Esperances de vie Emmanuelle Cambois R S 59
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Esperances de vie Emmanuelle Cambois R S 59
194 sur le point Espérances de vie, espérances de vie en santé et âges de départ à la retraite : des inégalités selon la profession en France Emmanuelle Cambois, Ined Thomas Barnay, Erudite-Tepp (FR CNRS 3126), université Paris-Est Créteil Jean-Marie Robine, Inserm L'espérance de vie française est l'une des plus élevées au monde dépassant 80 ans depuis le début des années 2000 (Pison, 2005). Les conséquences de cette grande longévité sur l'état de santé de la population sont devenues un enjeu majeur de santé publique. Les années de vie gagnées au cours des dernières décennies sont-elles des années vécues en bonne santé ou avec des maladies, des incapacités ou en situation de dépendance (Fries, 1980 ; Kramer, 1980) ? Les dynamiques démographiques et sanitaires doivent être analysées conjointement afin d’évaluer les besoins de la population et d'y répondre par une offre de soins, d'assistance ou de prise en charge adaptée. Mais l'analyse de ces dynamiques devient aussi fondamentale pour évaluer les chances de participation sociale des plus âgés compte tenu de leur état de santé. On s'interroge notamment sur les chances de participation au marché du travail des personnes de plus de 50 ans. Cette question s'inscrit naturellement dans le débat public alors que l’augmentation de la durée de cotisation requise pour obtenir une retraite à taux plein se poursuit depuis 1993 et qu'on évoque un possible report de l'âge légal de départ à la retraite au-delà de 60 ans. En France, les différences d'espérance de vie entre catégories socioprofessionnelles sont très fortes, parmi les plus grandes en Europe, et se Retraite et société 59 > août 2010 L’état de santé des travailleurs âgés 195 traduisent par des différences dans la répartition entre années de vie en emploi et à la retraite, pour des durées requises de cotisations équivalentes (Monteil, Robert-Bobée, 2005 ; Leclerc et al., 2006 ; Kunst et al., 2000). Les différences d'espérance de vie en bonne santé témoignent, quant à elles, de l’inégalité des chances face à la bonne santé et au handicap, non seulement au cours de la période de retraite, mais aussi dans les dernières années d'activité professionnelle. Il existe ainsi de larges inégalités en matière d'espérances de vie en bonne santé à 50 ans entre pays européens (Jagger et al., 2008) et dans un même pays entre catégories socioprofessionnelles (Cambois, Laborde, Robine, 2008). Parallèlement, on montre qu'un état de santé altéré est un déterminant crucial de sortie prématurée du marché du travail et qu'il existe aussi dans cette relation des inégalités, notamment selon le statut socio-économique (Barnay, 2008). Par ailleurs, le suivi d’une cohorte française a permis de montrer l’association entre le risque accru de mauvaise santé perçue et les conditions de travail défavorables quelques années avant le départ en retraite, avec un effet de « soulagement » du passage à la retraite (Westerlund et al., 2009). Dans cet article, nous présentons un regard croisé sur l'ampleur et la nature des différences d'espérances de vie et d'espérances de vie en santé selon la profession ainsi que sur le rôle socialement différencié de la santé dans les décisions de cessation d'activité. Cette synthèse de résultats français récents sur l’état de santé et les déterminants des départs en retraite vise à souligner le caractère indissociable de ces deux champs de recherche. Les espérances de vie en bonne santé à 50 ans Les espérances de vie en santé à 50 ans représentent le nombre moyen d'années en bonne santé que peuvent espérer vivre les personnes âgées de 50 ans, compte tenu des risques de mortalité par âge du moment et de l'état de santé observé dans la population. Il existe autant d'espérances de vie en santé que d'indicateurs de santé (sans incapacité, en bonne santé perçue…) (encadré 1). Dans cette étude nous présentons des espérances de vie en bonne santé perçue (EVBS), basées sur une dimension subjective de la santé souvent utilisée pour résumer l'état général des personnes. La santé perçue correspond à une autoévaluation par la personne de son propre état de santé à travers une question d'enquête classique (En général, diriez-vous que votre état de santé est très bon, bon, moyen, mauvais ou très mauvais ?). Cette question, ainsi libellée par l'OMS dans les années 1990, est dorénavant utilisée par de nombreux pays et fait partie du mini-module européen (De Bruin, Picavet, Nossikov, 1996 ; Robine, Jagger, 2003). La santé perçue, bien que subjective, est un bon indicateur de santé. Elle s'avère fortement corrélée au risque de mortalité (Idler, Benyamini, 1997) et au risque de dégradation fonctionnelle (Idler, Kasl, 1995 ; Ferraro, Farmer, Wybraniec, 1997). Dans les enquêtes, la Retraite et société 59 > août 2010 196 L’état de santé des travailleurs âgés mauvaise santé perçue est fortement associée à la présence d'une maladie chronique, d’incapacités, à l'expression d'un mal-être, à la prise de médicaments ou encore au recours aux soins (Benyamini et al., 2000 ; Goldstein, Siegel, Boyer, 1984). Enfin, la santé perçue, au-delà des maladies ou troubles, est associée à des déterminants psychosociaux, tels que le soutien social et la confiance en soi, notamment en lien avec les situations professionnelles (Salavecz et al., 2010 ; von dem Knesebeck, Dragano, Siegrist, 2005). La santé perçue reflète l'état de santé et le contexte plus ou moins favorable dans lequel évolue la personne ; elle indique des risques aggravés de survenue de problèmes de santé et des risques aggravés de mortalité et détermine le recours aux soins. Des inégalités d'espérance de vie en bonne santé marquées en fin de vie active À 50 ans, en 2003, l'espérance de vie des professions les plus qualifiées atteint 32 ans Les professions qualifiées pour les hommes, soit près de 5 ans de plus bénéficient de la plus que celle des ouvriers. Pour les femmes, longue espérance de vie en l'écart est de 2 ans avec une espérance de bonne santé perçue. vie maximale pour les professions les plus qualifiées de 36 ans. De surcroît, les professions qualifiées bénéficient de la plus longue espérance de vie en bonne santé perçue. Les hommes de 50 ans de cette catégorie peuvent espérer vivre encore 23 ans en bonne santé perçue, contre un peu moins de 14 ans pour les ouvriers. Pour les femmes, les différences d'EVBS entre les professions les plus qualifiées et les ouvrières sont bien plus marquées que les différences d'espérance de vie (EV) : les premières bénéficient d'un avantage de 2 ans d'EV et de 9 ans d'EVBS. Les EV et EVBS des professions intermédiaires, des agriculteurs et des indépendants se positionnent entre ces deux extrêmes, mais plus proches des professions les plus qualifiées. Les employés viennent ensuite avec des EV et EVBS proches des Les hommes inactifs ont valeurs de ce groupe de tête pour les femmes, mais une espérance de vie extrêmement faible (9 ans proches des valeurs des ouvriers chez les hommes. Les de moins que la moyenne). hommes inactifs ont une EV extrêmement faible (9 ans de moins que la moyenne) et passent moins du tiers de leur courte vie en bonne santé perçue. Ce résultat témoigne de la spécificité de ce groupe d'hommes largement sélectionnés sur la mauvaise santé. Bien que nous retrouvions le même gradient socioprofessionnel pour les EV et les EVBS, on constate des particularités comme la relativement faible EVBS des agriculteurs, en dépit de leur EV élevée. Les conditions de travail de cette profession peuvent expliquer ce résultat. Il s'inscrit dans un constat général de mauvais état de santé relatif pour des professions caractérisées par des conditions de travail physiquement exigeantes, conformément aux conclusions apportées par la cohorte de salariés décrites précédemment (Westerlund et al., 2009). Retraite et société 59 > août 2010 Le point sur 197 TABLEAU 1 Espérances de vie et espérances de vie en bonne santé perçue par PCS chez les personnes de 50 ans Hommes Professions les plus qualifiées Professions intermédiaires Agriculteurs Professions indépendantes Employés Ouvriers Inactifs Total Femmes Professions les plus qualifiées Professions intermédiaires Agriculteurs Professions indépendantes Employés Ouvriers Inactifs Total EV à 50 ans Années EVBS à 50 ans Années et IC % EVBS/EV 20,0 (19,0-21,0) 65 32,2 22,8 (21,8-24,0) 30,9 16,5 (15,0-18,2) 30,6 30,2 28,6 27,4 20,2 19,3 (18,1-20,6) 17,0 (15,6-18,4) 13,7 (12,9-14,5) 6,2 (4,3-8,3) 29,0 16,9 (16,4-17,3) 36,1 23,8 (21,8-26,1) 35,2 16,7 (14,9-18,6) Années 35,1 35,3 34,8 34,0 32,4 34,2 11,1 (10,1-12,2) 53 7,3 64 59 17,2 (16,8-17,7) 8,7 (7,6-9,9) 4,6 (6,0-8,7) (6,3-9,0) (5,8-7,2) (3,1-6,1) 58 % 8,0 (7,6-8,4) 66 11,6 (9,7-13,9) 47 7,0 (5,5-8,6) 56 15,4 (14,4-16,4) (9,0-10,9) 6,5 31 19,6 (18,2-21,1) 14,7 (13,4-16,1) 9,9 7,6 50 % EVBS/EV 17,4 (16,5-18,3) Années et IC 71 Années et IC 19,4 (17,7-21,2) EVBS à 65 ans 55 50 43 48 50 Années et IC 9,1 (7,8-10,6) 8,9 (7,4-10,5) 7,0 (5,9-8,1) 8,4 7,8 8,2 (7,6-9,2) (6,9-8,7) (7,7-8,6) % EVBS/EV 59 55 41 50 45 41 37 47 % % EVBS/EV 53 43 33 42 40 34 40 40 Sources : échantillon démographique permanent et enquête sur la santé et les soins médicaux 2002-2003 ; Cambois, Laborde, Robine (2008a) ; Cambois, Laborde, Robine (2008b). Des inégalités qui persistent durant la retraite Ces inégalités se retrouvent à 65 ans, âge auquel la part de vie en bonne santé s'est réduite, mais reste variable selon la profession occupée au cours de la vie active. Les différences d'années de vie en bonne santé entre les agriculteurs, les ouvriers et les employés ne sont plus significatives, mais les professions les plus qualifiées restent bien avantagées au cours de leur retraite. D'autres indicateurs de santé amènent à des conclusions similaires. Les inégalités socioprofessionnelles d'EV s'accompagnent d'inégalités d'EV sans limitations fonctionnelles, sans limitation d'activité ou encore sans gênes dans les activités de soins personnels (Cambois, Laborde, Robine, 2008a). Mauvaise santé perçue, troubles fonctionnels ou gênes dans les activités de la vie quotidienne sont bien plus présents au cours de la vie des ouvriers que de celle des cadres. On observe ainsi un gradient selon les catégories socioprofessionnelles. Les ouvriers ont non seulement l'EV la plus faible, mais le plus grand nombre d'années de vie en mauvaise santé. À 50 ans, ils passent en moyenne plus de la moitié de leur vie restante en mauvaise santé quand, pour les professions les plus qualifiées, la période de mauvaise santé occupe en moyenne un tiers de leur espérance de vie. Retraite et société 59 > août 2010 198 L’état de santé des travailleurs âgés On montre donc d'importantes inégalités dans les chances de connaître des années de bonne santé au cours de la retraite, mais aussi dans les risques de ne pas atteindre l'âge de la retraite en bonne santé. La section suivante explore dans quelle mesure l'état de santé interfère avec les chances de participation sociale et, en particulier, la capacité à rester au travail. Des inégalités de santé en lien avec le statut d'occupation La probabilité d’être en emploi diffère sensiblement selon les catégories socioprofessionnelles. À ces inégalités socioprofessionnelles s’ajoutent des inégalités de santé face au statut d’occupation. Entre 25 % et 28 % des actifs occupés entre 50 et 59 ans s’estiment en mauvaise ou très mauvaise santé perçue. Cette proportion atteint près de 40 % chez les chômeurs qui recherchent un emploi et dépasse 40 % chez les inactifs (elle est même supérieure à 75 % dans la population masculine inactive). Ces résultats corroborent le cas extrême des EV et EVBS très peu élevées du groupe spécifique des hommes inactifs (qui n'ont pas déclaré de profession antérieure) et qui sont hors du marché du travail bien souvent pour des raisons de santé. Mauvaise santé perçue, troubles fonctionnels ou gênes dans les activités de la vie quotidienne sont bien plus présents au cours de la vie des ouvriers que de celle des cadres. TABLEAU 2 Proportion de la population s’estimant en mauvaise santé selon le statut d’occupation entre 50 et 59 ans Statut d’occupation Actifs occupés Chômeurs en recherche d’emploi Chômeurs qui ne recherchent pas d’emploi Inactifs avec une reconnaissance administrative du handicap Inactifs sans reconnaissance administrative du handicap Retraités Préretraités Retraités ou préretraités non identifiés Total Population en mauvaise ou très mauvaise santé perçue (% pondérés) Hommes Femmes 37,7 41,2 24,8 52,6 84,7 77,0 18,7 23,6 8,0 29,9 28,2 44,8 88,4 40,6 37,4 21,6 29,8 34,4 Sources : enquête décennale santé 2003 ; Barnay (2008). On comprend que la dégradation de l’état de santé est associée à un départ précoce du marché du travail pour l'ensemble de la population. Mais on suppose aussi que le poids de la santé dans la cessation d'activité s'avère différent selon la catégorie professionnelle, ou le sexe. Des études permettent d'aborder cette question de manière précise et directe. Retraite et société 59 > août 2010 Le point sur 199 La santé comme déterminant inconditionnel de départ en retraite précoce Les motifs de cessation d’activité sont nombreux et influencent différemment la décision de retrait précoce du marché du travail selon la catégorie sociale (Bommier, 2001). La décision de cessation d’activité dépend de contraintes institutionnelles, du marché du travail, mais aussi de l’interdépendance des préférences dans le couple (Sédillot, Walraët, 2002) et de l’état de santé (Barnay, 2008). Par ailleurs, l’inertie partielle des comportements de cessation d’activité s’explique par de fortes incitations à des départs anticipés (ou d’adhésion massive à des dispositifs spécifiques de type « carrières longues ») et un maintien sur le marché du travail rendu difficile pour les plus de 50 ans. Cependant, l’état de santé apparaît comme un des déterminants les plus importants de l’âge réel de cessation d’activité. On constate un lien fort entre professions et état de santé. Mais les différences d’EV et a fortiori d’EVBS constatées ne se traduisent-elles pas par des comportements de retrait d’activité socialement différenciés ? Départ à la retraite : l’âge souhaité/l’âge effectif On constate d’abord que les âges souhaités de départ à la retraite augmentent clairement avec le niveau de diplôme et de salaire. La différenciation socioprofessionnelle dans les retraits d’activité apparaît bien corrélée avec le sentiment de pouvoir choisir le moment du départ. Ainsi les cadres envisagent de partir relativement tard (60,6 ans) avec une latitude décisionnelle élevée (42 % estimant pouvoir choisir le moment du départ en retraite). En revanche, les ouvriers qualifiés sont davantage contraints dans leurs choix ; 33 % seulement déclarent pouvoir choisir le moment du départ en retraite (Rapoport, 2006). Parallèlement aux souhaits exprimés par les travailleurs, on trouve des comportements effectifs de cessation d’activité cette fois-ci très explicitement différenciés (Barnay, 2005). Le gradient social est plus fort chez les femmes, l’âge de cessation passant de 53,8 ans chez les ouvrières à 59,8 ans chez les agricultrices, soit 6 années contre 4,5 chez les hommes. La hiérarchie semble conforme à celles des EVBS, avec de nouveau la situation notable des agriculteurs (et dans une moindre mesure celle des autres indépendants) qui présentent des âges de cessation d'activité tardifs alors que les EVBS de ces professions sont relativement réduites. Les travailleurs indépendants, en dépit de problèmes de santé, peuvent avoir intérêt à poursuivre leur activité pour garantir une meilleure retraite en attendant d’être en mesure de léguer le patrimoine. En revanche, les comportements ouvriers sont conformes à l’intuition. Si la dégradation de l’état de santé des ouvriers est plus élevée que pour les autres catégories, un retrait de l’activité est particulièrement coûteux. Dans le secteur privé avant 2003, une pénalité de 10 % était appliquée sur la pension de retraite par année d’activité manquante. L’arbitrage financier pour les catégories les moins aisées est évidemment plus délicat et probablement guidé par Retraite et société 59 > août 2010 200 L’état de santé des travailleurs âgés des contraintes d'arrêt davantage liées à l'état de santé qu’à des raisons personnelles. TABLEAU 3 Âge de cessation d’activité par catégorie de professions Agriculteurs Artisans Cadres Professions intermédiaires Employés Ouvriers Hommes Femmes 61,6 59,4 61,5 59,5 57,5 57,7 57 59,8 57,3 56,3 55,6 53,8 Sources : enquête complémentaire à l'enquête Emploi de l’Insee en 1996 ; Barnay (2005). Santé et retraite anticipée selon la profession On peut alors rechercher les déterminants de la cessation d'activité. Une analyse économétrique met bien en évidence l’influence de la santé, en incluant un certain nombre de caractéristiques individuelles et professionnelles. On étudie spécifiquement le motif de cessation d'activité et son influence sur l'âge de retrait de l'activité. Par rapport aux personnes déclarant avoir cessé leur activité parce qu’elles avaient atteint l’âge de la retraite, la cessation d’activité pour un motif de santé (suivi d’une longue maladie déclarée par les individus) apparaît associée à une cessation d’activité anticipée en moyenne de 5 années chez les hommes et de 4,5 années chez les femmes, toutes choses égales par ailleurs. Cette anticipation atteint 7 années pour les ouvriers qualifiés de type industriel et de la manutention, du magasinage et du transport. Parallèlement, on peut étudier les voies de sortie des personnes en mauvaise santé et le rôle de l’état de santé (déclarer avoir une maladie chronique, être en mauvaise santé, ou être limité dans ses activités à cause d'un problème de santé) sur la probabilité d’être en emploi après 50 ans (Barnay, 2008). La santé perçue joue un rôle significatif sur cette probabilité, mais uniquement dans la population masculine. La probabilité relative d’être en emploi lorsque la santé perçue déclarée est moyenne, mauvaise ou très mauvaise diminue très significativement de 28 % pour les hommes, toutes choses égales par ailleurs. La relation la plus marquée entre état de santé et offre de travail apparaît cependant avec l'indicateur de limitations d’activités pour raison de santé. Enfin, une étude réalisée auprès de personnes parties en retraite avec une carrière incomplète confirme le rôle déterminant d'une dégradation de la santé (Barnay, Briard, 2009). L'étude révèle des effets cumulatifs et des interactions avec la situation vécue sur le marché du travail, en particulier en fin de vie active. Les mères de famille aux revenus modestes sont ainsi relativement plus nombreuses à être éligibles à des pensions d’inaptitude Retraite et société 59 > août 2010 Le point sur 201 Les espérances de vie en santé : méthode et données Encadré 1 La méthode de Sullivan, utilisée ici, consiste à décomposer le nombre total d'années vécues de la table de mortalité en années vécues en incapacité et en années vécues sans incapacité. Les enquêtes Santé concernent en général la population vivant en ménage ordinaire. La méthode de Sullivan suggère de tenir compte aussi dans le partage des années de vie de celles passées en institution (déduites des taux de résidence en ménage ordinaire) que l'on considère comme des années d'incapacité (Kramer, 1998; Sullivan, 1971). À partir de ces données, les indicateurs d'EV et d'EVBS ont été mis au point avec les intervalles de confiance calculés à partir d'une méthode adaptée à ces données (Jagger et al., 2006). > Données sur la santé. L'enquête Santé 2002-2003 est conduite auprès d'un échantillon représentatif des ménages français pour collecter des informations sur la santé et les comportements des personnes. Les informations ont été collectées au cours de trois entretiens réalisés sur une période d'un mois. Les informations utilisées pour cette étude proviennent des premier et dernier entretiens. L'échantillon initial comprenait 40 832 personnes de tous âges, et on dispose finalement de 35080 questionnaires complets. Un système de pondération a permis de rétablir la représentativité de l'échantillon pour les trois visites. Dans notre étude, on se concentre sur les personnes âgées de 50 ans et plus, soit 13438 hommes et femmes. > Données sur la mortalité. Les tables de mortalité ont été construites à partir des données de l'échantillon démographique permanent (EDP). C'est un échantillon issu des fichiers des recensements, suivi et mis à jour de recensement en recensement depuis 1968 et apparié avec les données d'état civil. Il est représentatif de la population générale (son effectif représentant 1 % de cette dernière). Nous avons utilisé le logiciel IMaCh qui permet de modéliser des risques de survie à partir de telles données, sur la base de chaînes de Markov et d'un modèle logistique multinomial (Lièvre, Brouard, Heathcote, 2003). L'échantillon utilisé dans le modèle est issu du recensement de 1999 et comprend 157 628 hommes et 174 295 femmes âgés de 30 ans ou plus, parmi lesquels 21 136 décès ont été enregistrés dans les cinq années suivant le recensement (1999-2003). > Les probabilités de vie en institution. Enfin, la méthode de Sullivan suggère de tenir compte de la population vivant en institution médicalisée pour ne pas surestimer l'espérance de vie en bonne santé en omettant les plus malades. Les données utilisées proviennent de l'enquête Handicap, Incapacité, Dépendance qui s'est déroulée auprès des ménages et des institutions en 1998 et 1999. Cette enquête a mis en évidence des différences marquées dans les probabilités de résider en institution selon la catégorie de profession (Mormiche, 2003). Parmi les personnes de 50 ans et plus, 1,5 % des hommes et des femmes vivent dans des institutions pour personnes âgées ou médicalisées (0,3 % parmi les professions les plus qualifiées et 2,5 % parmi les ouvriers). La population d'étude est répartie en fonction de la catégorie de profession déclarée au moment de l'enquête et nous utilisons le niveau de classification le plus agrégé avec cinq catégories d'actifs et anciens actifs (y compris les chômeurs et retraités) et une catégorie d'inactifs (Desrosières, 2002). Cette dernière comprend les personnes n'ayant jamais travaillé ou celles qui ne déclarent pas leur profession antérieure (parce que très ponctuelle ou très ancienne, etc.). Les inactifs de notre étude représentent moins de 4 % des hommes et 22 % des femmes. Il s'agit de préretraités qui ne déclarent aucune profession antérieure, des invalides et inactifs pour d’autres raisons, principalement dans la population féminine des « femmes au foyer ». Retraite et société 59 > août 2010 202 L’état de santé des travailleurs âgés ou d’invalidité au moment de partir en retraite. Au-delà des catégories de professions ou du statut d'activité, on comprend que les inégalités sociales en matière de retraite précoce concernent plus largement des situations précaires, dans lesquelles les arbitrages entre revenus du travail et revenus de compensation sont cruciaux. TABLEAU 4 Rôle de l’état de santé sur la probabilité d’être en emploi entre 50 et 59 ans (odds ratio) Hommes Femmes 0,72** 0,84- Prévalence d’une maladie chronique 0,90- 0,79* Indice de masse corporelle hors-norme 1,12- 0,83* 0,32*** 0,49*** Santé perçue « bonne ou très bonne » (référence) Santé perçue « moyenne, mauvaise ou très mauvaise » Aucune maladie chronique (référence) Indice de masse corporelle normal (référence) Aucune limitation dans les activités quotidiennes (référence) Limitations dans les activités quotidiennes Nombre d’observations Nombre d’observations de la variable expliquée (y = 1) Maximum de vraisemblance 1,00 1,00 1,00 1,00 2 513 1 898 445,6 1,00 1,00 1,00 1,00 2 629 1 584 437,7 Note : effets corrigés de l’âge, du secteur d’activité, du statut matrimonial et de l’âge de fin d’études. Référence : personne de 50 ans, marié, salarié du secteur privé, qui a terminé ses études après 20 ans. Seuils de significativité : *< 0,05 ; **< 0,01 ; ***< 0,001 ; - non significatif. Sources : enquête décennale santé 2003 ; Barnay (2008). Une situation répandue en Europe Ces inégalités se retrouvent au niveau européen. Les estimations économétriques menées avec les données de l’enquête Share sur la santé, le vieillissement et la retraite en Europe, liant état de santé et souhait de départ précoce à la retraite livrent des résultats similaires aux résultats sur données nationales. Déclarer une santé perçue mauvaise ou très mauvaise augmente de près de 12 points de pourcentage la probabilité de vouloir « partir en retraite au plus tôt » relativement à un individu se déclarant en « très bonne » santé (Blanchet, Debrand, 2007). Ce résultat fait écho à l'étude sur les espérances de santé inégales à travers l'Union européenne qui indique qu'au-delà des déterminants individuels de santé, des facteurs macroéconomiques jouent un rôle sur les probabilités de vie en bonne santé et expliquent plus précisément des différences marquées entre les 15 premiers États membres de l'Union et les pays plus récemment entrés (Jagger et al., 2008). Parmi les facteurs associés à une plus longue espérance de vie sans limitation d'activité, on retrouve le taux d’emploi des 50-64 ans. Retraite et société 59 > août 2010 Le point sur 203 Conclusion L'arbitrage activité/inactivité/retraite précoce dépend ainsi largement de l'état de santé et il semble que l'amélioration de l'état de santé fonctionnel, mais aussi subjectif, soit une variable importante d'ajustement de la durée d'activité professionnelle. Outre le découpage de la vie entre activité et retraite ou bonne santé et mauvaise santé, on peut aussi discuter des inégalités de chances d'être en emploi et en bonne santé. S'il peut exister en moyenne un réservoir « d'années de vie en bonne santé et en emploi » en Europe après 50 ans (Lièvre, 2007), notre article montre bien que les différences selon les professions sont grandes et que ces années de bonne santé et de vie active ne sont pas distribuées équitablement selon la profession ou la situation sociale. Au regard de ces différentes recherches, il apparaît qu'au-delà des statuts administratifs d'activité ou d'état de santé se pose la question des possibilités réelles de poursuite d’activité professionnelle de certaines catégories compte tenu de leur état fonctionnel, de leurs conditions de vie et des conditions d'exercice de leur emploi. Ces résultats témoignent de la nécessité pour les politiques publiques de suivre l'évolution de l'état de santé des actifs âgés, en lien avec leur profession, leurs conditions de travail et leur situation sociale en général. Bibliographie Barnay T., Briard K., 2009, « Carrière incomplète et départ en retraite : une estimation de l’incidence de l’état de santé à partir de données individuelles », Revue économique, vol° 60, n° 2 (numéro spécial), p. 345-364. Barnay T., 2008, « Chômage et invalidité après 50 ans : deux dispositifs alternatifs de sortie de l’emploi pour les seniors en mauvaise santé ? », Économie et statistiques, n° 411, p. 47-63. Barnay T., 2005, « Santé déclarée et cessation d'activité », Revue française d'économie, vol. 20, n° 2, p. 73-106. Benyamini Y. et al., 2000, « Positive affect and function as influences on self-assessments of health : expanding our view beyond illness and disability », J Gerontol B Psychol Sci Soc Sci, vol. 55, n° 2, p. 107-116. 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