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1. Contexte L’époque contemporaine n’est pas avare de paradoxes : d’un côté, la mythologie de la jeunesse n’a sans doute jamais été à ce point célébrée comme un idéal de vie, à prolonger le plus longtemps possible ; d’un autre côté, le sort réel réservé à la jeunesse n’a sans doute jamais été aussi défavorable depuis des lustres. Je soupçonne néanmoins que la plupart d’entre nous se montrent d’emblée réservé sur ce diagnostic, surtout dans sa deuxième partie : le sort défavorable réservé aux jeunes d’aujourd’hui. En effet, si on a plus de quarante ans, on est sans doute modérément enclin à considérer qu’une génération qui n’a jamais vécu la guerre, ni même le service militaire obligatoire, qui a largement bénéficié des progrès des trente glorieuses, des acquis des combats féministes ; une génération qui a grandi dans la foulée de l’esprit libertaire de mai ’68, qui est née « digitale » avec un clavier, des écrans et l’Internet à portée de main ; alors, oui, si on est un de ces quarantenaire ou plus, on a sans doute quelques difficultés à considérer que la jeunesse d’aujourd’hui est une victime principale de la crise. Du reste, chacun de nous a toujours l’un ou l’autre exemple « personnel », l’une ou l’autre anecdote « vécue » pour expliquer que ce ne sont pas tant les temps qui sont durs mais plutôt les jeunes qui … au choix : ne sont plus motivés, n’ont plus le goût de l’effort, ne s’engagent plus (Bof génération), ne veulent plus vraiment travailler, sont inclassables (génération X) ou incasables (génération Y), etc. On le sait, « l’ascenseur social est en panne », « nos enfants connaîtront une vie moins facile que la nôtre », voire « quelle dette, environnementale et financière allons-nous leur léguer ? » ; mais au fond, qui en prend l’exacte mesure, aujourd’hui ? Il est peu de signaux d’alerte qui nous alarment vraiment s’ils ne nous affectent pas directement, comme l’insécurité, pour prendre un exemple pas tout-à-fait anodin. On perçoit aussi, plus ou moins distinctement, un certain nombre de phénomènes inquiétants: la pression scolaire ne cesse d’augmenter et de produire des « décrochés scolaires », la période de cohabitation avec les parents s’éternise (phénomène Tanguy), les premiers emplois sont rarement glorieux et le plus souvent précaires, d’ailleurs encore heureux quand il y en a, les parcours vers l’âge adulte se diversifient et s’allongent, les périodes de transition se prolongent, les allers-retours entre statuts se multiplient (étudiant, employé, cohabitant), l’autonomie financière se conquiert de haute lutte, et l’accès à un logement autonome n’est pas une sinécure. Bref : on reste jeune de plus en plus vieux. Et alors ? La belle affaire serait-on tenté de dire. Tout cela constitue en effet une évolution, guère reluisante, mais peut-être temporaire ; et puis, à chaque génération ses problèmes, non ? Quel est donc le sens derrière tout cela ? Y a-t-il vraiment péril en la demeure ? Pour moi, la réponse courte est : oui : il y a péril en la demeure. Et ce qui est en jeu, c’est rien moins que le modèle de justice sociale qui a marqué toute l’évolution de nos sociétés européennes depuis plus d’un siècle. Car l’impact majeur de toute cette nébuleuse de phénomènes nouveaux, c’est l’accroissement des inégalités au sein d’une même classe d’âge. Ce constat est largement documenté dans le récent rapport de l’Observatoire (français) de la jeunesse et des politiques de jeunesse1 : Les inégalités scolaires se creusent, en termes de destin scolaire selon l’origine sociale mais aussi en termes de durée d’étude, et ce malgré les politiques de « remédiation » mises en place ; Le niveau de diplôme hiérarchise fortement les conditions d’accès à l’emploi, en particulier pour les non-diplômés ; En particulier, les jeunes issus de l’immigration sont davantage pénalisés pour trouver un emploi ; Les inégalités ont tendance à se cumuler : notamment en matière de santé, d’accès à la culture, de ségrégation spatiale. On savait certes que « la jeunesse n’est qu’un mot » : il y a, il y a toujours eu plusieurs jeunesses. De tout temps, la jeunesse a été plurielle. Aujourd’hui, elle apparaît de plus en plus clivée. L’école pour tous et l’accroissement général du niveau de vie nous ont fait rêver un moment à un monde meilleur et plus juste pour tous nos enfants. Bon d’accord : l’école comme ascenseur social, on a bien vu que ça ne fonctionnait pas vraiment : on a même fait récemment un décret « inscription » pour tenter de colmater cette défaillance que 1 Francine Labadie (sous la direction de ), Inégalités entre jeunes sur fond de crise. Rapport de l’Observatoire de la jeunesse 2012, Injep, La documentation Française, 2012 l’on ne saurait voir. Mais on croyait quand même encore un peu vaguement que l’école de la vie redistribuait les cartes. Aujourd’hui rien n’est moins faux : tout laisse à penser que les inégalités de départ s’installent durablement, voire définitivement et que loin de redistribuer les cartes, l’école de la vie exclut les perdants. La question que je veux mettre en avant ici n’est donc pas celle de l’écart de niveau de vie entre générations. Que, par une ironie de l’histoire, ce soit aujourd’hui la génération montante qui se retrouve démunie et la génération déclinante qui cumule les acquis : la question est déjà bien documentée. Non : la question centrale, celle qui noussemble prioritaire pour les politiques publiques de jeunesse aujourd’hui, en Fédération Wallonie-Bruxelles, est la question de l’accroissement des inégalités entre jeunes2, prélude et présage d’une société encore plus inégalitaire qui, comme on le sait depuis les travaux de Richard Wilkinson3, signifie une société qui fait moins bien: en termes de bien-être, de santé, de sécurité, d’espérance de vie, etc., et ce pour tout le monde, les riches comme les pauvres. 2 3 Par jeune, j’entends ici : toute personne âgée de 12 à 30 ans, Richard Wilkinson, The Spirit Level: Why More Equal Societies Almost Always Do Better (with K. Pickett). Allen Lane, 2009