Le travail a-t-il un sexe ?

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Le travail a-t-il un sexe ?
Margaret Maruani
Le travail a-t-il un sexe ?
Sur le marché du travail, où en est l’égalité entre hommes et femmes ? La situation est
bien difficile à décrire tant les paradoxes, les contrastes et les contradictions sont forts : depuis
cinquante ans, on a assisté, en France comme partout en Europe, à une transformation sans
précédent de la place des femmes dans le salariat, qui ne s’est pas accompagnée d’un déclin
conséquent des inégalités.
Aujourd’hui, les femmes représentent près de la moitié du monde du travail (48% de
la population active1) quand elles en constituaient le tiers dans les années 1960. Entamée au
début des années soixante, la féminisation du salariat s’est poursuivie inexorablement tout au
long de ces années de crise, mais sans enclencher de véritable rupture avec les processus de
production des inégalités de sexe. Il est peu de domaines, en effet, où une mutation sociale
d’une telle ampleur s’est effectuée sur un fond d’inégalités aussi coriaces. De ce point de
vue, nous nous trouvons à un tournant de l’histoire de l’emploi féminin : une période faite de
progressions évidentes et de régressions impertinentes, de mouvements et de vents contraires
dont on évalue mal l’issue.
Dans l’inventaire des transformations de l’activité féminine, quatre éléments dominent :
la tertiarisation, la salarisation, la continuité des trajectoires professionnelles, la réussite scolaire
et universitaire des femmes. En France, en 2012, quatre femmes sur cinq travaillent dans le
tertiaire (un peu plus d’un homme sur deux). 93% des femmes et 86% des hommes sont salariés2.
Pour la première fois dans l’histoire du salariat, les femmes sont, en proportion, plus salariées
que les hommes. Ajoutons à cela que la majorité des femmes cumulent désormais activité
professionnelle et vie familiale. Au début des années 1960, les taux d’activité des femmes de 25
à 49 ans étaient de 40 % ; aujourd’hui, ils s’établissent à 85 %. Il s’agit là d’une transformation
radicale du rapport à l’emploi et, au-delà, du rapport des femmes à l’agencement des projets
familiaux et professionnels. La majorité des femmes, aujourd’hui, ne s’arrêtent pas de travailler
lorsqu’elles ont des enfants. La maternité ne chasse plus les femmes du marché du travail. La fin de
la discontinuité des trajectoires professionnelles des femmes marque une véritable rupture par
rapport aux normes sociales antérieures. Elle témoigne également d’une homogénéisation des
comportements d’activité masculins et féminins qui n’a fait que s’accentuer dans les dernières
années. Entre 15 et 49 ans, les taux d’activité des hommes et des femmes se rapprochent jusqu’à
se confondre presque.
Au-delà des statistiques, il s’agit d’une mutation des normes sociales : en France
comme dans un certain nombre de pays, il est désormais devenu « normal » pour une femme,
mère d’un ou de plusieurs enfants, de travailler alors que quelques décennies auparavant il était
tout aussi « normal » de s’arrêter à la naissance du premier enfant.
1
2
45% dans l’Europe des 25
Dans l’Europe des quinze, elles sont salariées à 89% (contre 81% pour les hommes).
Pour que le tableau soit complet, il faut évoquer les évolutions qui ont trait à la place
comparée des hommes et des femmes dans le système de formation. Là encore, on peut parler
de rupture : le niveau scolaire et universitaire des femmes, aujourd’hui, dans la plupart des pays
européens, est supérieur à celui des hommes. La progression des scolarités féminines constitue
un événement marquant de la fin du XXème siècle. L’inscription des filles aux différents échelons
du système scolaire n’est pas récente. Elle s’est faite tout au long du siècle. Mais à partir des
années 1970, un fait nouveau apparaît : la réussite scolaire et universitaire des filles. Depuis cette
date, en effet, les filles sont venues rattraper puis, dans certains pays (notamment en France),
dépasser les garçons en termes de réussite scolaire et universitaire.
Certes, les filières d’enseignement restent encore notablement sexuées. Mais quand
même : alors que l’accès des filles à l’instruction demeure dans de nombreux pays un combat
loin d’être gagné, la place prise par les femmes dans le système de formation en France et dans
la plupart des pays européens doit être estimée à sa juste valeur. C’est une vraie victoire.
Tout semble donc en place pour que les traditionnelles inégalités entre travail masculin
et travail féminin s’effacent. Force est de constater que rien de tel ne se produit. Certes, si l’on
compare terme à terme les différents indicateurs de l’inégalité, les choses ont évidemment —
mais modestement — évolué depuis les années soixante : les écarts de salaire se sont un peu
réduits, quelques professions masculines se sont féminisées, certaines femmes peuvent avoir
des carrières moins stagnantes. Mais par rapport aux progrès réalisés en matière de formation
et de qualification, au regard de la continuité des trajectoires professionnelles, l’écart entre le
« capital humain » des femmes et leur situation sur le marché du travail apparaît plus injuste, plus
injustifiable aujourd’hui qu’hier. Les femmes sont globalement plus instruites que les hommes,
mais elles demeurent notablement moins payées, toujours concentrées dans un petit nombre
de professions féminisées, plus nombreuses dans le chômage et le sous-emploi. Bien sûr, il y eut
quelques brèches : un certain nombre de professions autrefois hégémoniquement masculines
se sont féminisées sans se dévaloriser — sans perdre de leur valeur sociale : avocates, médecins,
journalistes, magistrates, etc… De fait, les choses sont contrastées : en panne dans le salariat
d’exécution, la mixité est en marche dans les professions supérieures. Entre femmes, les écarts
se creusent : entre les femmes diplômées et qualifiées qui s’en sortent bien — même si elles ne
sont pas les égales des hommes — et celles qui restent concentrées dans les emplois féminins
peu qualifiés et mal payés, il y a comme un gouffre.
Ombre supplémentaire au tableau, avec le développement du travail à temps partiel,
de nombreuses femmes se retrouvent en sous-emploi, c’est à dire dans une situation où
elles travaillent moins que ce qu’elles souhaiteraient. Au fil des ans, dans l’ensemble des pays
européens, le travail à temps partiel est devenu la figure emblématique de la division sexuelle du
marché du travail. En France, il est le moteur de la paupérisation de tout un segment du salariat
féminin. Caissières, vendeuses, femmes de ménage… elles sont nombreuses à travailler sans
parvenir à gagner leur vie. Le travail à temps partiel est venu re-créer de nouvelles lignes de
fractures entre emplois féminins et masculins.
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Plus instruites et plus diplômées que les hommes à vingt ans, les femmes sont moins
qualifiées et moins payées qu’eux dès qu’elles arrivent sur le marché du travail et bien plus
pauvres quand vient le temps de la retraite. S’agirait-il d’un simple décalage dans le temps ? D’un
retard qui finira bien par s’estomper au fil des années et des générations ? Mais non, la fable du
retard n’est plus crédible : cela fait près d’un demi-siècle que nous attendons. De pied ferme
mais en vain.
Sur le marché du travail, les inégalités entre hommes et femmes sont dures et durables.

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