Complètement poireau !
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Complètement poireau !
P r o d u c t i o n s v é g é ta l e s Photo : Martine Doyon Dans l’ordre habituel : Antoine (travaux des champs et mécanique) Valérie (administration et ressources humaines) Michelle (vice-présidence et import-export) et Louis-Marie (président et touche-à-tout). Absent ce jour-là : Alexis, qui travaille surtout aux serres et aux champs. Complètement poireau ! Texte et photos d’Étienne Gosselin, agronome, M. Sc. Être le principal fournisseur en poireaux des chaînes de supermarchés du Québec, élaborer des stratégies de marketing 2.0 pour promouvoir la consommation de ce légume longiligne, et intégrer avec brio leurs trois enfants à l’entreprise Les Cultures de chez nous, de Sainte-Brigittedes-Saults… Michelle Rajotte et Louis-Marie Jutras ont indéniablement du poireau sur la planche ! I l est 16 h dans la salle de conditionnement des poireaux des Cultures de chez nous, une ancienne vacherie convertie au tout-végétal. Pendant que des Québécois pure laine et des Québécois d’origine colombienne et mexicaine lavent, trient, calibrent, effeuillent, coupent et emballent des poireaux, des chariots élévateurs vont et viennent dans un ballet incessant, chargés de caisses de produits bruts ou finis. Certains employés quittent déjà leur poste de travail : le président de l’entreprise, Louis-Marie Jutras, expliquera plus tard qu’il aime offrir une certaine flexibilité quant à l’horaire de travail, question de permettre aux employés d’aller chercher les enfants à la garderie ou à l’école. Ce père de famille connaît la comptine : sa fille, Valérie, et ses fils, Alexis et Antoine, travaillent tous dans l’entreprise et leur ont offert, à lui et sa femme, sept petits-enfants, un huitième à naître bientôt et un neuvième qui est, dit-on, en route ! 34 Le Coopérateur agricole | JUILLET-AOÛT 2013 D’un poireau à l’autre Poireaux en bottes, mignons de poireaux ou, depuis 1999, poireaux lavés, coupés et ensachés – la définition même de la praticité –, l’entreprise de Sainte-Brigitte-des-Saults multiplie les produits pour répondre à une multitude de besoins et de clients, ajoutant un peu de valeur aux produits à chacun de leur passage sur les convoyeurs, surtout aux poireaux déclassés pour des raisons esthétiques. « La rentabilité est véritablement dans la valorisation de ces poireaux », estime Louis-Marie Jutras. Seulement en potage les poireaux ? Il faut voir les recettes imaginées par l’équipe des Cultures de chez nous : des crêpes jusqu’au clafoutis en passant par la pizza, les grillades et même le strudel aux pommes, les poireaux se mêlent à tous les plats. Plutôt que de faire l’autopromotion de ses produits, l’entreprise a mandaté une nutritionniste pour relever les mots clés du poireau : savoureux, pratique et nutritif. Avec sa saveur douce et sucrée, ce légume rehausse les recettesminute comme les recettes les plus élaborées et se conserve longtemps, même au congélateur (sans obligation de devoir le blanchir au préalable). Les différents slogans qu’affiche l’entreprise sur ses camions-remorques reflètent bien l’évolution de la stratégie marketing destinée à faire connaître davantage ce légume noble de la famille des Alliacées. « Osez poireau » fut suivi de « Pensez poireau », « Cuisinez poireau » et enfin « Complètement poireau ». Le site Internet version consommateurs des Cultures de chez nous rappelle d’ailleurs cette dernière formule (completementpoireau.ca) et permet à l’entreprise de se faire voir des clients et des consommateurs. L’utilisation des médias sociaux (Facebook, Twitter, Pinterest et YouTube) pour promouvoir non seulement ses produits, mais également les fruits et les légumes d’une manière générique au moyen de contenu instructif, permet de publiciser à faible coût. Afin de créer un fort effet à la hausse dans ses ventes, l’entreprise n’hésite toutefois pas à mettre la main dans sa poche pour s’offrir de la publicité aux heures d’émissions culinaires (Signé M, à TVA, et L’épicerie, à la SRC) ou grand public (sur les chaînes d’Astral Media), à coups de 15 ou 30 secondes. Enfin, un concours (tirage d’accessoires de cuisine) avec la collaboration de Ricardo permet une promotion croisée de type gagnant-gagnant avec l’as de la casserole. Tous ces efforts pour encourager une consommation de poireaux qui est loin, loin de rejoindre celle des oignons. On mangerait en fait autant de poireau que d’ail, un légume surtout utilisé, au Québec, comme condiment. Mais l’offensive médiatique de plus de 100 000 dollars par année déployée par la famille Jutras-Rajotte a de quoi réjouir les acheteurs. « Depuis que nous investissons en télé, les chaînes de supermarchés nous offrent plus de visibilité dans leurs circulaires », soutient Michelle Rajotte, ce qui multiple jusqu’à 20 fois les ventes hebdo madaires. Bref, de la promotion croisée de type donnant-donnant. u Depuis 1999, les poireaux déclassés pour des raisons esthétiques trouvent une deuxième vie. Lavés, coupés et ensachés, ils permettent une valeur ajoutée qui mène à la rentabilité, selon Louis-Marie Jutras. Dans la salle de conditionnement des poireaux des Cultures de chez nous, quelques vapeurs soufrées picotent les yeux du non-habitué. JUILLET-AOÛT 2013 | Le Coopérateur agricole 35 Médaille d’or et Moisson d’or Savez-vous planter des poireaux ? Les 3650 m2 de serres des Cultures de chez nous abritent quelque six millions de petits transplants, qui sont taillés deux fois à l’intérieur pour leur donner du tonus avant leur mise en terre. Annuellement, il se plante environ 18 millions de poireaux au Québec. Sur le front politique, qu’attend la ferme de la prochaine politique de souveraineté alimentaire du gouvernement du Parti québécois, quand on sait que seulement 33 % du contenu de l’assiette des Québécois provient vraiment d’ici ? Plus d’argent dans l’organisme Aliments du Québec et un meilleur positionnement des produits en magasin, avance, du bout des lèvres, Michelle Rajotte, qui semble ne pas trop y croire ellemême. « Négocier avec les chaînes, c’est entrer dans un monde brutal. Comme il y a beaucoup de rotation parmi le personnel des acheteurs, nos relations sont à rebâtir chaque année. Il faut aussi être constamment aux aguets et très flexibles quant à nos délais de livraison, pour accepter des commandes de dernière minute. » Louis-Marie Jutras va dans le même sens : « Avant, les acheteurs avaient les pieds dans l’entrepôt et pouvaient voir les produits. De plus, ils connaissaient l’agriculture, ses conditions et ses impondérables. » André Plante, directeur général de l’Association des jardiniers maraîchers du Québec (devenue l’Association des producteurs maraîchers du Québec depuis la mi-mars), fait écho à ces propos : « La relation directe des entreprises maraîchères avec les chaînes est assez unique en Amérique du Nord. Ailleurs qu’au Québec et, depuis peu, en Ontario, les maraîchers vendent surtout à des distributeurs et à des courtiers, qui négocient avec les chaînes. Les producteurs d’ici ont donc la chance d’être proches des acheteurs, qui sont toutefois de plus en plus exigeants et imposent des coûts de toutes sortes, comme des frais de déchargement. Certains producteurs, pour satisfaire aux critères des chaînes, doivent même déclasser 20 à 25 % de leurs produits ! Vendre aux chaînes devient donc un défi. » Après une deuxième place au classement national de l’Ordre national du mérite agricole (catégorie or) en 2011, l’entreprise Les Cultures de chez nous mettait la main sur le prix Moisson d’or 2012 de l’Association des jardiniers maraîchers du Québec (AJMQ). Ce prix récompense les entreprises maraîchères visionnaires, capables de s’adapter à l’évolution rapide du secteur horticole, qui innovent en matière de mise en marché. « Le comité de sélection considère toujours au moins quatre ou cinq candidatures avant de recommander une ferme maraîchère pour le Moisson d’or, qui existe depuis plus d’une trentaine d’années, dit André Plante, directeur général de l’AJMQ. Nos membres, qui ont un profil fortement entrepreneurial, n’ont jamais accepté d’être associés à un plan conjoint ou à une autre forme de mise en marché collective. Ce sont des gens qui ne veulent pas qu’on leur dise à qui vendre, quand et à quel prix. » Le critère d’innovation en matière de marketing est donc prépondérant. Consommation estimée des légumes de la famille des Alliacées au Canada (sans tenir compte des pertes), en kg par personne, 1981-2009 1981 1986 1991 1996 2001 2006 2009 Ail 0,12 0,11 0,18 0,34 0,36 0,34 0,44 Oignon et échalote 6,84 7,41 6,47 8,33 8,50 8,67 9,81 Poireau 0,06 0,05 0,09 0,21 0,25 0,24 0,27 L’entreprise centricoise approvisionne les chaînes de supermarchés en poireaux du Québec de la fin juillet au mois de février. Le reste de l’année, c’est le poireau importé de France qui permet de continuer d’occuper les rayons. Source : Statistique Canada, 2009, Statistiques sur les aliments. Diversifier le panier L’abc du poireau Pour produire un poireau dont le fût blanc est le plus long possible (les parties vert foncé sont rarement consommées), il faut renchausser les rangs quatre fois dans l’année, dès le stade 6 à 7 feuilles, sans compter les multiples sarclages mécaniques de l’entrerang et manuels dans le rang, car le poireau est une plante bien peu compétitive face aux mauvaises herbes. Le rendement espéré est de 80 %, parce que certains poireaux subiront des dommages dûs à la machinerie de sarclage/renchaussage (les technologies GPS permettent de diminuer les pertes), les ravages d’une chenille brouteuse (la teigne du poireau) ou les assauts d’une maladie fongique (la tache pourpre). Les différentes variétés de poireaux seront ensuite récoltées de la fin juillet (poireau d’été, vert tendre) à la mi-novembre (poireau d’automne, vert bleuté) et seront écoulées jusqu’en février, après quoi il faudra miser sur le poireau importé de France pour continuer d’approvisionner durant la morte-saison les marchés servis par l’entreprise. Peut-être parce que son père n’était pas producteur maraîcher, suppose Louis-Marie Jutras, ce cartographe de profession calcule sur une base quasi quotidienne son coût de production, sachant s’il vend à perte ou s’il fait un profit, en tenant compte non pas du rendement au champ, mais du rendement vendable. 36 Le Coopérateur agricole | JUILLET-AOÛT 2013 Elles sont peut-être « complètement poireau », mais avez-vous noté que Les Cultures de chez nous sont au pluriel ? Si l’entreprise centricoise tire environ 80 % de son chiffre d’affaires du poireau (dont 20 % proviennent de l’exportation aux États-Unis), elle cultive aussi l’asperge à grande échelle (450 000 livres d’asperges emballées et commercialisées annuellement), les petits fruits (fraises, framboises et bleuets offerts déjà cueillis au kiosque de la ferme et en autocueillette) ainsi que le soya et le maïs-grain, pour enrichir la rotation sur ses 285 hectares de terres loameuses. Des projets relatifs à la culture de poires asiatiques et même à des paniers complets de légumes sont dans l’air, surtout sous l’impulsion d’Alexis, titulaire comme Antoine d’un diplôme en gestion et exploitation d’entreprise agricole. Enfin, les 3650 m 2 de serres de l’entreprise, qui ne servent que quelques mois par an pour la production des transplants de poireau, pourraient aussi être mis à contribution plus longtemps dans l’année pour produire d’autres aliments… savoureux, pratiques et nutritifs, il va sans dire ! Publicité JUILLET-AOÛT 2013 | Le Coopérateur agricole 37