Les excès du devoir de mise en garde incombant à l`assureur (à

Transcription

Les excès du devoir de mise en garde incombant à l`assureur (à
Les excès du devoir de mise en garde incombant à l’assureur (à propos de l’assurance de
l’exposition «Our Body » : Cass. 1re civ., 29 oct. 2014, n° 13-19729, PB)
S. Abravanel-Jolly
Contrat d’assurance – Devoir de conseil – Garantie d’un risque licite – Assurance d’une
exposition jugée illicite – Manquement au devoir de l’assureur d’attirer l’attention de l’assuré
sur ce caractère illicite (oui) – Responsabilité de l’assureur (oui)
Par un arrêt du 16 septembre 2010 (n° 09-67456), la première chambre civile de la Cour de
cassation a condamné toute « exposition de cadavres à des fins commerciales ». Plus
précisément, c’est l’exposition, portant le nom de « Our Body », présentée dans le monde
entier depuis 1995, qui est ainsi déclarée illicite en France, comme ne poursuivant qu’une
finalité commerciale. Selon le professeur Loiseau, avec qui nous approuvons la solution, « il
fallait donner un sens au respect voulu par le législateur concernant les restes des personnes
décédées quand l'ordre est donné, par l'article 16-1-1 du Code civil, de les traiter avec
respect, dignité et décence. Pour leur première application de la loi du 19 décembre 2008, on
reconnaîtra que les juges de cassation ont su se montrer prescriptifs en retenant que le
respect dû à l'humain ne peut s'accommoder d'un traitement marchand de la dépouille
mortelle » (G. Loiseau, De respectables cadavres : les morts ne s'exposent pas à des fins
commerciales, D. 2010, p. 2750).
Dès lors, il n’est guère étonnant que la Cour de cassation, par l’arrêt susmentionné du 29
octobre 2014, publié au Bulletin, ait approuvé les juges du fond d’avoir prononcé la nullité du
contrat d’assurance d’une telle exposition, en ce qu’il comportait une cause illicite sur le
fondement du principe d'ordre public selon lequel le respect dû au corps humain ne cesse pas
avec la mort (CA Paris, pôle 2, ch. 5, n° 12/10020, 5 févr. 2013, JCP G 2013, Libre propos
par C. Byk ; Resp. civ. et assur. 2013, Focus 11, par L. Bloch ; LEDA avr. 2013, p. 2, note P.G. Marly). Et cela, peu important que ce principe, consacré dans la loi du 19 décembre 2008,
elle-même insérée dans l’article 16-1-1 du Code civil, soit entrée en vigueur après la
conclusion dudit contrat d’assurance (en l’occurrence le 7 novembre 2008), un tel principe lui
étant indéniablement préexistant (I).
En revanche, ce qui surprend davantage, c’est que l’assureur est déclaré responsable pour
n’avoir pas attiré l’attention de la société organisatrice sur le risque d’annulation de
l’exposition litigieuse, alors que celle-ci était assistée d’un courtier, et qu’elle ne pouvait
ignorer son caractère controversé (II).
I) Nullité du contrat d’assurance de l’exposition pour cause illicite
Conformément à l’article 6 du Code civil, lorsqu’un contrat d’assurance a été souscrit dans un
but contraire à l’ordre public, il encourt la nullité absolue. L’hypothèse peut se rencontrer
quand l’assuré se livre à une activité illicite (de contrebande par exemple) qui n’est pas l’objet
du contrat d’assurance, mais que celui-ci tend à faciliter. Au demeurant, l’exposition « Our
Body » étant déclarée illicite du fait de sa finalité mercantile, le contrat d’assurance, en tant
qu’accessoire, s’en trouve par voie de conséquence annulé pour cause illicite : en ce qu’il a
pour objet « de garantir les conséquences de l'annulation d'une exposition utilisant des
dépouilles et organes de personnes humaines à des fins commerciales ». S’agissant d’une
exposition mettant en scène des cadavres humains, la solution est parfaitement fondée, que la
loi de 2008 précitée, et consacrée dans l’article 16-1-1, selon lequel « le respect dû au corps
humain ne cesse pas avec la mort », ait été, ou non, applicable à l’époque de la conclusion du
contrat d’assurance (en l’occurrence elle ne l’était pas en application de la survie de la loi
ancienne en matière contractuelle).
Nul n’ignore en effet que, si le corps humain a fait son entrée tardivement dans le Code civil
(avec les lois bioéthiques de 1994), il est depuis longtemps l’objet d’une protection
particulière même en l’absence de texte, lorsqu’il porte atteinte à un principe fondamental du
droit français (V. Civ. 4 déc. 1929, S. 1931. 1. 49, note P. Esmein). A côté de l’ordre public
textuel, il y a donc aussi l’ordre public virtuel, comme le rappelle la Cour de cassation en
l’espèce, en affirmant que « le principe d’ordre public, selon lequel le respect dû au corps
humain ne cesse pas avec la mort, préexistait à la loi » de 2008. Ainsi, dans la célèbre affaire
Milhaud (CE 2 juill. 1993, req. n° 124960 ; AJDA 1993. 579 ; ibid. 530, chron. C. Maugué et
L. Touvet ; D. 1994. 74 , note J.-M. Peyrical ; ibid. 352, chron. G. Lebreton ; RFDA 1993.
1002, concl. D. Kessler ; RDSS 1994. 52, concl. D. Kessler ; RTD civ. 1993. 803, obs. J.
Hauser), le Conseil d’État avait déjà affirmé que « les principes déontologiques fondamentaux
relatifs au respect de la personne humaine, qui s’imposent au médecin dans ses rapports avec
son patient, ne cessent pas de s’appliquer avec la mort de celui-ci ».
L’argument de l’application de la loi 2008 postérieure à la conclusion du contrat d’assurance
ne saurait donc prospérer : bien avant celle-ci, le respect du défunt et de son cadavre était déjà
protégé. En outre, depuis l’introduction des lois bioéthiques de 1994 dans le Code civil, si le
droit positif a admis que le corps humain peut servir à des fins thérapeutiques, voire
scientifiques, il a en revanche toujours proscrit toute manipulation ou exploitation de nature
commerciale. Ainsi, il y est prévu :
-
qu'un embryon humain ne peut être utilisé à des fins commerciales ou
industrielles (article 2151-3 CSP) ;
que le corps humain ne peut faire l'objet d'un droit patrimonial et que les conventions
qui auraient pour effet de lui conférer une valeur patrimoniale sont nulles (articles 161 et 16-5 du Code civil).
Dans ces conditions, en déclarant que l'exposition de cadavres à des fins commerciales est
illicite, la Cour de cassation s’inscrit exactement dans la même logique de refus de monnayer
le corps humain, vivant ou mort, fût-ce avec le consentement ante mortem de l’intéressé. En
effet, comme le professeur Loiseau l’affirme, « La dimension spectaculaire et transgressive
de l'instrumentalisation de ces cadavres pour fabriquer des non-êtres déshumanisés fait en
effet sensiblement ressortir le caractère commercial de l'entreprise : le « show » est
ostensiblement organisé à l'attention d'un public géré comme une clientèle ». Aussi, la haute
juridiction ne pouvait-elle qu’annuler pour cause illicite le contrat d’assurance garantissant
une telle exposition.
Pour autant, devait-elle aller jusqu’à retenir la responsabilité de l’assureur qui n’a pas attiré
l’attention de l’organisateur sur le risque d’annulation de ladite exposition ?
II) L’assureur responsable pour n’avoir pas attiré l’attention de l’organisateur sur le risque
d’annulation de l’exposition
Les devoirs d’information, de conseil, de renseignement, et de mise en garde, auxquels sont
tenus les assureurs et intermédiaires, sont devenus particulièrement exigeants. Ainsi, par sa
décision du 29 octobre 2014 (préc.), la première chambre a décidé que l’assureur aurait dû
attirer l'attention de la société, organisatrice de l’exposition litigieuse, sur le risque
d'annulation de celle-ci. La solution est sévère pour l’assureur, dans ce cas précis de contrat
d’assurance souscrit par un organisateur professionnel, et aussi compte tenu du contexte
controversé de l’exposition.
Sur le premier point, concernant le souscripteur professionnel, il est en effet constant que
l’intensité et l’étendue des devoirs précités doivent être appréciés conformément au principe
général de l’attention accordée au profane : la protection doit être atténuée quand l’assuré
connaît parfaitement son risque et a contracté en pleine connaissance de cause (Cass. 1re civ.,
12 mai 1987, n° 85-11387, RGAT 1987, p. 454, note R. Bout ; Cass. 3e civ., 20 févr. 1991, n°
89-18566, RCA 1991, comm. 191). En outre, il faut préciser que « l’obligation de conseil ne
peut s’étendre à des circonstances qui excèdent le cadre de l’assurance qu’il propose » (V. à
propos d’un certificat de navigabilité conforme aux exigences réglementaires, contrainte qui
s’impose en dehors même de toute assurance du navire : Cass. 2e civ., 2 juil. 2002, n° 9914765, RGDA 2002, p. 688, note A. Favre-Rochex ; RCA 2002, comm. 347, note H.
Groutel). De même, il a été jugé que « l’obligation de conseil ne s’applique pas aux faits qui
sont de la connaissance de tous » (Cass. 2e civ., 6 mars 2002, n° 01-05031, RGA 2002, p.
386, note L. Mayaux).
Au demeurant, bien que, d’ordinaire, le besoin d’information varie selon que le client est un
professionnel ou un profane, l’arrêt du 29 octobre 2014 a retenu une toute autre solution,
faisant de l’assureur la seule personne qui, devant connaitre le risque d’annulation de
l’exposition, doit en informer son client.
Et, en l’espèce, si le souscripteur du contrat était aussi assisté de son courtier, ce n’est
effectivement pas une raison suffisante pour décharger l’assureur de son obligation
d’information (Cass. 1re civ., 9 déc. 1997, n° 95-16923, RGDA 1998, p. 112, note L.
Mayaux). Toutefois, le fait que le souscripteur soit un professionnel de l’organisation
d’événements est un critère déterminant pour atténuer, voire exclure, la responsabilité de
l’assureur, comme l’avait très justement estimé la cour d’appel. En effet, ce professionnel est
celui qui connaît le mieux la teneur de l’exposition qu’il projette et son caractère
potentiellement illicite.
Et, sur le second point, tenant au contexte controversé de l’exposition, il est difficile pour
l’organisateur professionnel, souscripteur du contrat d’assurance, de prétendre qu’une telle
exposition, de cadavres chinois « plastinés », soigneusement écorchés pour mettre à jour tous
leurs organes et les systèmes digestif, respiratoire, cardio-vasculaire et nerveux, et présentés
dans une scénographie macabre (tirant à l'arc, jouant aux échecs, au football, au basket, ...),
n’avait aucun caractère susceptible de choquer et heurter une partie de l’opinion publique et,
partant, ne pouvait faire l’objet d’une annulation pour atteinte au principe du respect dû au
corps humain et aux morts, sous prétexte que, présentée dans le monde entier depuis 1995,
elle n’avait jamais fait l’objet de refus d’installation.
La solution fait donc porter sur l’assureur une responsabilité disproportionnée à l’étendue de
son devoir d’information et de conseil, ce qui déresponsabilise d’autant l’organisateur d’une
exposition qui doit assumer les risques de son caractère tendancieux.