé par adopter la structure de la ballade,
16
G. Blin, Introduction aux Petits Poème en prose de Baudelaire, Fontaine, 1946, p.284 ; cité
par Bernard, p.11.
17
Bernard, p.11.
18
Ibid., p.19.
16
c’est-à-dire la composition par couplets, à laquelle Aloysius Bertrand 19 donne sa
forme définitive. C'est Baudelaire qui redécouvre le livre de Bertrand, tombé dans
l'oubli. Il s'en inspire pour écrire le recueil Petits poèmes en prose dont le titre
consacre la formule. Dans la lettre à son éditeur Arsène Houssaye qui sert de
préface, Baudelaire explique :
« J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la
vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand
(un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas
tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter
quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne,
ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué
à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. »
À la suite de ce recueil, transmis aux générations suivantes comme l’instrument
d’un lyrisme moderne, les nouvelles productions de ce type foisonnent. Mallarmé y
contribue, ainsi que Rimbaud dans les Illuminations, Tristan Corbière, Charles
Cros, etc. Après la première guerre mondiale, les surréalistes, attirés par l'image de
modernité qui s'en dégage depuis ses débuts, ancrent le poème en prose
définitivement dans la littérature française, que ce soit sous forme de petits récits
oniriques ou de courts textes dans le style des écritures automatiques comme chez
Louis Aragon ou Paul Éluard. Des styles plus personnels apparaissent alors
pendant, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale. Depuis le début des
années 1940, la plupart des poètes se sont essayés de près ou de loin au poème en
19
Louis, dit Aloysius Bertrand (Ceva, Piémont, 1807 - Paris 1841) Poète français. Les
tableautins ciselés et fantastiques de Gaspard de la nuit (1842) font de lui l'initiateur du poème
en prose romantique.
17
prose. Souvent proche des arts plastiques, le poème en prose est au cœur des
préoccupations de la poésie contemporaine.
Né en France, le poème en prose s'est propagé dans tout le monde. On trouve
des auteurs qui l'ont pratiqué dans les pays anglophones (Oscar Wilde, T. S. Eliot),
en Russie, en Allemagne en Autriche au Québec. On trouve ces poèmes aussi aux
États-Unis et même en Inde.
1. 1.2. La présentation et la distinction du genre
(Qu’est-ce le poème en prose, la prose poétique ou rythmée et le vers libre ?)
Tout d’abord, je voudrais mettre l’accent sur l’importance de ce chapitre dans la
démarche de cette étude. Après avoir défini les caractéristiques du poème en prose,
il nous faut essentiellement le différencier des autres formes libres poétiques, car le
traducteur, qui n’est pas esclave de la littéralité, tente de rendre le style du poète
dans le texte traduit. Il lui faut alors de bien connaître les genres voisins afin
d’éviter la confusion stylistique dans la traduction. À cet égard, afin de s’informer
des options du traducteur et bien juger son choix, les formes libres et leurs
particularités en littérature française seront présentées, pour les comparer dans le
chapitre suivant avec celles de la littérature de la langue d’arrivée. Examinons
maintenant la définition donnée en littérature de la langue de départ aux formes
libre20 :
Il convient tout d’abord de distinguer le poème en prose de la prose poétique,
chère à Rousseau et Chateaubriand. Bien que la prose poétique emprunte au vers
20
Extrait tiré de « Françoise Nayrolles, Pour étudier un poème, Collection Profil pratique, Paris,
Hatier, 2001 ». p.63.
18
un certain nombre d’éléments, en particulier pour le rythme, elle respecte
néanmoins l’ordre et la continuité logique de la prose.
En revanche, le poème en prose récuse l’ordre et la continuité logique de deux
manières distinctes :
– soit par une tendance « anarchique » qui libère le poème de toute obéissance à
la logique.
– soit par une structure forte qui enferme le texte, l’isole, le clôt sur lui-même.
Chaque poème en prose peut donc se lire d’une manière tout à fait indépendante de
l’ensemble. Ce principe est établi par Baudelaire dans la dédicace à Arsène
Houssaye (1862) :
« Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit,
le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil
interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre [c’est-à-dire un
poème], et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans
peine. »
Il emprunte à la fois absence de règles rythmiques et absence de rimes à la
prose ; et brièveté et unité du texte, sujet poétique par son contenu, répétition de
mots, allitérations et assonances, images, à la poésie.
Examinons maintenant les caractéristiques du vers libre :
Le vers libre, né de la crise de l’alexandrin à la fin du XIXe siècle, est un
phénomène propre à la poésie moderne. Récusant les règles traditionnelles de la
versification (absence d’un nombre fixe de syllabes, absence de coupes régulières),
il se reconnaît néanmoins à certains critères :
19
 Un rythme : Le vers libre établit un accord entre le vers et la syntaxe, d’où
une pause forte en fin de vers et pas d’enjambement sur plus de deux vers. Il
se dispense parfois de ponctuation. La disposition typographique joue un
grand rôle. Les répétitions et reprises de groupes rythmiques sont une façon
d’accentuer.
 Une musique : composée en majeure partie d’assonances et d’allitérations. La
rime est souvent absente mais reste possible.
 Une force des mots : comme l’unité traditionnelle du vers est détruite, c’est le
mot qui devient une unité.
Tout ce jeu de répétitions, d’allitérations, de symétries que nous voyons utilisé
dans le vers libre vient tout droit du poème en prose21. Le vers libre ne comporte ni
rimes systématiques ni régularité métrique. Mais à la différence du poème en
prose, les vers sont encore marqués visuellement sur la page par le retour à la ligne.
Un poème en vers libres est donc moins éloigné de la poésie en vers traditionnels
qu’un poème en prose, que rien ne distingue visuellement d’un passage de roman.
Bernard en conclut que le poème en prose est un genre distinct, il n’est ni une
forme intermédiaire entre prose et vers, ni une forme mixte et indissociable des
autres formes libres22.
Après avoir caractérisé le poème en prose, nous devons connaître les deux
problématiques majeures qui s’imposent dans la voie de la traduction :
 Dans la littérature de la langue d’arrivée (persane moderne), les formes libres
ont-elles une définition pareille ?
21
22
Bernard, LE POÈME EN PROSE de Baudelaire jusqu’à nos jours, p.417.
Ibid., p.434.
20

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